1Laruns et Bielle, les deux bourgades les plus importantes de la vallée d’Ossau, célèbrent leur fête patronale le 15 août à Laruns, et le dimanche qui suit à Bielle. Pour les habitants comme pour les estivants en quête d’attractions, le cœur de la fête est le bal ossalois. Il se déroule sur la place centrale, à la sortie de la grand-messe, et regroupe, autour de musiciens qui jouent des airs traditionnels, quelques dizaines d’hommes et de femmes de la localité venus danser dans un costume également qualifié de traditionnel (cf. Cahier des illustrations, figure 7).
- 1 Nous avons réalisé, outre des entretiens informels, neuf entretiens approfondis auprès de femmes et (...)
2Si certains, parmi les nombreux touristes présents, perçoivent le bal ossalois comme une manifestation folklorique un peu désuète, les habitants de la vallée, et plus particulièrement les danseurs, en ont une tout autre perception. Fins connaisseurs de danses qu’ils pratiquent parfois depuis l’enfance, ils sont tout autant attachés au costume qu’ils revêtent pour l’occasion. Les plus valorisés, par les femmes comme par les hommes avec qui nous nous sommes entretenues1, sont les costumes féminins. Cela tient d’abord à ce qu’ils sont plus riches et plus diversifiés que ceux des hommes, justement qualifiés « d’uniformes » par un de nos interlocuteurs : une veste rouge enfilée sur une chemise blanche et un gilet de laine de la même couleur, une culotte de velours noir et des chausses sans pied en laine blanche ornées d’une houppe de rubans multicolores que l’on retrouve sur le béret ; suspendue à la taille, une salière de berger.
3Le costume féminin a aussi, certes, une certaine uniformité. Nous en présenterons uniquement les pièces principales, sans nous appesantir sur les ornements. Il comporte un capulet en drap de laine fixé sur une coiffe de toile blanche, une longue jupe, plissée ou froncée, des chausses identiques à celles des hommes, un corsage qui laisse voir une guimpe, un grand châle, serré à la taille par une ceinture ou inséré dans le corsage. Cette tenue est complétée par une croix, le Saint-Esprit, suspendue à un ras de cou en velours noir. Peuvent aussi s’y ajouter une natte de cheveux (souvent fausse aujourd’hui) entrelacée de rubans ainsi qu’un autre ruban, bien plus large, qu’on enroule autour de la taille et dont on laisse descendre les deux extrémités le long de la jupe ou du tablier.
4Coupés dans des tissus plus luxueux que les costumes masculins
– les châles et la doublure des capulets sont presque toujours en soie – ils sont aussi plus variés, à Bielle surtout, où la codification du costume de fête est moins stricte qu’à Laruns. Si le capulet et la jupe sont le plus souvent de couleur rouge, on voit aussi des capulets noirs, des jupes ou des robes de couleur sombre, unies ou à motifs, ou encore des robes noires relevées à la taille en arregus ; sur la jupe, surtout la rouge, est souvent noué un tablier blanc. La pièce qui varie le plus d’une femme à l’autre, par son tissu, sa couleur et ses broderies est le long châle qui couvre leurs épaules.
- 2 Nous en avons consulté une dizaine (dont le manuscrit d’Houbigant 1841) et examiné plusieurs recuei (...)
5Si l’on en juge par les descriptions qu’en donnent les récits et les guides de voyage au xixe siècle2, le costume masculin d’apparat ne s’est guère modifié. Il en va autrement pour le costume féminin, comme le suggère ce témoignage de 1828 :
Le vêtement principal des Ossaloises endimanchées se compose d’un jupon de laine noire et d’un corset de même couleur, à manches courtes et collantes. Un petit capuchon en drap écarlate, qu’on appelle capulet, posé de plat sur la tête (…) vient tomber sur leurs épaules3.
