S’il s’agit de rechercher sérieusement quel fut le rôle de la femme vénitienne au xvie siècle, quelles étaient et sa vie publique et sa vie privée […] on se trouve en face d’une difficulté insurmontable et d’une pénurie d’information qui n’a peut être pas d’analogie dans l’histoire de la société européenne à cette époque1.
- 2 Cf. la bibliographie présentée dans Bellavitis 2008.
1Depuis ce constat de Charles Yriarte à la fin du xixe siècle, les femmes à Venise et leurs rôles ont été étudiés avec assiduité2. Dès le milieu des années 1970, ces recherches ont apporté une pierre décisive à l’histoire des femmes à la Renaissance.
- 3 Herlihy & Klapisch-Zuber 1978.
- 4 Chojnacki 2000 (cet ouvrage est une version revue par Chojnacki lui-même des essais qu’il avait pub (...)
- 5 Chojnacki 2000 : 153-169.
2En 1978, dans l’étude du Catasto florentin de 1427, David Herlihy et Christiane Klapisch-Zuber suggéraient un changement à propos de l’image que les femmes avaient d’elles-mêmes mais surtout de l’image que les hommes avaient d’elles3. Stanley Chojnacki (1972) avait démontré à quel point la situation des Vénitiennes était différente de celle, mieux connue et plus ingrate, des Florentines de la même époque. Par la suite, ses travaux sur la société patricienne à Venise au xve siècle, portant notamment sur les dots et les stratégies matrimoniales, ont permis d’éclairer d’une façon nouvelle la position des femmes à Venise4. La Sérénissime subit une forte inflation des dots à partir du début du xve siècle jusqu’au cœur du xvie. Cette situation fait progresser le pourcentage de jeunes filles qui entrent au couvent et le nombre de célibataires patriciens. Il en résulte aussi une évolution des attitudes vis-à-vis des femmes : leur rôle économique s’accroît dans la négociation de leur mariage et Chojnacki met en exergue l’affection qui pouvait exister au sein des familles, entre époux et envers les enfants5.
3 Monica Chojnacka reproche aux recherches précédentes de se focaliser uniquement sur les patriciennes ou sur les religieuses, constat qui a mené à un portrait de la Vénitienne comme une femme cloîtrée, ayant peu de relations avec le monde au-delà de sa famille, et donc peu de pouvoir au-delà de cette sphère. Elle-même choisit d’étudier la vie des femmes de toutes classes. Elle montre que les popolane peuvent parfois bénéficier d’une liberté de choix, proche de celle dont jouissent les patriciennes6 et elle insiste surtout sur la possibilité pour ces femmes de sortir de la maison et d’aller en ville et au-delà – les patriciennes en sont quant à elles empêchées par la bienséance et même les modes vestimentaires rendent tout déplacement difficile. À lire Monica Chojnacka, il semble même que la mobilité des popolane se soit accrue durant cette période. Cela peut s’expliquer par l’augmentation de l’immigration à Venise : les femmes venues de l’extérieur n’hésitaient pas à se déplacer dans la ville, ce qui a poussé les popolane à faire de même.
- 7 King 1991. Pour une étude du pouvoir des femmes de cour et de leur visibilité au travers des styles (...)
- 8 Voir notamment King 1998.
4 Les études portant sur les femmes à Venise n’ont pas tardé à dépasser le champ de l’histoire sociale et nombre d’entre elles se sont tournées vers l’histoire culturelle. Parmi une multitude de sujets, dont il serait trop long de faire état ici, certains chercheurs ont étudié le rôle des femmes dans l’élaboration et la réception de l’art à la Renaissance. Le cas problématique de la commande du décor de la villa Barbaro à Maser sera abordé plus loin dans cette étude. Délaissant les grandes figures trop étudiées (Isabelle d’Este, Eléonore de Tolède ou Catherine et Marie de Médicis), Margaret King, par exemple, s’est concentrée sur les vies et les histoires de femmes anonymes : épouses de banquiers ou de boulangers, elles aussi ont eu accès à l’art et ont pu commander des œuvres à des artistes7. Le travail de King établit, grâce à une série de documents faisant état des conditions et des volontés des commanditaires, les circonstances dans lesquelles des peintures individuelles, des sculptures ou des édifices ont été commandités par ces femmes, aussi nombreuses que mal connues. Cette recherche a ouvert des perspectives tout à fait neuves sur le patronage féminin, et donna ainsi lieu à de nombreuses autres réflexions8.
- 9 Vittore Carpaccio (1460-1526), Guérison d'un possédé par le patriarche de Grado, 1494 ; huile sur t (...)
5 Considérés par les historiens, de tels sujets de recherche n’ont en revanche que très rarement intéressé les historiens de l’art. Lorsque Daniel Arasse mentionne le tableau de Carpaccio La Guérison d’un possédé par le patriarche de Grado (également appelé Le Miracle de la Croix au pont du Rialto)9, il remarque « une démultiplication des détails où voyagent le regard et l’attention ». Parmi ceux-ci, des « Mameloucks enturbannés » et des « gondoliers noirs ». Un détail, selon Arasse, « mérite mention » : le petit chien blanc au premier plan qui regarde le spectateur. Mais l’auteur, et les nombreux historiens et historiennes qui ont étudié ce tableau, ne font nullement état de la servante, située sur la gauche, ni des deux femmes visibles dans leur gondole sur la droite. Plus qu’une omission, qui signifierait que la présence de ces femmes a été remarquée par des observateurs mais délibérément passée sous silence, nous pouvons soupçonner que ces femmes n’ont tout simplement jamais été vues et encore moins regardées. Les bases de données iconographiques des grands instituts d’histoire de l’art comme le Courtauld de Londres ou le Kunsthistorisches Institut de Florence, laissent penser que les photographes n’ont pas remarqué les femmes isolées ou en groupe, ou bien que l’idée qu’elles aient pu présenter un intérêt ne leur est jamais venue à l’esprit, ce qui peut s’expliquer par leur position le plus souvent dans le fond du tableau ou en partie cachée par la foule. Ils ne les ont en tout cas jamais saisies en gros plan, privant ainsi les historiens d’un matériel d’étude dont nous pensons qu’il peut être important.
