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Regards complémentaires

Le journal quotidien à Émilie Serpin

(1863-1881)
Émilie Serpin’s Daily Diary (1863-1881)
Philippe Lejeune
p. 147-163

Résumés

Trouvés dans une brocante, les quinze cahiers du journal d’Emilie Serpin (1837-1914) sont un formidable document sur la trajectoire sociale d’une fille d’instituteur qui fut, de 1861 à 1871, institutrice privée dans deux familles nobles de l’Anjou, avant de devenir elle-même, par un mariage tardif et inespéré, mère de famille. Tenu de manière régulière de 1864 à 1871, ce journal a deux faces : journal de piété d’une jeune femme qui, après avoir perdu son fiancé, se réfugie dans une pratique religieuse intense, mais aussi chronique sociale de la vie des familles nobles que sa position lui permet d’observer de l’intérieur de manière très critique. Riche « source » pour l’histoire sociale et l’histoire des mentalités, le journal d’Émilie Serpin est d’abord, à ses propres yeux, une sorte d’œuvre à laquelle sa passion de l’écriture lui fait accorder autant d’importance qu’à ses pratiques pieuses : c’est à cet « atelier d’écriture » que sera consacrée cette présentation.

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Texte intégral

1En 2006, j’ai été mis en rapport par un ami attentionné avec un érudit de Tours qui cherchait à se défaire d’un lot de cahiers, achetés des années auparavant dans une brocante, sur un trottoir. Nous avons conclu marché. À l’un de ses passages à Paris, il m’a transmis les seize cahiers manuscrits. L’encre pâlie annonçait sur les couvertures : Journal quotidien à Émilie Serpin, et, en haut à gauche, « J.M.J. ». Oui, la Divine Providence, avec l’aide de Jésus, Marie, Joseph, avait conduit à bon port les cahiers d’Émilie ! J’allais les déposer à l’Association pour l’Autobiographie : ils seraient sauvés. Mais d’abord, j’allais les lire. Et un nouveau miracle s’est produit : moi, agnostique, anticlérical sur les bords, je me suis converti – du moins à Émilie. Mais peut-être était-ce parce qu’Émilie elle-même avait la religion du journal ? « J.M.J. » ne pourrait-il aussi bien se lire : « Journal Mon Journal » ? Si j’ai passé de longues journées, sans me lasser, la loupe à la main (tant l’encre s’était estompée), à parcourir ces 2000 pages pour en transcrire une partie, sans doute est-ce parce que je voyais bien qu’Émilie, dans la solitude de sa chambre, était au bord de l’hérésie, sur le point de préférer son journal à Dieu. Nous sommes le 24 décembre 1865… va-t-elle célébrer Noël, l’anniversaire de la naissance de Jésus ? Non, mais l’anniversaire de son journal, commencé un soir de détresse à Angers, le 24 décembre 1863. Elle a maintenant 28 ans, elle a coiffé Sainte Catherine, elle est institutrice chez le comte de la Béraudière, elle s’y occupe de trois fillettes ; on passe l’été en Anjou, au château de Bouzillé, l’hiver à Paris. La voici dans sa petite chambre à Paris.

24 décembre [1865] – Il y a deux ans à pareille date, à la même heure, seule dans ma petite chambre d’Angers, l’âme plongée dans un amer chagrin, ne sachant plus où trouver force et courage pour lutter contre les orages de la vie, contre la tempête des vicissitudes du monde qui s’élevait contre moi furieuse et menaçante, je pris une étrange résolution : je réunis quelques feuilles de papier, je les cousis, puis je pris une plume et je jetai sur le couvercle de ce cahier quelques mots qui me surprennent moi-même : Journal quotidien à Émilie Serpin ; c’est bien mon nom, mais qu’est-ce que ce journal de chaque jour que j’entrepris alors ? Pour le monde, pour un étranger, ce serait une liasse de feuilles de papier griffonné bonne à jeter au feu ou à faire des cornets à tabac ; mais pour moi, je ne crains pas de trop dire en disant c’est ma joie, ma consolation, mon passe-temps le plus doux. Qui le croirait en lisant ces lignes quelquefois maussades, aigres, désolées, découragées ? Oh ! pourtant je ne me trompe pas ! Les peines que j’écris là après les avoir offertes à Dieu deviennent des joies ; je suis consolée lorsque j’ai écrit ce que mon pauvre cœur contient de faiblesse ; j’ai plus de courage et je me trouve moins seule lorsque dans ma chambre je puis écrire les incidents d’une journée. Je ne sais s’il y a pour mon âme quelque avantage ; hélas ! j’ai tout lieu de craindre que non ! mais je ne crois pas y offenser Dieu, alors je recommence une troisième année. Que sera-t-elle ? Vous le savez, ô mon Dieu, cela me suffit, car je ne veux que ce que vous voulez ! Donc mon journal conservera son nom et moi je conserverai l’agrément qu’il me procure jusqu’à ce qu’il y ait une raison majeure pour le laisser de côté.

2Deux ans plus tard, son journal a maintenant quatre ans, Émilie ne voit plus en lui une simple consolation, peut-être coupable, qui fait concurrence à celle qu’elle reçoit de Dieu en lui offrant ses malheurs, mais une inspiration venue de Dieu lui-même qui a fait de ce journal, à l’égal de Jésus, son Sauveur !

