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Regards complémentaires

Prestiges de l’uniforme. Policiers et gendarmes dans la France du xixe siècle

Arnaud-Dominique Houte
p. 153-165

Résumés

En expliquant comment les forces de l’ordre se dotent d’uniformes spécifiques au cours du xixe siècle, il s’agit de comprendre la signification de cet objet. Au-delà de l’utilité pratique du costume, qui peut faire débat, policiers et gendarmes affichent une prestance militaire qui renforce leur prestige. Mais ils montrent aussi qu’ils travaillent en toute transparence, en assumant leurs actes et en se plaçant au service du public. Ils prouvent enfin leur valeur en engageant des dépenses vestimentaires qui deviennent un gage de respectabilité. S’il constitue un enjeu symbolique fort, l’uniforme évolue dans le sens d’une plus grande simplicité fonctionnelle au cours du xixe siècle, s’adaptant dans une certaine mesure à la mode masculine.

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Texte intégral

  • 1 Pagnol 1957 : 133.

1Quand Marcel Pagnol rédige ses souvenirs d’enfance, un demi-siècle après la Belle Époque, il se souvient encore avec terreur du képi du garde particulier qui voulait verbaliser sa famille. Mais il s’émerveille aussi du pouvoir de Bouzigue, modeste piqueur du canal qui porte plus que fièrement « un uniforme sombre à boutons de cuivre et une casquette », signes tangibles de son appartenance à la puissante « administration »1. Teintée de nostalgie, cette évocation rappelle combien la France du xixe siècle aimait les uniformes. Outre les habits militaires largement diffusés dans la société, on ne compte plus les képis, les ceinturons vernis, les vestes de drap bleu, qui équipent les douaniers, les gardes forestiers, les gardiens de musée, les facteurs, etc.

  • 2 Roche 1989 : 212.
  • 3 Les récents travaux sont mis en perspective par Berlière 2008 qui néglige malheureusement l’histoir (...)
  • 4 Denys 2008.
  • 5 Deluermoz 2006 ; Houte 2010 ; Lignereux 2008a. Le cas des gardes républicains est étudié par Cardon (...)

2Le fait est connu mais n’a guère été étudié, sans doute parce que les historiens se sentent peu à leur aise dans ce domaine d’érudition pointilleuse et passionnée, chasse gardée des amateurs de militaria. Il n’est pourtant pas nécessaire de collectionner galons et épinglettes pour mesurer la considérable importance culturelle du phénomène. Comme l’écrivait déjà Daniel Roche, l’histoire de l’uniforme « mérite mieux que ce qu’elle est et a été : une passion pour les toujours jeunes amateurs de soldat de plomb »2. Contentons-nous, dans le cadre de cet article, de tracer quelques perspectives à propos d’un uniforme bien particulier, celui des forces de l’ordre. Considérablement renouvelée au cours de la dernière décennie3, l’historiographie de la police et de la gendarmerie permet en effet d’arpenter ces questions en s’appuyant sur de solides monographies. Outre l’article pionnier que Catherine Denys a consacré à l’uniforme à la fin de l’Ancien Régime4, plusieurs travaux récents5 permettent d’ébaucher une synthèse et de montrer ce qui se joue sous le costume de l’ordre.

3Derrière la tunique de drap bleu qui constitue le modèle autour duquel se déclinent d’infinies variations, on entrevoit en effet des enjeux institutionnels et des débats financiers, techniques, esthétiques, sur la nature de la sécurité publique. Mais on aperçoit également des appropriations et des sensibilités qui montrent comment l’uniforme devient peu à peu, sinon une seconde peau, du moins l’emblème d’un esprit de corps. Dans cette perspective, il s’agit donc de considérer le costume comme le point central d’un triangle unissant l’agent, l’institution et la société, tous acteurs d’une histoire vestimentaire qui se déploie au carrefour de trois grands mouvements : la valorisation du modèle militaro-viril, l’affirmation des valeurs de visibilité et la professionnalisation des forces de l’ordre.

« La mâle assurance qui forme un guerrier »

  • 6 Denys 2008 : 176.

