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Écrire au quotidien

« Ma vie est un ouvrage à l’aiguille »

Écrire, coudre et broder au xixe siècle
« My Life is a Needlework ». Writing, Sewing and Embroidering in the xixth century
Anna Iuso
p. 89-106

Résumés

La couture et la broderie sont deux activités qui ont marqué, pendant des siècles, la présence féminine à l’intérieur de la famille. Parfois geste technique et nécessaire, parfois moment de formation et/ou d’évasion, la broderie a d’ailleurs constitué l’un des savoir-faire nécessaires pour la jeune fille bourgeoise vouée au mariage, nécessitant, pour l’affirmation de sa présence sociale, un trousseau. Par ailleurs, pendant ces derniers siècles, les femmes se sont emparées de l’écriture pour en faire à la fois un moment de réflexion, de gestion, de mémoire de soi et de la famille : en quoi ces pratiques se ressemblent-elles ? En quoi la solitude, le repli sur soi, le silence, la lenteur, la précision du geste, le marquage (du papier, du tissu) deviennent, tout le long du xixe siècle, les éléments communs de savoir-faire qui contribuent de façon analogue à forger, dans l’espace et dans le temps, l’identité individuelle féminine et son insertion sociale ? En quoi l’écriture de soi a accompagné, puis remplacé, le travail de l’aiguille ?

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Entrées d’index

Mots-clés :

broder, coudre, jeunes filles

Chronologique :

XIXe siècle
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Texte intégral

Ô étoffes transparentes et flottantes !
ô rubans ! ô volants ! où courez-vous
avec notre raison et, souvent,
avec nos chagrins ?

Amélie Weiler, 16 juillet 1848

Amélie Weiler, entre autres

1Amélie Weiler est née le 29 avril 1822 à Strasbourg. Quoique fils de boucher, son père était avocat, inscrit au barreau de Strasbourg depuis 1819 et membre de la bourgeoisie protestante de la ville. Sa fille voulait devenir femme de lettres, mais la famille n’a pas vraiment pris au sérieux cette vocation. Elle commence à tenir son journal le 2 février 1840, à dix-sept ans. Sa mère l’encourage, car celui-ci contribue, comme l’écrit son récent éditeur, Nicolas Stoskopf, dans sa présentation, à « combler cette période de vacuité de la vie des jeunes filles qui s’écoule entre la fin de leurs études et le jour de leur mariage ».

2Amélie ne se mariera pas, et tiendra son journal bien longtemps : nous la voyons rêver d’amour et de mariage, puis songer à devenir gouvernante auprès d’une riche famille et abandonner petit à petit ses illusions littéraires : son imagination, au début si exaltée, la verra finalement « vouée au pot au feu… ». En 1842, alors qu’elle n’a que vingt ans, sa mère meurt. Issue d’une famille d’aubergistes et de cafetiers, elle tenait à extraire ses deux filles, Amélie et Emma, de leur milieu d’origine en leur assurant une formation raffinée. Elle meurt trop tôt, précédée par la grand-mère « lettrée » qui aurait peut-être encouragé sa petite fille « écrivain ». Amélie, l’aînée, se retrouve donc seule à gérer sa vie et celle de sa sœur tout en s’occupant du ménage de son père, peint sous les traits d’un homme sans méchanceté, mais qui, absent et égoïste, rate son ascension sociale, finit par se ruiner au jeu et meurt dans l’indigence.

3 Tout rêve de mariage abandonné, après des années d’hésitation, elle part en 1857 comme institutrice privée en Prusse puis en Russie où nous la quittons en 1859 avec le septième cahier de son journal, le dernier dont nous disposons. Rien ne suggère de sa part une volonté d’arrêter d’écrire ; il se peut que les cahiers qui ont suivi aient été simplement perdus… Il nous manque, certes, trente-six ans de sa vie car nous savons qu’elle est revenue à Strasbourg où elle est morte le 27 juin 1895, vivant de rentes qui lui assuraient une vie modeste mais digne. Le texte publié ne représente qu’un choix dans un manuscrit bien plus volumineux, mais on y saisit bien la personne d’Amélie dont le parcours biographique ne doit pas nous égarer : ce n’est pas une fille triste ; elle est parfois volubile, toujours passionnée, même dans les moments d’ennui profond ; souvent ironique, elle peut être sans pitié lorsqu’elle croque les personnes qu’elle croise.

  • 1 Lejeune in Weiler 1994 : 7-9.

4 Elle aime donc écrire. Philippe Lejeune, dans sa préface1, dit de sa passion pour l’écriture qu’elle est « dévorante ». Mais elle aime aussi coudre : « Mon beau frère est de retour. […] aujourd’hui matin, il m’a remis un carnet tout bourré d’aiguilles : c’est le plus beau cadeau qu’on puisse faire à une femme » (dimanche 8 mars 1857). Dans un monde ouaté où les tissus et le fil sont rois, ses toilettes sont évidemment un de ses grands soucis :

  • 2 Weiler 1994 : 118.