6Ce costume modeste, voire austère, va devenir de plus en plus luxueux et coloré dans les décennies suivantes. Cela, pour une part, parce que les danses ossaloises vont être offertes en spectacle aux visiteurs de la vallée. Or, si on valorise particulièrement en Ossau l’habileté à danser des hommes – eux seuls ont le droit de conduire les branles et d’exécuter les sauts béarnais –, on met surtout en avant, pour ce qui est des femmes, la beauté de leurs costumes. Aujourd’hui comme hier, du reste, les femmes en sont très fières. Cela ne signifie pas, cependant, que le costume est uniquement, pour elles, un moyen de paraître devant les touristes. Sa valeur tient aussi et surtout au fait qu’il relie celle qui le porte à ses ascendantes et au passé de la société ossaloise. Si ce lien est en partie reconstruit, comme on le verra en particulier à propos de la jupe rouge, il n’en est pas moins mis en avant par nos interlocuteurs. Avant de nous arrêter sur ce point, nous donnerons les grandes lignes du processus qui a constitué ce que l’on appelle aujourd’hui « le costume ossalois ».
- 4 Ainsi Bréfeil 1972 et Guilcher 1968.
- 5 C’est notamment le cas pour les formes anciennes du branle. Voir Guilcher 1968 : 260.
7Les ethnographes du Béarn ont tous été frappés4 par le fait que les danses, la musique et les costumes traditionnels s’étaient conservés dans la haute vallée d’Ossau bien mieux que dans la basse vallée ou dans les vallées voisines d’Aspe et de Barétous5. Cela tient sans doute à divers facteurs, dont l’ancienneté de la mise en spectacle de la tradition festive. Dès la fin du xviiie siècle en effet, la vallée d’Ossau attire des visiteurs, aristocrates et bourgeois aisés qui s’intéressent à ses montagnes et à ses mœurs. Leur nombre s’accroît surtout à partir de 1830, période où les écrivains et artistes du courant romantique partent en quête du « pittoresque » naturel et humain. Tenu pour une curiosité au même titre que les paysages, le costume est décrit plus ou moins précisément dans les récits de voyage et les guides et fait l’objet de nombreux dessins diffusés sous forme de lithographies. Pour les Romantiques, il est, avec la danse et la musique, le particularisme qui représente le plus visiblement « les anciennes coutumes », et par conséquent le contraste entre le monde paysan et celui de la ville.
Figure 1. Carte de la Vallée d'Ossau (Béarn, Pyrénées-Atlantiques)
Réalisation Françoise Desbordes, LISST.
- 6 La découverte des Pyrénées au xixe siècle, doit beaucoup, plus généralement, à la pratique du therm (...)
- 7 Mémorial des Pyrénées, 6 avril 1867, n°42.
- 8 Courrier d’Eaux-Bonnes, 1er août 1895, n°183.
8La présence de deux stations thermales d’altitude, Eaux-Bonnes et Eaux-Chaudes, a beaucoup contribué à la renommée de la vallée6. Comme la plupart des villes d’eaux, elles prennent leur essor dans le premier tiers du xixe siècle, Eaux-Bonnes acquérant même, à partir de 1840, une réputation européenne. À l’instar de bien des stations pyrénéennes, c’est une véritable courroie de transmission entre les grandes villes – surtout la Capitale – et le monde des montagnes : Eaux-Bonnes importe les modes citadines et présente en retour les traditions ossaloises dans les villes lors des expositions nationales et internationales. Cette mise en spectacle s’inscrit dans un mouvement plus général de découverte des provinces françaises où le costume régional a une place de premier plan : les vêtements de la vallée sont présentés sur des mannequins à l’Exposition universelle de Paris en 18677 ; en 1895, c’est une délégation d’Ossalois qui se déplace à Bordeaux8.
- 9 Fourcassié 1940 : 272-274.