4À la fin de l’Ancien Régime, l’uniforme reste un attribut principalement militaire, même si les forces de police, très différentes d’une ville à l’autre, arborent parfois des costumes distinctifs. Leurs tenues ne s’enrichissent toutefois qu’au milieu du xviiie siècle, notamment dans le Nord : le chapeau, le manteau, la bandoulière et la hallebarde composent désormais un costume à dominante rouge qui s’accompagne de plus en plus souvent d’une épée et qui s’inspire explicitement du modèle militaire. Avec cette tenue, « notre autorité [est] plus respectée », écrit un sergent de ville lillois6.

  • 7 Brouillet 2002.

5 Cette conception martiale du métier de policier nourrit encore plus nettement la maréchaussée. Réorganisée au début du xviiie siècle, cette vieille institution se professionnalise en renforçant son identité militaire7. Pour la faire reconnaître, elle accorde donc une importance particulière au port de l’uniforme. La gendarmerie qui lui succède, en 1791, s’inscrit dans le même sillage : la tenue devient un gage de militarité et un signe de puissance. Elle s’inspire directement des uniformes de cavalerie, avec le port d’un habit de drap bleu enrichi de parements et de boutons gravés, de buffleteries, de grandes bottes noires, etc. Le galon d’argent brodé sur le bicorne, la grenade et l’aiguillette distinguent de leur côté l’« arme d’élite », par opposition aux troupes régulières.

  • 8 Journal de la Gendarmerie, 21 mai 1858.

6 Il faut toutefois se prémunir de la trop fréquente confusion entre les belles illustrations des textes officiels et l’apparence moins pimpante des uniformes réellement portés. C’est précisément ce décalage entre la règle et l’usage qui intéresse l’historien, dans la mesure où il permet d’observer les modalités d’appropriation de l’uniforme. Aussi faut-il prêter attention à ces voix originales qui expriment publiquement leur scepticisme quant à la nécessité de porter des habits trop recherchés. Ces « esprits avancés »8 – le mot n’est pas un compliment dans la gendarmerie du xixe – voudraient simplifier l’uniforme et alléger l’équipement, mais leur combat reste minoritaire et ne remet pas en cause le principe d’un costume distinctif et la nécessité d’en imposer aux populations.

  • 9 Journal de la Gendarmerie, mars 1844.
  • 10 Service Historique de la Défense [SHD]-Armée de Terre, Xf 210, rapport d'inspection générale de 186 (...)

7 Si les gendarmes ne se laissent pas nécessairement aveugler par l’éclat des dorures, ils se montrent assurément sensibles au prestige de l’uniforme et aux discours de leurs chefs, insistant sur la puissance qui se dégage d’un uniforme bien porté. « C’est peut-être un tort, mais, en France, on n’aime que ce qui brille », écrit ainsi le très influent Cochet de Savigny, qui renchérit : « […] du jour où la gendarmerie sera pauvrement vêtue, elle ne sera plus que la troupe de la police »9 – est-il nécessaire de préciser que le mot est ici employé dans un sens péjoratif, par opposition à l’armée ? Inspecteur général de la gendarmerie du second Empire, le général de la Ruë se félicite, quant à lui, du zèle des chefs, « qui font comprendre à leur subordonnés qu’un gendarme propre et bien tenu en impose aux yeux de la population »10.

  • 11 Corbin 2012.

8Au-delà de cet effort de propagande, c’est le mouvement général de la mode qui emporte la conviction des gendarmes. Formés au régiment, habitués aux uniformes, ils ont pu prendre la mesure des séductions du modèle militaire, telles qu’elles se diffusent dans l’ensemble de la société. On sait en effet que les guerres révolutionnaires et napoléoniennes ont sensiblement modifié les regards portés sur l’armée et qu’elles ont provoqué une indéniable banalisation du vêtement militaire dans la vie quotidienne des villes et des campagnes. L’uniforme est de plus en plus souvent érigé en signe de virilité11.