Mercredi, 5 juillet [1843]
[…] Hier j’ai, pour ainsi dire, perdu toute ma journée : à une heure, nous avons pris notre ouvrage pour aller chez Grand-Maman dont les fenêtres donnent sur la foire. Il faisait si chaud, nous avons tant causé que nous n’avons rien fait. Aujourd’hui, de bonne heure, nous sommes allées acheter nos robes de barège que nous avons achetées et laissées au moins cent fois dans la pensée ; encore n’avons nous que la mienne : il faut que Monsieur Julliard fasse venir la même étoffe de Paris pour qu’Emma ait la pareille. Dans cinq jours, nous serons satisfaites. Je voudrais une pèlerine de dentelles. Hier, j’ai été chez ma lingère sans la rencontrer ; aujourd’hui, elle est en couches et ne peut pas me donner audience. J’ai acheté de la soie pour des gants de filet longs que je veux finir dans huit jours, du satin rouge pour me broder un petit sac de perles d’acier, et qui doit être fini et pendre à mon bras dimanche […]2.

5Parfois ce sont de plus modestes ouvrages qui hantent ses rêves :

  • 3 Ibid. : 407.

Mardi 31 mars [1857]
Puisque je me sens les nerfs un peu en émoi, je vais prendre ce journal au lieu de prendre mon tricot. Ce n’est point que j’aie des notes intéressantes à faire : non, ma vie est un ouvrage à l’aiguille de longue haleine et outre les petits colifichets ou plutôt, pour me servir du terme technique, les objets utiles que je me confectionne moi-même, mon imagination ne rêve guère autre chose. Mon bonheur actuel consiste dans la confection de six charmants petits béguins de nuit ; il me semble que je ne coure point le risque de perdre celui-là en me déplaçant et qu’il me suivra partout3.

6L’écriture de son Journal est, pour partie, rythmée par les travaux cycliques dont le linge est l’objet, mais après la mort de sa mère, ces moments heureux se muent en corvée solitaire :

  • 4 Ibid. : 91.

Samedi 8 octobre [1842]
Nous sommes en lessive maintenant et jamais je n’ai senti comme aujourd’hui que je suis toute seule. Quelle grande corvée que cela est. Moi, enfant pour ainsi dire, je dois commander à de vieilles laveuses qui feront tout le contraire de ce que je leur dis quand j’aurai tourné le dos. À peine suis-je au linge sale pour compter la lessive et faire mes paquets que l’on me fait descendre pour quelque personne qui vient m’entretenir de choses désagréables on ennuyeuses. Aussi ma pauvre tête et mes malheureuses jambes souffrent si fort depuis quelques jours qu’il me semble quitter le lit après une longue maladie. Jamais la vie ne m’a paru plus triste, je fais tous mes efforts pour refouler mes larmes4.

7Tout au long de son journal, elle se présente organisant les jours de lessive, cousant des torchons et des manchettes, faisant – passion suprême – de la dentelle, achetant du tissu pour un nouveau mouchoir, un ruban pour se coiffer un soir de bal, rangeant le linge dans son armoire dont elle est très fière.

8Parfois elle ne brode pas toute seule, elle part avec sa sœur, l’ouvrage à la main, chez une amie, où elle brodera en compagnie, pendant qu’une d’entre elles fait la lecture à haute voix.

9Au fil des pages, écrire et coudre, lire et broder s’entremêlent pour tramer une existence envahie de matières, de rêveries, de programmes et de tâches lingères mais également réfléchie dans le journal. Le repli sur soi, parfois la solitude, le silence, l’attention, la réflexion, la précision et la propreté sont les dimensions morales qui accompagnent jour après jour ces gestes liés à l’écriture ou au linge – couture, broderie et dentelle avant tout – les enveloppant d’une même atmosphère. Ce monde de papier, de fil et de tissu n’est bien sûr pas propre à Amélie : elle le partage avec sa sœur Emma et des amies, mais elle sait sans nul doute en raconter sans se lasser les plaisirs et les jours :

  • 5 Ibid. : 222.

Dimanche 25 avril [1847]
[…] Je disais hier à ma sœur, en rangeant mon armoire à moi avec une joie frénétique, que je n’éprouvais de félicité qu’en voyant ce rayon garni de piles dans l’ordre des saisons, ces cartons pleins de bas fins tricotés de mes mains, cette boîte, trésor de magnifiques dentelles, héritage de ma feue grand-mère, ce paquet de coton jumel dont je ferai des bas encore que je blanchis déjà en imagination, ces camisoles de nuit, ces jupons de toutes les étoffes rayonnants de blancheur, amidonnés, pliés, recouverts soigneusement d’une toile mousseline-laine, les vêtements chauds d’hiver sont enveloppés symétriquement dans un drap, ce sac à fourrures noué d’un cordon tricolore, ce plateau de porcelaine avec un bouquet si finement peint qu’on est tenté de le prendre en main et d’y sentir ; également souvenir de ma grand-mère, ce grand portefeuille contenant mes papiers précieux, les autre tomes de mes mémoires, si ce titre n’est pas extravagant pour quelques notes griffonnées. L’aspect de cette armoire renfermant mes trésors est pour moi ce que le spectacle, les concerts sont pour d’autres : c’est un objet de passion5.

  • 6 Corbin 1986.