- 10 Sur la vie et l’espace privé en Italie à la Renaissance il faut mentionner l’exposition At home in (...)
- 11 Vittore Carpaccio, Due Cortegiane ou Deux dames vénitiennes, c.1496-1498 ; huile sur bois, 94 x 6 (...)
6Bref, alors même que les études sur l’histoire de la Cité des Doges, sur les femmes à Venise ou sur la peinture vénitienne – et même sur la représentation de « la Vénitienne »10 –, sont multiples, peu de chercheurs ont réussi à s’affranchir de la division de la population féminine établie par les auteurs du xixe siècle entre patriciennes et courtisanes. Ils oubliaient les « femmes du commun », ni patriciennes enfermées dans leurs maisons ou leurs cloîtres, ni hétaïres, mais épouses, servantes, maîtresses de maison, boutiquières. Si ces femmes ne sont plus les délaissées de l’histoire, elles restent encore marginales dans les études d’histoire de l’art. Pour preuve, la persistance dans les esprits de la mention traditionnelle Due Cortigiane du célèbre tableau de Carpaccio du musée Correr, titre que l’on doit à l’écrivain anglais Ruskin, alors qu’il est admis aujourd’hui que ces deux femmes ne sont pas des courtisanes mais des épouses attendant le retour de leur mari11.
- 12 J’ai préféré utiliser les notions d’« espace extérieur » ou « espace urbain » et d’« espace domesti (...)
7 Cette étude s’appuiera sur des sources picturales pour discuter la présence féminine dans l’espace extérieur et l’espace domestique vénitiens12, les différences dans la manière de représenter les femmes dans l’un et l’autre espace, ainsi que les relations entre ces deux espaces, des dernières années du Quattrocento à la fin du Cinquecento. Quelles correspondances, ou discordances, peuvent résulter de la confrontation entre les études historiques réalisées, d’après les textes, sur les femmes à Venise à cette époque, ce que l’on sait de leurs coutumes et de leur statut social et leurs représentations dans les tableaux ou les gravures ?
- 13 Romano 1989 : 339-353.
- 14 Chojnacka 2001 : 53.
- 15 Pour avoir une idée de la vie des cittadine et des popolane dans la ville, voir Chojnacka 2001.
- 16 Gentile Bellini (c.1428-1507), Procession sur la place Saint Marc, 1496 ; huile sur toile, 367 x (...)
8L’espace urbain vénitien a été étudié suivant la problématique du « genre », en se concentrant notamment sur les possibilités d’action et de mouvement des deux sexes. Selon les historiens, l’espace était divisé : s’opposeraient un domaine extérieur, urbain, essentiellement masculin et un domaine domestique où régnaient les femmes13. Il convient aussitôt d’apporter des nuances : certaines rues offraient à la vue uniquement des visages féminins14. Dans l’espace urbain, les hommes agissent, maniant les affaires, traitant de politique ; l’espace domestique est le lieu de l’épouse, de la servante et de la famille, mais reste tout de même contrôlé par les hommes. Cependant, cette division n’engage guère que les patriciennes15. Dans la vie quotidienne, l’espace urbain est aussi féminin : les tableaux le montrent avec évidence. Ceux du cycle de la Sainte Croix pour la Scuola di San Giovanni représentent des scènes de miracles ou de processions publiques, qui impliquent la présence d’un très grand nombre de personnes. Dans certains d’entre eux, la foule est parfois si dense qu’il est difficile de distinguer un visage, l’œil ne voit qu’une masse de gens, et cette masse est effectivement composée d’hommes la plupart du temps. Mais à observer attentivement ces scènes, nous remarquons aussi la présence de femmes. Le second plan de la Procession sur la place Saint Marc de Gentile Bellini en est peuplé en majorité : elles forment plusieurs groupes et sont disposées plastiquement de manière à créer un contre-point, épars certes, mais exclusivement féminin, à la procession du premier plan, réservée elle aux hommes de la cité16. Dans la Guérison d’un possédé par le patriarche de Grado, Vittore Carpaccio représente le Rialto et la foule typique qui l’entoure. Celle-ci est encore presque uniquement composée d’hommes mais, sur la droite, deux femmes, élégamment habillées (l’une est en partie cachée par les jambes du gondolier), sont assises dans leur gondole.
9Leur présence dans la ville est certes minoritaire, mais consistante et avérée, pour ce qui est des scènes de cérémonies publiques de la fin du xve siècle. L’étude comparative de cette présence à travers de nombreux tableaux nous montre que la représentation féminine est pensée par les artistes d’une manière « genrée », c’est-à-dire selon des attitudes et des gestuelles qui sont réservées à la figure de la femme et semblent plus codifiées, ou plus artificielles, et en tout cas clairement différentes de celles attribuées aux hommes par les mêmes artistes.