  • 12 Archives de la Préfecture de Police [APP], DB 43, rapports du 9 avril 1848 et du 13 janvier 1849 ; (...)

9Comme les gendarmes, avec lesquels ils partagent une expérience militaire, les agents de police parisiens sont sensibles à ces conceptions. Aussi accueillent-ils avec bienveillance l’initiative du préfet de police Debelleyme, qui décide, en 1829, de mettre en place un corps de sergents de ville, équipés d’une redingote bleu roi et d’un chapeau à cornes. Le choix très symbolique de les doter d’une épée accentue leur dimension militaire qui est brièvement battue en brèche par la révolution de 1848. En équipant provisoirement ces agents de police d’un bâton noir et d’un « chapeau tyrolien » ou « sombrero suisse », la République échoue à proposer un autre modèle12.

  • 13 Cité par Deluermoz 2006 : 131.
  • 14 Cité par Liauzu 2007 : 93.
  • 15 Il ne semble pas absurde de comparer l’expérience des policiers et gendarmes du premier xixe siècle (...)

10L’expérience semble ainsi prouver que le Parisien « ne respecte et ne craint que l’épée et le tricorne du sergent de ville ; il ne considère que l’épaulette »13. En quoi il ne se différencie guère du campagnard, ni même de l’indigène. À travers le regard de Tartarin, surpris de découvrir que, « pour gouverner l’Algérie, point n’est besoin d’une forte tête, ni même de tête du tout, il suffit d’un képi, d’un beau képi galonné »14, Alphonse Daudet décrit moins la spécificité coloniale qu’il ne répète une banalité d’époque15.

« À la face du soleil et en uniforme »

  • 16 Deluermoz 2006 : 217
  • 17 Cité par Féron & Rey 1896 : 453.

11Lancée par Napoléon III en 1854, la réforme de la police parisienne, qui s’accompagne d’une forte hausse d’effectif, amorce cependant une rupture en s’inspirant explicitement de l’exemple londonien d’une police ostensible. Une logique de transparence se superpose ainsi au modèle militaire, qui reste bien présent. Dans la rue, les sergents de ville affichent en effet le prestige de l’uniforme ; ils en jouent et sont accusés par la foule de « faire de l’épate »16. Mais la mise en place du numéro de collet qui facilite leur identification les contraint également à jouer franc jeu. Poète amateur, l’agent Raynaud ne s’y trompe pas quand il rappelle, en 1887, que « de tout cet attirail martial qui le rend si rogue, un détail, seul, le chagrine, c’est de voir qu’à sa pèlerine se dandine un numéro qu’il eût voulu moins apparent »17.

  • 18 Journal de la Gendarmerie, novembre 1846.
  • 19 Durantin 1842 : 984.
  • 20 Delattre 2000.
  • 21 Lignereux 2008b.

12L’agent doit désormais « agir à la face du soleil et en uniforme », comme le revendiquait Cochet de Savigny pour la gendarmerie18. On sait que cette question mobilise les libéraux, hostiles aux mouchards et aux provocateurs : « Ne craignez pas de les démasquer aux yeux de tous », écrit le dramaturge Armand Durantin, qui regrette l’échec des tentatives révolutionnaires pour imposer un « élégant uniforme » au lieu de « l’ignoble redingote couleur quelconque » des commissaires19. La naissance des sergents de ville répond en partie à ces reproches répétés. Comme les réverbères qui rassurent la nuit parisienne, l’uniforme du sergent de ville peut incarner la promesse encore fragile d’un ordre public transparent20. La gendarmerie connaît, à une échelle différente, un mouvement comparable. Encore banale dans le premier tiers du xixe siècle, la pratique du déguisement disparaît petit à petit21. Au milieu du siècle, la rupture est consommée : l’uniforme n’est plus seulement le costume des grandes occasions, il devient la tenue de service sans laquelle le gendarme ne peut plus exercer légalement ses fonctions.

  • 22 Lopez 2003.