9Les curistes peuvent aussi voir in situ les costumes et plus précisément les costumes de fête. De 1877 à 1900, le Courrier d’Eaux-Bonnes s’est fait l’écho de leur vie durant la saison : en dehors des moments consacrés aux soins, ils font des excursions en montagne, assistent à des concerts, des représentations d’opérette, des courses de chevaux, des bals, etc. À ces divertissements mondains, s’ajoutent les attractions locales : ainsi des jeux traditionnels, identiques à ceux qu’Eugénie de Guérin observe en 1846 lors de sa cure à Cauterets9, mais présentés comme étant « du pays ». Avec les danses ossaloises exécutées en costume, ces jeux constituent la formule de base de la « fête de jour » organisée plusieurs fois dans la saison par la municipalité d’Eaux-Bonnes ou par l’Union syndicale à Eaux-Chaudes. Les touristes peuvent enfin voir les danses et les costumes paysans en assistant aux fêtes patronales : « Les jeunes gens d’Aas descendaient aux Eaux-Bonnes, et nous invitaient par leurs bouquets et par leurs danses à assister à la fête de leur village », peut-on lire dans le Courrier d’Eaux-Bonnes du 16 août 1877. Mais c’est surtout la fête de Laruns qui, d’après ce journal, est la « great attraction », celle sur laquelle se focalisent guides touristiques, relations de voyages et lithographies.
- 10 Courrier d’Eaux-Bonnes, 26 août 1880, n°63.
- 11 Cité in Duhourcau 1978 : 355-356.
- 12 Moreau 1844 : 82-83.
- 13 Courrier d’Eaux-Bonnes, 22 juin 1882, n°86.
10Le jour du 15 août, convergent donc vers le chef-lieu de canton du Haut-Ossau les baigneurs des stations, les habitants de la vallée et ceux de la plaine béarnaise. Déjà s’y côtoient le bal ossalois au son de la flûte à trois trous et du tambourin à cordes et le bal moderne, animé par un orchestre de cuivres pour les citadins et ouvriers férus des danses à la mode10. Selon les voyageurs et les ethnographes, le summum de la fête est la procession qui se déroule après les vêpres et à laquelle participent les Larunsois dans leur costume de fête. Saison après saison, les chroniqueurs du Courrier d’Eaux-Bonnes reprennent, sous une forme à peine remaniée et sans citer leur source, la description des costumes qu’avait donnée le Guide Joanne en 185811 en s’inspirant lui-même d’un ouvrage de 184412. Le Guide omet rarement de préciser que les costumes se conforment « à l’antique mode du pays »13.
Figure 2. Vallée d’Ossau. Deux Ossaloises.
La photographie, prise aux Eaux-Bonnes, montre deux façons différentes de porter le châle.
Phototypie Labouche frères [entre 1905 et 1937]. Conseil général de la Haute-Garonne.
11Le déclin d’Eaux-Bonnes commence à la fin du xixe siècle et c’est en partie pour tenter de l’endiguer que le Courrier déclare en 1895 :
- 14 Courrier d’Eaux-Bonnes, 1er août 1895, n°183.
Il faut encourager les Ossalois et les Ossaloises à porter leur costume. Il faut chercher à former une société chorale qui chantera les chansons des poètes béarnais14.
- 15 Arripe 1987 : 232 et 234.
- 16 Gerde 1954, n°18 : 86.
- 17 Praviel 1927 : 159.
- 18 Le Midi socialiste, 8 septembre 1924, n°7015.
