- 1 M. Benoit, p. 4. Les manuscrits cités sont inventoriés en annexe.
1En 1792, le livre de raison de Madeleine Benoit, veuve d’Avignon, déplore la négligence dont son mari et son père ont fait preuve dans la préservation des papiers familiaux. Du moins ses enfants pourront-ils recourir à d’autres hommes de la famille, « peres attentifs […] qui ont recueilli les preuves de la famille Martinel », pour trouver des documents « plus clairs que ne peut faire icy une femme […] ayant succédé à des autheurs dérangés »1. L’auteure du livre de raison souligne ses limites en tant que femme dans cette tâche visiblement masculine. Elle n’en profite pas moins pour exercer sa capacité critique et entreprendre la rédaction d’un manuscrit de près de deux cents pages.
- 2 Huit de ces écrits sont rédigés après 1750. Ce travail en cours s’appuie sur les fonds des archives (...)
- 3 E. Bonnaud, L. Charbonnier, F. de Cambis, L. de Cambis, M.-A. de Candolle, M. de Hugues, A. de Puge (...)
2Cette ambiguïté caractérise les écrits domestiques féminins de la Provence moderne. Une trentaine de femmes, trois fois moins que d’hommes, ont ainsi rédigé des livres de raison, des livres de famille ou encore des généalogies, dont les archives gardent surtout la trace au-delà des années 1660 (22 manuscrits)2. Plus de la moitié d’entre elles (16 des auteures identifiées) appartient à la noblesse, tandis que huit sont issues des milieux de judicature et deux de la marchandise. Cet écart en faveur de la noblesse se creuse encore à partir des années 1680 : si la pratique de l’écrit domestique semble s’affirmer, elle se joue d’abord dans les familles où les femmes sont alphabétisées et le patrimoine important. Pour l’essentiel il s’agit en effet de livres comptables, où les traces d’affectivité sont faibles. Aux deux tiers, ces femmes prennent la plume pour suppléer à l’absence ou au décès de leur mari. Toutefois, si ces femmes sont avant tout des veuves qui poursuivent la gestion familiale, elles le font pour une majorité d’entre elles dans un livre qui leur est propre (18 des 24 veuves de ce corpus). De plus, 12 de ces femmes ont écrit jusqu’à leur décès et 13 sur une durée supérieure à 10 ans3.
- 4 Nous envisageons le « récit de soi », actuellement au cœur d’un programme transversal de la Maison (...)
3C’est à cette appropriation de l’écrit quotidien par des femmes en situation d’agir que s’intéressera cet article. L’enracinement dans l’espace domestique semble les assigner à des rôles définis, bornant et subordonnant leur identité. Mais ces rôles, en fournissant les contours d’un statut juridique et social, fournissent aussi les bases d’un récit de soi4, tandis que les pratiques d’écriture elles-mêmes, dans leur matérialité la plus élémentaire, peuvent produire des formes d’objectivation de ce rapport à soi et au monde. Nous interrogerons alors la capacité de cette écriture quotidienne à forger la réflexivité individuelle des auteurs féminins au sein de registres familiaux dont la vocation est pourtant, avant toute chose, une vocation collective.
4Pour les deux tiers de nos auteures, l’écriture commence à la mort d’un mari (21) ou, s’agissant de célibataires, de leur père (2). Imposée par les circonstances, cette écriture féminine peut céder plus ou moins vite à un nouveau chef de famille : Marie-Gabrielle Glandeves, veuve de Jean-Charles Gaultier de Gérenton depuis 1752, laisse la plume à son fils au bout de six années. Anne de Chabert de Barbentane, veuve de l’avocat avignonnais Trophime Eimeric, ne s’identifie même pas lorsqu’elle rédige deux quittances après la mort de son mari, dans le livre de raison que continue ensuite son neveu.
5Beaucoup, pourtant, s’impliquent immédiatement dans un livre à elles. À la fin du xviie siècle, Françoise de Lambesc s’approprie un vieux registre à peine utilisé, tout comme Madeleine Vienot, veuve d’un marchand gantier. En 1706, Anne de Puges, veuve d’un notaire d’Avignon, entreprend d’écrire sur un livre neuf à son nom, doté de fermoirs. L’écriture entre alors dans la vie, parfois pour de très longues années. Célibataire, Elisabeth Bonaud commence son livre de raison en 1728, deux ans après le décès de son père ; elle le tient jusqu’en 1779. Veuve, Françoise de Cambis de la Faleche tient son livre de 1660 à 1701. Mariée, Gabrielle-Françoise Tonduti, épouse de Charles Bernard de Guilhem, partage avec son époux, dès 1715, un livre de raison ; elle en tiendra trois autres, jusqu’en 1769. Les rythmes d’écriture sont certes très divers, souvent modestes, avec moins d’une dizaine d’entrées par an. Mais Gabrielle-Françoise Tonduti, pour ses achats culinaires, ou Marie-Anne de Candolle, pour ses dépenses de paraître, écrivent plusieurs fois par semaine – on relève ainsi chez Marie-Anne de Candolle 23 entrées en janvier 1747, et chez Gabrielle-Françoise Tonduti, 24 entrées en septembre 1763.
