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Regards complémentaires

L’adoption au prisme du genre : l’exemple du Maghreb

Adoption in the Maghreb : a gendered approach
Émilie Barraud
p. 153-165

Résumés

Après avoir présenté l’institution récente de la kafâla, qui fut légalisée en Algérie en 1984 et au Maroc en 1993 en faveur des enfants abandonnés et en substitution au modèle prohibé de l’adoption, l’article propose une analyse des données recueillies lors d’une enquête ethnographique menée de 2005 à 2009. Elle révèle que l’enfant illégitime encourt davantage le risque d’être abandonné à la naissance s’il est de sexe masculin. En revanche, s’il est de sexe féminin, il bénéficie de plus de chances de faire l’objet d’un don provisoire, direct et négocié, et surtout d’être adopté ou recueilli en kafâla suite à son abandon en institution.

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Maghreb
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Texte intégral

  • 1 Sans aucune prétention d’exhaustivité, citons : Goody 1969 ; Gutton 1993 ; Médiévales 1998 ; Corbie (...)
  • 2 Leblic 2004.
  • 3 On doit citer cependant les travaux juridiques, psycho-sociologiques et anthropologiques de Bousque (...)

1Dans les deux dernières décennies, peut-être en raison de l’augmentation des adoptions d’enfants dans les pays occidentaux, et plus généralement de l’intérêt scientifique porté à l’enfance, les recherches sur l’adoption se sont multipliées en histoire et en anthropologie1. Les différentes formes qu’elle prend selon les sociétés ont été analysées, qu’elle s’accompagne de la création d’un nouveau lien de filiation entre adoptant et adopté comme en France aujourd’hui, ou bien qu’elle se limite à un transfert d’enfants (fosterage), ne modifiant ni la filiation ni l’identité de l’enfant déplacé, pas plus que les droits et les devoirs qui le lient à ses consanguins. Ces nombreuses recherches qui ont mis également en perspective la diversité des systèmes de parenté dans lesquels l’adoption est pratiquée2 sont assez peu prolixes3 sur les sociétés du Maghreb, pourtant caractérisées par des pratiques anciennes et coutumières de l’adoption.

  • 4 Cette recherche doctorale repose sur une enquête ethnographique itinérante menée de 2003 à 2009 en (...)

2Cet article est issu d’une recherche doctorale en anthropologie qui a porté sur une institution de parenté élective récente et relativement méconnue propre à ces pays de droit islamique4, la kafâla. C’est par le prisme de cette forme de recueil légal d’enfant que je propose d’aborder les mutations qui affectent les représentations de la famille, du couple, de la parentalité, mais aussi des sexes dans les sociétés du Maghreb. En effet, on assiste à un phénomène étonnant, dès lors qu’il émerge au sein de populations rigoureusement agnatiques : à savoir une demande massive de filles dans le cadre du recueil kafâla en Algérie et au Maroc, et dans celui de l’adoption en Tunisie.

La kafâla

  • 5 Bargach 2001 ; Barraud 2008, 2010a.
  • 6 La transmission du nom et la vocation successorale, qui sont des effets produits par la filiation l (...)

3L’Algérie et le Maroc prohibent l’adoption telle qu’elle est définie en droit français ou tunisien (1958) – un acte juridique qui établit entre l’adopté et l’adoptant des relations de droit analogues à celles qui résultent de rapports de filiation – pour lui substituer une forme de tutelle légale nommée kafâla5. Confrontés à un nombre pléthorique d’abandons d’enfants, les législateurs, algérien en 1984, puis marocain en 1993, ont élaboré une solution juridique adaptée au système de parenté existant, lequel consacre les liens agnatiques et la légitimité résultant du seul mariage6.

  • 7 Mais l’attributaire du droit de recueil peut léguer ou faire don, dans la limite du tiers de ses bi (...)

4Le recueil légal consiste à nommer un tuteur, le kafîl, pour assister un mineur, le makfûl. Il officialise un engagement, révocable et provisoire, à prendre en charge l’entretien, l’éducation et la protection d’un enfant, au même titre que le ferait un père pour son fils. Mais, en aucun cas, le recueil kafâla ne reconnaît de lien filial entre kafîl et makfûl. N’étant pas placé au rang de fils, ce dernier ne prend pas le nom et n’hérite pas de son kafîl, dès lors que les règles de succession, déterminées par le Coran et reconduites par les droits positifs, reposent sur la consanguinité et l’alliance7. Dans sa définition légale, le recueil kafâla se place à mi-chemin entre le pôle du fosterage et celui de l’adoption. Ne créant pas de lien de filiation, cette institution se veut rassurante car « l’adopté », partiellement affilié, ne menace pas les droits des descendants consanguins et légitimes.

  • 8 Il y a zinâ lorsque les règles du mariage ne sont pas respectées et que les interdits matrimoniaux (...)

5Dans les premières années, l’insuccès du recueil légal est criant. Les couples désireux d’élever un enfant sans famille sont nombreux, mais la plupart y renoncent pour que la société ne puisse pointer du doigt une double honte : être stérile et avoir recueilli un enfant perçu comme le « fruit du péché ». Les mères célibataires sont en effet les grandes pourvoyeuses des orphelinats du Maghreb et abandonnent des enfants dont le handicap est uniquement social : l’illégitimité de la naissance, l’absence de nom de famille (nasab). Les enfants abandonnés sont en majorité des enfants dits « naturels », ou « bâtards » ; ils sont issus de la zinâ8. Incarnant une faute sexuelle grave, ils suscitent l’aversion et un total rejet de la part de la société.