- 17 Les représentations s’émancipent par la suite de ce modèle divin.
- 18 Duccio (c.1255-1319), La montée au Calvaire, 1308-1311 ; huile sur bois, 51 x 53,5 cm, Sienne, Mu (...)
10Le premier impératif qui règle le comportement des femmes – des « honnêtes femmes », du moins – est la ressemblance avec un modèle saint par excellence : la Vierge Marie. Depuis leur plus jeune âge, les jeunes filles ont devant leurs yeux l’image dans un premier temps d’une petite fille sage, qui accepte son destin, comme dans l’épisode de la Présentation au Temple, puis d’une femme sans défaut, dont le comportement et les attitudes doivent être imités. Ainsi, au xive siècle17, dans les œuvres réalisées par ceux que l’on a coutume maintenant d’appeler « les primitifs italiens », les peintres représentent systématiquement les femmes dans une position, une attitude qui rappelle celle de la mère du Christ : tête penchée sur le côté, mains jointes en prière, position hiératique. Faisons un pas de côté, si le lecteur le veut bien, et tournons-nous un instant vers la peinture siennoise. Au début du xive siècle, dans La Montée au Calvaire de Duccio – au revers de la fameuse Maestà – sur la partie latérale gauche, un groupe de femmes suit le Christ lors de son ascension du Golgotha18. Derrière Marie, auréolée et vêtue de bleu, cinq autres figures féminines sont représentées avec le même visage et la même position que la Vierge. Seules la présence de l’auréole et les couleurs des vêtements permettent de différencier ces personnages et de mettre en avant la figure de Marie. Dans un mouvement d’aller-retour, ces représentations jouent le rôle de modèle : Marie fait siens ces gestes d’obéissance et de soumission auxquelles les femmes sont tenues, et leur répétition dans les figures de ses servantes engage les femmes à s’en inspirer.
- 19 Gentile Bellini, Miracle au pont San Lorenzo, 1500 ; huile sur toile, 323 x 430 cm, Venise, Scuol (...)
- 20 Vittore Carpaccio, L'apothéose de sainte Ursule, 1491 ; huile sur toile, 481 x 336 cm, Venise, Sc (...)
- 21 Dante 2004 : 256-257.
11Les femmes sont présentes dans l’espace public mais ont le plus souvent un statut de spectatrices, ce qui implique cette position figée et cette gestuelle réservée. Nous retrouvons ce schéma dans le Miracle de la Sainte Croix au pont San Lorenzo de Gentile Bellini19 : à gauche, Catherine Cornaro et ses suivantes sont représentées en train de prier, les mains jointes sur la poitrine. La servante, au premier plan, ne déroge pas à cette gestuelle. L’attitude d’oraison se retrouve encore chez les vierges qui suivent sainte Ursule dans le cycle de Carpaccio : ainsi dans L’apothéose de sainte Ursule20. L’inclinaison de la tête en particulier est une reprise de la posture traditionnelle de la Vierge, qui s’explique dans le cas de Marie par la présence de son fils, qu’elle regarde ainsi, sur ses genoux ou dans ses bras. Nous avons ici un parfait exemple de reprise et d’adaptation d’un motif plastique, cette pose apparaissant alors comme un modèle dans la représentation féminine profane. De surcroît, les yeux baissés étaient un signe de modestie, qualité primordiale que les femmes devaient cultiver21.
- 22 Romano 1989 : 339-353 ; Crouzet-Pavan 1992.
12Mains jointes et tête inclinée me paraissent être des attitudes empruntées aux représentations mariales et ces gestes sont significatifs de l’attitude masculine vis-à-vis de la présence des femmes dans l’espace de la cité, en tout cas à la fin du xve siècle : pour y être tolérées, les femmes doivent se comporter de la manière la plus proche possible du modèle de la femme vertueuse, c’est-à-dire de la Vierge. Dans la fête des Marie, douze filles ou statues incarnant Marie, célébraient à la fois les valeurs vénitiennes et la Vierge. Diego Ruggerio suggère en outre que les Vénitiennes considéraient ce festival comme étant proprement le leur car il leur fournissait une chance exceptionnelle de prendre part à la vie rituelle de la cité22. C’était également l’occasion de se retrouver entre elles et de partager toutes ensemble un moment de visibilité publique. Ce festival fut aboli en 1379, mais nous voyons dans les peintures combien la figure de Marie a continué d’unir autour d’elle les femmes de Venise et d’inspirer les peintres lorsqu’ils devaient représenter ces femmes dans l’espace urbain.