- 5 Barbier 1981 : 35-36 ; Chatenet 2009 : 23.
- 6 Beauvalet-Boutouyrie 2001 ; Dousset 2009 : 479.
6Ces écrits féminins couvrent l’ensemble du patrimoine familial, des mouvements du crédit aux achats quotidiens, en passant par les investissements fonciers et agricoles. Cette autonomie d’action nous rappelle que la femme mariée, même si elle est juridiquement mineure, se trouve valorisée depuis le xvie siècle par les traités d’économie domestique5. Veuve, elle retrouve de surcroît sa capacité juridique et reprend la maîtrise de son patrimoine ; lorsqu’elle reçoit la tutelle de ses enfants mineurs, elle peut agir en leur nom6. L’appropriation de l’écrit domestique permet-elle alors aux femmes d’affirmer une place singulière dans l’économie du ménage ?
7Pour interroger la spécificité des écrits féminins, le cas des femmes écrivant en même temps que leur mari est particulièrement intéressant. Au début du xviiie siècle, Louise Charbonnier partage le livre de raison de son époux, Jacques Brachet, sieur du Verdon. Toutefois, tandis que Jacques fait essentiellement mention des quittances et des pensions, Louise s’applique à l’espace matériel des objets (« mémoire des meubles », « couverture de lene blonde »…), au traitement des serviteurs et au maintien du lien entre ses enfants. Elle rédige ainsi un texte pour pacifier les liens de son fils cadet avec les enfants de son frère aîné, exilé après la révocation de l’édit de Nantes :
Je dois pour la descharge de ma consiance randre tesmoygnage de qui san suit et pour esviter quil ni ait point de diferant antre mon fils et mes petis anfans en cas qu’ils revienent en France (p. xxviii).
8Lui revient ici le bien-être matériel et affectif de sa famille. De même, quelques années plus tard, Gabrielle-Françoise Tonduti prend en charge l’administration des serviteurs, les achats de nourriture et les recettes médicinales qui assurent la préservation des siens (« remede pour guerir le f[l]ux de sang » ou « liqueurs stomachiques »….). Sur la toute première page d’un livre de raison qu’elle partage avec son époux, c’est sous la protection de sa vertu domestique qu’elle place le registre, lorsqu’elle note :
L’an 1721 au mois de septembre la peste a esté a avignon je me suis retirée a Menerbes avec toute la famille. Personne n’a eu aucun mal. Je conseille que si un pareil malheur arrive l’on se retir[e] dans cette maison de Menerbes que j’ay bien foit accomoder pour cela et qui est tres propre par cela la peste n’y ayant jamais esté7.
- 8 Brouard-Arends & Plagnol-Dieval 2007.
9L’instruction des enfants constitue l’une des responsabilités croissantes de cette sphère féminine. En 1631 déjà, Jeanne du Laurens écrit sa Généalogie de Messieurs du Laurens, afin « que [s]es enfans […] voyent […] qu’en bien vivant, dieu assiste toujours les parens » (p. 25). Le xviiie siècle renforce encore cette fonction de la mère éducatrice8. En 1792, Madeleine Benoit écrit « pour [s]es enfants et à eux seuls » et les guide désormais dans les domaines les plus techniques, tels le droit de construire un four comme « trente particuliers de Visan qui […] ne payent rien » ou la nécessité de saigner leurs prés « sans quoi [le] foin sera de mauvaise qualité, aigre et d’un difficile débit » (p. 25 ; p. 54-55). Le livre de raison lui-même devient un guide d’écriture domestique, patiemment élaboré par la mère instruisant ses enfants des espaces blancs qu’ils devront remplir. Ainsi, écrit-elle, « comme j’ay laissé le papier en blanc pour y placer les acquisitions de certaines terres […] je laisse icy du blanc pour y mettre la note des payemens. Ne les negligés pas, je vous en conjure » (p. 45).
- 9 Lahire 1993 ; Fabre & Fine 2000 ; Mouysset 2007 : 127.
- 10 Winn 2008.
10Enfin, ces femmes assurent le lien des générations en apparaissant, dans ces textes écrits, comme les gardiennes d’une mémoire encore souvent orale9. Colette H. Winn, analysant la Genealogie de Jeanne du Laurens, a souligné l’importance qu’y occupe le « récit de paroles »10. C’est aussi dans ce lien à la mémoire que Madeleine Benoit, un siècle plus tard, construit son rapport à l’écrit en tant que femme. De prime abord, on est frappé par le caractère approximatif de ses notes : tel fait se produit « à l’époque de [son] mariage » (p. 7) ou « à l’époque de la mort de [s]on mari » (p. 8) ; tel testament est reçu « en datte du… », sans plus de précision (p. 8). Madeleine avoue cette limite lorsqu’elle suggère de rechercher des documents « plus clairs que ne peut faire icy une femme ». Mais elle n’en souligne que plus la valeur de ses efforts, lorsqu’elle se met en scène « après avoir rendu a [s]es enfants tout ce qui [lui] est revenu sur la famille de leur père » (p. 5) ou demande que « dans ce dedale on [lui] sache encore quelque gré des petits documents qu’[elle a] ramassé[s] » (p. 60).
