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Comptes rendus divers

Katharine Park, Secrets de femmes. Le genre, la dissection et les origines de la dissection humaine

traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Quiniou, Paris, Les Presses du réel, 2009, 362 p. 
Laurence Moulinier-Brogi
Bibliographical reference

Katharine Park, Secrets de femmes. Le genre, la dissection et les origines de la dissection humaine, traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Quiniou, Paris, Les Presses du réel, 2009, 362 p. 

Full text

  • 1 Doctors and Medicine in Early Renaissance Florence, Princeton, Princeton University Press, 1985.
  • 2 Voir par exemple « Stones, Bones and Hernias: Surgical Specialists in Fourteenth- and Fifteenth-Cen (...)

1Cet ouvrage dédié à trois pionnières américaines de l’histoire de la médecine et de l’histoire des femmes, Caroline Walker Bynum, Joan Cadden et Nancy G. Siraisi, est la traduction française du dernier ouvrage, paru à New York en 2006, de Katharine Park, professeur d’histoire des sciences et de women’s studies à Harvard. K. Park est célèbre entre autres pour son ouvrage sur les médecins et la médecine à Florence au début de la Renaissance1. Tout en continuant de privilégier l’étude de la pratique médicale dans le domaine italien2, elle n’a cessé depuis cette date de mener des recherches sur le corps, notamment féminin, qui convergent dans son dernier ouvrage.

  • 3 Katharine Park, « The criminal and the saintly body: Autopsy and dissection in Renaissance Italy », (...)
  • 4 « The Death of Isabella della Volpe: Four Eyewitness Accounts of a Postmortem Caesarean Section in (...)
  • 5 Voir « Relics of a Fertile Heart: The “Autopsy” of Clare of Montefalco », in A.L. McClanan, K. Roso (...)
  • 6 Voir « Medicine and society in medieval Europe, 500-1500 », in A. Wear (ed.), Medicine in society. (...)
  • 7 « Was there a Renaissance body? », in A. Grieco, M. Rocke & F. Gioffredi Superbi (eds), The Italian (...)
  • 8 L. Daston & K. Park, « The hermaphrodite and the orders of nature: sexual ambiguity in early modern (...)
  • 9 « Dissecting the Female Body: From Women’s Secrets to the Secrets of Nature », dans Crossing Bounda (...)

2En différents articles, elle a en effet interrogé tour à tour les rapports entre autopsie et dissection à propos des corps des criminels et des corps des saints3, mené l’enquête sur des cas particuliers, notamment sur Isabella della Volpe à propos de la césarienne post mortem4, ou sur Chiara de Montefalco (†1308), au sujet de l’expertise des corps saints après leur mort5. Bien que médiéviste avant tout6, elle dépasse volontiers la césure académique entre Moyen Âge et Renaissance et a souvent poussé ses enquêtes jusqu’au xvie siècle et au-delà, pour tâcher de cerner par exemple la notion de « corps renaissant »7, ou de montrer toute la richesse du problème de l’hermaphrodisme dans la France du début de l’époque moderne8. Mais assurément, c’est son récent article sur la dissection du corps féminin entre Moyen Âge et Renaissance9 qui fait figure de travail préparatoire aux Secrets de femmes présentés ici.

  • 10 Une œuvre du nom de De secretis mulierum, constituée de douze chapitres traitant d’embryologie, d’a (...)
  • 11 Danielle Jacquart, La médecine médiévale dans le cadre parisien, Paris, Fayard, 1998.