13Les gestes des patriciennes y sont d’autant plus importants que le peintre a conscience que les regards vont se poser sur elles. Qu’en est-il des anonymes, de celles dont on ne s’attend pas à ce qu’elles soient des modèles de la vertu vénitienne et notamment des servantes ? Une chose est frappante : ces femmes occupent une place considérable dans les grands cycles narratifs de la fin du xve siècle. Cependant, leur présence apparaît aussi codifiée que celle des patriciennes selon des conventions de figuration précises qui viennent du théâtre – et notamment du théâtre vénitien. Pour Ludovico Zorzi, dans Carpaccio et la représentation de sainte Ursule23, Venise devient, pour le peintre, le décor scénique du spectacle que représente la vie de sainte Ursule. Mais cette étude pourrait être élargie à l’ensemble des cycles de storie vénitiennes de la fin du xve siècle et la représentation dans l’espace urbain des servantes participe à cette théâtralisation de la peinture. Dans les différents tableaux des grands cycles, les peintres ont représenté les servantes comme de véritables figures de seuil. Elles se trouvent toutes sur le seuil de « leur » maison : une partie de leur corps est à l’intérieur, dans l’espace domestique, et l’autre partie au dehors, dans l’espace public où se déroule la scène centrale du tableau. La servante située à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, qui entre et sort sans cesse de la scène et qui n’arrête pas de s’agiter est un type de personnage que l’on retrouvera dans le théâtre italien de la Commedia dell’arte, avec les Zanni comme Arlequin ou Colombine, mais également dans la comédie française du xviie siècle. La représentation de ces servantes est celle d’un type de personnage mais illustre parfaitement un aspect sociologique très important. Nous avons un exemple de cette représentation générique et pourtant historiquement révélatrice dans Le miracle de la Sainte Croix au Pont San Lorenzo de Gentile Bellini. À droite, nous distinguons l’entrée d’une maison typiquement vénitienne donnant sur le grand canal. Derrière la porte se trouvait le sottoportego. Sur le seuil de cette entrée nous apercevons une servante dont le corps est plastiquement divisé en deux par l’encadrement de la porte. Vêtue d’une robe verte, d’un bonnet et d’une sorte de tablier blanc de travail, elle tend sa main droite vers un homme noir presque nu s’apprêtant à plonger dans le canal. Cette scène échappe à la compréhension si l’on ne remarque pas la présence d’une tête qui dépasse de la fenêtre à côté de laquelle est placée la servante. Cette tête est celle de la maîtresse de maison, mais elle est difficilement visible car elle est masquée, estompée par les barreaux de la fenêtre. Ce détail permet de comprendre la signification de la scène. La maîtresse de maison ne peut sortir dans la rue car la procession est toute proche (les barreaux visibles ici sont destinés à empêcher les intrusions dans la maison plutôt qu’à empêcher la femme de sortir). Elle donne alors l’ordre à sa servante, qui la regarde, de faire plonger l’homme noir, sans doute un esclave, dans le canal afin de récupérer la relique. Cette scène singulière associe dans une même représentation picturale une vision tout à fait générique et théâtrale de la servante et une illustration réaliste des liens entre la servante et sa maîtresse.
14 L’espace extérieur offre, par définition, une grande visibilité, qu’il était également possible d’acquérir par la médiation des portraits de couples. La représentation de deux époux peut certes être vue comme une scène familiale et domestique, mais également offerte au public. C’est grâce à des tableaux destinés à la décoration intérieure des palais que s’acquiert la visibilité. Ainsi, ces représentations étaient-elles aussi soumises à des codes.
- 24 Lorenzo Lotto (1480-1556), Mari et femme, 1543 ; huile sur toile, Saint Petersbourg, Musée de l’Her (...)
15Le tableau de Lorenzo Lotto Mari et femme24 est un parfait exemple de ce que les commanditaires exigeaient des peintres pour des tableaux domestiques à destination du public. Il s’agit du portrait tout à fait classique d’un couple vénitien récemment marié, présentant les deux époux sous leurs plus beaux atours, avec tous les attributs habituels comme le tapis tissé aux armoiries de la famille ou le petit chien. Ce portrait célèbre le bon déroulement du mariage et est clairement destiné à être vu. Les invités en entrant dans le portego devaient être frappés par la concorde qui règne dans le couple. Que le mari (sans aucun doute le commanditaire) ait demandé au peintre que le geste, essentiel et symbolique, du croisement des mains (fides manualis) ait lieu dans l’espace central délimité par le tapis n’est sans doute pas un hasard. Ce tableau présente une scène d’intérieur, mais sa construction, les règles qu’il suit révèlent que son principal but est de témoigner du bon déroulement de l’union.
- 25 Véronèse (1528-1588), Portrait de la famille da Porto, 1551-1552 ; huile sur toile, environ 208 x 2 (...)
16Le Portrait de la famille da Porto25 de Véronèse est à ce titre tout à fait explicite. Ce diptyque représente sur le panneau de gauche Livia da Porto Thiene et sa fille Porzia et sur le panneau de droite le sieur Giuseppe da Porto et son fils Adriano. L’accrochage originel de ce diptyque nous est connu, et les deux panneaux étaient censés se répondre de part et d’autre d’une grande fenêtre. Livia arbore un collier de perles et des bagues, mais certains détails – la doublure du manteau en fourrure, la peau de bête qu’elle tient sur son bras (qui semble être une peau d’hermine), les chaînes – sont très luxueux. Certes, Giuseppe est un marchand de soie réputé, et les vêtements du couple, mais également ceux des enfants, sont dignes de sa réussite sociale et économique. Néanmoins, le luxe des vêtements souligne l’objectif et la catégorie de ce double portrait. La petite Porzia est elle aussi habillée de manière trop luxueuse pour affirmer que ce portrait n’était pas destiné à être présenté. Il en va de même pour le père et son fils : Giuseppe porte son épée en guise de décoration et Adriano a également un manteau doublé de fourrure, autant d’éléments prestigieux dont le but est d’exalter, pour les spectateurs, les qualités de la famille da Porto. Enfin, la ressemblance entre les enfants et les parents est saisissante, comme si nous avions sous les yeux non pas des enfants avec leurs parents, mais les mêmes personnes à deux âges différents de leur vie. Tous les éléments de la représentation sont codés de manière à satisfaire aux canons et à donner une parfaite image de la famille. Ce n’est pas une scène familiale et domestique, mais bien une représentation officielle. Enfin, remarquons la position de la mère et de la fille par rapport à leurs pendants masculins : les deux couples sont représentés cadrés dans une niche, mais leur attitude est différente. Le couple mère-fille est hiératique et reste dans cette niche, alors que le couple père-fils est plus dynamique et légèrement en avant. Faut-il y voir une représentation des libertés de déplacement masculines par rapport à l’enferment des femmes ?