10À première vue, rien d’étonnant, puisque nous sommes, avec Amélie, au coeur du « grand siècle du linge »6. Cette expression d’Alain Corbin résume parfaitement le rôle joué par le linge de corps et de maison au cours du xixe siècle. Après la « transformation capitale des mœurs » que fut la diffusion massive dans le dernier siècle de l’Ancien Régime de l’usage du linge, celui-ci mobilise des ressorts économiques, sociaux et symboliques tout à fait centraux. La production de plus en plus industrielle de tissus de plus en plus raffinés multiplie, avec les articles de vestiaire, le soin et le temps nécessaires à leur entretien. Se diffusant dans toute la hiérarchie sociale, la qualité et le nombre de pièces de linge de corps et de maison s’accroissent, donnant naissance à de nouveaux métiers : par exemple, de petites entreprises ramassent le linge en ville pour le rapporter une semaine plus tard lessivé, blanchi et repassé. Les blanchisseuses, qui se comptent désormais par milliers dans le pays, font apparaître en milieu urbain les premières formes d’autonomie et de solidarité féminines ; regardées avec soupçon par la police, avec angoisse par des romanciers tels Stendhal ou Zola, elles sont des femmes qui circulent en ville, dépositaires peu discrètes des secrets que le linge sale des bourgeois laisse percer, et elles-mêmes sources de rumeurs. Vers le milieu du siècle, la grande lessive se déplace des lavoirs publics aux intérieurs bourgeois et, de plus en plus souvent, ce sont les bonnes qui en sont chargées. Ainsi généralisé, le linge, dans sa qualité comme dans sa quantité, devient le signe de la distinction : l’espacement entre deux lessives donne une idée de la richesse domestique et affiche le statut du foyer, de même que le trousseau d’une femme en mesure la valeur face à la famille de son époux. C’est justement tout au long du xixe siècle que le trousseau connaît une croissance remarquable : sa production, ainsi que sa transmission, sont extraordinairement ritualisés dans les milieux ruraux et parfaitement codifiés en milieu urbain. Et dans ces maisons bourgeoises, les jeunes filles se trouvent très tôt saisies par leur intérieur : elles lavent, repassent, cousent, brodent, apprennent à produire et gérer le trousseau. En même temps, elles tiennent leur journal.

Distinctions

11Dans son introduction au Moi des demoiselles, Philippe Lejeune signale en passant que le temps du journal est pour les filles de la bourgeoisie du xixe siècle ce qu’on pourrait appeler « le temps du trousseau » :

  • 7 Lejeune 1993 : 11.

C’est un portrait de groupe que je fais. Je reconstitue une immense tapisserie d’écriture. Ces cahiers sont des ‘ouvrages de jeunes filles’ comme leurs broderies, comme leurs cahiers d’études. Elles y composent leur image morale comme celle de leur silhouette dans la psyché. […] Ces jeunes filles sont toutes bourgeoises ou nobles, toutes à marier. Le modèle du journal leur est proposé par leurs éducatrices, dès l’époque de la première communion. Elles le reprennent à leur compte vers quatorze ou quinze ans quand, leur éducation terminée, elles entrent dans la période prénuptiale. Elles l’abandonnent la veille de leur mariage. Toutes ne se marient pas. Certaines entrent en religion. D’autres se vouent au célibat. Entre quinze et vingt ans, elles sont au carrefour de leur vie, s’interrogent sur la voie à suivre, accepter le mariage ou tenter une autre route vers une existence plus personnelle…7

12Entretenir le linge, tenir son journal : les deux pratiques scandent un temps de l’attente et de la préfiguration : attente du mariage, préfiguration de la vie d’épouse et de mère.

  • 8 Verdier 1979 : 157-258.
  • 9 Fine 1984.

13Yvonne Verdier8 a bien montré le lien « physiologique » entre la jeune fille et son trousseau dans les campagnes du premier xxe siècle : entamée grosso modo à l’arrivée des premières règles, la marque au point de croix, rouge sur blanc, par laquelle les jeunes filles inscrivent leurs initiales sur leurs draps est une sorte d’attestation de leur fertilité potentielle, l’ouverture de leur destin matrimonial et maternel. Pour Agnès Fine9, le corps à corps avec le trousseau que les filles devaient, depuis des siècles, filer et tisser elles-mêmes, a été interrompu par l’arrivée du tissage industriel, pour revenir aussitôt avec la diffusion générale de la broderie.

14Mais il faut introduire ici une nuance : entre tisser, coudre, broder et faire la dentelle, les sociétés occidentales ont établi des frontières nettes quant à l’usage social et à la signification des techniques du fil. Partant de sources iconographiques qui représentent la Vierge d’abord en train de broder, puis en train de lire, Marlène Albert-Llorca remonte aux vertus que les sociétés occidentales accordent aux travaux du fil : loin de distraire l’esprit, ils permettent à la femme de prier, de méditer. C’est bien pour cela que les ordres religieux féminins ont cultivé ces métiers car ils semblent détenir le pouvoir d’élever l’esprit. Marie, vierge et femme, devient ainsi, à travers l’iconographie interprétant les évangiles, le parangon féminin de l’Occident chrétien.

  • 10 Albert-Llorca 1995 : 109 et suiv.

