« Femmes en guerres »
« Femmes en guerres », Sextant, Revue du groupe interdisciplinaire d’études sur les femmes et le genre, numéro coordonné par Sophie Milquet & Madeleine Frédéric, Université de Bruxelles, n° 28, 2011, 118 pages.
Texte intégral
1C’est une « lecture du fait guerrier selon le prisme du genre » (Sophie Milquet) que propose Sextant, revue bruxelloise du Groupe interdisciplinaire d’études sur les femmes et le genre. Elle s’inscrit ainsi dans l’une des plus riches problématiques de ces dernières années, dont rend compte la contribution de Luc Capdevila qui ouvre ce numéro. Il y souligne l’ambivalence de la guerre, à la fois lieu par excellence de la domination masculine, qui conduirait sur la longue durée à « consolider la différence entre les sexes », et « temps des possibles » propice à « une dynamique de rapprochement des conditions masculines et féminines », par « la transgression des assignations de sexe ».
2On s’attendait dès lors à voir ce questionnement interpeller des conflits de nature différente, ce que le titre posait d’emblée ; or, dans les contributions suivantes – à l’exception de celle de Michèle Touret sur « Louis Guilloux et les Libérateurs dans O.K. Joe ! » et celle, brève et historiographique, de Justine Feyereisen sur « Les identités de genre en guerre » –, les articles portent uniquement sur la guerre civile espagnole, limitant la réflexion à un type de conflit, dont l’une des spécificités est d’emblée de mobiliser l’ensemble du corps social, de brouiller les lignes de partage civil/militaire, front/arrière, patrie/agresseur étranger. La nationalisation du corps des femmes, bien repérée par les historiens dans les guerres inter étatiques, n’est pourtant pas absente dans ce conflit interne, ce qui conduit Maud Joly, qui a achevé une brillante thèse sur ce sujet, à s’attarder sur la « singularité et la signifiance de la corporéité de la guerre d’Espagne ». Tontes, purges, viols font partie intégrante de la stratégie guerrière des nationalistes. Ces violences sexuelles qui façonneront la mémoire féminine de la guerre sont autant réelles que symboliques ; la lecture sexuée du conflit n’est possible, affirme l’historienne, que parce qu’il est une guerre totale, celle-ci est donc nécessairement genrée. Telle est bien la dimension qui traverse les récits de guerre des républicaines dont la littérature se fait aussi l’écho, comme le prouve l’analyse que donne Sophie Milquet de l’œuvre d’Agustin Gomez-Arcos. Elle démontre la centralité du corps des vaincues comme « un des vecteurs privilégiés » et de l’expérience féminine de la guerre et de la construction identitaire.
3L’article de Dolores Martin Moruno sur l’hygiène sexuelle durant la guerre civile espagnole vient confirmer le parti pris des auteur-e-s, qui, au fil des pages, perturbe, voire fausse, l’inscription du genre dans cette guerre : en effet, seule l’expérience des républicaines est envisagée, qu’elle soit négative – comme nous venons de le voir – ou positive – le conflit comme facteur d’émancipation féminine et de développement du féminisme, thèse au demeurant fort discutable, car bien oublieuse du passé des Modernas, ces intellectuelles des années 20, et de celui de Maria Lejarraga qui n’a pas attendu la guerre et ses soixante ans pour avoir une conscience politique et féministe. Si son engagement est bien connu des historiens espagnols, Allison Taillot s’étonne du peu d’attention portée à la mission d’attachée culturelle de la République espagnole confiée, en plein conflit, à cette écrivaine qui longtemps écrivit sous le nom de son mari, Martinez Sierra. L’auteure voit dans ce silence historiographique un refus de considérer l’action de cette théoricienne du féminisme autrement que comme l’expression d’un altruisme.
4La focalisation sur les républicaines conduit à une dommageable confusion entre cette catégorie d’Espagnoles, elle-même nullement homogène, et la population féminine dont une partie est, de surcroît, constituée de femmes nationalistes. Ce numéro n’en demeure pas moins d’un riche apport, notamment en posant le problème générationnel de la mémoire au féminin étroitement articulée avec les trois phases de l’histoire contemporaine espagnole (le franquisme, la transition, la démocratie). La post-mémoire, admirablement romancée par Almudena Grandes dans El Corazon helado [Le cœur glacé], ressuscite aussi les souvenirs nationalistes. Si ce retard se comprend à l’aune de l’enjeu national de la réconciliation, on est conduit à se demander pourquoi ce délai de cicatrisation semble s’être imposé en Belgique comme en France où des décennies durant les éditeurs ont bloqué les publications historiques sur ce thème. Aussi ne peut-on reprocher aux chercheuses actuelles d’ignorer les travaux antérieurs, juste déplorer cette perte de temps et s’interroger sur son sens historique.
Pour citer cet article
Référence électronique
Yannick Ripa, « « Femmes en guerres » », Clio [En ligne], 35 | 2012, mis en ligne le 05 juin 2012, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10664 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10664
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