- 26 Giovanni Mansueti (1485-c.1526), Guérison de la fille de Ser Nicolo Benvegnudo of San Polo, c.150 (...)
- 27 Voir note 11.
- 28 Voir Panofsky 1992 : 79-80.
17Le xvie siècle marque l’incursion des peintres à l’intérieur des maisons et des palais, dans l’espace domestique, ce qui engendre des représentations féminines de moins en moins « genrées ». Quel que soit leur statut, les femmes y jouissent d’une plus grande liberté. À l’intérieur du palais ou de la maison, leurs attitudes paraissent beaucoup plus naturelles. Cette différence est tout à fait remarquable si l’on compare La Guérison de la fille de Ser Nicolo Benvegnudo di San Polo de Mansueti26 et les Due Dame Veneziane27 de Carpaccio. Entre ces deux tableaux, le traitement de l’espace intérieur change du tout au tout. Chez Mansueti, nous sommes face à un dispositif en « maison de poupée » (« doll’s house ») tel que Panofsky la conçoit28 : de la même manière qu’au théâtre le « quatrième mur » est invisible pour que le spectateur puisse assister aux événements, ici l’absence de façade permet de mettre en scène la guérison dans l’intimité de la chambre. Les gestes et les attitudes des personnes présentes restent soumis à des codes car la notion de public (l’espace mais aussi la foule assistant à cette scène) est toujours présente. Mansueti construit un espace domestique fictif, dont le spectacle qu’il renferme est destiné à un public. Avec Carpaccio, nous entrons pour la première fois dans le quotidien presque banal de deux Vénitiennes. Il est le premier à les peindre dans une attitude si familière et présente ainsi une réalité essentielle de l’époque : ces femmes s’ennuient alors que leurs maris sont partis chasser. Ce genre d’attitude et ce qu’elle permet de comprendre de leur vie, n’étaient pas montrés auparavant. Cette œuvre de Carpaccio est le point de départ des représentations plus quotidiennes des femmes, mais aussi, nous le verrons, d’une plus grande ambiguïté.
- 29 Véronèse (1528-1588), Noces de Cana, 1563 ; huile sur toile, 666 x 990 cm, Paris, Musée du Louvre
- 30 Voir Della Casa 1674 : 171 : « Ce sont des actions malséantes de se nettoyer les dents avec sa serv (...)
18L’irruption discrète des peintres dans l’espace privé à partir du xvie siècle entraîne une manière plus réaliste de représenter la figure féminine, au moyen de gestes plus naturels et plus libres. Les Noces de Cana de Véronèse29 présentent un exemple tout à fait frappant de ce nouveau type de femme à qui est offerte une plus grande liberté d’action. Les participants au banquet ne sont plus hiératiques, comme l’étaient les personnages des grands cycles. Ils réagissent au miracle qui est en train de se produire devant leurs yeux et s’en étonnent. Pourtant, sur la gauche, derrière le prince africain et l’homme vêtu de jaune, une femme n’est ni surprise ni même intéressée par le miracle : son air endormi et son regard perdu révèlent qu’elle est en train de sortir de sa torpeur digestive. De plus, son geste, dénué de décence, ne correspond pas au comportement d’une patricienne (sa présence à cet événement miraculeux et ses habits montrent qu’elle appartient pourtant à l’aristocratie) : elle nettoie ses dents, de la pointe de son couvert30. Cette femme est l’exemple d’une évolution des mentalités vis-à-vis des figures féminines. Après avoir acquis une visibilité dans l’espace domestique (et, par la même occasion, une image plus naturelle), la femme gagne en liberté y compris lors d’événements publics ou semi-publics, comme c’est le cas ici.
19Envisageons à présent un autre espace, symbolique cette fois-ci. La surface du tableau peut, au même titre que le domaine social, être divisée en deux : le premier plan, que je nommerai « l’espace public du tableau » car il engage une forte exposition, et un espace plus marginal au sens premier du terme puisqu’il comprendrait le fond et les marges du tableau. L’équivalent de l’espace extérieur serait le premier plan, car ils partagent tous deux cette même visibilité. Les personnages y sont représentés selon les mêmes codes qui régissent l’espace social. Dans le champ marginal du tableau, les personnages ont une taille si réduite qu’ils en deviennent invisibles aux yeux des spectateurs, qui les prennent parfois pour de simples taches de couleur. C’est dans cet espace moins exposé et moins visible que s’offre à nos yeux le plus grand nombre de représentations de femmes, particulièrement intéressantes car elles laissent entrevoir une liberté et une vraisemblance dans les comportements féminins.
- 31 Pour une analyse historique et une identification plus poussée des différents personnages, voir For (...)