24 décembre [1867] – Minuit, minuit bientôt !... Le voici revenu cet anniversaire de mes notes quotidiennes ; pour la 4ème fois je le salue. Oh ! que de peines s’effacent de mon esprit lorsque je les ai confiées à mon discret journal ! Que de larmes j’ai arrêtées en prenant la plume et laissant tomber sur ces feuilles quelques-unes des amères douleurs qui m’oppressaient, quelques souvenirs trop lourds, quelques fautes aussi amèrement regrettées et qui déjà m’effrayaient moins lorsque mon papier en possédait le secret ! Béni soyez-vous, ô mon Dieu, pour cette pensée que vous m’avez inspirée, car bien sûr, il vient de vous, ce projet conçu un jour au milieu d’une grande angoisse, alors que la terre entière paraissait m’abandonner. Un papier, un innocent cahier fut mon secours, et peut-être avec votre permission, ô mon Jésus, peut-être fut-il mon Sauveur ? Sans lui, sans la consolation que j’éprouvai à ce moment où vous me conseillâtes de ne me confier qu’au papier, le désespoir, de sa main glacée, n’eût-il pas touché mon cœur ? J’en frémis à cette seule pensée. Oui, j’ai été sauvée encore par votre divine Providence et j’admire vos secrets desseins sur moi, ô mon roi, qui vous servez de si peu pour me garder à Vous.

3Disons-le, Émilie a foi en l’écriture : cette foi, qui m’a séduit, orientera ma présentation. Mais auparavant, il faut la présenter elle-même. Son histoire est un vrai roman, avec coups de théâtre, aiguillages brutaux du destin. Sa trajectoire sociale a fait d’elle une observatrice privilégiée et critique de la société provinciale et parisienne du Second Empire. Son journal, enfin, est une vraie encyclopédie des pratiques religieuses. Héroïne de roman, témoin de l’histoire, grenouille de bénitier ? Cette vieille fille confite en dévotion, accablée de migraines, finit mère de famille nombreuse, mais s’accroche le plus longtemps possible à l’écriture. Comment son journal, un siècle plus tard, a-t-il atterri dans une brocante ? Bien des papiers de famille disparaissent entièrement. Ceux-ci avaient été conservés un siècle. Sans doute ont-ils été longtemps préservés de la destruction par leur masse et leur présentation, qui ont imposé le respect, avant qu’enfin on ne les mette au rebut.

Une trajectoire de vie

4Le journal se composait de 17 cahiers de même format (15,5 x 20 cm), d’épaisseur variable (de 102 à 188 pages), le papier était coupé et cousu par elle, la présentation toujours la même : « J.M.J. » en haut à gauche, « 1er cahier » (etc.) en haut à droite, et, centré sur trois lignes le titre « Journal quotidien / à / Émilie Serpin ». Le journal est vraiment quotidien, du moins jusqu’au 13ème cahier (du 24 décembre 1863 au 21 février 1871), Émilie s’explique en reprenant la plume chaque fois qu’elle a été obligée de s’abstenir. Les cahiers 14 et 15 (1871-1874) manquent, hélas, sans doute empruntés par un lecteur occasionnel, qui ne les aura pas rendus. Les cahiers 16 et 17 (1874-1881) sont de plus en plus discontinus, et le journal est visiblement abandonné en 1881, le cahier 17 n’a que 33 pages utilisées sur les 154 qu’il comptait.

5Quand Émilie entame ce journal à la Noël 1863, ce n’est pas vraiment un début. Elle a déjà tenu des journaux, mais elle les a tous détruits. Elle le regrette, et s’emploie à composer, parallèlement au journal, un récit autobiographique qui mène de sa naissance en 1837 jusqu’en 1863. C’est l’objet d’un cahier supplémentaire de 89 pages, sans titre. De sa naissance à 1881 (elle a alors 44 ans), toute sa vie aura donc été par elle écrite.

6Sa trajectoire sociale est accordée au mouvement général du siècle, montant des classes populaires vers la moyenne bourgeoisie. Elle ne parle pas de ses grands-parents. Son père, instituteur à Tours puis à Bourgueil, s’établit ensuite à Chinon où il prend en même temps un petit commerce dont s’occupe sa femme. Émilie est mise avec sa sœur dans une pension religieuse, c’est une excellente élève. Elle aide ensuite au commerce familial qui périclite. La famille quitte alors Chinon pour s’établir à La Chapelle-sur-Loire, où le père est instituteur communal – en butte, malgré le soutien du curé, à la concurrence d’une école ouverte par des sœurs. Émilie se met elle-même à faire la classe, elle régularise sa situation en 1859 en passant son brevet d’institutrice. En mai-juin 1856, elle est aux premières loges pour la fameuse crue de la Loire, dont elle fait, dans son autobiographie, un récit épique. Dans sa jeunesse, elle avait, nous dit-elle, un gai caractère qui plus d’une fois lui valut le surnom de « Grosse réjouie ». Les épreuves vont avoir raison de sa gaieté, sinon de son énergie. En 1860, elle fait la connaissance d’un jeune homme, Louis Guérin, qui travaille à La Chapelle dans les bureaux d’un ingénieur, M. Verger. Inclination réciproque, accord des parents, les voilà fiancés fin 1860. Mais le jeune homme est malade, sans doute la tuberculose, il va se soigner dans sa famille, donne des nouvelles, qui ne sont pas bonnes, puis n’en donne plus, ce qui inquiète la jeune fille, qui attend néanmoins en silence. Le 7 juin 1861, s’informant auprès de sa sœur, elle apprend que son fiancé est mort depuis sept semaines, sans qu’on ait trouvé moyen de le lui dire !

