Larissa Zakharova, S’habiller à la soviétique. La mode et le Dégel en URSS
Larissa Zakharova, S’habiller à la soviétique. La mode et le Dégel en URSS, Paris, CNRS Éditions, 2011, 408 p.
Full text
- 1 Il faut souligner que l’ouvrage de Djurdja Bartlett paru récemment sur le même sujet ignorait la « (...)
1Cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 2006, est parmi les premiers à aborder l’histoire soviétique sous l’angle de la mode et de la culture vestimentaire, et il s’agit d’une contribution unique grâce aux sources nombreuses et variées – archives étatiques et privées, presse, entretiens... – sur lesquelles il s’appuie1. L’ouvrage de Larissa Zakharova vise à faire se rejoindre l’histoire « d’en haut » et l’histoire « d’en bas » en analysant l’articulation entre les attitudes officielles vis-à-vis de la mode et de l’industrie du vêtement, les milieux professionnels qui correspondent à ces secteurs, et les pratiques vestimentaires des Soviétiques au quotidien. Il pouvait sembler paradoxal de s’intéresser à la mode dans une société qui paraît à première vue caractérisée, d’une part, par la planification et les pénuries, et d’autre part, par un rejet de la consommation ostentatoire et des valeurs occidentales. C’est justement ce qui fait tout l’intérêt de cet objet de recherche aux dimensions à la fois sociales, économiques et culturelles.
2Dans les années qui ont suivi la Révolution de 1917 et pendant la NEP, la mode, parce que fortement liée au capitalisme et à ses valeurs, était stigmatisée en URSS. La manière de s’habiller était un enjeu important dans le cadre de l’élaboration d’une nouvelle société, et une forme d’austérité fut beaucoup valorisée parmi les bolcheviques, par opposition à l’extravagance inutile du style vestimentaire bourgeois. Mais après le tournant du milieu des années 1930, à partir du moment où les bases du nouveau régime furent considérées comme consolidées, la consommation put être valorisée en tant qu’acquis du socialisme, et il devint possible d’envisager une « mode socialiste », qui devait s’inscrire en même temps dans le cadre de la lutte pour la « kul’turnost’ » – notion qui va au-delà de la culture au sens strict, et qui inclut des normes d’hygiène, de politesse, esthétiques et de présentation de soi. À l’époque de la déstalinisation et du Dégel, les questions liées à la mode et au vêtement prirent une nouvelle signification dans le cadre de la coexistence pacifique, dans la mesure où celle-ci permettait une intensification des contacts de l’URSS avec les pays capitalistes, en même temps qu’elle impliquait une compétition culturelle, une promotion du modèle culturel et économique soviétique à l’intérieur comme à l’extérieur.
3Ainsi, la première partie de l’ouvrage se veut une présentation générale de la conception de la mode soviétique, telle qu’elle apparaît dans les discours et les débats de l’époque de Khrouchtchev, et telle qu’elle est reflétée dans la gestion et le fonctionnement du système de production vestimentaire. L’auteur y examine notamment la manière dont les professionnels de la mode utilisent la rhétorique officielle afin de légitimer une « mode socialiste » qu’ils présentent comme distincte de la « mode capitaliste », simple et pratique, accessible à tous. De plus, pour « survivre » dans une économie planifiée, la mode voit son rythme volontairement ralenti : il n’est pas envisageable que les collections soient renouvelées deux fois par an. L’autonomie des créateurs de mode et leur capacité à innover dépendent notamment du fait qu’ils arrivent à se présenter comme éducateurs du peuple au « bon goût », mais les réticences et les blocages institutionnels sont nombreux. Soumis à la logique planifiée et centralisée de l’industrie qui privilégie la quantité par rapport à la qualité et à la diversité, les créateurs de mode peinent à défendre la composante artistique de leur métier, et la dénonciation de la mauvaise qualité et de la monotonie des vêtements soviétiques, ainsi que les tentatives d’y remédier, sont un leitmotiv.
4La deuxième partie a pour objet les transferts de pratiques vestimentaires occidentales en URSS, par des canaux officiels aussi bien qu’informels. Dans le cadre d’accords bilatéraux, l’URSS importe des vêtements occidentaux, mais surtout des équipements pour l’industrie textile, les professionnels de la mode soviétiques font des missions en Occident, et vice versa : l’enjeu est de bénéficier des innovations occidentales – y compris par des pratiques d’espionnage industriel et de contrefaçon-adaptation – tout en préservant la symbolique d’une mode et d’une production vestimentaire nationales. Parallèlement, les autorités voient d’un mauvais œil la fascination des Soviétiques pour la mode occidentale, et tentent de combattre la contrebande des vêtements occidentaux. Tandis que les élites du régime rapportent des vêtements de leurs voyages à l’Ouest sans être inquiétés, les jeunes « stiliagi » – « zazous » – qui imitent et réinventent la mode occidentale sur le mode du « bricolage » et de façon tape-à-l’œil, sont stigmatisés : ils sont accusés de vouloir se distinguer de façon individualiste, mais surtout de « parasitisme », ce qui est lié au fait que beaucoup, à l’origine, sont issus de la jeunesse dorée et ne travaillent pas, vivant de trafics divers. Leur persécution repose en grande partie sur le « contrôle social horizontal », les blâmes publics et l’action des « druzhinniki », les services d’ordre volontaires.