15Une distinction, toutefois, est indispensable : après le Concile de Trente (1545-1563) qui utilise le culte marial en faisant de Marie la grande capitaine de la reconquête catholique et le modèle de la pureté collective, l’iconographie de la Vierge la présente en train de tisser ou broder blanc sur blanc. L’absence de menstrues chez Marie semble un indice de sa propre conception virginale, la couleur de la pureté s’impose sous la main d’une femme qui pourra elle-même donner la vie sans être fécondée, en restant exempte de toutes les marques biographiques du sang (naissance, menstruation, défloration, accouchement). À partir de là, Marlène Albert-Llorca10 note dans quelques récits étiologiques populaires que Marie « offre » l’invention de la dentelle, blanc sur blanc, à condition que la femme qui la reçoit soit vierge ou vive en état de pureté. En quelques mots, la tradition chrétienne réserve la dentelle immaculée aux femmes chastes et invite toutes les autres à broder rouge sur blanc car, pour elles, le sang des menstrues est d’abord l’instrument de leur séduction puis la condition de leur fécondité. Notons, cependant, le rapport devenu nécessaire entre la broderie, rouge ou blanche, et le signe alphabétique le plus élémentaire et le plus personnel, l’initiale du nom, comme si le commencement du destin de femme se conjuguait avec le tout début de l’écriture et l’accès à la plus élémentaire identité écrite. Amélie Weiler, avec les autres brodeuses-diaristes, est l’héritière de ces évolutions de longue durée mais, chemin faisant, un climat moral particulier s’est emparé de ces exercices.

16Alain Corbin introduit cet accent nouveau dans le long parcours des savoirs du fil. Pour lui, la diffusion de la broderie auprès des jeunes filles et femmes n’est pas nécessairement lié au primat de la famille étendue ou du régime dotal. Les écoles ont joué un rôle fondamental qui s’explique par une attente collective : au-delà de l’analogie symbolique entre le corps féminin et ses ouvrages, le travail du fil démontre une efficacité éthique qui passe par un dressage corporel.

  • 11 Corbin 1986 : 305.

Entretenir ou broder le linge contribue à remplir le temps, assure la continuité du labeur féminin. La confection du trousseau qui, au lendemain de la communion, succède à l’apprentissage du tricot, canalise les rêves d’avenir de la ‘grande fille’ nubile, en même temps qu’elle astreint son corps à l’immobilité. Attentive à la délicatesse du point, la jeune fiancée […] laisse présager la fidélité de l’épouse11.

17Comment ne pas voir aussi, dans cette image, les filles en train de tenir leur journal intime ? Celui-ci, nous le savons bien, était au départ encouragé par les parents, lu et commenté en famille, pour juger des qualités morales de leurs filles et de leur capacité à les cultiver. Jeunes filles attentives à la précision du trait, à la netteté de leur journal…

18Cette convergence de la broderie et de l’écriture devient tout à fait explicite au xixe siècle dès qu’il s’agit de traiter des fautes, des péchés, des deviances :

  • 12 Ibid.

Les religieuses savent utiliser le linge dans la propédeutique du corps et de l’âme. Pour les filles fautives, un lien se noue entre la repentance et le maniement de la blancheur des étoffes. Que la profession de lingère compte nombre de filles-mères – ou du moins qu’on le dise –, que le relèvement des prostituées passe par de dures journées de couture indique bien la relation qui s’établit entre l’application sage que nécessitent les travaux à l’aiguille et la restauration des vertus féminines12.

19Est-il la peine de rappeler que dans ces couvents, ainsi que dans des institutions laïques œuvrant à la réhabilitation de ces filles, elles étaient invitées à tenir un journal et, souvent aussi, à rédiger de petites autobiographies afin de restaurer dans sa continuité conforme le fil rouge de leur existence ? Tout au long du xixe siècle, avec des prolongements dans le xxe, écrire et broder semblent être pour ces filles et jeunes femmes, les deux expressions conjointes et équivalentes d’un même ordre normatif et disciplinaire.

Les disciplines du fil

20Le premier effet des activités lingères est de réduire les femmes au monde domestique dont elles finissent par devenir un élément dans ce siècle qui exalte les vertus de la famille et fait de la maison un monde clos, un intérieur à soigner jusqu’aux moindres détails. De celui-ci, elles font à ce point partie qu’elles finissent par lui ressembler : éclairantes à ce propos sont les remarques de Mario Praz sur les analogies entre le style des intérieurs et la mode féminine : l’un et l’autre usent des mêmes tissus, des mêmes décors.

  • 13 Voir Gri 2000.
  • 14 Larroque 1986 : 270.

21Bien sûr, ces filles « domestiquées » ne sont plus à même de produire leur trousseau mais elles doivent le broder, du moins en partie, de même qu’elles doivent savoir « tout faire » concernant les tissus dont l’intérieur et les corps sont enveloppés. L’évolution technique et économique laisse inchangé le rôle des femmes au prix d’un déplacement de son point d’application. Comme le remarque l’ethnologue italien Gian Paolo Gri, la nouvelle culture hygiéniste impose une propreté de la maison et du linge auparavant inconnue13. La vertu féminine et domestique par excellence n’est plus la capacité de filer et tisser, mais celle de broder, laver, entretenir le trousseau et tout le linge de maison. Ce basculement s’opère tout au long du siècle, avec des nuances importantes selon les classes sociales, les régions, les milieux, urbains ou ruraux. Dans quelques campagnes, ainsi en Béarn, le transport du linge à la maison des jeunes mariés, la passade, est encore fortement ritualisé : Marie-Thérèse Larroque a publié une photographie où l’on voit le bœuf tirant le lit et le trousseau14. Seules admises à monter sur la charrette, deux filles, l’une portant un balai, l’autre une quenouille. Dans le monde rural, les métiers du fil accompagnaient à ce point la vie féminine, du berceau à la tombe, que le métier à tisser, présent dans des rites qui attestaient de la virginité de l’épouse, était littéralement mis en pièces en cas de veuvage. En ville, en revanche, surtout en milieu bourgeois, les filles ne sauraient se servir d’une quenouille ou d’un métier à tisser, mais rêvent, comme Amélie, de belles boites d’aiguilles…