20Pour débuter cette étude, penchons-nous sur la Procession de la Croix sur la Place saint Marc de Gentile Bellini. Au premier plan, la cérémonie officielle31. Au second, sur le parvis de la basilique, des femmes sont regroupées. Cet espace ne doit pas être visible pour les spectateurs, mais il n’en est pas moins très précisément représenté. Sur la gauche, une femme vêtue de rouge. Autour d’elle, un groupe, essentiellement féminin. Elle se trouve sur la même ligne que les autres et ses vêtements signalent qu’elle n’appartient pas au même groupe social. De plus, elle est plus grande que toutes les autres, peut-être à cause des zoccoli, ces chaussures aux immenses semelles compensées. Aller à l’église faisait partie des rares possibilités qu’avaient les patriciennes de sortir de chez elles, mais elles devaient alors porter les zoccoli. Traverser l’espace extérieur pour se rendre à l’église était un acte personnel, dépendant uniquement de la volonté des femmes. Ici, la cérémonie officielle a lieu au premier plan, tandis qu’au second plan prend place une activité féminine, qui ne s’est probablement pas déroulée à ce moment-là sur la place Saint-Marc, mais qui est représentative de la vie quotidienne des femmes de Venise.
- 32 Vittore Carpaccio (1460-1526), Saint Tryphon exorcisant la fille de l'empereur Gordien, 1502-1507 (...)
21Saint Tryphon exorcisant la fille de l’empereur Gordien32 est considéré comme l’un des tableaux les moins réussis de Carpaccio. Il présente pourtant, pour les questions qui nous concernent, un grand intérêt, car la division entre l’espace commun et l’espace domestique y est la plus manifeste. Carpaccio est toujours attentif aux détails. Il introduit ici une réelle différence entre les femmes représentées à l’extérieur et celles qui se situent à l’intérieur. Les patriciennes postées aux fenêtres, censées assister au miracle comme si elles étaient au théâtre, vivent leur vie sans se soucier de ce qu’est en train d’accomplir saint Tryphon. Elles discutent avec vigueur et l’une d’elles allonge même le cou pour se rapprocher de son amie : de profil, elle ne regarde pas la scène principale et s’échappe des limites picturales formées par l’encadrement de la fenêtre. La différence entre les femmes aux fenêtres, dont la présence dans ce tableau est un motif récurrent, et la femme dans l’escalier à droite est évidente. Bien que sur la même ligne que les femmes accoudées aux fenêtres, elle est beaucoup plus grande. Pourquoi contrevenir aux règles de la perspective et la représenter de cette manière ? Le peintre a peut-être voulu marquer une différence concrète entre les « pipelettes » et cette autre femme, beaucoup plus sage et dont les gestes (tête penchée et mains croisées) sont codés pour satisfaire à sa position publique.
22Les Vénitiennes sont donc présentes dans la ville mais elles doivent s’y comporter selon des règles précises. Dans l’espace domestique, elles jouissent d’une plus grande liberté et sont représentées comme telles. Les peintres ne font que transcrire ces schémas génériques dans leurs œuvres. Lorsque la femme est visible dans ce que l’on a conceptualisé comme l’espace public du tableau, c’est-à-dire le premier plan, elle a un rôle précis à jouer, ce qui explique sa représentation « genrée ». Lorsqu’elle est peinte dans le fond ou dans les marges, elle est de fait moins visible et cette non-visibilité lui permet d’être représentée de manière très précise, très libre et presque familière.
23L’année 1510, date attribuée à l’œuvre de Carpaccio Due Dame Veneziane, marque l’incursion du peintre dans l’espace domestique. Auparavant, il était rare de permettre au spectateur d’assister à quelque scène de la vie quotidienne d’une famille, et plus particulièrement d’une femme. Comme il a été souligné jusqu’à présent, la présence des femmes était notable dans les scènes publiques, mais jamais l’œil ne recevait le droit de pénétrer à l’intérieur des demeures. Cette ouverture sur l’intime permet d’offrir aux femmes vénitiennes une plus grande visibilité puisqu’enfin, comme c’est le cas chez Carpaccio, elles deviennent l’objet même du tableau. Mais leur présence ne va pas sans questionnement et il faut bien se garder de toute conclusion hâtive qui pourrait entrainer des contresens interprétatifs.
- 33 Voir supra notes 24 et 25.
- 34 Arasse 2000 : 125.
- 35 L’extrême sensualité des portraits de femmes vénitiennes au xvie siècle a traditionnellement poussé (...)
- 36 Voir Serres 1975 : 123.
24Par cette ouverture sur l’espace domestique, nous pensons pouvoir approcher le comportement des Vénitiens et Vénitiennes du xvie siècle et, même si nous ne pouvons leur donner un nom, nous sentir plus proches d’eux. Mais il semble que de nombreuses représentations intimes entrainent une détermination trop hâtive à propos de leur statut exact. Il est intéressant en effet de constater que la représentation de femmes dans un espace domestique et intime va très souvent de pair avec une identification de ces femmes comme courtisanes. Patriciennes, cittadine ou popolane, plus rarement représentées comme sujet du tableau, se définissent très souvent par la présence du mari, des enfants, voire des parents, bref de toute entité familiale qui assure alors à ces femmes leur « honnêteté ». C’est le cas dans le portrait d’un mari et de sa femme par Lotto, dans le double portrait de la famille da Porto33 ou dans les grands portraits de familles vénitiens. Mais lorsque le peintre choisit de représenter une
– ou plusieurs – femmes seules, exemptes de toute autre présence, il faut alors constater que l’identification de ces figures solitaires se fait plus complexe car elle fait intervenir la forte ambiguïté existant entre les figures de la patricienne et de la courtisane. Pour les commentateurs modernes et contemporains, ces femmes représentées seules, sans présence masculine, comme dans le tableau de Carpaccio, et de surcroît nues, comme dans la Vénus d’Urbino, ne pouvaient être que des courtisanes (des « pin-up » dit l’un des deux personnages du dialogue d’Arasse34) et ce d’autant plus que la Sérénissime a, au fil des siècles, vu sa légende de « ville aux dix mille courtisanes » se faire une belle place dans les esprits35. Ruskin en est un bon exemple puisqu’il a lui-même intitulé le tableau de Carpaccio Due Cortegiane36.