5La troisième partie de l’ouvrage est centrée sur les pratiques quotidiennes et les stratégies de débrouille. L’auteur y montre qu’étant donné la mauvaise prise en compte de la demande par les producteurs, qui fait que les pénuries se combinent avec les invendus, des mécanismes compensatoires fonctionnent à plein : importance de la couture domestique, pratiques de clientélisme, vols sur les lieux de travail, trafics et spéculation sur les vêtements « rares ». Dans un contexte de pénuries massives, et où les inégalités de revenus entre groupes sociaux sont relativement limitées, l’accès aux vêtements et les différences de culture vestimentaire ne dépendent pas tant du capital économique que d’autres critères : celui de l’appartenance à l’élite du régime, qui ouvre le droit à des magasins réservés – pour une minorité – et celui des relations sociales relevant du « blat », sorte de système de privilèges instable qu’on se construit pour soi-même – pour la majorité. Larissa Zakharova montre bien comment le marché noir, loin d’être une économie parallèle, vient plutôt compléter le système de distribution officiel et peut même servir de moteur à son développement, dans la mesure où l’État cherche à lutter contre lui non seulement de manière répressive, mais aussi de manière préventive, en essayant de mieux prendre en compte la demande pour éliminer les raisons qui font que les Soviétiques se tournent vers le secteur privé illégal.
- 2 À ce sujet, voir notamment : Françoise Navailh, « Le modèle soviétique », in Françoise Thébaud (dir (...)
6L’ouvrage de Zakharova, s’il n’a pas vocation à engager une réflexion axée sur l’histoire des femmes ou les questions de genre, ouvre de nombreuses pistes intéressantes dans ce domaine. D’une part, il apparaît qu’en réaction à une relative masculinisation de l’apparence des femmes bolcheviques après la Révolution – liée au discrédit des valeurs de la bourgeoisie et au projet d’émancipation des femmes – il s’établit une norme officielle et durable de la féminité soviétique : la différence des sexes, la « grâce » et la « finesse » du corps féminin doivent bien être soulignées, mais de façon simple et sans connotation érotique ou séductrice. Mais si les femmes soviétiques semblent moins soumises que les Occidentales à l’injonction à investir sur leur apparence physique – on pourrait difficilement parler de « femme-objet » en URSS –, cela ne signifie pas qu’il ne s’exerce pas un contrôle social sur leur manière de s’habiller : une apparence « négligée » est jugée négativement, et « l’élégance » valorisée, tandis que l’originalité, le corps féminin « découvert », « séducteur », sont stigmatisés. En revanche, l’habillement des hommes fait l’objet d’un intérêt bien moindre, et l’URSS résiste à l’intérêt croissant pour la mode masculine qui se développe au même moment en Occident, ainsi qu’à la relative féminisation des vêtements masculins qui a pu apparaître dans les propositions des créateurs. D’autre part, l’ouvrage met en lumière un pan essentiel du travail non rémunéré exécuté par les femmes soviétiques dans le cadre de leur « double fardeau » : la recherche longue et ardue des vêtements de la famille et leur couture domestique, en règle générale, reposent presque exclusivement sur les femmes et s’ajoutent au travail salarié. On peut donc y voir l’un des domaines où l’État-providence soviétique a échoué dans une certaine mesure à tenir ses promesses2.
Notes
1 Il faut souligner que l’ouvrage de Djurdja Bartlett paru récemment sur le même sujet ignorait la « révolution historiographique » de l’ouverture des archives : Bartlett Djurdja, Fashion East: The Spectre that Haunted Socialism, Cambridge, Massachusetts Institute of Technology Press, 2010.
2 À ce sujet, voir notamment : Françoise Navailh, « Le modèle soviétique », in Françoise Thébaud (dir.), Le xxe siècle, tome 5 de Georges Duby & Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, Paris, Plon, 1992, p. 213-235 ; A. Temkina & E. Zdravomyslova, « Gosudarstvennoe konstruirovanie gendera v sovetskom obshchestve », Zhurnal issledovanii social’noi politiki, tome 1 (3/4), p. 299-321.
Top of pageReferences
Bibliographical reference
Mona Claro, “Larissa Zakharova, S’habiller à la soviétique. La mode et le Dégel en URSS”, Clio, 36 | 2012, 266-269.
Electronic reference
Mona Claro, “Larissa Zakharova, S’habiller à la soviétique. La mode et le Dégel en URSS”, Clio [Online], 36 | 2012, Online since 19 April 2013, connection on 07 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10883; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10883
Top of pageCopyright
The text and other elements (illustrations, imported files) are “All rights reserved”, unless otherwise stated.
Top of page