Anne Cova, Féminismes et néo-malthusianismes sous la iiie République : « La liberté de la maternité »
Anne Cova, Féminismes et néo-malthusianismes sous la iiie République : « La liberté de la maternité », Paris, L’Harmattan, 2011, coll. « Logiques sociales », 293 p.
Texte intégral
- 1 Anne Cova, Droits des femmes et protection de la maternité en France, 1892-1939, thèse de doctorat (...)
1L’ouvrage d’Anne Cova, tiré principalement de la partie inédite de sa thèse doctorale soutenue en 19941, porte sur l’histoire des débats autour d’une question : « la liberté de la maternité », dont les contours s’étendent bien au-delà des discussions entre les féministes et leur opposants, et qui d’une certaine manière reste aussi « brûlante » de nos jours qu’il y a cent ans, soit la période étudiée. Le dépouillement des plus importants périodiques spécialisés publiés entre 1890 et 1939 (Régénération, Le Néo-malthusien, Le Problème sexuel et La Grande réforme, parmi d’autres) et de périodiques féministes ou d’intérêt général, appuyé par des documents d’archives policières, privées et parlementaires et des références françaises et étrangères, permet à l’auteure de suivre l’évolution des discours néo-malthusiens et féministes à la lumière des développements politiques en France et à l’international. Mettant en avant la diversité des prises de position et les autres affinités politiques des militant-e-s, elle se concentre particulièrement sur les échanges entre néo-malthusiens, féministes et natalistes de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale.
2Dans un premier bref chapitre, « ‘Dégénérescence et décadence de la race’, fin de siècle », Cova présente le contexte intellectuel et politique de l’émergence du néo-malthusianisme et du féminisme. À la fin du dix-neuvième siècle, la « décadence », la dépopulation de la France et la « dégénérescence » de la « race » sont les maux à l’ordre du jour. La production de bébés se trouve au cœur des débats : lorsque les néo-malthusiens et les féministes néo-malthusiennes prônent la qualité des naissances et une maternité consciente, les « repopulateurs » et les féministes réformistes se soucient du taux de naissance ou de la maternité comme devoir citoyen non compensé par des droits.
3L’étude du détail de ces positions révèle cependant des divergences et des nuances, exposés dans le Chapitre 2, « ‘N’être mère qu’à son gré’, 1900-1918 ». Pour les quelques féministes néo-malthusiennes, dont les plus connues sont Nelly Roussel et Madeleine Pelletier, ainsi que pour les néo-malthusiens, un objectif prime : dissocier la maternité de la sexualité. Il ne s’agit pas de promouvoir l’amour libre, comme veulent bien croire leurs opposants (y compris féministes), mais de revendiquer le droit des femmes qui vivent en couple, mariées ou non, au plaisir et à l’expression de leur sexualité sans maternité non-souhaitée. La femme doit choisir d’être mère. Pour les féministes réformistes, soutenir la maternité et la famille devient stratégique : comme la France a besoin d’enfants, la maternité ne serait pas un choix mais une fonction sociale que l’État doit soutenir par tous les moyens. Produire et élever des enfants font partie du devoir civique des femmes, à récompenser par l’attribution des droits politiques et civils. À la différence des « natalistes » (dont Jacques Bertillon et l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française), ou des « familiaux » (dont Paul Leroy-Beaulieu ou Émile Cheysson) qui défendent les familles nombreuses, les revendications féministes visent la femme, y compris la fille-mère, marginalisée dans le discours moralisant des familiaux. La revendication de droits civils et politiques pour les femmes distingue également les féministes néo-malthusiennes de leurs collègues non féministes qui privilégient le contrôle des naissances et la liberté sexuelle des deux sexes. D’autres divergences entre féministes réformistes et néo-malthusiennes sont d’ordre politique : pacifistes, ces dernières sont plus proches de l’extrême-gauche ou des anarchistes lorsque les premières se rapprochent du parti radical ou des socialistes, une distinction qui se reflète également dans la méfiance des néo-malthusiennes vis-à-vis de l’État. Enfin, les féministes néo-malthusiennes se distinguent entre elles. Libre-penseuse et contre la guerre, Nelly Roussel défend à la fois la libre maternité, la contraception, la maternité comme rôle social soutenu par l’État, et l’attribution des droits politiques et civils aux femmes. Madeleine Pelletier, médecin, voit dans la maternité la cause de l’infériorité de la femme. Contre l’union libre, elle soutient le célibat ainsi que l’égalité intégrale de la femme et l’avortement.