25Tout n’est pas qu’imagination puisqu’en 1534, le Sénat vénitien déclarait :
- 37 Fortini Brown 2004 : 184-185.
Il y a beaucoup trop de prostituées dans notre ville. Elles ont abandonné toute modestie et toute honte et se promènent ouvertement dans les rues et les églises et elles sont en plus si bien vêtues et parées qu’en de nombreuses occasions les femmes nobles et les cittadine ont été confondues avec elles, le bien pris pour le mal, non seulement par des étrangers mais aussi par des Vénitiens, car leurs robes ne sont pas différentes. Elles sont un mauvais exemple aux femmes qui entrent et voient leur demeure et elles causent scandale et mécontentement37.
26La représentation de l’environnement privé de ces femmes permet aux peintres d’allier sensualité et quotidienneté, ce qui rend l’analyse encore plus incertaine. La plume de Daniel Arasse nous a offert une phrase qui résume parfaitement l’ambiguïté de l’œuvre de Titien. Il souligne en effet que le peintre a, avec la Vénus d’Urbino, modernisé la figure de la Vénus de Dresde de Giorgione. D’une part il l’a éveillée et d’autre part il l’a placée « sur un lit dans un palais vénitien. Du même coup, la définition de la figure devient incertaine » 38.
- 39 Titien (c.1490-c.1576), Vénus d’Urbino, 1538 ; huile sur toile, 119 x 165 cm Florence, Gallerie d (...)
27Les deux femmes au second plan de la Vénus d’Urbino de Titien39 présentent toutes deux des attitudes ordinaires et quotidiennes, notamment celle qui remonte sa manche droite. Je ne ferai pas ici l’exégèse du dialogue d’Arasse et notamment de son argumentation visant à faire de cette scène secondaire un tableau dans le tableau. Ce qui est malgré tout certain, c’est que le peintre a observé avec minutie les gestes quotidiens de femmes, ici sûrement de servantes, lorsqu’elles se trouvaient à l’intérieur de leur palais.
28Par la suite, la présence de cette femme nue au premier plan jette le trouble sur la réelle identité de ce lieu. Et les deux servantes, cherchant dans un cassone un habit à lui donner, ne nous aident pas à établir précisément son statut. De cette femme, allongée face à nous, il nous faut questionner son identité : patricienne ou courtisane ?
- 40 Pour la mention des vertus magiques de l’image et de l’importance non érotique mais presque médical (...)
29Difficile à croire qu’une patricienne se soit laissée représenter dans une attitude aussi sensuelle et érotique. Pourtant, comme le souligne l’un des interlocuteurs dans « La femme dans le coffre », il existe dans le tableau un réseau de symboles qui ferait de cette œuvre non un tableau de mariage, comme l’était la Vénus de Dresde de Giorgione, mais un tableau dans un contexte de mariage. Cette toile, par son érotisme, aurait un rôle prophylactique pour l’épouse40.
- 41 Titien intègrerait dans la Vénus d’Urbino l’amour sacré, représenté par la Vénus au premier plan du (...)
30L’identification fréquente de cette Vénus comme courtisane procède bien entendu de sa nudité, mais aussi, élément bien moins souvent mentionné comme porteur de sens, de sa solitude, du défaut de surveillance par une figure féminine tutélaire – une servante – ou masculine. Loin de moi l’idée de trancher ce débat, bien que personnellement mon jugement se porterait sur un renouvellement par Titien de la représentation de la dualité de l’Amour41, mon propos étant avant tout de montrer comment l’incursion du peintre dans l’intimité des palais avait engendré de fait une ambiguïté significative de la place des femmes par rapport aux espaces extérieurs et domestiques : une femme n’a pas le droit d’être seule dans l’espace extérieur et sa présence y est extrêmement codifiée. Mais lorsqu’au sein d’un environnement domestique, ses attitudes se font plus libres et sont représentées comme telles, c’est bien son identité d’honnête femme qui est mise à mal. Il a fallu la découverte du pan supérieur du tableau, représentant les maris à la chasse, pour réhabiliter, et ce mot n’est pas trop fort puisqu’elles sont ainsi redevenues « honnêtes », les deux femmes de Carpaccio. Libres – car invisibles - lorsqu’elles sont présentes dans les marges de l’œuvre, les femmes dès l’instant qu’elles sont seules et sujets du tableau, voient cette liberté nuire à leur réputation.
- 42 Véronèse (1528-1588), Plafond de la sala dell’Olympio, 1560 ; fresques, Maser (Italie), Villa Bar (...)
- 43 Pour l’analyse complète de cette fresque en fonction de la personnalité et des goûts de Giustiniana (...)
