Laure Challandes, L’âme a-t-elle un sexe ? Formes et paradoxes de la distinction sexuelle dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau
Laure Challandes, L’âme a-t-elle un sexe ? Formes et paradoxes de la distinction sexuelle dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, Lieu édition Éditions Classiques Garnier (coll. « L’Europe des Lumières », 6), 2011, 292 pages.
Full text
1L’auteur a pris le risque de traiter d’une question qui, aujourd’hui encore, fait polémique : celle du rapport qu’entretient le philosophe et romancier Jean-Jacques Rousseau avec la différence sexuelle. L’un des mérites de l’étude de Laure Challandes est d’argumenter, avec une grande précision, sur la nécessaire frontière qui existe entre les textes théoriques, Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Du contrat social, Émile ou de l’éducation, entre autres, et les textes fictifs, parmi lesquels figurent La Nouvelle Héloïse, Narcisse, La Reine fantasque et Pygmalion. S’appuyant essentiellement sur La Nouvelle Héloïse, elle dissèque, le plus souvent avec une grande pertinence, les zones de fracture entre les positionnements théoriques sur la différence sexuelle, énoncés dans des textes philosophiques et par des personnages comme Julie, et la mise en fiction de situations et de comportements qui mettent à mal la distinction sexuelle, bouleversent la catégorisation homme/femme et ouvrent la fiction sur des formes élargies de différentiation.
2Le projet de L. Challandes est énoncé avec clarté : la démarche est plus poétique que philosophique, la minutie de l’analyse l’emporte sur le souci d’exhaustivité, ce dont le lecteur se félicite. En effet, l’attention portée à un texte en particulier, La Nouvelle Héloïse, mais quel texte ! se justifie par la plasticité qu’offre ce genre poétique, le roman, et la ressource qu’il a constituée pour nombre d’auteurs de l’époque et pour J.-J. Rousseau en particulier. Il suffit de lire l’Entretien sur les romans entre l’éditeur et un homme de lettres, publié après la Nouvelle Héloïse, pour se convaincre de l’espace de liberté qu’a représenté cette forme textuelle chez l’auteur. L. Challandes reprend, à bon escient, l’affirmation de Pierre Fauchery qui considère le roman comme « odyssée de la conscience sexuée ». L’écriture romanesque par sa plasticité offre un contrepoint au thème de la distinction des sexes et expose une image nouvelle de la représentation de l’identité sexuelle. Alors que dans la Lettre à d’Alembert, le motif de l’indistinction sexuelle est exprimé sous la forme de la condamnation parce qu’elle signe la dégénérescence de l’individu sexué, mâle et femelle, et, conséquemment, de toute la société, les variations apportées dans l’espace textuel romanesque nuancent de manière éloquente l’affirmation rousseauiste concernant la différence de nature entre l’homme et la femme.
3L’ouvrage se compose de trois parties. La première partie intitulée « Principes et poétique de distinction sexuelle » pose l’énoncé rousseauiste comme fondamentalement marqueur de la différence. Sont mis en avant les concepts de la séparation, de l’espace (le dedans et le dehors), des comportements, des droits et des devoirs. L. Challandes met en évidence l’évolution vers une radicalisation du positionnement rousseauiste du Contrat social à la Lettre à d’Alembert. Julie, dans le roman, assure la fonction d’énonciatrice et déclare ces postulats comme légitimes dans l’organisation des rapports de sexe, en particulier dans la communauté de Clarens. Elle estime que la différence est de « nature », les physiques des hommes et des femmes la manifestant à l’évidence. À partir d’une observation factuelle, descriptive, se met en place une position normative qui ordonne la hiérarchisation des sexes.
4La deuxième partie, la plus développée sous le titre « Ambiguïtés et poétique d’indistinction sexuelle », contient l’essentiel de l’argumentation de l’auteur et révèle l’originalité de sa pensée. Le principe de distinction est mis en péril par les caractéristiques des personnages. Claire est une « espèce de monstre », au fil de la narration, elle évolue vers une plasticité de plus en plus grande, se masculinise et constitue avec Julie un couple monosexuel tandis que Saint-Preux aspire à une féminité qui lui permettrait de se rapprocher, sans tabou, de Julie. L’auteur étudie avec un grand discernement les ambiguïtés des positionnements des personnages. Elle en conclut que les discours sur la distinction ne rendent pas compte de l’intégralité des représentations rousseauistes sur la question de l’identité sexuelle. Émile ou de l’éducation auquel L. Challandes recourt régulièrement, permet un contrepoint à l’étude de la Nouvelle Héloïse. La fiction propose une ouverture qui dépasse la rigidité des rôles sexuels pour expérimenter les variations identitaires. Il existe chez J.-J. Rousseau, l’homme et l’auteur, une exigence paradoxale entre une demande de lisibilité de l’identité sexuelle et une liberté dans l’attribution des identités affranchies de leurs caractères sexuels. Narcisse, La Reine fantasque et Pygmalion expérimentent l’indistinction sexuelle. Dans ces trois textes, l’identité homme / femme est une réalité floue, plastique. La physionomie est source de confusion dès lors que les personnages revêtent des habits qui modifient leur identité. L’auteur analyse finement dans ces trois œuvres les méandres de la variation vestimentaire, moteur de quiproquos équivoques.
5La troisième partie, « Substitutions : la distinction dans l’indistinction », confirme les tensions inhérentes au rapport complexe de l’identité individuelle avec l’ordre classificatoire, dans le positionnement rousseauiste. Il semble que l’imaginaire ait ouvert la boite de Pandore. Je cite L. Challandes, p. 209 : « Lorsque Rousseau théorise sur les sexes, il prêche en faveur d’un ordre social où les individus seraient idéalement divisés en deux groupes sexuels complexes. […] Il y a donc une inadéquation entre le modèle théorique, qui résulte d’un effort analytique, et l’imaginaire, qui exploite toute la gamme des possibles de l’identité sexuelle ». De bonnes pages sont consacrées dans cette dernière partie à l’émergence d’un monde d’hommes après la mort de Julie, en relation avec la distribution des décès dont l’analyse montre qu’elle n’a rien d’aléatoire et répond à un principe implicite de distinction sexuelle. La mort de Julie amène Saint-Preux à prendre la place des père et mère. Elle a pour effet la diminution progressive des personnages féminins (Claire annonce elle-même sa disparition prochaine) et une émergence graduelle des hommes. L’analyse de L. Challandes est complétée par un index des noms propres, toujours utile, et une bibliographie dont la présentation pèche par son imprécision dans la dénomination et la délimitation des parties et leur ordonnancement. Cette restriction mise à part, la lecture de l’ouvrage est stimulante, ouvre des perspectives originales sur une question, celle de la différence des sexes, pourtant largement débattue concernant J.-J. Rousseau. La tension entre textes théoriques et fictifs, source de paroles multiples et parfois équivoques, révèle le rapport ambigu à la femme qui demeure, pour beaucoup, une ‘terra incognita’, au-delà de l’écrivain et philosophe Rousseau, dans ce siècle des Lumières.
References
Electronic reference
Isabelle Brouard-Arends, “Laure Challandes, L’âme a-t-elle un sexe ? Formes et paradoxes de la distinction sexuelle dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau”, Clio [Online], 35 | 2012, Online since 05 June 2012, connection on 06 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10650; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10650
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