11Un « royaume féminin » semble donc se construire sur des tâches particulières dont la légitimité est revendiquée. Ce royaume peut-il être le fondement d’un espace à soi ? En 1792, Madeleine Benoit, héritière usufruitière de son mari, précise ainsi le contenu du patrimoine qu’elle gère pour ses enfants :
Cette heredité consistera […] en maisons et ecuries, en jardins, en deux domaines […], en diverses terres […]. Nous ne dirons rien du mobilier ni des denrées qu’il pouvoit y avoir dans la maison ou les domaines […] parce qu’elles m’ont été données à moy personnellement par un codicille fait en ma faveur (p. 8).
- 11 Pellegrin & Winn 2003.
12Outre la prudence bienveillante de son mari11, Madeleine souligne ici l’intimité du lien qui l’unit à sa maison : se dessinent en creux les contours d’un espace privé sur lequel sa dépositaire n’a nul compte à rendre (« nous ne dirons rien ») sinon à elle-même (« personnellement »).
13Dans cet espace, la mère exerce aussi son autorité, d’abord sur ses enfants. C’est ainsi que Madeleine Benoit évoque « [l]es sommes que [s]on fils Joseph François André Martinel [s]on ainé a compté en avancement d’hoirie à son frere Denis Thomas Martiel, suivant la charge qu’[elle] lui en [a] imposée » (p. 186). De plus, les veuves qui peuvent, en Provence, faire choix de l’héritier préciputaire, le font savoir dès les premières pages du registre12. C’est le cas de Madeleine « chargée de rendre son heritage à celuy de [s]es enfants qu’[elle] trouvera bon [et] qu’il [lui] plaira de designer pour son heritier » (p. 8).
- 13 ADBR, 1 J 733 : 19 et 60 ; 1 J 732 fol. 38 vs.
14Les serviteurs également, conformément aux prescriptions des manuels de conduite, subissent ce pouvoir féminin. Chez Gabrielle-Françoise Tonduti, ce pouvoir relève d’une autorité morale induisant tout autant le jugement que le soin. Elle souligne la charité dont elle fait preuve envers son porteur : « [il] c’est doné une antorce […]. Il ne me peu pas servi (sic), je le nouri par charité ». De son bien nommé cuisinier Pierre Gigo, elle note la manière dont elle ajuste son salaire : « pierre gigo est venu pour cuisinier le 30 may 1732 je luy ay promis 25 lts par an et il me sert bien toute l’année je luy en donerey 5 de plus au bou (sic) de l’an »13.
15Ces dernières lignes, qui transcrivent aussi maladroitement que fermement l’autorité du scripteur, nous rappellent que l’écriture elle-même est un acte socialement situé, un usage qui se conquiert et peut traduire une forme de maîtrise de soi.
16Réalité textuelle, le livre de raison est aussi une réalité matérielle imposant la mise en œuvre de compétences complexes, que l’éducation féminine ne suffit pas toujours à maîtriser.
- 14 Sonnet 1987 ; Timmermans 1993.
17L’apprentissage de l’écriture, peu développé dans les écoles charitables, parvient plus souvent à maturité dans les milieux aristocratiques, où les filles bénéficient parfois d’un précepteur et progressent encore dans les couvents14. Toutefois, la maîtrise de l’outil graphique semble largement dépendre de cas particuliers.
18Dans nos sources, les femmes de la noblesse écrivent globalement plus et parfois mieux. Gabrielle-Françoise Tonduti, fille de Pierre-François Tonduti, baron de Malijac, premier consul d’Avignon en 1701 et 1709, tient avec son mari quatre livres de raison. Marie-Anne de Candolle, épouse de Charles Remuzat, et Claire-Julie Remuzat, leur fille, tiennent plusieurs livres très précis. Le métier de marchande peut conduire aussi à la maîtrise de l’écriture. C’est le cas de Madeleine Vienot, marchande gantière d’Avignon, ou de Catherine Cassinier, veuve d’un marchand de tissus de Marseille. Rare est toutefois la maîtrise qu’atteignent les Arlésiennes Jeanne du Laurens, fille du médecin Louis du Laurens, qui prit « un soin particulier a faire bien nourrir et endoctriner [ses enfants] » (p. 6) ou Delphine de Sartre, épouse depuis 1651 de Jacques de Grille de Robiac, membre fondateur puis secrétaire perpétuel de l’Académie des Lettres d’Arles dont elle suivait parfois les séances.
- 15 Sonnet 1987 : 242-257.
