In memoriam
Texte intégral
1La mort de Françoise Collin laisse un grand vide sur la scène féministe francophone et internationale. Certes, elle n’était pas qu’une féministe et refusait de se laisser réduire à la posture de la « militante », mais c’est principalement dans ce domaine qu’elle a agi et laissé une empreinte.
2Elle s’illustre d’abord dans le domaine de la littérature. Déjà, pendant ses études secondaires en pleine Seconde Guerre mondiale, elle avait découvert dans celle-ci une ouverture vers la liberté. Elle se fait connaître dans les années 1960 par des romans publiés aux éditions du Seuil, Le Jour fabuleux (1960) et Rose qui peut (1962). Toute sa vie, elle poursuivra une œuvre littéraire, publiant 331 W 20 (Bruxelles, Transéditions, 1975), Le Jardin de Louise (Montréal, NBJ, 1987), Le rendez-vous (Paris, Tierce, 1988), On dirait une ville (Paris, des femmes, 2008) et une série d’essais sur la littérature, Je partirais d’un mot (Paris, Fus Art, 1999).
3Elle étudie cependant en philosophie et devient boursière du gouvernement français, ce qui lui permet de suivre les enseignements de Jean Hyppolite et de Maurice Merleau-Ponty à Paris. Elle concilie d’ailleurs ce double intérêt pour la littérature et la philosophie dans sa thèse de doctorat d’État qui sera publiée sous le titre de Maurice Blanchot et la question de l’écriture par Gallimard en 1971. Parmi ses travaux proprement philosophiques, mentionnons Hannah Arendt. L’homme est-il devenu superflu ? (Paris, Odile Jacob, 1999), Les femmes de Platon à Derrida (en collaboration, Plon, 2000) et de nombreux articles sur Lévinas, Arendt ou Blanchot.
- 1 Françoise Collin, « Praxis de la différence », Cahiers du GRIF, 46, 1992, p. 134.
4Le féminisme, qu’elle « découvre » lors d’un voyage aux USA en 1972, lui permet de trouver des mots et un cadre pour dire une injustice dont elle avait auparavant fait l’expérience dans sa difficulté à trouver un poste dans l’univers bien masculin de la philosophie universitaire. Dans la foulée, elle participe à la fondation de la première revue féministe de langue française, les Cahiers du GRIF (1973-1992), une entreprise collective auquel son nom reste attaché et qui a mobilisé une bonne partie de son activité politique et intellectuelle durant une vingtaine d’années. Cette revue a été unique en son genre dans la mesure où elle est ouverte à tous les courants de pensée du féminisme, mêle femmes connues et inconnues, mais surtout permet une écriture dialogique dans la mesure où les textes (signés) sont accompagnés de commentaires, attestant du fait que le féminisme constitue pour elle une pensée en mouvement qui doit rester attentive à la singularité de chacune. Se méfiant de tout dogmatisme et sceptique devant les tentatives de récupération institutionnelle du féminisme, elle voit dans ce dernier la condition de maintien de la pluralité du monde, « laissant résonner l’infinité hétérogène du langage dans l’empire homogène du discours »1. Bref, un féminisme de la libération et de la liberté, pour chacune et pour toutes.
5Je l’ai rencontrée pour la première fois en 1985, à Montréal, même si j’avais déjà l’impression de la connaître puisque j’avais lu ses articles dans les Cahiers du GRIF, autant de façon militante, puisque nous en discutions dans certains collectifs féministes auxquels j’ai participé, qu’intellectuelle, puisque j’avais assisté à des colloques universitaires dans lesquels elle intervenait et que j’avais mis certains de ses textes au programme de mes cours. Cette rencontre s’est déroulée autour d’Hannah Arendt que nous découvrions alors toutes les deux. Ce fut le début d’une longue amitié qui s’est poursuivie jusqu’à sa mort. Elle a préfacé mon premier livre et je lui ai consacré un chapitre dans Pensées rebelles (Remue-ménage, 2011).
6Françoise Collin a largement contribué à la diffusion de l’œuvre de Hannah Arendt en France, où elle s’installe à partir de 1981. Elle lui a consacré un numéro des Cahiers du GRIF en 1986, a co-organisé un colloque dont les actes sont publiés par les éditions Tierce en 1988, Ontologie et politique, a favorisé de nouvelles traductions de ses œuvres, dont son ouvrage sur une salonnière berlinoise juive du début du xixe siècle, Rahel Varnhagen, (Tierce, 1986), en plus de lui consacrer une monographie et plusieurs articles.
- 2 Parcours féministes, Entretiens avec Irène Kaufer, Bruxelles, Labor, 2005, p. 15.