12À partir des années 1900, s’ouvre une nouvelle période, marquée à la fois par une démocratisation de la fréquentation et de nouvelles modalités de représentation des traditions. Le périmètre d’influence de la station s’élargit alors à toute la haute vallée et ce sont les villages qui désormais montent à elle. Dès 1902, de nouvelles distractions y sont proposées : une Fête des fleurs, des concours de beauté, de costumes, de danses et de chants, l’élection d’une reine d’Ossau. Ces concours persisteront jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, qui marque la faillite de la station thermale. Alors qu’Eaux-Bonnes continue à élire sa reine de beauté sur le modèle en vigueur au temps du tourisme thermal, Laruns reprend à son actif l’élection de la Reine d’Ossau. Cette célébration est sans doute une pratique félibréenne, le Félibrige ayant été présent dans la vallée, à Eaux-Bonnes en particulier : en 1903, les villages y défilent lors d’une fête présidée par l’Escole Gastou Febus ; en 1910, ce sont les félibres gascons qui s’y donnent rendez-vous15. Interprétant le déclin du costume comme un coup porté par le « modernisme décadent »16, ils mettent en place des actions pour assurer le maintien d’un élément qui incarne à leurs yeux les valeurs de la société paysanne. Les Ossalois sont ainsi invités à se rendre à Pau pour y défiler en vêtement traditionnel « devant le grand Mistral »17. Les entreprises touristiques (Syndicats d’initiative, Touring Club) trouvent là un terrain commun avec des associations émanant du Félibrige, comme La Frairia dou Desbelh qui célèbre sa fête au Château-Fort de Lourdes et dont s’occupe Louis Le Bondidier, conservateur du Musée Pyrénéen et membre du Touring Club18.
13Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des individus et des groupes cherchent à endiguer le déclin des traditions et à contrer la folklorisation qui s’est développée dans le cadre du tourisme thermal. À Bielle, l’abbé Bernet incite les habitants du village à pratiquer les danses et les musiques et à porter le costume pour les fêtes religieuses. Parallèlement, plusieurs groupes folkloriques apparaissent. Deux d’entre eux ont disparu : les Trompes d’Ossau, société musicale attestée en 1910 à Aas19 et dont il existe un groupe à Bielle et à Laruns et Lous Sarris (Les Isards) d’Aas qui se produit entre les années 1952 et 1960. Existent toujours, en revanche, Aussau Toustem, créé en 1928, et le Cuyala d’Aüssaü, fondé à Bielle en 1966. Ces deux groupes, qui se sont efforcés d’assurer la transmission des danses en sollicitant les personnes âgées, ont eux aussi pris leur part dans la codification du costume ossalois.
- 20 Bréfeil 1972 ; Marsan 2010.
- 21 Cette sélection est particulièrement nette à Laruns, qui reçoit toujours bien plus de touristes que (...)
14Depuis les années 1830, la vallée d’Ossau n’a ainsi cessé de se mettre en scène, pour elle-même ou pour les « étrangers ». C’est un premier élément, mais non le seul, qui permet de comprendre que la vallée ait pu conserver ses traditions. Pas en l’état, bien entendu. Le costume, ainsi, a subi des évolutions, la plus visible étant la substitution, lors du second Empire20, des grands châles en soie brodée portés actuellement aux modestes fichus du début du siècle. Du passé, en outre, on n’a retenu que certains traits. Ainsi, on n’a gardé des vêtements du xixe siècle que les plus beaux, les plus riches et les plus éclatants, comme il convient à des costumes destinés à figurer dans des spectacles21. Comme les danses auxquelles il est associé, le costume, en d’autres termes, s’est folklorisé. La notion de folklorisation, cependant, ne rend pas entièrement compte du sens qu’il a pour les femmes.
- 22 Un de nos interlocuteurs se souvient pourtant d’avoir vu des hommes vêtus de la blouse noire que po (...)