22Par quel biais se noue la relation de cet univers séparé et de l’écriture dont nous avons vu à quel point elle est devenue présente dans ces mêmes espaces clos ? Il faut pour le comprendre remonter au xviie siècle, moment où, pour contrer la catéchèse des Réformés, l’Église instaure le système des petites écoles. Il s’agit, rappelons-le rapidement, d’« écoles » où les filles pauvres pouvaient recevoir un minimum d’instruction intellectuelle, une formation religieuse et un métier « convenable à leur sexe » : raccommoder le linge, faire de la broderie et de la dentelle. En 1665, est fondée la congrégation des « Demoiselles de l’Instruction » ; plus tard, pour faire face au haut niveau d’illettrisme des campagnes, sera fondé un tiers-ordre, les « Béates de l’Instruction ». Au xixe siècle, la France est parsemée d’ouvroirs, où les filles se rendent avec leur boîte à couture (ou leur carreau à dentelle) et leur livre de lecture. L’école républicaine remplacera ces petites écoles ou, mieux, les intégrera. Déjà Rousseau, dans l’Émile, conseillait la couture pour les filles, comme plus adéquate à leur nature tranquille et à leur modeste curiosité intellectuelle. En Italie, dans les programmes ministériels, on fait place aux « lavori donneschi » (ouvrages de femmes) encore en 1923 :

  • 15 Lombardo-Radice 1937 : 38.

L’ouvrage n’est pas matière professionnelle, mais un élément de la formation spirituelle de l’élève. […] L’institutrice doit le considérer comme un puissant soutien pour son œuvre éducatrice, non seulement car il suggère constamment ordre et soin, et correspond aux aspirations de l’enfant et de la jeune fille, qui désirent vivement être appréciées dans leur famille comme des petites personnes utiles ; mais surtout pour ses vertus apaisantes. Dans les périodes difficiles de l’enfance féminine, le recueillement, quoique léger, qu’il impose, et même la répétition des gestes qu’il demande, incitent l’âme au calme, et font cesser les petits troubles sentimentaux de la vanité et du caprice15.

23Les vertus moralisatrices attribuées aux métiers du fil, la puissance et la persistance du système symbolique qui construit le parcours existentiel féminin se nouent, historiquement, avec l’apprentissage de l’écriture par les petites filles. Le geste de la scriptrice est à plusieurs égards semblable à celui qui manie le fil, même s’il est porteur de la mobilité intellectuelle et sociale que la pratique domestique du linge interdit théoriquement aux femmes. Comment se sont-ils pratiquement conjugués ? Seul un regard différent nous fera maintenant « découvrir » de sidérantes liaisons cognitives entre les deux gestes.

Une écriture à soi

24Lisant ces journaux de jeunes filles, on les « voit » sans relâche manier la plume et le fil et les analogies entre les deux activités ont particulièrement retenu notre attention : au-delà de la posture, de la concentration et du relatif recueillement, il y a, par exemple, l’espace blanc à remplir, la nécessité de le maîtriser, d’éviter bavures et ratures, de produire un travail net, esthétiquement satisfaisant. Et puis le rythme : la main court, suit plus ou moins la pensée, permet la réflexion en même temps que l’action. Et l’échappée. La réitération du geste semble avoir, en effet, un rôle capital : une diariste du xxe siècle, particulièrement consciente des effets psychiques de sa passion pour le tricot, peut-être parce qu’elle est psychanalyste, note :

  • 16 Biondi 1995 : 10.

Lorsque j’étais petite, je rêvais souvent de courir, courir, traversant des lieux merveilleux, des bois épais, de vertes clairières, de plus en plus loin vers l’horizon. Il est peut-être bizarre que ce souvenir émerge en pensant à mes loisirs, liés sans doute à une vie sédentaire et aux murs de ma maison. Il y a tout de même quelque chose qui court également : c’est le fil entre mes mains, rapides comme le vent, tandis que la pelote qui se déroule paresseuse pas loin garantit au travail un très long parcours. En même temps, j’éprouve un léger enchantement ; j’ai entendu raconter que les Esquimaux risquent de ramer sans fin dans leur kayak, en réalisant un mouvement toujours identique, immergés dans un paysage uniformément blanc. Avec mon crochet il n’y a pas le danger de se perdre parmi les glaces, même lorsqu’il devient une douce obsession. […] Maille, chaînette, bas, haut, très haut, le petit instrument disciplinera votre feu intérieur16.

  • 17 Voir Zumthor 1973.
  • 18 Sanga 1995 : 110 et suiv.