13Étroitement liée aux progrès de l’idée démocratique et aux transformations du rôle dévolu à l’État et à son administration, cette volonté de transparence modifie les relations entre police et société et transforme la nature du métier, en rendant difficiles sinon impossibles, pour les agents en uniforme, les missions de renseignement ou les enquêtes approfondies. Apparaît ainsi la distinction entre la « tenue » et la « police en civil », la seconde l’emportant en termes symboliques, car elle est chargée des affaires les plus délicates et les plus complexes22. Mais les gendarmes et les policiers en uniforme affirment leur compétence dans le domaine capital de la sécurité publique quotidienne.

  • 23 Houte 2010.

14Leur professionnalisme est en effet garanti par le port de l’uniforme, qui dote l’institution d’un outil de surveillance particulièrement efficace. Les préfets de police expliquent ainsi que les sergents de ville seront désormais « contraints à faire leur service avec régularité et à apporter dans leurs actes, sans cesse contrôlés, du sang-froid et de la modération ». Acteurs d’un programme disciplinaire encore plus affirmé23, les officiers de gendarmerie veillent, de leur côté, à la rectitude de la tenue. Il ne suffit pas de revêtir l’uniforme, il faut encore boutonner le col de chemise, ne pas dépareiller les pièces d’équipement, se tenir droit, etc. Tuteur d’un corps redressé, l’uniforme rappelle au gendarme les contraintes du service. Telle est bien l’ambivalence du costume, à la fois objet de fierté et tunique de Nessus, mais surtout indicateur de professionnalisation.

Le coût et la valeur du costume

  • 24 Ebel 2000 : 234-235 ; Vogel 1993.
  • 25 Pergaud 1912 : 53.
  • 26 Archives Nationales, F7 12840, rapport du préfet de la Meuse au ministre de l’Intérieur, 29 janvier (...)

15Les dépenses engagées pour habiller les agents témoignent de la valeur qui leur est accordée. Ce qui signifie que l’absence ou la pauvreté de la tenue déclasse d’autres acteurs de la sécurité. Encore mal connues, les polices urbaines provinciales semblent ainsi très mal équipées avant la fin du siècle24. Les gardes champêtres n’arborent, quant à eux, qu’une modeste « plaque de métal ou d’étoffe » dont ils semblent toutefois s’enorgueillir. Quand Louis Pergaud brosse le portrait du père Bédouin, garde champêtre de La Guerre des Boutons, il prend d’ailleurs soin de décrire « la plaque jaune bien astiquée luisant parmi les plis de la blouse bleue toujours propre » qui contraste avec la négligence alcoolisée du personnage25. Même dérisoire, la marque distinctive fonde l’autorité policière. C’est pour cette raison que le préfet de la Meuse s’oppose au choix économique de doter le nouveau corps des gardes civils d’un simple « brassard vert-olive », insuffisant « au point de vue du prestige et du respect » : « un uniforme véritable déciderait davantage de volontaires », plaide-t-il en vain26.

  • 27 Pour tous ces chiffres, APP, DB 43, et Féron & Rey 1896.

16Il est vrai que la panoplie du parfait agent de la loi coûte cher. Pour la préfecture de police, le budget d’habillement atteint 30 000 F en 1833, 60 000 F en 1839 et dépasse les 100 000 F en 1850. Avec la considérable augmentation des effectifs de 1854, les chiffres s’envolent : il faut provisionner près de 700 000 F annuels au cours des années 186027. Pour limiter le gaspillage, l’institution met en place des « livrets d’habillement » censés responsabiliser les agents. Sans doute s’inspire-t-elle des « masses individuelles » en vigueur dans la gendarmerie. Pour tenir compte des frais d’équipement qui pèsent sur les gendarmes eux-mêmes, chaque recrue est en effet dotée d’un compte individuel qui est abondé par des retenues sur la solde et qui permet de garantir la solvabilité et de lisser les dépenses tout au long de la carrière.

  • 28 L’Avenir de la Gendarmerie, 15 janvier 1909. Notons toutefois que certaines photographies posées me (...)