19Pour beaucoup, l’orthographe constitue l’obstacle le plus évident : dans un tiers des livres, les mots sont retranscrits phonétiquement, quel que soit le milieu social. Dans les années 1710, Louise Charbonnier, épouse du sieur du Verdon, multiplie les mécoupures, comme dans le « Mémoire des meubles que j’ey feta porter dans la meson » (p. vii). Dans le livre de Gabrielle-Françoise Tonduti, une recette « arretee toute sorte de morogie » (fol. 11 v°), une autre permet de préparer une « marmelade d’aprico » (fol. 20 v°). De fait, les enfants apprennent d’abord la lecture, puis l’écriture et les mathématiques, bien avant l’orthographe15. La graphie est donc généralement mieux maîtrisée, même lorsqu’elle apparaît peu soignée, comme chez Gabrielle-Françoise Tonduti ou Laure de Cambis (documents 1 et 2). Laure, néanmoins, sépare clairement ses transactions en paragraphes, tandis que Gabrielle mobilise les colonnes comptables, listes, séparations de l’espace graphique qui rendent son propos intelligible. Chez Marie-Anne de Candolle, les listes d’achats numérotées s’organisent clairement en colonnes additionnant des sommes (document 3).
- 16 Sur les liens entre matérialité et sens du texte, cf. notamment Mc Kenzie 1991, Chartier & Messerli (...)
20Ces auteures maîtrisent donc les dispositifs matériels qui organisent le quotidien16. Anne de Puges, qui commence son livre en 1706, l’organise immédiatement en parties successives : au début se trouvent le testament de son mari, les frais de funérailles, le règlement de l’héritage ; puis le livre est divisé en douze mois, chacun d’eux se voyant attribuer à l’avance un nombre de pages inégal ; à l’envers, Anne a introduit une rubrique intitulée « Servantes », qui met à part ses dépenses personnelles. Cette spécialisation peut conduire à la multiplication des supports simultanés. Marie-Anne de Candolle partage ponctuellement le livre de famille de son époux, dont elle signale le décès en 1754 ; elle poursuit alors son livre de commerce ; depuis 1749 elle gère ses comptes personnels dans un cahier séparé, qu’elle dissocie dès 1753 entre les comptes « de la maison », celui de « [s]es dépenses particulières », puis un « cahier des depance de [s]es enfent ».
Document 1. Gabrielle Françoise Tonduti, ADV, 1J 133 fol. 61-62
Document 2. Laure de Cambis, Médiathèque Ceccano, Avignon, ms. 3355, fol 55v°-56
Document 3. Marie-Anne de Candolle, ADBR, 140 J 190, avril 1749
- 17 Nous utilisons ici le concept anglo-saxon d’agency comme un outil permettant de décrire des formes (...)
21De même, la moitié des manuscrits porte un titre : « livre de raison », « livre journalier », « livre de mes dépences »… Ces titres ne permettent pas seulement de structurer le quotidien, mais témoignent aussi d’une agentivité féminine par laquelle les auteures affirment la conscience réflexive de leur capacité d’action17. Onze d’entre elles attestent ainsi de leur identité en se nommant ; douze utilisent des formulations réflexives – pronoms personnels ou possessifs – qui les désignent comme les agents à l’origine du livre : « tenu par moy » souligne la responsabilité de l’écrivant (Françoise de Cambis, Jeanne du Laurens, Marie-Gabrielle Grimaldi, Magdeleine Latil) ; « pour moy » (Madeleine Vienot) ou « me concernant » (Madeleine Benoit), mettent l’accent sur leur capacité à gérer leurs affaires.
- 18 Médiathèque Ceccano [MC], ms. 2227 : fol. 123.
- 19 Ibid. : fol. 293.
22Objet à soi, le livre de raison peut alors matérialiser l’appropriation par ces femmes de leur propre existence. Madeleine Vienot, mariée depuis 1680 au marchand gantier Antoine Cueille, violent et dépensier, perd son époux en avril 168118. Quelques mois plus tard, elle s’approprie un petit cahier, doté d’un fermoir, dont quelques pages à peine ont été utilisées par un parent. Sur la couverture, elle écrira : « Livre de raison pour moy, Magdeleine de Vienot »19. À l’endroit, sont inscrites des pensions. À l’envers, on trouve sa comptabilité et les rubriques concernant la naissance et la mort des enfants d’un second mariage. Ainsi, se crée un livre à soi, symbolisant l’autonomie économique et maternelle de Madeleine, autonomie qu’elle conserve même remariée.
23La maîtrise de l’écrit assure donc aussi une familiarité croissante du rapport avec soi.
- 20 Livres conservés à la médiathèque Ceccano [MC] et aux archives départementales du Vaucluse [ADV].
- 21 MC, ms. 2215, Livre de raison pour moy Etienne Reboulet.
24La culture familiale contribue particulièrement à familiariser ces femmes avec l’écrit. Laure de Cambis, qui tient jusqu’en 1676 son livre de raison, est la fille de Richard de Cambis, seigneur de Servières et magistrat d’Avignon, et l’épouse d’Antoine de Lopis, seigneur de Montmirail ; son père a laissé au moins sept livres de raison et son époux au moins trois20. L’imitation peut alors apparaître comme un mode d’apprentissage. Marie-Anne de Candolle, qui commence ses comptes annuels par la formule « État de la dépense… », utilise la formule « au nom de Dieu soit » après 1753, formule qu’elle emprunte à Charles Remuzat, son époux. De même, Madeleine Vienot s’inspire pour son titre du « Livre de raison pour moy » de son second mari, Etienne Reboulet, dont elle s’inspire aussi pour consigner ses pensions21.