25Apparemment bien loin de tout cela, les travaux sur les « chansons de toile » médiévales nous apportent un premier éclairage. Déjà connues dans l’antiquité grecque et romaine, nées avec le travail de tissage, ces chants de travail furent peut-être le lieu de naissance des poèmes d’amour. Le travail de tissage étant éminemment rythmique, Paul Zumthor a soutenu la priorité de ce rythme sur le chant17. Pour lui, un lien de connaturalité unit le rythme et le contenu sémantique du discours versifié. Entre les deux, il y aurait eu un échange qui aurait mené à la naissance du vers, défini par Zumthor comme « une nouvelle forme vivante ». Si, pour Zumthor, c’est le vers qui naît du rythme du tissage, pour l’ethnolinguiste italien Glauco Sanga c’est carrément le discours narratif qui en découle18. D’après lui, la continuité du geste assuré par la longueur des fils, leur croisement et l’espace créé par le tissage sont les éléments physiques d’un modelage cognitif qui porte à la conception du tissage comme écriture, puis à l’écriture proprement dite. Il nous rappelle l’hypothèse de Bachofen, pour qui l’écriture en boustrophédon grecque tirerait ses origines non, selon son nom, du mouvement du bœuf qui laboure, mais de celui du métier à tisser. Que les deux dimensions soient historiquement liées, Sanga le suggère en analysant un mythe grec de grande portée et souvent rappelé dans l’histoire, qui établit un lien étroit entre tissage, écriture et femmes : c’est le mythe de Philomèle, protagoniste de la sixième Métamorphose d’Ovide qu’il n’est pas inutile de rappeler rapidement ici. Dans une histoire déjà dense en événements, Philomèle est violée par son beau-frère, Térée. Celui-ci veut empêcher qu’elle révèle l’abus et pour cela décide de la séquestrer, non sans lui avoir auparavant coupé la langue. Mais, dans sa prison, Philomèle trouve un métier à tisser et tisse son histoire, rouge sur blanc. Ce tissu, elle le fait livrer par une servante à sa sœur, Procné, qui l’aide à obtenir justice, ou plutôt à accomplir sa vengeance : Térée mange sans le savoir son fils, tué et coupé en morceaux dans une furie vengeresse. Histoire trouble et sombre, où la femme ne recule devant rien, à qui l’écriture donne le moyen de se libérer et se réaffirmer. La culture grecque reconnaissait donc ce lien très fort, matriciel, entre écriture, métiers du fil et monde féminin puisque c’est une femme qui aurait « inventé » l’écriture, en tissant. Raconter une histoire, faire des vers, écrire : autant d’activités que les traditions occidentales situent, avec des nuances que l’on a parfois soulignées, au plus près des techniques du fil, dont la plus archaïque, le tissage, établissant définitivement l’équivalence dont la langue se souvient entre le texte et le tissu. Mais tandis que, dans la plupart des civilisations, les métiers du fil restent liés aux femmes et à la reproduction d’une morale structurellement domestique, l’écriture représente un savoir souvent réservé et dont la possession et les usages devaient être contrôlés.

26Ainsi pourrait-on lire la très longue histoire d’une origine à la fois symboliquement réaffirmée (le fil de l’écriture tissé comme par les femmes) et socialement déniée (le risque que fait courir l’écriture entre les mains des femmes) selon le double enseignement du mythe de Philomèle. Les solutions à ce dilemme ne sont pas très nombreuses. Ou bien l’écriture est complètement interdite aux femmes, ce qui fut le cas pour la très grande majorité d’entre elles pendant des siècles d’histoire européenne. Ou bien on introduit une distinction qui se révèle être une opposition de genre, entre ceux qui savent lire et écrire et celles qui savent seulement lire. C’était le choix des petites écoles d’Ancien Régime : parfois, pour sept heures de broderie ou dentelle par jour, les filles avaient deux heures de lecture hebdomadaires… Ainsi quasiment exclues des apprentissages spécialisés et cantonnées parallèlement aux travaux de fil, les filles ont-elles été mises en situation de domestiquer le savoir qui leur était à peine entr’ouvert en le liant à la sphère de l’intérieur. C’est le grand passage dont les journaux féminins témoignent depuis leur apparition à la fin du xviiie siècle en milieu bourgeois et noble. Si la broderie et, en général, les savoirs du fil devaient constamment rappeler aux femmes leur destin « physiologique », moral et social, l’écriture ne pouvait entrer dans ce monde qu’en adoptant ses configurations, quitte à s’émanciper peu à peu et à produire des rencontres inouïes entre les deux univers, textile et scripturaire.

Les symboles du moi

27Avant de faire notre ultime pas, il n’est pas inutile de redonner la plume à Amélie. Dans la première entrée de son journal, rédigée en 1840, elle montre ses connaissances en matière de Mémoires, notamment de femmes, puis semble se ressaisir :

  • 19 Weiler 1994 : 23.

2 février 1840
[…] Mais je m’égare : je voulais écrire l’introduction de mon journal et je me suis laissé entrainer par mon admiration pour quelques femmes célèbres. J’ai parlé de journaux, de Mémoires auxquels beaucoup ont payé un juste tribut d’éloges, en tête de quelques pages bien pâles, bien frivoles et peu dignes d’attention. Quelle était donc son intention, pourraient se demander mes amis, si jamais un jour ils lisaient ces lignes ? Pourquoi ces pompeux tableaux de femmes et d’ouvrages remarquables ? Croyait-elle trouver quelque analogie entre son sort et celui de ces femmes ? Obscur et ignoré dans sa jeunesse, pensait-elle qu’un jour son nom serait prononcé par bien des bouches et brillerait en tête de son manuscrit ? … Ah ! loin de là, cette pensée n’est jamais entrée dans mon âme. J’écris pour le plaisir d’écrire, pour épancher mes pensées, comme je les épancherais dans le sein d’une amie discrète et intime. Pourquoi ne point se livrer à un innocent délassement ?19

28Ce jeu de la modestie qui ouvre souvent les journaux intimes de jeunes filles est bien connu : le journal est un exercice imposé, qui pourrait toutefois se transformer en une œuvre : bâti avec la matière des jours, ne serait-il pas le banc d’essai du talent littéraire ? C’est sans doute ce que pense Amélie qui, en 1843, alors que ses rêves ne sont pas encore totalement brisés, note :

  • 20 Ibid. : 118.