3En cinq chapitres lui permettant de mener quatre études de cas étalés entre XIIIe et XVIe siècle, Katharine Park démontre comment deux courants se rejoignent à l’orée de la Renaissance : d’un côté l’intérêt croissant des médecins et des philosophes pour les Secreta mulierum, les « secrets des femmes », un syntagme englobant tout un savoir relatif à la génération et à la sexualité féminine et ayant donné son nom à un genre littéraire ayant fait florès depuis le xiiie siècle, d’abord en latin puis en langues vulgaires10 ; et de l’autre, l’intérêt de plus en plus marqué des médecins et chirurgiens italiens pour l’ouverture des corps, qui trouvera sa traduction la plus éclatante avec la parution du De corporis humani fabrica de Vésale en 1543. Un tel intérêt est incontestable dans la péninsule, mais l’on pourrait toutefois apporter un correctif à l’assertion selon laquelle la dissection humaine est restée cantonnée à l’Italie entre la fin du xiiie et la fin du XVe s. (p. 15). Un médecin, ou plutôt un chirurgien du xive s. comme Guy de Chauliac (v. 1300-1368) qui pratiqua à Montpellier, déclarait que la connaissance anatomique provenait de deux sources, l’expérience des corps morts, et la doctrine des livres : on parvient « à la connaissance de l’anatomie et corps des hommes, des singes, pourceaux et plusieurs autres animaux et non par les peintures comme à fait le susdit Henry qui avec troize peinture a semblé montrer l’anatomie », disait-il… « On procède à l’expérience sur des cadavres fraîchement morts pour avoir été décapités ou pendus, ou des corps desséchés au soleil ou consumés en terre ou fondus dans l’eau courante ou bouillante ». Difficile de savoir s’il a pratiqué ; mais il revendique l’utilité de la pratique, lui qui par ailleurs était clerc, chanoine du chapitre de Saint-Just à Lyon en 1344 et médecin de papes, Clément VI (1342-1352), Innocent VI (1352-62) et Urbain V (1362-70). Et comme l’a souligné récemment Danielle Jacquart, contrairement en effet à ce qui se passe en Italie au xive siècle, les preuves légales et officielles, ou les documents d’archives attestant de dissection anatomique dans le cadre universitaire parisien manquent ; mais cela n’autorise pas la généralisation selon laquelle les mentalités nord européennes auraient retardé le développement de l’approche anatomique de la médecine11. D’autres sources font en effet penser à un intérêt croissant pour l’anatomie humaine bien avant 1407 (autopsie de Jean Canard) ou 1477-1478 (le registre universitaire mentionnant pour la première fois les 18 sous dus au bourreau chaque année pour transporter le corps d’un pendu dans un endroit où il puisse être disséqué). En fait, il y a des preuves que, bien avant Vésale, des médecins de l’université de Paris, à commencer par Albert le Grand, examinèrent scientifiquement des crânes et des squelettes au cimetière des Innocents.

  • 12 Voir par exemple la brève et efficace mise au point d’A. Paravicini Bagliani, « Démembrement et int (...)

4Quoi qu’il en soit, pour nous amener au milieu du xvie siècle, K. Park reprend entre autres en détails les informations dont on dispose sur les autopsies de corps féminins au Moyen Âge, qu’il s’agisse de corps saints comme ceux de Colomba da Rieti et d’Elena Duglio ou de Chiara de Montefalco, dont le cœur était devenu une sorte de reliquaire privé des instruments de la passion du Christ, ainsi que l’ouverture de son corps après sa mort permit de le vérifier, ou bien de corps de femmes laïques et moins illustres, des mères patriciennes voire une criminelle exécutée. Les enjeux de ces ouvertures de cadavres variaient certes d’un cas à l’autre : authentifier une sainteté féminine, comprendre les mécanismes de la génération, renforcer le système patriarcal par le contrôle masculin sur le corps féminin. Mais dans tous les cas, ces expertises post mortem rappellent que le corps de la femme exerçait une sorte de fascination-répulsion sur les hommes (cf. p. 31), qui étaient le plus souvent largement exclus de son observation directe. En mettant en relation ces différents modes d’ouverture, K. Park met tout d’abord efficacement à mal l’idée reçue selon laquelle l’interdit religieux aurait freiné la pratique de la dissection humaine – une idée largement entretenue par une mauvaise interprétation de la bulle Detestande feritatis de Boniface viii, qui s’en prenait en réalité non aux activités des anatomistes, mais aux excès de démembrement des corps, notamment ceux des Grands morts au loin12, auxquels on procédait pour faciliter leur sépulture ou la sépulture dans des lieux multiples. K. Park montre même davantage, à savoir que, face à l’essor du culte des saints, c’est l’Église elle-même qui fut demandeuse d’ouverture de certains corps : « les pratiques sociales et plus spécifiquement religieuses ont joué un rôle bien moins périphérique dans l’histoire de la dissection que ne l’ont laissé entendre la plupart des histoires de l’anatomie », écrit-elle (p. 15). Elle montre aussi, notamment dans son beau et dernier chapitre, richement illustré, sur « L’empire de l’anatomie », que, contre toute attente, le corps féminin joua finalement un rôle central dans l’histoire de l’anatomie, entre son émergence progressive à la fin du xiiie siècle en Italie (du moins d’après les sources dont on dispose) et sa reconnaissance comme pilier de la médecine savante au milieu du xvie.