17Redoutable instrument de pouvoir, ce dispositif est aussi contraignant que contesté. Certains préfèreraient simplifier le système en mettant directement l’équipement à la charge de l’institution. Mais la plupart des gendarmes restent attachés à cette fiction libérale selon laquelle ils font le métier à leurs frais. Peu importe qu’ils soient remboursés par des mécanismes de subventions, l’essentiel est qu’ils puissent afficher leur réussite : la beauté de l’uniforme scelle autant le prestige de l’institution que le statut social de l’homme, qui arbore sa fortune sur son dos. En témoigne d’ailleurs le soin méticuleux que beaucoup mettent à s’habiller lorsqu’il s’agit d’assister à une fête, en compagnie de l’épouse, elle-même équipée « d’une simple mais gracieuse toilette qui doit être digne du prestigieux uniforme du brillant compagnon des promenades dominicales »28.

18Le délai de péremption des équipements constitue à cet égard un bon indicateur de la valeur accordée à la tenue. Chaque institution fixe la durée de vie des effets : quatre ans pour la tunique du sergent de ville, trois mois pour ses cravates, etc. L’intérêt financier des agents devrait les inciter à retarder la mise au rebut et le remplacement des habits. L’institution est suffisamment consciente du risque pour organiser de fréquentes « revues d’habillement » qui se révèlent le plus souvent inutiles, car la sensibilité esthétique des policiers et des gendarmes les incite à renouveler leurs équipements usés sans attendre la date réglementaire.

Les chemins de la démilitarisation

  • 29 Deluermoz 2003.

19Reste à savoir comment ces logiques esthétiques, financières, professionnelles, se heurtent aux bouleversements de la mode et aux pesanteurs de la routine. Réformer la tenue joue en effet sur une dimension symbolique particulièrement forte dans ces métiers attachés au culte de la tradition. L’argument pratique de la commodité est souvent décisif. En dépit des blocages financiers, le préfet Piétri parvient ainsi à doter d’un caban les sergents de ville, qui doivent être « vêtus de manière à résister en tout temps aux fatigues de leur service ». L’adoption, en 1887, de la célèbre pèlerine en caoutchouc et de bottes procède d’une même intention bienveillante. Il faut toutefois comprendre que le costume des sergents de ville s’adapte plus facilement que celui des gendarmes dans la mesure où il est explicitement conçu comme une vitrine de la modernité parisienne29. L’adoption très médiatisée du bâton blanc pour la police de la circulation témoigne de cette plasticité qui ne remet cependant pas en cause l’allure d’ensemble de la tenue, toujours inspirée du modèle militaire.

  • 30 Bataille 1896 : 298.
  • 31 Reiss 1914 : 101-106.
  • 32 Frevert 2004 : 181.

20Il reste ainsi impossible de se débarrasser du sabre dont tout le monde reconnaît pourtant l’inutilité, sinon la nocivité, quelques mésaventures tragiques ayant montré que les malfaiteurs savaient mieux que les policiers s’emparer d’une épée mal placée sous l’uniforme, tandis que d’autres histoires mettent en scène les gendarmes « s’embarrassant malheureusement dans leurs sabres »30. À force de vouloir calquer l’habit policier sur la tenue militaire, les autorités ont en effet oublié la spécificité du maintien de l’ordre, qui exige moins d’intimidation que de souplesse. Le professeur Reiss en prend acte au début du xxe siècle, après une enquête qui lui permet de tracer le patron d’un uniforme idéal, inspiré de la tenue des cow-boys américains31. Cette proposition reste sans écho, de même que les rares projets d’abandon du sabre : comme l’avait montré Ute Frevert, l’arme joue un rôle trop symbolique, qui renvoie autant à la puissance militaire qu’à la fierté virile32.

  • 33 Dixmier & Viltard 2010 : 74.
  • 34 L'Écho de la Gendarmerie, janvier 1898.