7Choc violent, rupture : elle décide de quitter sa famille. Elle entre comme sous-maîtresse dans un couvent à Angers. Mais on lui propose mieux : être institutrice dans une famille noble, chez les La Guesnerie, pour terminer l’éducation de la jeune Madeleine, 15 ans. Elle accepte. On passe l’hiver à Angers, la belle saison dans différents châteaux – mais la vie est dure : en effet, on n’a pas toujours pour elle « les égards que devraient avoir des gens bien nés ». La voilà propulsée au sommet de la société, dans une position difficile, mais passionnante : elle partage la vie des maîtres et celle de la domesticité, elle voit ou devine tout. Mais sa solitude est grande, elle n’a plus la compagnie de sa jeune sœur qu’elle adore, et elle est en deuil de son amour. C’est du côté de la religion qu’elle va chercher réconfort. Elle retrouve à Angers un ancien condisciple de Louis, devenu prêtre, l’abbé Guignard, qui devient son conseiller et ami ; elle prend un jésuite pour directeur spirituel et confesseur. Sa pratique religieuse se fait intense, remplit le vide de son existence, rythme ses journées, de la messe du matin aux vêpres et aux prières du soir, et surtout reconstruit autour d’elle une petite société. Mais fin 1863, Madeleine de la Guesnerie, 17 ans, qui va entrer « dans le monde », n’a plus besoin d’institutrice : Émilie est remerciée. Que va-t-elle devenir ? C’est dans sa petite chambre qu’elle doit bientôt quitter, sans encore savoir où aller, que le soir du 24 décembre 1863 elle commence, ou plutôt recommence son journal. À la fin de son autobiographie, résumant les deux ans passés chez les La Guesnerie, elle avait décidé de ne pas « découvrir les secrets des autres ou dévoiler leurs défauts ou dévoiler des actions qui pourraient leur attirer blâme ou mépris ». La discrétion, facile dans un résumé, sera plus délicate à observer dans un journal détaillé.

8Au bout d’un mois, Émilie trouve une nouvelle place qu’elle accepte : elle devient institutrice des trois filles du comte de la Béraudière. Il y a pourtant un inconvénient : elle doit quitter Angers, la famille passant en effet l’hiver à Paris, et la belle saison en Anjou, au château de Bouzillé, à Melay. Dans cette seconde place, Émilie reste sept ans, de mars 1864 à avril 1871, sans discontinuer son journal, sauf pour de brèves périodes. Son expérience s’étend : elle découvre Paris, est amenée à aller au théâtre (ce qui est peut-être un péché !), elle va aussi aux bains de mer en 1866. Elle continue à hésiter sur son avenir : se marier semble hors de portée, elle a coiffé Sainte Catherine, elle est une vieille fille ; elle envisage parfois d’entrer au couvent ; et parfois simplement de chercher une autre place. Si son journal, qui reflète fidèlement sa vie spirituelle et ses pratiques de dévotion, peut parfois lasser, il passionne dès qu’elle quitte le terrain religieux pour peindre le réseau social dont elle occupe le centre. Elle partage la vie des maîtres, mange à leur table, mais aussi la vie des domestiques, dont elle rédige le courrier. Elle voit le dessus et le dessous, la façade et les coulisses, et elle ne se sent plus tenue, dans l’indignation du moment, au devoir de réserve qu’elle invoquait dans son récit autobiographique. Les négociations salariales avec ses patrons donnent lieu à des réactions presque socialistes et moralement sévères. L’égoïsme, la futilité, l’inconséquence de leurs comportements la révoltent. Quant à ses élèves, elles poussent souvent sa patience à bout… Autant ses effusions religieuses sont verbeuses, visiblement destinées à la convaincre elle-même, autant ses récits de vie quotidienne sont nets et précis.

9La vie est imprévisible. Cette existence monotone et résignée aurait pu durer longtemps, et même toujours, si le 3 novembre 1870, en pleine guerre, un nouveau coup de théâtre n’avait changé sa destinée. « Quel chaos que ma pauvre tête ! quel roman que ma vie », s’écrie-t-elle parfois (14 janvier 1868) à la moindre petite nouvelle inattendue (le père Noury, son bon Jésuite, est de retour à Paris. En sortant de la Madeleine, elle a vu un homme qui ressemblait à Louis, son fiancé mort). Mais cette fois, c’est un vrai roman : elle reçoit une demande en mariage de M. Verger, ingénieur, l’ancien patron de Louis, bien plus âgé qu’elle. Il vient de perdre sa femme, il s’est souvenu d’elle, il veut l’épouser. Elle se souvient à peine de lui, il l’intimidait quand elle était petite, elle traversait la rue pour n’avoir point à le saluer. « Il me semble que c’est un rêve. En tout cas, une étrange réalité ». La première entrevue, décisive, a lieu à Bouzillé le 11 décembre 1870 : on s’agenouille ensemble pour faire des prières, on parle quatre heures, et ce sera oui ! Le mariage, célébré par M. de la Béraudière, maire de Melay, a lieu le 18 avril 1871. L’ancienne vieille fille d’origine populaire devient épouse bourgeoise puis mère de trois enfants (Marie, Joseph, Elisabeth), absorbée par les soins du ménage et de l’éducation, et tourmentée par les accidents de santé d’un mari vieillissant (il meurt en 1883). Quel dommage que soient perdus les cahiers 14 et 15, qui couvraient le mariage lui-même et les premières années du couple ! À partir de 1874, quand commence le cahier 16, jusqu’à l’abandon du journal en 1881, tout s’effiloche, le temps manque pour tenir un journal dont on aurait pourtant encore grand besoin…