- 22 Leca-Tsiomis 1998 : 130-131.
25Mais ce processus d’imitation n’est jamais tout à fait servile. La marquise de Robiac, dans ses Remarques, compile le contenu de ses lectures. Elle en opère néanmoins la sélection autour de thèmes comme l’amitié, l’amour, l’art ou le temps. Dans un tout autre domaine, les recettes rassemblées par Gabrielle-Françoise Tonduti témoignent de cette dynamique du modèle et de son appropriation. Leur mise en texte suit un modèle rhétorique, celui de l’énonciation injonctive centrée sur le destinataire, où le sujet de l’énonciation s’efface au profit d’une autorité transmettant un savoir-faire22. Ainsi, de la « manière pour faire la pate de gennes », Gabrielle explique : « presnez 2 douzaines de coin et faittes les boullir jusques a ce que la peau s’ecarte… » (fol. 18 vs). Aussi loin qu’on se trouve ici d’une écriture de soi, l’engagement personnel, pourtant, n’est pas absent. Il s’inscrit tout d’abord dans l’épreuve graphique et rhétorique. Les transcriptions phonétiques (« marmelade d’aprico », fol. 20 vs) comme les homophonies (« prenez six livres de mures des plus mures », fol. 5, « vous l’apliquerez sur la partie malade du malade », fol. 6…) révèlent les pièges de l’écriture dont les corrections ultérieures disent la conscience : la « manière de faire les bisquit (sic) a la manière des dames de St Laurant » est devenue après rature « manière de faire les bisquit a la façon des dames de St Laurant » (fol. 8). Par ailleurs, dans ce manuscrit à l’usage de ses proches, l’auteure s’implique personnellement : elle corrige les mauvaises recettes (« il ne faut point se servir de ce remede il tue les cheveaux sans resource », fol. 5) et défend la pertinence des variantes familiales, comme pour la « pate de gennes », que
vous remuerés de temps en temps […] et la laissées refroidir ; si vous voulés la laisser iusques au lendemain sans faire les pieces vous le pouvés ; mais il faut mettre vostre pate dans un plat de terre ou de falliance pour quelle se sente pas le cuivre, voila nostre façon de les faire (fol. 18 vs).
26Le savoir-faire, ici, n’est plus autorité abstraite, mais expression d’une identité familiale. Enfin, pour pouvoir transmettre un savoir-faire, l’auteure doit puiser à sa propre expérience des références sensibles partageables : attendre « qu’en bouillant elles deviennent noiratres et couleur de caffé brulé », faire chauffer « jusque que vous sentiez avec le baton que le sucre et fondu », ou encore « jusque qu’on comprene que le tout est bien melé » (fol. 4 vs, fol. 8, fol. 11).
- 23 ADBR, 140 J 190, avril 1749.
27Maîtrisé, l’écrit devient un support du quotidien. Un tiers des livres témoigne d’une prise de notes régulière et précise. Les rythmes d’écriture sont rarement journaliers, mais les auteures règlent au moins les échéances annuelles et certaines enregistrent chaque dépense. Chez Marie-Anne de Candolle, chaque mois, les dépenses égrènent avec l’essentiel (vêtements, nourriture, dépenses pour les enfants…) et le superflu (gains et pertes au jeu) tous les éléments du paraître que sont les rubans, les vêtements, le frisage des cheveux et autres « petites fleurs pour la tête »23. Gabrielle-Françoise Tonduti détaille l’activité de ses serviteurs comme le moindre achat de nourriture (le 30 mai 1765 par exemple, sont énumérés avec leur prix « pain », « frese », « artichau », « cerise », « feve », « boucherie »). Un siècle plus tôt, avec moins de précision, Laure de Cambis inscrit également ses dépenses en tapisseries, frais de chirurgien, toile, matelas, nourriture, rubans, souliers, cassonade… Ces informations, structurées par des mises en page souvent maîtrisées, sont fréquemment actualisées. Gabrielle-Françoise Tonduti rature ainsi les affaires closes. Elle ne fait pour autant aucun effort de lisibilité, entassant ses notes sans marge sur toute la largeur des pages (document 1).
- 24 ADV, 1 J 734, 29 novembre 1766.