5Ce n’est pas l’un des moindres attraits de cet ouvrage que de proposer un dossier d’illustrations anatomiques finement analysées. Si l’on se penche sur l’histoire de l’illustration anatomique, on se rend ainsi compte que l’utérus gravide fut le premier organe interne humain à être représenté dans un ouvrage de médecine italien sur la base d’une observation directe (fig. 2. A). L’illustration en question, une gravure sur bois représentant une femme assise dont l’abdomen a été ouvert à des fins d’inspection et qui orne la couverture de l’ouvrage de K. Park, apparaît dans le Fascicolo di medicina de 1494. Dans cette traduction augmentée de l’édition originale en latin publiée trois ans plus tôt par le même imprimeur, le Fasciculus medicinae de Johann von Ketham, la figure de l’utérus est la seule planche gravée à avoir été entièrement remaniée, et le titre de l’illustration, « figura dela matrice dal natural d’una dona », « figure de la matrice d’une femme d’après nature », attire l’attention sur l’élément d’observation directe.

6L’originalité de la gravure représentant son corps ouvert ressort clairement de la comparaison avec celle de l’édition latine du Fasciculus parue en 1491 (fig. 2.2) : fondée sur une tradition manuscrite allemande de la fin du xive, cette dernière gravure ne fait aucune allusion écrite ou visuelle à la dissection.

7La traduction italienne de ce traité dans le Fascicolo imprimé eut en tout cas pour effet d’élargir considérablement son public en le rendant accessible non seulement aux professeurs de médecine auxquels était destinée l’édition de 1491, mais aussi aux chirurgiens et praticiens ne lisant pas le latin et aux lecteurs profanes. C’était l’objectif des imprimeurs, qui en remanièrent la présentation pour la rendre attractive pour un public humaniste. Ils réduisirent le format du volume, remplacèrent les doubles colonnes en caractères gothiques par des textes en pleine page en caractères romains, et commandèrent 4 nouvelles illustrations, dont la figure féminine et la représentation célèbre d’une leçon d’anatomie fondée sur une dissection humaine (fig. 2.5), spécialement créée pour introduire la traduction italienne de l’Anathomia de Mondino venue s’ajouter à la compilation. Ce nouveau contexte culturel et bibliographique (la publicité venant s’ajouter à la publication) contribua à dissiper le prétendu caractère secret du corps humain en général, et des organes reproductifs féminins en particulier.

8Le Fascicolo offrait ainsi aux lecteurs un accès privilégié à l’utile et piquant savoir concernant la sexualité et les organes génitaux féminins (les fameux « secrets des femmes ») et à l’expérience visuelle encore plus privilégiée de l’observation d’une dissection. Dans ce nouveau régime de publicité étaient exclus de la connaissance du corps féminin tirée de la dissection les seuls non lecteurs, pour la plupart des femmes.

  • 13 Monica H. Green, Making Women’s Medicine Masculine: The Rise of Male Authority in Pre-Modern Gynaec (...)

9De fait, Katharine Park, qui pousse la réflexion sur ce sujet jusqu’à l’époque moderne avec l’œuvre de Vésale, dont la Fabrica humani corporis contient quatre illustrations du corps féminin, rejoint aussi, pour finir, les dernières positions de Monica Green quant à la dépossession progressive des femmes du savoir dont on les crédita longtemps dans le domaine de la sexualité et de la reproduction13 ; leur savoir fondé sur l’expérience et l’observation fut longtemps oral et vernaculaire, mais avec l’essor de l’imprimé, elles cessèrent peu à peu d’être sujets de savoir sur leur propre corps pour en devenir l’objet.

10On l’aura compris, ce livre aussi riche en acquis qu’en perspectives peut intéresser un public pluriel, et dépasse très largement les cloisonnements plus ou moins artificiels entre champs d’études et entre périodes.