10Que faire de ces 2000 pages dont l’encre est en train de s’effacer ? D’abord les numériser, pour les sauver et rendre leur lecture plus facile, et les déposer dans le fonds de l’Association pour l’Autobiographie (ils y sont sous la cote APA 3143). L’idéal serait ensuite de tout transcrire. Cette transcription pourrait servir de base aussi bien à une édition intégrale, sans doute impossible à publier, qu’à un montage d’extraits. Elle serait utile pour conduire les différentes études que le texte suggère : histoire de l’éducation, histoires des pratiques religieuses, du genre, histoire locale, histoire des élites et de la vie de château, etc. : c’est une mine pour l’histoire sociale et l’histoire des mentalités. Je voudrais simplement, en préambule à ces futures études, ou éditions, évoquer par quelques citations ce qui m’a le plus touché : la foi qu’Émilie Serpin a dans l’écriture, le talent dont, à sa manière, elle fait preuve, l’écrivain qu’elle a rêvé d’être.

Une religion de l’écriture

11Au centre de tout, sa « chambrette » où elle a plaisir à se retrouver seule pour écrire. « Il faut que j’écrive puisque je n’ai personne avec qui causer » (3 février 1866). C’est le même besoin d’échapper à la solitude qui la pousse vers la religion et vers son cahier. Tout se mélange, d’ailleurs : son cahier se remplit de prières et d’effusions pieuses, placées sous le signe de Jésus, Marie, Joseph ; mais à l’église, en sens inverse, elle consomme les sermons comme des œuvres d’art, comme des performances dont elle évalue la qualité : elle dit sa jouissance à les écouter, compare le talent des prédicateurs, envisage de faire des résumés, de développer ses impressions, de rivaliser (modestement !) avec l’orateur en passant de la consommation à la production. On retrouve chez elle, dans tous les domaines, ce désir d’occuper la place de l’artiste, de créer. Elle écrit dans le préambule de son journal : « On rirait de pitié si l’on voyait ces lignes où se manifeste partout l’incapacité de l’auteur, mais mon excessif orgueil aura soin de cacher ce qui pourrait me rendre un objet de dérision » (24 décembre 1863). C’est donc moins par humilité chrétienne qu’elle se fait modeste que par un orgueil plein de lucidité.

12À l’église, autant que des sermons, elle se délecte de la musique. C’est une des choses qu’elle apprécie à Paris, ville qu’elle a par ailleurs en horreur. La musique y est belle. À Melay,

les chanteuses ne chantent que fort rarement et elles font bien, car c’est à faire fuir ; leur gosier champêtre est fortement pavé pour ne pas fendre à de semblables cris. Mr le curé et Mr l’abbé sont anti-musiciens et n’ont pas l’ombre de voix… (15 août 1864).

13À Paris, en vraie amatrice, elle alterne les églises :

Je ne me repens nullement d’avoir été à Saint-Roch, les vêpres y ont été parfaitement chantées, le Regina surtout m’a fait énormément plaisir ; un jeune garçon qui pouvait avoir 13 ou 14 ans chantait le solo, mais sa voix était ravissante, d’une douceur incroyable, puis le chœur chantait des Alléluia en parties, c’était très bien (3 avril 1864).

14Mais ses vraies délices sont dans sa paroisse, Sainte-Clotilde, et reconnaissons qu’elle a bon goût : depuis 1859, l’organiste et maître de musique s’appelle César Franck.

La musique de Ste-Clotilde est toujours belle, mais aujourd’hui elle s’est surpassée ; la harpe et les autres instruments qui viennent se joindre aux orgues les jours de fête font un effet merveilleux » (16 avril 1865).

Il y a eu la procession du St-Sacrement et de la musique qui transportait ; il me coulait des larmes des yeux malgré moi. Quel accord, quelle harmonie : la harpe mélodieuse, les orgues si belles avec leur mille voix graves et mesurées, les basses, et surtout les voix si belles du Chœur de notre paroisse avaient ce soir quelque chose du Ciel (3 février 1866).

15Elle aimerait chanter elle-même, elle s’y essaie parfois dans la solitude :

28 décembre [1863] – […] Ô bien-aimée solitude ! Comme je te bénis toujours de plus en plus ! Là, seule avec Dieu, toujours en sa présence, je me livre à mon travail avec délices : je prie, je lis, j’écris, je chante parfois. Oh, ce que je chante n’est ni mélodieux, ni harmonieux ; la nature s’est obstinée à ne me douer d’aucun des dons qu’elle prodigue à tant d’autres ; j’en devine aisément la cause : mon excessif orgueil eût été heureux d’une voix agréable ou d’un talent quelconque, d’un avantage si petit qu’il fût, et Dieu dans sa bonté m’a mise à l’abri de ce danger ; je l’en remercie bien sincèrement et si je me prends quelquefois à regretter de ne pouvoir chanter, c’est seulement parce que ce me serait une satisfaction personnelle, mais ce n’est pas pour m’attirer les flatteries mensongères d’un monde que je méprise.