Samedi 8 juillet [1843]
Ma sœur est née pour s’occuper uniquement de manchettes : elle ne fait que les raccommoder, changer et garnir. Quant à moi, je suis toujours affairée, pressée ; je me donne de trop grandes tâches pour pouvoir les remplir. Ma pensée travaille davantage que mes mains ; je ne m’occupe pas exclusivement d’une chose, je mets tout en œuvre, je veux être à la fois ménagère, lingère, femme de lettres et artiste20.

29Pourtant les choses sont en train de changer : l’armoire à linge, qui recèle les volumes de son journal, prend le dessus :

  • 21 Ibid. : 197.

Lundi 29 juin [1846]
J’ai vécu d’illusions et de beaux rêves ; j’étais oublieuse et négligente à l’excès pour les choses réelles et matérielles. Toutes les espérances de ma jeunesse se sont évanouies ; j’ai été forcée par les circonstances à quitter mon sentier vaporeux pour le sentier rude et prosaïque de l’existence quotidienne. […] je suis redescendue en moi même, j’ai saisi avec force tout ce que j’ai en moi et qui s’accommode le mieux avec la vie humaine, j’ai tâché de devenir soigneuse, bonne ménagère, bonne cuisinière, difficile à l’excès quant au linge blanc (ceci, je l’étais dès le berceau), grondeuse et sévère pour les laveuses, les servantes, minutieuse quant au frottage des planchers, au cirage des meubles, au nettoyage du cuivre, de l’étain, des chandeliers, des casseroles de fer, au récurage d’un baquet, exigeante dans la préparation des mets […]. Dans les armoires au linge, aux habits, aux porcelaines, aux joujoux, il faut que les rayons soient même rangés avec grâce pour plaire à l’œil21.

30C’est bien dommage, pensera-t-on, car elle avait tout de même un vrai talent de narratrice. Mais en ce 8 juillet 1843, elle a compris. La mission qu’elle se donnait était trop vaste : il n’y avait pas place dans son monde social pour une femme qui voulait être à la fois bonne ménagère et écrivain. Elle mettait ensemble le ménage, le linge, l’écriture et l’art, captant les premiers par les seconds et les transfigurant, comme en témoignait son journal ; à 25 ans, elle pense que cette alliance est illusoire :

  • 22 Ibid. : 225.

Mardi 11 mai [1847]
Actuellement, le présent avec ses travaux, ses événements, ses ennuis même m’occupe toute entière. De mon exaltation d’autrefois, il ne me reste que peu de souvenirs du passé, peu d’espérances pour l’avenir excepté celle en Dieu. […] Mon cœur n’est pas vieilli encore, je le sens à ses battements aux accords d’une musique harmonieuse, aux accents du poète et de l’écrivain, mais mes rêves alors naissent et meurent comme les météores : ce n’est plus un rêve de la vie de femme ordinaire, c’est un rêve général, éternel, infini !22

31Or, la question se pose, nécessairement : le cas d’Amélie Weiler est-il extraordinaire ? Je ne le crois pas. Il y a bien des raisons pour penser que de nombreuses filles de la bonne bourgeoisie du xixe siècle, dotées d’une instruction raffinée et ayant cultivé leurs capacités expressives, aient pu songer à devenir écrivain. Son cas est-il alors représentatif ? Pas tout à fait. Nous avons vu qu’elle rate tout : elle reste célibataire et n’est pas écrivain ; mais elle n’est pas une vieille fille casanière, elle fait le choix, qui lui fut assez difficile, de partir très loin de chez elle, en terre étrangère, pour devenir institutrice privée dans des palais aristocratiques. D’un point de vue sociologique, elle représente une minorité ; du point de vue scripturaire, elle est une informatrice privilégiée qui nous révèle un monde commun jusque dans ses contradictions les plus discrètes. Peu de diaristes du xixe siècle nous montrent à ce point le parcours parallèle entre l’écriture du linge et l’écriture tout court. Peu nous démontrent avec ce luxe de détails comment cette dernière, qui ne saurait exister contre l’ordre domestique, se glisse partout au cœur des devoirs du ménage. Les armoires d’Amélie qui contiennent côte à côte ses journaux et son trousseau disent bien que sont serrés là deux objets passeurs de mémoire et aussi deux symboles du moi féminin qu’une jeune bourgeoise a pu marquer de son nom propre et conserver comme propriété inaliénable. Les deux sont des dispositifs de formation contrainte mais l’un est statique, l’autre potentiellement émancipateur. Au trousseau, seul bien propre de beaucoup de paysannes, s’ajoute le journal, préfiguration d’une possible conquête de l’écriture publique qui ne pouvait aboutir sans le « sacrifice du linge » qu’Amélie n’a pas pu faire, au juste moment. Elle pratique longtemps ces deux écritures, mais elle ne sent que vaguement qu’elles sont porteuses de deux différentes conceptions du rôle des femmes, dont une – celle de l’écriture pour raconter le monde – lui fut formellement interdite.

