Susan Broomhall & Colette H. Winn, Les femmes et l’histoire familiale (xvie-xviie siècle)
Susan Broomhall & Colette H. Winn, Les femmes et l’histoire familiale (xvie-xviie siècle), Paris, Champion, 2008, 202 p.
Texte intégral
1Susan Broomhall et Colette H. Winn nous proposent ici les récits autobiographiques de deux femmes de la première Modernité, Renée Burlamacchi (1568-1641) et Jeanne du Laurens (1563-1631). La première doit son prénom à sa marraine Renée de France, duchesse de Ferrare et protectrice des huguenots. Fille d’un banquier fortuné de Lucques, sa famille a émigré en France au moment des guerres de Religion, puis à Genève. La deuxième est Arlésienne, fille d’une bonne famille qui compte plusieurs médecins : son grand oncle, Honoré de Castellan, premier médecin de Catherine de Médicis, son père et trois de ses frères ont également exercé l’art de guérir, sans oublier Conchet, fils adoptif de ses parents, ainsi que certains de ses fils.
2La catholique Jeanne et la protestante Renée ne se sont jamais rencontrées… Elles auraient eu, pourtant, bien de choses à se dire. Jeanne appartient à une fratrie de onze enfants, deux filles et neuf garçons, dont elle est la septième et l’aînée des filles. À la mort de son père, elle vient d’avoir onze ans ; sa mère s’attache alors à éduquer sa progéniture le mieux possible. Jeanne, qui a « beaucoup veu et lu », peut sans peine tenir le livre de raison et le façonner à sa guise tel un vrai mémorial de famille, afin que « mes enfans et ceux qui dépendent de moy, m’attoucheront moyens comme mes devanciers ont vecû et qu’en bien vivant, Dieu assiste toujour les parens ». Mariée à deux reprises, elle a six enfants auxquels elle transmet, selon le souhait maternel, l’histoire et les valeurs des siens en forme de « Genealogie de Messieurs du Laurens ».
- 1 Vincenzo di Fabrizio Burlamacchi est l’auteur d’un Libro di ricordi degnissimi delle nostre famigli (...)
3Renée, quant à elle, a subi les souffrances de l’émigration protestante. Elle appartient, comme Jeanne, à une belle fratrie, aînée de huit enfants dont les lieux de naissance – de Luzarches à Montargis, en passant par Sedan, sans oublier Paris – disent l’itinérance de la famille. En 1586, elle épouse Cesare Balbani, riche négociant Lucquois établi à Genève, dont elle aura dix enfants, tous morts en bas âge. Un lointain parent, Fabrizio Burlamacchi, décède de la peste et confie ses deux enfants au couple. À la mort de Cesare, en 1621, Vincenzo fait l’éloge de ce père adoptif qui l’a si bien aimé et élevé : « un vrai homme de bien, ce qui est si rare en notre temps »1. En secondes noces, Renée épouse Agrippa d’Aubigné dont elle devient la secrétaire, confidente et « médiatrice de ses pensées ». À sa mort, en 1630 à Saconnet près de Genève, le poète lui lègue sa fortune et ses livres français et italiens. Les mémoires de Renée, comme sa correspondance ou son testament, sont un hommage à sa famille ainsi qu’aux êtres chers dont elle a reçu une aide précieuse quand ses parents et elle-même étaient dans l’adversité. Si ses écrits soulignent le rôle central de Dieu dans sa destinée, ils insistent aussi sur la nécessité absolue d’une forte solidarité familiale, ciment de toute vie accomplie, au-delà de la réussite sociale ; et Renée encourage sa filleule, fille de son frère et nommée comme elle Renée Burlamacchi, à vivre selon ces principes.
4Ces récits autobiographiques ont en commun une plume féminine alerte, ce qui est assez rare pour être souligné. Les livres de raison, genre auquel appartiennent leurs écrits, sont en grande majorité tenus par des hommes à cette époque, pour des raisons à la fois culturelles – la faible alphabétisation des femmes contrarie leur accès immédiat et quotidien à l’écriture – mais surtout sociales : l’organisation domestique réserve la tenue du livre au chef de famille. C’est la raison pour laquelle les scriptrices sont souvent veuves, position qui leur donne accès à ce rôle social de gardien de la mémoire collective. Renée et Jeanne ont rédigé l’histoire de leur famille, s’effaçant volontiers derrière elle, préférant le « nous » au « je » même si leur conscience de soi s’affirme au fil de la plume, traçant leur propre parcours comme bien symbolique qui solidifie, enracine et pérennise la lignée.
5Le deuxième point commun à ces deux femmes est le désir d’écrire sous le regard de Dieu. Le sentiment d’avoir vécu des événements extraordinaires soutient leur récit, et comme le soulignent très finement les éditrices, elles ne sont pas seules en leur temps à agir ainsi : de Jeanne d’Albret à Charlotte Arbaleste ou Marguerite de Valois, nombre d’entre elles ont tenu à porter témoignage de ce qu’elles avaient vu et vécu en des moments difficiles. Si Jeanne est plus tentée par le repli lignager, Renée n’hésite pas à métamorphoser son récit familial en chronique du malheur des temps : sa description de la Saint-Barthélémy, par exemple, est aussi émouvante qu’inouïe : cette petite huguenote de quatre ans a, en effet, été recueillie avec ses frères dans la maison des Guise, autant dire dans la maison du loup !
6Enfin, troisième point commun et non des moindres, ce sont là des écrits qui témoignent valablement de cette « agency » féminine qui intéresse tant les chercheur-e-s aujourd’hui. En effet, Jeanne comme Renée sont deux femmes dont l’agentivité (néologisme récent pour agency) ressort à chaque page : leur pouvoir d’action, porté par une éducation solide et une forte personnalité reconnue au sein de leur famille, est immédiatement lisible et contrarie bien des lieux communs colportés au sujet des femmes de ce temps.
7On est tenté de dire qu’il s’agit-là de deux « femmes puissantes » et l’on se prend, une fois encore, à imaginer une rencontre rêvée de Jeanne et de Renée, à mi-chemin entre Arles et Saconnet. Grâce à leur très patient et précieux travail de transcription et d’édition critique, Susan Broomhall et Colette H. Winn ont donc apporté ici une très belle pierre à l’édifice de la recherche sur la complexité de la place des femmes dans la société occidentale de la première Modernité.
Notes
1 Vincenzo di Fabrizio Burlamacchi est l’auteur d’un Libro di ricordi degnissimi delle nostre famiglie, édité par Simonetta Adorni Bracessi, Roma, Istituto storico italiano per l’età moderna e contemporanea, 1993 (Rerum italicarum scriptores recentiores ; 7).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Sylvie Mouysset, « Susan Broomhall & Colette H. Winn, Les femmes et l’histoire familiale (xvie-xviie siècle) », Clio, 35 | 2012, 265-267.
Référence électronique
Sylvie Mouysset, « Susan Broomhall & Colette H. Winn, Les femmes et l’histoire familiale (xvie-xviie siècle) », Clio [En ligne], 35 | 2012, mis en ligne le 06 juin 2012, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10618 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10618
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page