16À son arrivée à Paris, elle se sent coupable dès qu’elle va au théâtre (ce qui est rare), mais elle se permet l’opéra italien : il n’y a plus de péché puisqu’elle ne comprend pas les paroles et qu’elle jouit de la musique seule. Après avoir entendu La Somnambule de Bellini, dont la musique était « délicieuse » (26 mars 1866), elle communie l’âme en paix, sans éprouver le besoin de se re-confesser. L’italien lui échappe et la musique purifie tout.

17La lecture en revanche pose problème. Dieu merci, Émilie est guidée par un périodique auquel elle est abonnée, le Messager du Sacré-Cœur de Jésus (Bulletin mensuel de l’Apostolat de la Prière). Ces fascicules d’une soixantaine de pages in 8° distillent la piété sous différentes formes : articles de fond, chroniques d’actualités, biographies pieuses, parfois poèmes, nouvelles des missions, mélanges, etc. Quand elle demande conseil au père Noury, son confesseur et directeur jésuite, il lui permet, avec précaution, les Confessions de saint Augustin (à ne pas mettre entre toutes les mains). Interrogé sur les romans de Walter Scott, il les déclare lisibles, mais inutiles. Il l’oriente vers les biographies pieuses, le curé d’Ars, sainte Elisabeth de Hongrie, la Vie du père de Ravignan. Mais elle les a déjà lues ! Comme elle a lu les Vies des saints personnages de l’Anjou, Les Chouans, épisodes des guerres de l’Ouest, Le Zouave pontifical, Une sœur de Fabiola, etc., etc. Il faudra dresser l’inventaire de sa bibliothèque, avec les livres qu’elle prête, et ceux qu’on lui prête. Elle lit Une année dans la vie d’une femme, de Zénaïde Floriot, un roman en forme de journal qui se passe justement en Anjou. Elle lit avec émotion, de l’abbé Louis Chevojon, Le Souvenir des morts, ou Moyens de soulager les âmes du purgatoire, en pensant sans doute à son Louis à elle (29 juillet 1864). En chaire, les prédicateurs tonnent contre les romans « que saint Jérôme appelle le banquet du diable » (16 octobre 1864), et contre La Vie de Jésus de Renan, et mettent en garde contre les mauvais livres « si bien écrits qu’ils forment le goût et le style », argument pernicieux : il y a de bons livres qui ont les mêmes qualités, ce sont eux qu’il faut prendre pour modèles.

18Émilie se nourrit vaillamment de cette littérature pieuse. Mais certaines lectures sortent du lot, lui inspirent des accents plus personnels, admiratifs et mélancoliques, quand elle a rencontré des œuvres dont elle voudrait être l’auteur. Ce choc se produit deux fois, l’amenant à exprimer son désir d’être écrivain, et l’amer regret de ne pas l’être. Les genres dans lesquels elle aurait voulu exceller sont la poésie lyrique et le journal intime.

19Fin juillet 1864, elle est en train de se composer un « recueil de vers choisis » et voici les réflexions que lui inspirent ses lectures de Victor Hugo et de Lamartine :

19 août [1864] – […] Je copiais tout à l’heure de bien beaux vers dans le recueil que je me fais. « La Prière pour tous » de Victor Hugo, que c’est bien fait. Oh ! qui pourrait croire que le cœur qui dicte de telles choses n’a de chrétien que le nom ? Il croit en Dieu, il le prouve en faisant prier sa fille pour tout ce qui lui est cher et pour lui-même ; il avoue que Dieu est grand et bon et qu’il est notre père ; il recommande la pitié pour les morts et veut que par la prière faite en leur faveur ils :
Tressaillent dans leur tombe en s’entendant nommer,
Sachent que sur la terre on se souvient encore
Et, comme le sillon qui sent la fleur éclore,
Sentent dans leur œil vide une larme germer ! ! !

Mr de Lamartine aussi a écrit de bien belles poésies religieuses et lui non plus n’est pas religieux. Que peut-on cependant lire de plus beau que « Le Crucifix ». On le lit avec tant de bonheur qu’on ne s’en lasse jamais. Toutes ces méditations poétiques sont admirables. Que je regrette de ne pouvoir écrire ainsi tout ce qui me vient à l’idée. J’aimerais tant à avoir de beaux morceaux rimés sur chacun des principaux événements de ma pauvre vie.