32Quant aux paysannes, si nous désignons ainsi le monde dans lequel l’ordre du linge a atteint en deux siècles une présence coutumière centrale, elles ne nous ont pas laissé de journaux intimes, mais c’est finalement chez elles que nous retrouvons les entrelacs les plus baroques entre texte et tissu et les formes d’écriture textile les plus vertigineuses. Une d’entre elles me suffira pour conclure.

33Nous voici en Italie, à la campagne, dans les années 1970. Un siècle plus tard, c’est vrai. Mais nous le savons bien, ces pratiques domestiques « descendent » socialement, s’estompent, rebondissent, s’enrichissent… Nous sommes dans la province de Mantoue, dans le nord, région où, jusqu’au début du xxe siècle, on tissait à domicile ; c’est là qu’un des rites de veuvage était la destruction du métier à tisser de la femme. Clelia Marchi, paysanne, mère de huit enfants dont quatre morts en bas âge, perd son mari, l’amour d’une vie. Elle avait quatorze ans lors de leur rencontre ; deux ans plus tard, ils commencent leur vie commune et ont leur premier enfant. Une vie très dure, d’une pauvreté presque inimaginable. À soixante ans, Clelia reste donc seule. Elle est désemparée, elle dort peu et mal, elle commence à écrire sur du gros papier qu’elle relie elle-même par des fils qu’elle tricote avec des bouts de laine colorée. Il s’agit de souvenirs, de la famille, du village, entremêlés de photos et de coupures de journaux. L’écriture l’aide, lui fournit un soutien de plus en plus régulier et indispensable. Puis vient la nuit où, n’ayant plus de papier, elle ouvre son armoire et décide de tout recommencer. Elle veut écrire toute sa vie, depuis la rencontre avec son mari : elle choisit un grand drap de dessous et commence à raconter à même l’étoffe son geste et ses raisons.

Une nuit je n’avais plus de papier. Mon institutrice Angiolina Martini m’avait expliqué que les ‘Trusques’ avaient enroulé un mort dans un bout de tissu écrit. J’ai pensé, si eux ils l’ont fait, je peux le faire moi aussi. Mes draps je ne peux plus m’en servir avec mon mari, et alors j’ai pensé les utiliser pour écrire.

  • 23 Marchi 1992.

34C’est ce que rapporte la quatrième de couverture du livre qui publie la transcription de cet extraordinaire manuscrit23. Elle rédige cette autobiographie à soixante-douze ans ; elle a déjà produit, comme elle dit, quinze kilos d’écriture sur papier. Mais son drap est l’accomplissement de son ouvrage. Quoique raconté comme un geste presque instinctif, on voit bien que cette écriture génère un univers technique plus complexe. L’espace est parfaitement maîtrisé : en haut, deux photographies (son mari à gauche, elle à droite), chacune flanquée du même poème d’amour. Au milieu, comme célébrant toujours leurs noces, une image du Christ, accompagnée de la phrase « Au moins une fois par jour pensez à moi ». Entre les trois images, répété deux fois, le titre du manuscrit, Gnanca na busia (Pas même un mensonge) ; entre ce fronton d’images et le début du texte, une fausse broderie : peint en rouge, un feston court tout le long de la partie haute du drap, et descend en accolade sur une trentaine de centimètres de part et d’autre. Enfin, numéroté ligne à ligne pour ne pas perdre le fil de la lecture en traversant visuellement ce large espace, rédigé à l’encre noire, le récit de sa vie…

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Bibliographie

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Notes

1 Lejeune in Weiler 1994 : 7-9.

2 Weiler 1994 : 118.

3 Ibid. : 407.

4 Ibid. : 91.

5 Ibid. : 222.

6 Corbin 1986.

7 Lejeune 1993 : 11.

8 Verdier 1979 : 157-258.

9 Fine 1984.

10 Albert-Llorca 1995 : 109 et suiv.

11 Corbin 1986 : 305.

12 Ibid.

13 Voir Gri 2000.

14 Larroque 1986 : 270.

15 Lombardo-Radice 1937 : 38.

16 Biondi 1995 : 10.

17 Voir Zumthor 1973.

18 Sanga 1995 : 110 et suiv.

19 Weiler 1994 : 23.

20 Ibid. : 118.

21 Ibid. : 197.

22 Ibid. : 225.

23 Marchi 1992.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anna Iuso, « « Ma vie est un ouvrage à l’aiguille » »Clio, 35 | 2012, 89-106.

Référence électronique

Anna Iuso, « « Ma vie est un ouvrage à l’aiguille » »Clio [En ligne], 35 | 2012, mis en ligne le 01 mai 2014, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10515 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10515

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Auteur

Anna Iuso

Anna Iuso est professeur d’anthropologie culturelle à l’université de Rome « La Sapienza » et membre du Laboratoire d’Anthropologie et d’Histoire de l’Institution de la Culture (LAHIC-IIAC), Paris. Elle dirige la revue Primapersona de l’Archivio Diaristico Nazionale (Pieve Santo Stefano, Toscane). Elle consacre ses recherches aux formes de l’autobiographie, aux pratiques de la mémoire et à l’émergence de nouveaux objets du patrimoine. Parmi ses publications les plus récentes : La face cachée de l’autobiographie (dir.), Carcassonne, Garae Hésiode, 2011 ; Déclinare il patromonio, Rome, Aracne, 2011.
annaiuso@gmail.com

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