21Les lentes mutations de l’identité masculine imposent néanmoins des ajustements. Il suffit de comparer les silhouettes du début et de la fin du siècle pour remarquer, par exemple, que les ornements de parade qui fondaient la puissance militaire sous l’Ancien Régime prennent un tour désuet au début du xxe siècle. Comme le caricaturiste Jossot, grande figure de L’Assiette au Beurre, on peut tourner en ridicule « ces déguisements couverts de galons, de broderies et de rubans »33. Conscients de cette image ambivalente, les gendarmes dénoncent surtout la minutie soupçonneuse avec laquelle sont menées les revues d’équipement qui les obligent à manier l’aiguille et le balai et qui amusent les badauds, tandis que la presse se moque de ces « brigades ménagères »34. Le mouvement général de simplification de la tenue répond donc au risque du ridicule et à la volonté de se conformer aux modèles sociaux dominants.

  • 35 Le Gendarme, janvier 1896.
  • 36 Fuligni 2010 : 164.

22Le chapeau de gendarme constitue à cet égard le vestige le plus emblématique de la tenue traditionnelle. Aussi désuet qu’incommode, « maintenant la chaleur en été et laissant ruisseler la pluie à l’automne »35, il fait l’objet de débats parlementaires dès les années 1840 et compte bien plus de procureurs que d’avocats, mais ces derniers savent toucher l’opinion publique, surtout à la fin du siècle, quand le projet de réforme revient sur le devant de la scène. « Mauvaise coiffure, peu importe, admirable signe ! Il est connu de tous, il est respecté par tous, cela suffit, n’y changeons rien », écrit ainsi le commissaire Gronfier dans les années 188036. Durant l’hiver 1895, la presse se saisit du dossier sur un mode mi-humoristique, mi-nostalgique, qui illustre l’angoisse devant les mutations du monde rural et qui démontre que l’uniforme n’appartient plus à celui qui le porte, ni même à l’institution : il engage toute la société.

  • 37 L’Écho de la Gendarmerie, 11 avril 1909.
  • 38 Sohn 2009.

23Mais le bicorne cristallise surtout une opposition plus profonde entre les partisans d’un costume voyant et ceux qui privilégient une tenue plus discrète. Certains veulent y voir une question de génération : « Nos pères aimaient le panache et la cocarde ; leurs petit-fils préfèrent la simplicité, l’ombre et le silence. C’est à cette cause sans doute qu’il faut attribuer l’espèce de phobie qui a sévi sur l’uniforme »37. Toujours est-il que l’on peut rapprocher cette évolution des transformations de la virilité telles que les décrit Anne-Marie Sohn : dans leur rapport à l’uniforme, les gendarmes passeraient ainsi d’une masculinité ostentatoire à une masculinité intériorisée38.

  • 39 Houte 2010.

24Cette simplification de l’uniforme concorde avec la progressive mise en place d’une identité professionnelle qui n’est plus fondée sur l’intimidation, mais qui repose sur le service public39. En privilégiant une tenue qui se fond plus naturellement dans le paysage vestimentaire des campagnes, la gendarmerie de la Troisième République engage un mouvement de banalisation qui suscite toutefois des réticences : le soldat de la loi peut-il être habillé comme n’importe quel autre agent de l’administration ? Dans son fascinant Surmâle, Alfred Jarry joue la carte de la provocation pour décrire,

  • 40 Jarry 1902 : 140.

non point un de ces gendarmes horrifiques et moustachus contre qui Guignol aguerrit notre enfance, mais un gendarme imberbe, en petite tenue, en tenue si petite qu’on aurait dit à peine un facteur et qui roulait entre ses doigts un simple képi au lieu du tricorne légendaire40.

25Ce portrait en rupture avec la tradition constitue un repoussoir au sein d’une institution déterminée à entretenir son image militaire, mais il n’en définit pas moins l’horizon lointain des mutations amorcées.

  • 41 Pruvost 2008.