- 44 Mary Rogers précise bien que cette « prise de pouvoir » de l’épouse n’est valable que dans l’espace (...)
31Une dernière analyse, celle de la fresque de Véronèse au plafond de la Villa Barbaro à Maser42, tout aussi difficile et ambiguë43, révèle l’embarras qui nous saisit pour parvenir à une identification certaine. Mais cette fois, l’honneur n’est pas mis en jeu. La femme qui, depuis une position dominante, contemple la salle, est-elle Giustiniana Barbaro ou une allégorie de l’épouse parfaite ? Et l’absence du mari révèle-t-elle que cette fresque fut commandée par Giustiniana elle-même, ou que ce dernier a délibérément cédé la place de chef de famille (dans le domaine domestique44) à son épouse ?
- 45 Le singe est un animal souvent associé au concept de l’imitation. Dans le Traité d’Iconologie de Ce (...)
- 46 Titien, Portrait d'Alfonso d’Avalos, 1533, J. Paul Getty Museum, Los Angeles.
- 47 Titien, Portrait de François Marie della Rovere, Galleria degli Uffizi, Florence.
- 48 Liberté symbolisée ici par son absence de contact avec le monde de la petite enfance : elle ne prêt (...)
32 Que cette représentation soit issue de la volonté de Giustiniana Barbaro, de celle de son mari ou encore de celle du peintre, l’image d’elle que nous présente Véronèse à Maser valide à la fois les évolutions et l’immutabilité du statut de la patricienne, dans la Venise de la Renaissance. Changements, car une femme de la haute société peut désormais, à partir du milieu du xvie siècle, se voir reconnaître le droit à la visibilité et même à la glorification, que ce soit par son pouvoir économique accru, ou du fait d’un changement d’attitude des hommes vis-à-vis du mariage et de la famille. Continuité, car cette autorité que lui confère sa représentation idéale a pour but la perpétuation d’une société basée sur le schéma patriarcal, et elle ne fonctionne qu’au sein du foyer. En entrant dans la maison par la Sala dell’Olimpio les invités sont les spectateurs obligés de cette autorité et en deviennent les sujets, alors même que les frères Barbaro s’imposent à l’attention du monde par l’inscription gravée sur l’un des murs extérieurs de la villa. Nous retrouvons une fois encore cette dichotomie entre le monde extérieur et le monde domestique. Dans la Sala dell’Olimpio, la représentation et la place de Giustiniana suggèrent qu’elle est à la fois la maîtresse et l’inspiratrice de la maison, établissant un ordre et une harmonie au sein du foyer qui font écho à l’ordre et à l’harmonie de l’État, dont les garants sont cette fois les hommes. Malgré tout, Giustiniana est seule dans cette fresque : entourée certes de son benjamin et d’une servante, dont le rôle ici est celui de nourrice, elle n’est soumise à aucune domination : elle est la maîtresse de son foyer. Mais un détail reste problématique. À une place qui, d’une part, fait face à Giustiniana et qui, d’autre part, se trouve entre les deux garçons, est peint non le père, comme cela aurait dû être le cas, mais un singe, maintenant partiellement effacé. L’absence du mari est donc actée, mais elle est en plus soulignée par Véronèse à travers ce détail somme toute étonnant. Le singe est un symbole de l’imitation45, et, faisant face à Giustiniana, il est peut-être là pour indiquer qu’en son absence, elle aurait pris la place de son mari. L’attitude de Giustiniana, regard fixe et sévère au loin, les deux mains posées sur la balustrade tel le capitaine à la proue de son navire, rappelle celle des portraits d’apparat, exclusivement masculins. Pensons aux portraits par Titien d’Alfonso d’Avalos en 153346 et de François Marie della Rovere en 153647. Giustiniana remplace donc son mari, absent au moment de la commande, telle une régente qui dirigerait le royaume lorsque le roi est en guerre, ou dans l’attente que l’un de ses fils (représentés de part et d’autre du singe, avec les attributs de la chasse et de l’éducation) prenne la relève. Dans cet espace privé, Gisutiniana possède une grande liberté, un grand pouvoir puisqu’elle est à la tête du foyer. Mais la présence du singe ne servirait-elle pas à souligner, subrepticement, que tout cela n’est qu’imitation et que ce n’est que lorsqu’une femme remplace son mari, que lorsqu’elle obtient le rôle « d’homme » qu’elle acquiert par la même occasion une plus grande liberté ?48
33Les peintres du xvie siècle semblent nous offrir des personnages féminins plus naturels, plus proches de la vie vénitienne de l’époque, car l’espace domestique devient un sujet pictural à part entière. Certes, l’identification des femmes présentées dans l’espace intérieur se heurte à des difficultés de lecture et d’interprétation. La représentation codifiée des femmes dans les grands cycles de la fin du xve siècle n’est pas moins ardue. Car il faut observer attentivement les femmes « secondaires », celles qu’on aperçoit dans ce que nous avons appelé l’espace privé du tableau, pour obtenir un nouvel éclairage sur les mœurs féminines à Venise, mais aussi sur la vision que les peintres avaient des femmes. Les peintres utilisent parfois les mêmes motifs, comme signature stylistique ou commandés par les conventions. C’est là où ils peuvent se libérer des contraintes de composition et de forme, dans les détails le plus souvent, que leur vision personnelle se dévoile. Et ce sont ces détails qu’il nous faut rechercher et analyser.