15Dans nos sociétés, un homme n’est pas supposé s’intéresser aux vêtements, à la différence d’une femme, et l’on comprend que nos interlocuteurs aient fort peu commenté la coupe ou les tissus de leur costume. Ils avaient aussi peu de choses à dire sur son histoire, certainement parce qu’elle est souvent très brève. Si quelques hommes nous ont dit avoir hérité leur costume de leur père, d’un aïeul ou d’un ascendant plus lointain, la majorité d’entre eux ont déclaré l’avoir acquis dans les années 1950 ou 1970 auprès de Aussau Toustem. Car l’association dut faire refaire des costumes dans ces années, les familles en ayant conservé fort peu ou les ayant laissés à l’abandon. Il semble en effet que les hommes aient à peu près arrêté de les mettre au début du xxe siècle, voire dès la fin du xixe : sur les photographies de cette époque, on voit des femmes habillées en Ossaloises pour les mariages alors que les hommes sont en complet veston, sans doute par souci de modernité22. C’est ce même souci
– auquel on peut ajouter le fait, déjà mentionné, que les qualités de danseurs des hommes sont bien plus valorisées que leur costume –, qui a pu les inciter à négliger les costumes de leurs ascendants. À sa femme Josiane qui dit : « quand il n’y avait pas de garçon dans la famille, en général, tu ne trouvais pas de costume d’homme et inversement », Pierre, son mari, répond : « Mais, même là où il y a des garçons, tu n’en trouvais pas beaucoup des costumes d’hommes ». Il en va tout autrement pour les costumes féminins dont beaucoup de familles ont gardé au moins quelques éléments.
16Le nombre de costumes ou de pièces conservés varient selon les situations familiales. La mère de Sophie venait de l’extérieur de la vallée et elle n’a donc pas de costumes du côté maternel ; Mireille n’a rien reçu de sa famille paternelle parce que personne ne s’intéressait à la danse et bien peu de pièces de sa mère parce que celle-ci avait deux sœurs, si bien que les vêtements furent partagés entre elles trois. Mais la raison le plus souvent avancée pour expliquer l’inégalité des héritages est le statut de la famille dans la hiérarchie de la vallée. Six de nos interlocuteurs ont expliqué que seules les familles casalères – les « plus antiques propriétaires du sol », selon F. Butel23 – possédaient des costumes ossalois. Elles ont parfois perdu leurs propriétés et leurs richesses mais pas, jusque dans les dernières décennies, leurs privilèges honorifiques : seuls les paysans, nous a-t-on dit, et pas les ouvriers, pouvaient danser en costume dans les fêtes de la vallée…
17Inégalement présents dans les familles, les costumes ont été aussi inégalement conservés. Certains ont vendu les pièces héritées, soit parce qu’ils avaient besoin d’argent, soit par désintérêt pour la tradition. D’autres, au contraire, les ont conservées avec le plus grand soin et continuent de le faire. C’est en particulier le cas des femmes.
18Si elles sont attachées aux costumes hérités, c’est d’abord qu’ils cristallisent, comme les bijoux24, les péripéties de l’histoire familiale. Un seul exemple : la grand-mère paternelle de Marthe lui transmit son costume peu avant sa mort, en même temps que sa bague de fiançailles – au grand dam de sa mère qui n’aimait ni sa belle-mère, ni sa fille. Après l’avoir porté jusqu’à son mariage, conformément à la norme locale qui n’accordait qu’aux jeunes filles le droit de danser, Marthe l’a laissé à sa fille – la norme prescrivant de transmettre les costumes de mère en fille. La robe de l’aïeule étant trop petite pour elle, sa fille a demandé à Marthe de l’élargir : « […] elle m’a dit : coupe ça. Pour moi, c’était un sacrilège de toucher cette… mais elle ne l’aurait pas porté, alors… ».
19Sacrilège : le terme dit bien la valeur d’un costume qui perpétue la mémoire d’une aïeule bien aimée. Sont aussi valorisés, pourtant, des vêtements dont on ne sait plus qui les a acquis initialement : on sait simplement qu’on les a trouvés « dans la maison ». Le terme « maison », précisons-le, ne désigne pas seulement ici un bâtiment d’habitation mais plus largement un :
ensemble de biens mobiliers et immobiliers formant la base économique de la famille, [un] patrimoine qui doit être maintenu indivis à travers les générations, [une] entité collective à laquelle chaque membre de la famille doit subordonner ses intérêts et ses sentiments25.