28De fait, la maîtrise de ses comptes est d’abord une pratique pour soi, où l’individu peut s’affirmer dans un commerce avec lui-même. Ainsi, Marie-Anne de Candolle titre ses premiers comptes « L’année 1749 ». Elle continue, marquant plus largement sa capacité d’action, par l’« Etat de la depanse faitte dans cette année 1750 ». En 1754, elle utilise la formule religieuse de son mari défunt comme pour endosser son rôle : « 1754/ Au nom de dieu soit / Etat des depance pour la maison ». Peu après, elle met à jour ses comptes, en insistant sur le statut moral et juridique conféré par l’activité domestique : « 1754/ Au nom de dieu soit / Etat des depance qui me regarde ». Une nouvelle actualisation des comptes de 1754 entérine son appropriation de l’espace, puisqu’il n’est plus question de « la maison » mais de l’« Etat des depance generalle de ma maison ». Finalement, l’apparition de soi dans l’écriture conduit à une légitimation ténue mais réelle de l’individu comme objet d’intérêts et de désirs. La comptabilité des plaisirs se développe. Au xviie siècle, Françoise de Cambis, dont le livre commence par des successions de quittances, évoque bientôt les dentelles et paires de souliers qu’elle commande pour elle et ses enfants, puis l’aménagement de son intérieur et de son carrosse. Au xviiie siècle, apparaissent les parures et parfums de Marie-Anne de Candolle comme les plaisirs gustatifs de Gabrielle-Françoise Tonduti (« Mr de Malijac nous a fait présent de 3 ou 4 livres de fromage de roque fort, nous y avons envoyé un panier plein d’écrevisse »24)…
29Dans la maîtrise du quotidien, le sujet prend donc conscience de lui-même. Mais cette conscience est-elle genrée ? Participe-t-elle d’un processus d’individualisation ?
30L’écriture domestique apparaît à la fois comme le miroir et le support d’une agentivité féminine. Affirmer qu’elle invente un individu féminin, dans un contexte social et discursif où dominent les normes familiales, reste cependant problématique.
- 25 MC, ms. 2227 : fol. 110, 119 v°/120, 122 v°. Ce document semble rédigé pour la mère d’Antoine Cueil (...)
- 26 Ibid. : fol. 124 sq.
- 27 Ibid. : fol. 179.
31Les écrits domestiques, tout d’abord, mobilisent des savoirs pour agir. Les auteures, dans leurs livres, consignent les informations qui leur permettront de se protéger et de protéger leurs biens. En 1790, la fille de Louis César Des Martins se préserve des créanciers de son père, après une succession qui l’« obligea à contracter des dettes, à faire des emprunts, des remboursements, dépenses dont l’état est ci-dessous » (fol. 1). De telles compétences s’insèrent, plus généralement, dans une maîtrise de la culture écrite. Madeleine Vienot, lorsqu’elle commence son livre de raison à la mort de son premier mari, s’est déjà appuyée sur l’écrit judiciaire pour protéger sa vie. Sur le modèle des factums judiciaires, le Récit de la despance qu’a fait daelle Marie Marc vefve a feu Mr Jehan Cuillier (sic) […] pour l’éducation d’Anthoine Cullie (sic) son fils unique […] Et de la vie abominable qu’il tient consigne les agressions dont Madeleine a fait l’objet devant témoins, comme le jour où, Madeleine l’ayant suivi dans son « jardin d’abomination », « luy comme un lion luy dit de sortir, [et] par force la mit dehors et luy egratinia le bras ; elle antra la maison d’un voisin fort troublee » ; un autre jour, « sa famme croiant estre perdue on la enfermée a clef dans un armoire jusques a ce qu’il s’en soit allé »25. Ce document, qui s’achève sur la mort du mari, tombé malade alors que Madeleine a quitté le domicile conjugal, pouvait-il asseoir une demande de séparation de corps ? Madeleine multiplie en tout cas les procédures. Au décès de sa belle-mère, elle fait faire l’inventaire de ses biens26. En 1683, avant son remariage, elle demande à un juge la séparation de ses biens d’avec ceux de l’époux « pour sa plus grande asseurence et pour la plus facile continuation de son negoce de marchande gantiere quelle pretend mesme poursuivre tout le temps que bon lui semblera »27. Madeleine ne rédige pas ces textes, mais ils témoignent d’un usage avisé de la culture écrite et de la valeur du livre de raison qu’elle s’approprie.
32Par ailleurs, la simple écriture de l’action peut induire une affirmation réflexive du scripteur. Laure de Cambis, au lieu de noter simplement ses dépenses, use systématiquement de la marque énonciative « je note que », écrivant le fait même d’écrire : « Je note que le 11 octobre 1651 j’ey peyé… », « Je note que le IIme doctobre 1651 j’ey peyé… », « je note que le vingt et quatrieme du mois de novembre j’ey peyié… ». Anne de Puges commence par tenir un livre de raison impersonnel composé de rubriques comptables objectives (« A payé lad[ite] De[moise]lle », « Mad[emoise]lle a receu », fol. 10 v°, fol. 14) et finit par multiplier les tournures personnelles et les marques de possession : « payé à » devient « j’ay payé » ; les objets et les lieux deviennent « mon bien », « mon vin », « ma maison » (fol. 14 v°). Chez Madeleine Benoit, les formules de volition se multiplient : « je voudrais que », « tachés, comme je vous ay dit » (p. 31), « ne les negligés pas » (p. 46)…
33Quel rapport à soi, comme instance individuelle de jugement et de choix, peut alors construire le livre de raison ?