20Il lui arrivait sans doute parfois de s’essayer à rimer, on en a un témoignage émouvant à la fin du premier cahier, lorsqu’après lui avoir dit adieu en prose, elle récidive en vers. On voit qu’elle ne maîtrise pas bien les règles de la prosodie, mais on reste ému de cette performance qui unit ses deux passions, poésie lyrique et journal intime :

Ô toi qui fus toujours mon plus cher confident
Reçois, discret ami, mes adieux, mes hommages.
Je t’ai toujours conté mes peines, mon tourment
Maintenant tu finis, peu t’importent les orages
Qui viendront désormais fondre sur ta maîtresse
Tu ne connaîtras plus chaque nouvelle tristesse
Et pourtant tu seras souvent en sa pensée
Elle ne t’oubliera pas, et, dans chaque journée,
Il y aura, crois-le, un souvenir du cœur
À son temps de loisir elle mettra son bonheur
À parcourir encore ce qu’elle a lu cent fois
Se prolongeant ainsi les rares joies d’autrefois
Et allégeant aussi les ennuis d’aujourd’hui
Puis les offrant à Dieu et les souffrant pour lui
Sa main les écrira sur un cahier nouveau
Son âme les recevra en s’élevant aux cieux
Et voilà de ma vie le modeste tableau
Qui n’aura, j’en suis sûr, pas un […]

21L’autre lecture qui a bouleversé Émilie, ce sont les quatre volumes de Mlle Monniot, Le Journal de Marguerite (1858, 2 vol. ) et Marguerite à vingt ans (1861, 2 vol. ), un des best-sellers de la littérature pour jeune fille de la seconde moitié du siècle. Ce livre a rempli d’admiration et de jalousie plusieurs générations de jeunes diaristes : il est si bien écrit, composé de manière si émouvante que le journal qu’on tient soi-même paraît nul à côté. Émilie n’a pas échappé à cet effet : « Il y a loin de mon pauvre journal à celui-là ; comme c’est bien écrit et que cela fait plaisir à lire ! » (21 juillet 1864). Deux jours plus tard, c’est le désespoir, la tentation de tout brûler : « Que ne puis-je donner à mon journal tout l’intérêt que contient le Journal de Marguerite dont la lecture a tant d’attrait pour moi ! Beaucoup de personnes font comme moi un petit résumé quotidien de ce qui leur arrive ; seulement, ce que je fais seule, ce qui m’est particulier, c’est la stupide manière dont je m’y prends. J’ai quelquefois envie de brûler ces cahiers […] » (23 juillet 1864).

22La lecture du Journal de Marguerite ne fait que raviver chez elle la douleur de n’être pas écrivain, qu’elle a déjà exprimée plusieurs fois dans son journal depuis son arrivée au château de Bouzillé, début juin 1864. « Décidément j’ai peu de talent littéraire » (10 juin 1864), soupire-t-elle avant d’essayer une fois de plus d’évoquer ses promenades dans la campagne. Et puis, voilà qu’on parle d’aller aux bains de mer… quel dommage de n’être pas poète !

8 juillet [1864] – Il paraît certain que nous irons aux bains de mer ; dois-je m’en réjouir ? Je ne sais. Ce doit être un ravissant spectacle que celui de l’océan, on en fait de si magnifiques tableaux que depuis bien longtemps je désire en jouir ; mais chaque chose nouvelle est pour moi un nouveau sujet de regrets et de douleur amère. Pourquoi jouir seule de ces plaisirs ? Pourquoi être privée du talent nécessaire pour les prolonger avec ma plume en faisant des descriptions, en écrivant des mémoires fidèles qui pussent me réjouir et intéresser mes amis ? Ces deux chagrins sont plus violents pour moi qu’on ne peut se l’imaginer. Écrire serait mon ambition. Oh ! si je savais écrire ! Si je n’étais pas si stupide, si j’étais poète ! Comme je passerais de délicieux moments. Mais d’où vient ce désir, n’est-ce pas de l’envie de m’attirer des louanges, de la gloire, une certaine réputation ? Mon Dieu, je ne le sais pas moi-même, mais je le crains. Quelle absurde folie ! […]

23Et elle essaie de se persuader qu’elle doit remercier Dieu de n’avoir aucun talent ! À défaut d’être poète, aucun doute qu’Émilie est une sorte d’écrivain. Ses deux principales activités, dans sa chambrette, en plus de sa tapisserie, sont la correspondance et le journal. Elle passe des heures à écrire des lettres – souvent les lettres des autres. Son expertise, et la charité chrétienne, la mettent au service de tous les domestiques de la maison, dont elle fait le courrier. Dès l’âge de 15 ans, à Chinon, on avait déjà recours à elle comme écrivain public, dit-elle, alors qu’elle a horreur d’avoir à écrire à des gens qu’elle ne connaît pas des choses auxquelles elle ne comprend rien ! (31 juillet 1864). Elle le fait néanmoins de bon cœur, émue de la détresse de ceux autour d’elle qui sont incapables de faire leur propre correspondance (10 août 1865). À son propre compte, elle écrit d’immenses lettres à ses proches (en particulier à l’abbé Guignard et à sa sœur Célestine). Mais sa correspondance la plus intense, la plus régulière et la plus problématique est avec sa famille, ses parents, son frère Alfred, sa sœur Elisa, et sa préférée, Madeleine. Le point douloureux pour elle est le déséquilibre qu’elle constate dans leurs échanges :

6 avril [1864] – […] Il y a dans mes relations de famille quelque chose qui m’étonne bien : à chaque fois que quelqu’un a de la peine ou de l’embarras, vite on me l’écrit et je ne me rappelle pas avoir manqué une seule fois de répondre tout ce que je pouvais trouver d’encouragements et les phrases les plus capables de montrer la part que je prends à chaque nouvelle épreuve. Eh bien ! moi aussi j’ai écrit mes tristesses, mes douleurs, et jamais on n’y a répondu, jamais une phrase, un mot seulement qui vînt du cœur. Oh ! je ne leur en fais pas de reproches. Dieu permet cela pour m’apprendre à porter seule ma croix et mes misères, aussi je n’en dis rien à personne, mais intérieurement j’en souffre bien.