7Ce qui l’intéresse dans le féminisme (mais aussi chez Hannah Arendt et dans certaines pensées philosophiques ou pratiques artistiques), c’est le rapport entre insurrection et institution, la capacité d’ouvrir de nouveaux horizons intellectuels et d’élargir le champ des pratiques sociales. Loin de tout dogmatisme, son féminisme est en mouvement et « exige de ne jamais considérer comme révolue ou résolue une question quelconque »2 et de comprendre sa radicalité comme un travail de sape de dimensions à la fois intimes et politiques de l’existence humaine.
- 3 Françoise Collin, Le différend des sexes, Paris, Pleins Feux, 1999, p. 59.
8Sa préoccupation pour le monde commun, une thématique qu’elle développe à partir de sa lecture d’Hannah Arendt, implique de prendre au sérieux à la fois la domination masculine (et l’ensemble de ses effets, connus et inconnus) et l’idée que la pluralité humaine commence avec la différence des sexes. Ces deux dimensions sont présentes dans la notion du « différend des sexes », ce qui lui permet d’échapper à ce qu’elle qualifie de « métaphysique des sexes ». Sur ce terrain, elle souligne que « pour la première fois dans l’histoire peut-être, il appartient aux hommes de répondre à un débat que les femmes ont initié. Car elles ne revendiquent pas seulement tel ou tel droit ponctuel mais annoncent une transformation profonde du rapport entre les sexes. Elles sont, sur ce sujet, celles qui prennent la parole »3.
9Par le féminisme, les femmes peuvent accéder à l’espace politique, mais le maintien de cet espace exige que le mouvement féministe demeure pluriel. Françoise Collin se méfie des tentatives de ramener son hétérogénéité à une conception unitaire de son sens et de ses pratiques. Ce n’est qu’à travers cette pluralité que le féminisme pourra s’avérer créatif et innovateur.
- 4 Entretien avec Carmen Boustani dans Je partirais d’un mot, Paris, Fus Art, 1999, p. 200-202.
- 5 http://www.institutemilieduchatelet.org/
10Françoise Collin a joué un rôle dans le mouvement féministe en France depuis les années 1980. Elle se méfiait de l’engouement pour le « féminisme de gouvernement » dans les premières années Mitterrand, a participé au mouvement de formalisation des études et des recherches féministes durant les années 1980, s’est impliquée dans les débats sur la parité et sur le voile. Vivant dans une zone multiethnique du xie arrondissement de Paris, elle avait d’ailleurs tendance à se définir, non sans une certaine ironie, comme une « immigrante blanche »4. Elle a d’ailleurs eu l’occasion de faire retour sur son engagement féministe dans la série de conférences organisée par l’Institut Émilie du Chatelet en 20115.
- 6 Françoise Collin, Je partirais d’un mot, op. cit., p. 18-19.
11Elle s’est également préoccupée de la transmission, une préoccupation liée à sa fonction d’enseignante (elle n’a jamais fait « carrière » dans ce domaine mais a donné des cours à Bruxelles, au collège international de philosophie et à Reid Hall) mais aussi de femme plus âgée agissant politiquement avec des femmes plus jeunes. Elle se refuse à opposer la maternité (transmission biologique) et la création (transmission symbolique). Soucieuse de toutes les créatrices, elle insistait sur la nécessité de « ne pas laisser mourir les vivantes », « d’être attentif ou attentive à ce qui émerge de l’œuvre d’une femme, à sa dimension d’initium, d’initiative. De l’accompagner de cette attention et de ce commentaire, indispensables à sa visibilité et à son cheminement, sans lesquels elle risque d’être mort-née. De la nommer et de soutenir son aventure : d’en prendre le risque. Car l’art est dans le risque, non dans la garantie »6. Et la pensée aussi.
12Le meilleur hommage (femmage ?) que nous puissions lui rendre n’est pas de combler le vide qu’elle laisse, mais de poursuivre chacune nos réflexions et nos combats sur un terrain que nous avons partagé avec elle et qui gardera son empreinte.
Notes
1 Françoise Collin, « Praxis de la différence », Cahiers du GRIF, 46, 1992, p. 134.
2 Parcours féministes, Entretiens avec Irène Kaufer, Bruxelles, Labor, 2005, p. 15.
3 Françoise Collin, Le différend des sexes, Paris, Pleins Feux, 1999, p. 59.
4 Entretien avec Carmen Boustani dans Je partirais d’un mot, Paris, Fus Art, 1999, p. 200-202.
5 http://www.institutemilieduchatelet.org/
6 Françoise Collin, Je partirais d’un mot, op. cit., p. 18-19.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Diane Lamoureux, « In memoriam », Clio, 36 | 2012, 293-296.
Référence électronique
Diane Lamoureux, « In memoriam », Clio [En ligne], 36 | 2012, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10884 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10884
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