34Un livre de raison, familial et probatoire, n’a pas vocation à être le support de l’introspection ou de l’autoportrait. Mais il positionne l’individu comme interlocuteur légitime pouvant attester de soi aux yeux d’un autre. C’est ainsi que Louise Charbonnier consigne parmi ses comptes le long texte « pour la descharge de [s]a conscience » qu’elle destine à ses petits-enfants. De même, Laure de Cambis, qui « atteste que les deux coffres qu’[elle] tien[t] [s]on linge et [s]es habis apartiennent à Monsr Suffeur […], fai[t] cete declarasion pour la decharge de [s]a consiance au cas qu’[elle] vinse a deseder sans [s’]an estre espliqué a [s]es heritiers » (fol. 56).
35Forte de ce statut moral, l’auteure du livre de raison ne peut-elle pas devenir sa propre instance de vérité, légitimée à exprimer ses sentiments aussi bien que ses jugements ? Émotions et sentiments sont, il est vrai, plus faiblement perceptibles encore que dans les livres masculins28. Tout au plus la précision des énoncés à la mort des époux (de Hugues, de Candolle, de Puges…) peuvent d’une certaine manière nuancer l’aridité du texte. De rares traces d’affectivité affleurent, par exemple dans l’usage d’un diminutif, tel le « petit joujou » que Marie-Anne de Candolle offre à son fils (février 1750). Parfois, sous couvert de conseils, ces femmes s’abandonnent à leurs rêves, comme Madeleine Benoit, qui échangerait volontiers la maison du domaine des Marbres, « nullement propre à y jouir des agremens de la campagne » contre celle de leur rentier, car, écrit-elle, « c’est à celuy cy que je voudrois faire notre logement, pour la belle vue et pour le parfait midy qu’on y auroit […] ; cependant ce ne peut etre que dans un etat d’aisance qu’ils [ses fils] peuvent entreprendre cette depense » (p. 23).
36Cette place laissée aux aspirations, même contrariées, s’ouvre aussi aux facultés critiques. On trouve, il est vrai, peu de remises en cause de l’ordre social ou politique. Madeleine Benoit, néanmoins, maîtrise suffisamment le lexique révolutionnaire pour qualifier de « cy devant prieure de Nyons », alors qu’elle n’utilise jamais ce qualificatif, celle qui lui réclame plusieurs droits infondés (p. 25). Critique, Madeleine l’est aussi vis-à-vis des figures masculines, distinguées des modèles féminins. Elle oppose ainsi « André Martinel, père a [s]on mary [qui] consuma en vivant avec luxe et ostentation tous les biens propres à luy », et sa belle-mère, « femme d’un rare mérite qui a restauré la famille » (p. 9). C’est elle encore qui « forma opposition au greffe de la chambre de Carpentras » contre l’extension illicite d’un bâtiment sur leurs terres, alors que, écrit-elle à ses enfants, à cause « de l’insouciance de votre père, l’affaire en est restée là, et les dommages vont croissants » (p. 29).
- 29 Butler 2007, « Scenes of address » : 9.
37De cette identification féminine ne ressort pas, pour autant, de revendication identitaire dénonçant une subordination. Tout individu rend compte de lui-même dans un univers de liens, de normes et de croyances, « scène d’interpellation » primordiale sur laquelle le sens critique doit céder au besoin de reconnaissance29.
38L’importance de la famille comme sujet collectif du livre de raison conduit donc à questionner l’individu féminin qui écrit. Le livre de raison, qui pour les hommes commence souvent à la date du mariage, participe, au sein de la famille, d’un « hyper texte »30 englobant d’autres registres et actes notariés. L’écriture en est largement auto-référentielle, le scripteur écrivant pour lui-même et pour les siens, sans souci de transparence au lecteur extérieur. Il est ainsi très difficile, dans les quatre livres de raison des Tonduti, d’identifier plusieurs scripteurs dont les écritures s’entremêlent et évoquent tour à tour, sans autre précision, « mon frère », « mon neveu » ou « mon départ pour Lisle ». De même, dans un livre de raison commun, Cécile-Gabrielle de Moustiers relaie successivement son mari puis son fils, qui avait un temps repris le livre. Leurs différentes écritures se succèdent sans être identifiées, comme si le texte émanait d’un unique sujet : « J’ay payé tout ce que je devois », « J’ay faict arracher et planter les vignes », « J’ay faict creuser un puis dans le roc » (fol. 80)…
39Cette absorption du « je » par le livre de famille n’empêche pas, cependant, l’émergence de dispositifs d’individualisation. Cécile-Gabrielle du Moustiers, à la mort de son mari, note immédiatement au bas du premier feuillet – où figurait une anodine quittance – la localisation protectrice de son contrat de mariage. Madeleine d’Hugues, veuve de Louis du Moustiers, continue le livre de raison mais saute plusieurs dizaines de pages blanches pour inscrire ses propres comptes. Louise Charbonnier, qui écrit avec son époux, retourne le registre au beau milieu de comptes et sur un feuillet neuf commence le texte essentiel qu’elle destine, « pour la descharge de ma conscience », à ses petits-enfants. Les maris prennent-ils acte de ce désir de visibilité ? Jacques Brachet continue simplement d’écrire, inscrivant ses comptes à la suite du texte de Louise, sur le même feuillet et désormais à l’envers. Etienne Reboulet, second mari de Madeleine Vienot, accepte que les naissances et les décès de ses enfants soient notés dans le livre de sa femme, alors qu’il tient son propre livre et y inscrira les enfants de son second mariage. Il finit cependant par rédiger lui-même les rubriques du livre de Madeleine.