20Exemplaire de l’exigence de conservation de ce patrimoine, l’histoire d’Aurélie. Cette jeune femme de 39 ans possède une collection impressionnante de vêtements et de parures : un cotillon de sa trisaïeule paternelle et une multitude d’autres pièces, en moyenne très peu abîmées, de son arrière-grand-mère et de sa grand-mère. Cela, dit-elle, « parce que, dans la famille de mon père, il y a eu deux générations de veuves [sa grand-mère et son arrière-grand-mère] qui n’ont donné naissance qu’à des garçons », elle-même étant fille unique. N’ayant pas de fille à qui transmettre leurs costumes, son aïeule et sa bisaïeule les ont conservés alors même qu’elles étaient restées sans ressources après la mort de leur mari, décédé très jeune :
Elles ont vendu la ferme, les outils (…), de beaux meubles mais elles ont gardé les vêtements et les bijoux, qui n’avaient pas de valeur, certes, mais peut-être pour cela.
21Nous hasarderons une autre interprétation : en gardant les costumes et les bijoux de fête, les grands-mères ne voulaient-elles pas garder un signe de statut particulièrement important puisqu’il était donné à voir à tous ? La grand-mère de Marthe avait manifesté, d’une autre façon, cet attachement à ce signe. Issue d’une famille qui « avait un nom conséquent… c’étaient de grandes familles », elle perdit tous ses biens dans un incendie. Elle se mit alors à travailler avec des maçons « pour se gagner le costume » qu’elle transmit plus tard à sa petite-fille.
22Le fait que le costume est un marqueur de la place de la « maison » dans la hiérarchie locale permet aussi de comprendre la valeur accordée à la jupe rouge, celle que portaient autrefois, dit-on, les héritières.
23Actuellement, presque toutes les femmes qui sortent danser le jour du 15 août, à Laruns, portent une jupe rouge : plissée et non pas froncée, elle est bordée dans la plupart des cas d’un liseré vert. Tous nos interlocuteurs ont affirmé que cette jupe était autrefois réservée à l’héritière, terme qu’ils utilisent comme un synonyme d’aînée : « dans toutes les Pyrénées, la tradition, c’est que c’est l’aîné qui hérite, garçon ou fille ». P. Bourdieu, qui rattache le statut d’héritier à la volonté d’assurer la perpétuation de la maison, dont l’intégrité serait menacée si elle était partagée, souligne cependant :
- 26 Bourdieu 2002 : 22 et 23. Deux des femmes dont nous avons le témoignage l’ont dit aussi. Toutes deu (...)
Dans la réalité, l’héritier n’est pas le premier né, garçon ou fille, mais le premier garçon, même s’il vient au septième rang. C’est seulement lorsqu’il n’y a que des filles, au grand désespoir des parents, ou bien lorsque le garçon est parti, que l’on institue une fille comme héritière26.
24Les héritières étaient rares et cela permet de comprendre que bien peu, parmi les femmes que nous avons rencontrées, aient reçu une jupe rouge de leurs ascendantes. On comprend aussi qu’un seul des ouvrages du xixe siècle que nous avons consultés signale que les héritières sont vêtues d’une « jupe rouge de mérinos ou de soie »27. Rares autrefois, les jupes rouges foisonnent aujourd’hui :
Maintenant, toutes celles qui rénovent ou qui se font faire des costumes, elles veulent cette jupe rouge et ça enlève un plus à la diversité des costumes. Le jour du 15 août, moi je suis sidérée. Depuis deux ou trois ans, toutes ces jupes rouges !
- 28 Cette idée est énoncée par Cazaurang 1983 : 247.
- 29 Comme on le sait, le noir est la couleur du deuil et les femmes, bien souvent, étaient confrontées (...)