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Notes

1 Doctors and Medicine in Early Renaissance Florence, Princeton, Princeton University Press, 1985.

2 Voir par exemple « Stones, Bones and Hernias: Surgical Specialists in Fourteenth- and Fifteenth-Century Italy », in Roger French et al. (eds), Medicine from the Black Death to the French Disease, , Aldershot, Ashgate, 1998, p. 110-130, ou « Country medicine in the city marketplace : snakehandlers as itinerant healers », Renaissance studies, 15, 2001, p. 104-120.

3 Katharine Park, « The criminal and the saintly body: Autopsy and dissection in Renaissance Italy », in John J. Martin (ed.), The Renaissance. Italy and Abroad, Londres, Routledge, 2003, p. 224-252. Voir aussi Id., « The life of the corpse : division and dissection in Late medieval Europe », The Journal of the History of Medicine and allied Sciences, 50, 1995, p. 111-132.

4 « The Death of Isabella della Volpe: Four Eyewitness Accounts of a Postmortem Caesarean Section in 1545 », Bulletin of the history of medicine, 82, 2008, p. 169-187.

5 Voir « Relics of a Fertile Heart: The “Autopsy” of Clare of Montefalco », in A.L. McClanan, K. Rosoff Encarnación (eds), The Material Culture of Sex, Procreation, and Marriage in Premodern Europe, New York, Palgrave McMillan, 2001, p. 115-134.

6 Voir « Medicine and society in medieval Europe, 500-1500 », in A. Wear (ed.), Medicine in society. Historical Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 59-90.

7 « Was there a Renaissance body? », in A. Grieco, M. Rocke & F. Gioffredi Superbi (eds), The Italian Renaissance in the twentieth century, Florence, Olschki, 2002, p. 321-336.

8 L. Daston & K. Park, « The hermaphrodite and the orders of nature: sexual ambiguity in early modern France », in L. Fradenburg & C. Freccero (eds), Premodern Sexualities, Londres, Routledge, 1996, p. 117-136.

9 « Dissecting the Female Body: From Women’s Secrets to the Secrets of Nature », dans Crossing Boundaries. Attending to Early Modern Women, ed. J. Donawerth, A. Seeff, Newark-Londres, University of Delaware Press, 2000, p. 29-47.

10 Une œuvre du nom de De secretis mulierum, constituée de douze chapitres traitant d’embryologie, d’accouchement, de stérilité et d’allaitement, circula dans l’Occident latin à partir du xiiie siècle. Elle fut longtemps attribuée à Albert le Grand, car elle utilise de nombreux extraits de son De animalibus mais elle aurait peut-être été composée par un de ses élèves, Henri de Saxe, ou en tout cas en Allemagne. Au xive siècle, un anonyme en donna une traduction rimée en moyen-néerlandais et le De Secretis mulierum fut aussi mis en moyen-anglais et en moyen-allemand en une traduction glosée due au médecin bavarois Johann Hartlieb, vers 1460-1468. L’œuvre fut adaptée en français au xve sous le titre de Secrets des dames, avant 1454, date à laquelle un certain Étienne Beludet acheva de la copier dans le ms. Paris, BNF, fr. 19994. Elle se présente à la fois comme traduite du latin et interdite aux femmes : le titre complet en est « ce sont les secres des dames translates de latin en françois mes il sont defandus de reveler a fame par nostre sainct pere le pape sous peine d’escomuniement en la decretal ad meam doctrinam ». Voir entre autres M.H. Green, « From “Diseases of Women” to “Secrets of Women” : The Transformation of Gynecological Literature in the Later Middle Ages », Journal of Medieval and Early Modern Studies, 30/1, 2000, p. 5-39.

11 Danielle Jacquart, La médecine médiévale dans le cadre parisien, Paris, Fayard, 1998.

12 Voir par exemple la brève et efficace mise au point d’A. Paravicini Bagliani, « Démembrement et intégrité du corps au xiiie siècle », Terrain, 18 : Le corps en morceaux, 1992, p. 26-32.

13 Monica H. Green, Making Women’s Medicine Masculine: The Rise of Male Authority in Pre-Modern Gynaecology, Oxford, Oxford University Press, 2008.

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References

Electronic reference

Laurence Moulinier-Brogi, Katharine Park, Secrets de femmes. Le genre, la dissection et les origines de la dissection humaineClio [Online], 35 | 2012, Online since 06 June 2012, connection on 04 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10645; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10645

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Laurence Moulinier-Brogi

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