24Peut-être y a-t-il un rapport entre cette absence de réaction, et ce qu’elle dit sur sa manière de rédiger les lettres, avec une prolixité peut-être… décourageante ?

2 août [1865] – […] J’ai écrit à Alfred une longue lettre. Je ne sais pas comment cela se fait, mais j’écris très souvent à tous les membres de ma famille et chaque fois je remplis de longues pages sans pouvoir tout dire ; il reste toujours quelque chose, j’écrirais tous les jours que je ne serais nullement en peine pour remplir mon papier. Je finis par croire que je radote ou bien que je mets des inutilités que je ferais mieux de garder pour moi.

25Elle ne recopie pas ses propres lettres, mais depuis qu’elle a quitté sa famille, en 1861, elle a gardé presque toutes les lettres reçues, qui sont bien en ordre dans son secrétaire, « j’en ai des paquets énormes », précise-t-elle (16 janvier 1870). Ces lettres sont souvent bordées de noir : « Hélas ! La mort passe partout, le deuil désole toutes les existences, oh ! que la vie est triste ! ».

26Mais évidemment son véritable ami, sur le plan humain, et sa véritable œuvre, sur le plan littéraire, c’est son journal. Comme je l’ai suggéré, ce surinvestissement peut poser un problème du côté de Dieu : n’aime-t-elle pas trop son journal, n’accorde-t-elle pas trop d’importance à ce qui la concerne ? Son journal l’aide-t-il vraiment à s’améliorer, amélioration morale qui justifierait l’attention peut-être excessive qu’elle s’accorde ? Chaque fois qu’elle change de cahier, et chaque 24 décembre, date anniversaire du journal, elle examine le problème. Non, elle n’est pas meilleure, elle pensait travailler à une « bonne et solide conversion » (24 décembre 1864), elle voit qu’il n’en est rien, mais elle espère que ce sera mieux l’an prochain. Plus tard, elle essaie d’ajouter une dimension professionnelle à son journal, d’en faire un « journal d’éducation » : « Je verrai mieux lorsque je n’aurai pas rempli mon devoir, lorsque je m’y serai mal prise pour corriger un défaut… » (3 mars 1866), mais cela aussi fait long feu. Le véritable profit n’est pas moral, ni professionnel, il est psychologique : le journal lui permet de conserver son équilibre, de combler sa solitude, de compenser ses émotions. À la fin du dixième cahier, elle établit avec beaucoup de lucidité que si le journal ne lui permet pas de s’améliorer, il l’aide à se « maintenir ». Le journal, au fond, c’est Dieu qui vous tient par la main… :

3 octobre [1868] – […] Ce jour finit mon cahier, demain pour le Rosaire j’en commencerai un autre ; je tiens beaucoup à cette habitude et si j’ai un regret c’est de ne pas l’avoir fait plus tôt et d’avoir détruit quelques feuilles détachées où se répandait mon âme. Pour que je supporte des émotions, il me faut les confier ; les jeter sur du papier suffit parfois à modérer la vivacité des impressions et consciencieusement parlant je crois ne pas perdre mon temps en l’employant ; non que je fasse des progrès en vertu, en sainteté, hélas ! non, je suis forcée de l’avouer, mais me serais-je maintenue ce que je suis si je n’avais cette manière de revoir chaque jour ma conduite ? Je ne le crois pas, cette méditation m’est utile, donc il faut la continuer.

27Onze ans plus tard, accablée d’épreuves, dans l’avant-dernière entrée de son journal, ensuite abandonné, elle dit un dernier merci à son cahier :

13 avril [1881] – Comme un ami sûr et sincèrement dévoué, tu es ma ressource, ô mon cher cahier !... Je reviens à toi lorsque de graves événements éclatent sur ma tête. Ce n’est cependant pas par négligence si je semble t’abandonner. Le temps me manque pour me retrouver moi-même et à moi-même ; mes occupations absorbent mon temps et épuisent mes forces, Dieu seul le voit, mais cela suffit. Je suis où votre sainte Volonté m’a placée, ô mon Dieu, aussi, loin de murmurer, j’accepte, oh j’accepte le calice, et, à l’exemple de mon Sauveur, je le boirai jusqu’à la lie.