26Peu étudié par les historiens, le xxe siècle des uniformes pourrait être lu dans cette même perspective, entre persistance des imaginaires militaro-virils traditionnels et développement d’une conception plus souple du métier. Il faut toutefois se garder des lectures simplistes qui expliquent le déclin du modèle ancien par la féminisation des polices : les pionnières des années 1970 ont souvent dû surjouer la virilité pour garantir leur insertion professionnelle41. Il n’est pas plus utile d’invoquer le relâchement des codes vestimentaires, le jean-perfecto des inspecteurs n’ayant pas grand-chose à envier au képi du xixe siècle pour ce qui est de l’affichage de la masculinité. Démilitarisation n’est pas dévirilisation. On conclura en remarquant que des trois fonctions dévolues à l’uniforme du xixe siècle, rendre professionnel, rendre visible et rendre impressionnant, c’est peut-être cette dernière qui a le mieux survécu aujourd’hui.

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Bibliographie

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Notes

1 Pagnol 1957 : 133.

2 Roche 1989 : 212.

3 Les récents travaux sont mis en perspective par Berlière 2008 qui néglige malheureusement l’histoire de la gendarmerie, présentée par Luc 2005. On trouvera une synthèse historiographique dans Milliot 2008.

4 Denys 2008.

5 Deluermoz 2006 ; Houte 2010 ; Lignereux 2008a. Le cas des gardes républicains est étudié par Cardoni 2008.

6 Denys 2008 : 176.

7 Brouillet 2002.

8 Journal de la Gendarmerie, 21 mai 1858.

9 Journal de la Gendarmerie, mars 1844.

10 Service Historique de la Défense [SHD]-Armée de Terre, Xf 210, rapport d'inspection générale de 1863 pour la Charente-Inférieure.

11 Corbin 2012.

12 Archives de la Préfecture de Police [APP], DB 43, rapports du 9 avril 1848 et du 13 janvier 1849 ; La Réforme, 1er novembre 1848.

13 Cité par Deluermoz 2006 : 131.

14 Cité par Liauzu 2007 : 93.

15 Il ne semble pas absurde de comparer l’expérience des policiers et gendarmes du premier xixe siècle à celle des forces de police africaines, surnommées les « corps habillés » ; Glasman 2011.

16 Deluermoz 2006 : 217

17 Cité par Féron & Rey 1896 : 453.

18 Journal de la Gendarmerie, novembre 1846.

19 Durantin 1842 : 984.

20 Delattre 2000.

21 Lignereux 2008b.

22 Lopez 2003.

23 Houte 2010.

24 Ebel 2000 : 234-235 ; Vogel 1993.

25 Pergaud 1912 : 53.

26 Archives Nationales, F7 12840, rapport du préfet de la Meuse au ministre de l’Intérieur, 29 janvier 1914.

27 Pour tous ces chiffres, APP, DB 43, et Féron & Rey 1896.

28 L’Avenir de la Gendarmerie, 15 janvier 1909. Notons toutefois que certaines photographies posées mettent en scène des gendarmes « en petite tenue », selon la formule réglementaire, c’est-à-dire équipés d'un uniforme pour le moins rudimentaire.

29 Deluermoz 2003.

30 Bataille 1896 : 298.

31 Reiss 1914 : 101-106.

32 Frevert 2004 : 181.

33 Dixmier & Viltard 2010 : 74.

34 L'Écho de la Gendarmerie, janvier 1898.

35 Le Gendarme, janvier 1896.

36 Fuligni 2010 : 164.

37 L’Écho de la Gendarmerie, 11 avril 1909.

38 Sohn 2009.

39 Houte 2010.

40 Jarry 1902 : 140.

41 Pruvost 2008.

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Pour citer cet article

Référence papier

Arnaud-Dominique Houte, « Prestiges de l’uniforme. Policiers et gendarmes dans la France du xixe siècle »Clio, 36 | 2012, 153-165.

Référence électronique

Arnaud-Dominique Houte, « Prestiges de l’uniforme. Policiers et gendarmes dans la France du xixe siècle »Clio [En ligne], 36 | 2012, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 08 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10793 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10793

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Auteur

Arnaud-Dominique Houte

Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris-IV Sorbonne. Membre du Centre de Recherche en Histoire du xixe siècle, il a notamment publié Le métier de gendarme au xixe siècle (Rennes, PUR, 2010). Il travaille principalement sur l’histoire des forces de sécurité et sur les sensibilités au vol et à la propriété.

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