25À ce propos de Mireille sur Laruns fait écho celui de Gisèle précisant que les jupes faites pour les membres du Cuyala d’Aüssaü sont toutes rouges « avec le liseré ». La prolifération des jupes rouges suggère, en d’autres termes, qu’une nouvelle étape du processus de folklorisation a été franchie28. Plus éclatant et plus gai qu’une autre couleur, le rouge est plus spectaculaire et c’est pourquoi on a eu tendance à le substituer au noir, pourtant bien plus usité autrefois29.
26Dire cela, c’est supposer que le sens de la jupe rouge a été oublié. C’est certes ce que nous ont dit certaines de nos interlocutrices : « c’est fini », les jeunes « ne regardent pas si c’est une héritière », « les gens font moins attention ». Toutefois, il en va autrement pour une partie au moins des femmes originaires de la vallée. Josiane précise ainsi qu’elle n’est pas une aînée et qu’elle porte donc une jupe rouge « pour le folklore, pour le Cuyala », c’est-à-dire pour les spectacles folkloriques organisés par ce groupe. Également membre de ce groupe, Aurélie porte aussi une jupe rouge, mais en lui donnant une tout autre valeur :
(…) la jupe rouge, ne peut la porter que l’héritière. Maintenant, bien sûr, elles sont toutes héritières, mais ne la porte que l’héritière. Ça, j’y tiens beaucoup parce que je le suis, héritière. Donc, je porte ostensiblement la jupe rouge. Et je fais remarquer à celles qui la portent et ne le sont pas qu’elles ne devraient pas, parce que… c’est un signe de pouvoir. Ma grand-mère, elle ne m’a pas transmis de jupe rouge, elle ne s’est pas mariée avec, tout simplement parce que ce n’était pas une héritière. (…)
Q. Et votre jupe rouge, donc, vous l’avez fait faire ?
Oui, puisqu’il n’y avait pas eu d’héritière. Il y en a une que j’ai fait faire et l’autre que j’ai faite moi-même. Elle a un défaut, mais j’ai mis un point d’honneur à la faire.
27Pour Aurélie, la jupe rouge est bien autre chose que du folklore. C’est qu’à l’inverse de la plupart des femmes de sa génération (fort rares actuellement dans le Cuyala, souligne-t-elle), elle a choisi d’assumer une tradition que d’autres rejettent ou traitent avec désinvolture : la plupart des personnes qui sortent dans la fête en costume ne savent pas danser et ne cherchent pas à apprendre. Aurélie, en revanche, fait partie de ce petit groupe de personnes qui, pour des raisons tenant à l’histoire de leur famille et à leurs propres choix, s’efforcent de perpétuer un passé qu’elles considèrent comme une dimension de leur identité : elles ont appris à danser selon les règles et respectent aussi les règles d’usage du costume – par exemple, on ne le met pas lorsque, étant de Laruns, on va danser à Bielle ou inversement.
- 30 Le livre de Gratacos, six fois réédité depuis sa première publication en 1987, a pu contribuer à lé (...)
28Difficile, donc, de parler sans nuances de « folklore » ou de « folklorisation » à propos du costume ossalois et plus précisément de la jupe rouge, dans la mesure où ce legs du passé garde, pour une partie des Ossaloises, un sens qui va bien au-delà du désir de donner un beau spectacle aux touristes. Si l’on a mis en avant cette pièce vestimentaire, c’est sans doute parce que le rouge est une couleur spectaculaire. Mais c’est aussi parce que le statut d’héritière a été érigé au cours du xxe siècle au rang de trait emblématique de la culture pyrénéenne30. L’idée que les femmes des Pyrénées et donc les Ossaloises ont été les égales des hommes avait toutes les chances de trouver un écho à une époque qui prétend promouvoir les femmes. Il a pu sembler particulièrement nécessaire de mettre cette idée en avant dans un lieu présenté depuis les années 1930 comme un « conservatoire » du passé : en valorisant la jupe rouge, les Ossaloises entendent peut-être montrer que le respect de la tradition n’est pas synonyme d’archaïsme.