40Dans ce contexte d’écriture, les traces de l’émancipation d’un sujet féminin restent donc ambiguës. Madeleine Benoit, évoquant la possibilité pour ses enfants de trouver auprès de proches parents des documents « plus clairs que ne peut faire une femme », synthétise ainsi l’ambiguïté qui se joue entre l’aveu d’une impuissance et la capacité de cette femme à dénoncer, sous les traits de son mari et de son père, des « autheurs dérangés » auxquels elle supplée finalement fort bien. Rapidement, elle franchit le seuil d’une simple accusation d’« insouciance » de son mari (p. 30), pour opposer sa propre intelligence domestique, susceptible d’interpréter et d’agir, à « la sottise qu’a faite [leur] père », expliquant par sa « maladresse » « la décadence de [leus] affaires » (p. 31). Bien plus tôt, la Genealogie de Messieurs du Laurens, que Jeanne du Laurens rédige en 1631, témoigne de la difficulté à remettre explicitement la norme en cause – et pour l’historien, de la difficulté de l’interprétation. Son discours de l’obéissance aux parents, et non seulement aux hommes, n’y abdique pas l’affirmation d’une forte individualité, comme le montre l’exemple d’une punition imposée à son fils par sa propre mère :
Une fois la semaine me falloit luy envoyer mes enfans. Un jour d’esté luy ayant mandé trois et le plus petit agé seulement de 3 ans et demi passant par la place […] prit 3 feves et 2 cerises. […] ma mere le renvoya incontinent par une servante et luy dit dites a ma fille qu’elle le foüete devant vous quand la servante me dit cela je me mis à rire, la servante me dit madelle il ne faut pas panser que je m’en retourne sans le voir foüeter, je pris le fouet et luy en donna voyant que ma mere me le mandast dire […] Cet enfant mourut agé de 4 ans (p. 21).
41À aucun moment l’opinion de la grand-mère ni ses bonnes intentions ne sont remises en cause. Mais le récit, qui souligne le très jeune âge de l’enfant, ne masque aucunement la réaction d’incrédulité première de la jeune mère, prise d’un éclat de rire. Si elle fouette finalement l’enfant, ce n’est pas en justifiant pédagogiquement le geste, mais par pure obéissance (« voyant que ma mere me le mandast dire »). Nous sommes ici sur une scène d’interpellation, celle de l’obéissance, qui ne réprime pas pour autant le jugement individuel, spontané, qui fut celui de Jeanne.
42Dans la Provence moderne, les écrits quotidiens témoignent de la promotion de l’épouse comme maîtresse de maison. Plutôt que les évolutions d’un « individu féminin », ce prisme de l’écriture quotidienne, rétréci encore par l’écart qui sépare les quelques auteures retrouvées de l’ensemble des femmes qui géraient leur maison, souligne avant tout la manière dont la complexification de l’écrit domestique – développement de la culture écrite, multiplication des « choses banales », spécialisation et diversification croissantes des rubriques et des cahiers – permet à ces auteures d’expliciter leur rapport aux objets et aux êtres. Ce travail d’écriture crée les conditions de possibilité d’une affirmation de soi au sein d’un espace propre, sous des formes largement hétérogènes et singulières – des formes d’individuation, donc, plutôt que d’individualisation31. Des circonstances particulières et transitoires, telles que le veuvage ou le célibat, renforcent encore pour ces femmes la possibilité d’affirmer diversement leur autonomie.
43Mais si les femmes attestent ici d’elles-mêmes, c’est d’abord dans le contexte d’une écriture familiale. Il est difficile, comme le montre Judith Butler, d’esquisser une histoire du sujet qui serait celle de la construction ou de la prise de conscience pleinement réflexive de ce sujet par lui-même. Au quotidien des écrits domestiques, la scène primordiale d’interpellation se joue dans un espace social dominé par les liens familiaux et fondé sur une subordination féminine accrue à la fin du Moyen Âge. Or, « remettre en cause un régime de vérité, lorsque ce régime de vérité gouverne la subjectivation, c’est remettre en question la vérité de moi-même et, en fait, ma propre capacité à dire la vérité sur moi »32. Il s’ensuit, peut-être, une opacité à elles-mêmes de ces femmes qui s’affirment dans un registre cantonné d’activités, et dans un souci permanent de transmission, tout en s’imposant comme êtres singuliers dans l’angle mort d’une note marginale ou d’un geste symbolique. Avec Jeanne du Laurens consignant l’histoire des siens, Madeleine Vienot luttant pour son autonomie, Louise Charbonnier écrivant pour sa conscience ou Madeleine Benoit suppléant avec talent à une tâche masculine, nous ne sommes certes pas dans un discours d’émancipation. Mais dans ce discours d’interpellation respectueux des normes et des rôles sociaux, où il est difficile de connaître la part de la duplicité et la part de négociation existentielle, un « soi » féminin, mis à l’épreuve dans une action historiquement située, se construit malgré tout.