4Liées à la liberté sexuelle, les questions qui divisent le plus les féministes réformistes et néo-malthusiennes sont la contraception et l’avortement (vu par les néo-malthusiens comme un dernier recours, contrairement aux accusations de leurs opposants). Cette divergence s’avère déterminante dans la période traitée dans le troisième chapitre du livre, « Du délit d’avortement à ‘une nouvelle morale sexuelle’, les années vingt et trente ». Après la guerre, le discours nataliste et familial prend le dessus (même si les pratiques reproductives des Français restent inchangées). Des féministes œuvrent pour le droit des femmes à continuer les activités économiques débutées pendant la guerre. Mais insister sur le rôle important des mères de famille s’accorde mieux avec le familialisme ambiant et permet aux réformistes de poursuivre l’action en faveur des droits politiques – bien qu’avec un succès mixte – pendant la période. Le résultat n’est pas l’obtention du suffrage, mais la nomination de trois femmes sous-secrétaires d’État, dont la suffragiste Cécile Brunschvicg, sous le Front populaire. En revanche les lois dites « scélérates » du début des années vingt interdisent l’avortement et la propagande anticonceptionnelle et privent les néo-malthusiens, féministes ou non, de moyens d’action importants : la provision d’éducation sexuelle et d’informations concernant la « maternité consciente » (sans parler de la distribution des moyens contraceptifs, interdite). Si avant la guerre les défenseur-e-s de la contraception sont traités de pornographes, au cours des années vingt et trente plusieurs procès sont ouverts contre des néo-malthusiennes, comme Jeanne Humbert ou Henriette Alquier, pour le même type de délit. Cependant, l’enthousiasme néo-malthusien pour l’eugénisme, thèse défendue plus tôt par Paul Robin ou Nelly Roussel, se renforce aussi pendant les années 1930 malgré les mesures effectuées en Allemagne nazie qui provoquent des réactions mixtes. Lorsque les néo-malthusiens et les féministes visent la protection des mères, les natalistes émettent de nombreuses propositions en faveur des familles nombreuses ou de l’enfant, culminant en 1939 avec le Code de la famille. Si par rapport à la période antérieure les néo-malthusiens sont obligés de changer de tactique, en recourant à la voie parlementaire, l’élément de classe reste très présent dans leurs propos et la politique familiale en URSS devient une référence pour certaines militant-e-s, y compris la féministe Madeleine Pelletier.
5Le livre d’Anne Cova nous rappelle la centralité de la maternité dans le débat politique sous la iiie République. Si certains sujets semblent familiers aux spécialistes de l’histoire des femmes et des féminismes, de la iiie République, ou du « birth control movement », l’apport de cet ouvrage amplement documenté et dense (les lecteur-e-s souhaiteront vivement un index !) est de nous offrir une vue d’ensemble sur ces thématiques. La restitution soignée du dialogue entre féministes, néo-malthusiens, féministes néo-malthusiennes et natalistes à la lumière de leurs autres attaches intellectuelles et politiques (à gauche ou à droite, de la franc-maçonnerie à l’eugénisme, en passant par le pacifisme ou la libre-pensée) enrichit notre connaissance de l’histoire politique de la iiie République. Dans cette optique plus large, les prises de position et le parcours individuel d’une Pelletier ou d’une Roussel – figures d’apparence « exceptionnelle » ou « marginale » dans le contexte restreint du féminisme français où elles sont souvent cadrées – deviennent plus lisibles et moins atypiques. Enfin, la mise en rapport des propos féministes et néo-malthusiens concernant la libre maternité affine plus encore notre compréhension de chaque mouvement. Par ce travail de restitution et sa démarche intégrative, l’auteure atteint son objectif : ouvrir des « piste[s] de réflexion à approfondir » dans des travaux comparatifs à venir.
Notes
1 Anne Cova, Droits des femmes et protection de la maternité en France, 1892-1939, thèse de doctorat en histoire sous la direction de Gisela Bock, Institut universitaire européen de Florence, 1994.
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Référence électronique
Anne Epstein, « Anne Cova, Féminismes et néo-malthusianismes sous la iiie République : « La liberté de la maternité » », Clio [En ligne], 36 | 2012, mis en ligne le 19 avril 2013, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10903 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10903
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