28Ce mot de la fin, ou presque, du dernier cahier, ne sera pas le mien. J’ai voulu donner ici une sorte d’avant-goût d’un texte dont j’espère qu’un jour il sera accessible à la lecture, allégé sans doute d’une partie de ses effusions pieuses, de manière à mettre en lumière la destinée et le témoignage social d’une femme du peuple sur la vie des classes dirigeantes. L’exploration d’un manuscrit inconnu de ce type réserve toutes sortes d’émotions et de pièges. Parfois on est fasciné comme si on lisait un roman de Balzac. Parfois la distance entre l’idéologie religieuse et politique d’Émilie et celle du lecteur reprend le dessus. D’autre part, il est difficile, sans publier d’extraits conséquents, de donner une idée des paysages qu’on a traversés. Il m’est arrivé, je l’avoue, de penser qu’Émilie était bête, puis de penser que c’était moi qui l’étais. J’ai été successivement fasciné, troublé, exaspéré, lassé, ému, ami. Au fil des centaines de pages, on s’habitue à vivre ensemble. J’ai été séduit par sa sincérité, une fois acceptée la part d’autopersuasion qu’implique son discours religieux, séduit aussi par la lucidité du discours qu’elle tient sur son journal et par sa passion de l’écriture. Je propose en annexe, pour qu’on en fasse une lecture autonome, la première page de ce journal : Émilie donne un tour très personnel à un discours sans doute attendu, avec des formules émouvantes par leur simplicité et leur justesse : qu’est-ce qu’un journal, effectivement, sinon « l’avenir petit à petit, goutte à goutte » ? Quant à l’avenir du journal lui-même, c’est une suite de miracles qui l’a fait échapper au sort fatal qu’elle prévoyait. Elle croyait à la survie de son âme, mais à la mort de son journal. Si au Ciel on se souvient d’ici-bas, peut-être nous sera-t-elle reconnaissante : nous sommes là, Émilie, et tu es avec nous.

23 juillet [1864] – […] J’ai quelquefois envie de brûler ces cahiers ; la crainte que de tardifs regrets se fassent sentir plus tard me retient. Au reste, pourquoi tenir à l’élégance du style, à exciter un intérêt plus ou moins grand pour une œuvre qui meurt en naissant ? Si je meurs avant mes sœurs, elles n’en feront aucun cas, j’en suis sûre ; si je meurs après, ce seront mes neveux et nièces qui les jetteront au feu, car ce ne serait pour eux d’aucune utilité. Tout cela est clair et facile à comprendre. Mon intention est bien de laisser cela entre les mains de Mr l’abbé Guignard si je meurs avant lui et si Dieu me donne connaissance de ma mort. Il en fera du feu aussi, car ce n’est bon qu’à cela ; mais peut-être en regardera-t-il quelques lignes avant de le livrer aux flammes ? Dieu veuille alors lui mettre sous les yeux des passages propres à rappeler à son esprit ce qu’il me voulait de bien et propres aussi à inviter son âme à prier pour celle qui toujours l’aura regardé comme un frère et un ami. Et si au Ciel on se souvient d’ici-bas, ce sera là que je me montrerai reconnaissante.

Première page du Journal quotidien

29Angers, 24 décembre 1863 – Ma plume et mon papier, voilà ce qui me console, mon cahier est discret, il est patient aussi, jamais mes répétitions ne le fatiguent, il ne se plaint pas de la monotonie de ma conversation et lorsque je n’ai que le secours de ma plume pour me consoler d’un nouveau chagrin, c’est toujours quelque chose. Il faut maintenant que je conserve ce que j’écris, peut-être un jour serai-je bien aise de relire quelques pages de mon histoire. Je regrette d’avoir toujours brûlé ce que j’écrivis jadis. J’aimerais suivre régulièrement les dates, dussé-je ne mettre que le quantième du mois lorsque nul événement remarquable n’aura marqué le cours d’une journée. Rien d’intéressant pour autrui ne remplira ces pages : sans poésie, sans talent, sans esprit, qui puis-je intéresser ? C’est pour moi seule que je conserverai ce que j’appelle mon petit journal. On rirait de pitié si l’on voyait ces lignes où se manifeste partout l’incapacité de l’auteur, mais mon excessif orgueil aura soin de cacher ce qui pourrait me rendre un objet de dérision. Je regrette de n’avoir pas écrit exactement depuis dix ans ou tout au moins avoir conservé quelques fragments de cette vie de chagrins, de déceptions, de tristesses qui fut toujours la mienne : on aime à se rappeler même des sujets de larmes ; il y eut aussi quelques instants de douce satisfaction, je ne l’ai point oublié ; il me serait agréable d’avoir tout cet ensemble. Enfin cela n’est pas, je n’y veux même pas revenir, ce n’est point le passé que je veux écrire, mais le présent, l’avenir petit à petit, goutte à goutte, à mesure qu’il me sera présent. Il arrivera sans doute bien des fois que diverses circonstances me reporteront naturellement et malgré moi vers le temps passé, je suivrai alors le cours de mes idées sans faire d’effort pour chasser ces pensées, car ce que je veux éviter c’est cette histoire entière et scrupuleusement détaillée de mille souffrances et sacrifices, j’ai tout offert à Dieu, je ne veux plus m’y arrêter.

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Lejeune, « Le journal quotidien à Émilie Serpin »Clio, 35 | 2012, 147-163.

Référence électronique

Philippe Lejeune, « Le journal quotidien à Émilie Serpin »Clio [En ligne], 35 | 2012, mis en ligne le 01 mai 2014, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10547 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10547

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Auteur

Philippe Lejeune

Philippe Lejeune a enseigné la littérature française à l’Université Paris-Nord jusqu’en 2004. Ses travaux portent sur l’autobiographie (Le Pacte autobiographique, 1975, Les brouillons de soi, 1998, Signes de vie, 2005) et sur le journal personnel (Le Moi des demoiselles, 1993, Un journal à soi, 2003). Son travail en cours sur les origines du journal personnel au xviiie siècle est en ligne sur son site www.autopacte.org.
philippe.lejeune@autopacte.org

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