  • 9 Association Algérienne Enfance et Famille d’Accueil Bénévole.

6En raison de l’absence de coïncidence patronymique entre l’adoptant et l’adopté, la kafâla est visible. Elle donne à voir la stérilité du kafîl et les origines honteuses du makfûl, lequel n’est plus sans statut mais demeure un enfant à part, stigmatisé par ses deux prénoms, parfois la mention SNP (sans nom patronymique) qui lui est accolée, et par sa filiation inconnue. Sous l’impulsion d’une association, l’AAEFAB9, le législateur algérien s’est attelé à remédier à cette situation en promulguant un décret en 1992 qui autorise le makfûl né de père inconnu à porter le nom de son kafîl, afin de faire concorder leurs patronymes. Cependant, la concordance des noms n’implique pas le changement de filiation et le makfûl ne prend pas rang parmi les successibles. La loi marocaine sur l’enfance abandonnée a été également réformée en juin 2002. Pour « protéger son honneur », l’acte de naissance de l’enfant né de parents inconnus porte désormais la mention des prénoms de père et de mère, choisis par l’officier d’état civil – ce qui correspond à l’attribution d’une filiation fictive –, ainsi qu’un prénom et un nom.

7Le recueil légal kafâla est l’histoire d’une reconnaissance, celle des enfants illégitimes et abandonnés, autrefois invisibles et niés, à qui l’on concède une seconde chance, une existence sociale, un avenir. Aujourd’hui les représentations et les opinions changent vis-à-vis de ces enfants violemment ostracisés auparavant et la kafâla connaît un succès manifeste, tant au niveau national qu’international.

  • 10 Fine 1998.

8Il existe deux formes de kafâla : la kafâla judiciaire (prononcée par le juge des mineurs) qui s’applique aux enfants abandonnés, de filiation inconnue, et la kafâla notariale (établie devant notaire) qui s’applique aux enfants non abandonnés, de parents connus. En effet, bien qu’aménagé en faveur de l’enfance abandonnée, le recueil légal s’applique aussi à des mineurs qui ne sont pas en situation d’abandon ; il formalise alors des transferts qui se réalisent à l’intérieur du cercle de parenté. L’enfant peut être confié à un proche dès sa naissance. Au Maghreb, comme c’était le cas autrefois en France10, il est coutumier qu’un membre de la famille, plus chanceux dans le nombre de sa progéniture ou dans la répartition des sexes, donne l’un de ses enfants à un parent stérile. Cette forme traditionnelle de don fut institutionna-lisée avec la kafâla. Le recueil intrafamilial a également lieu dans le cadre de l’immigration actuelle et s’applique à des mineurs plus âgés, confiés par les parents de naissance à un proche ayant émigré.

Plutôt des filles que des garçons

9Les statistiques relatives à l’abandon et au recueil légal au Maghreb sont lacunaires et peu fiables. Mais les quelques données recueillies auprès des ministères, des tribunaux et des structures accueillant les enfants abandonnés donnent des indications quant aux usages sociaux contemporains de la kafâla et de l’adoption. Des années 1999 à 2005 en Algérie, le pourcentage de kafâla par rapport au nombre d’enfants confiés aux institutions s’élève à 67,5 %. Selon des déclarations officielles en mars 2009, sur 29 000 enfants abandonnés ces dix dernières années, 15 500 ont été pris en charge dans le cadre de la kafâla, dont 13 000 par des familles en Algérie. Au Maroc, où il n’existe pas de relevés officiels, on note une franche prédominance de la kafâla notariale. Il y a approximativement trois fois plus de recueils en faveur d’enfants dont les parents sont connus que de recueils d’enfants abandonnés. Par ailleurs, la kafâla notariale concerne plus particulièrement les filles. Autrement dit, elles font davantage l’objet d’un arrangement entre leurs parents de naissance et les personnes qui les recueillent (kafâla directe). On constate que les mères en détresse renoncent plus facilement au projet d’abandon anonyme à la naissance lorsqu’elles accouchent d’une fille. L’enfant est alors confiée à un couple stérile désireux de devenir parents. Souvent ces candidats à la kafâla directe, voire à l’adoption illégale, se rendent dans les maternités pour rencontrer les mères célibataires présentes et négocier le don. Généralement, les récipiendaires s’engagent à prendre soin de l’enfant comme s’il était le leur. Mais dans ce contexte d’arrangement et de complaisance, la kafâla peut avoir une toute autre fonction : se fournir une force de travail à moindre coût. On parle alors de kafâla utilitaire.

  • 11 De 2001 à mars 2005, l’hôpital pour enfants de Rabat enregistre 72 abandons dont 45 garçons et 27 f (...)

10De plus, dans le cadre institutionnel, l’approche quantitative révèle un phénomène émergeant depuis les années quatre-vingt-dix : on abandonne davantage les garçons et on recueille plus facilement les filles11. Le nombre de garçons placés en institution est manifestement bien supérieur à celui des filles. Ce constat statistique est corroboré par les témoignages des responsables de ces institutions : « les filles ne restent pas », « il n’y a pas de filles », « les seules filles présentes ne sont pas adoptables », « on doit attendre pour adopter une fille ». Dans le cadre de sociétés musulmanes de filiation strictement patrilinéaire et dans lesquelles règne une forte idéologie patriarcale, cet engouement pour l’adoption ou le recueil des filles pose question.

Des filles comme petites bonnes ?

11Au Maroc, contrairement à l’Algérie où cette coutume n’existe pas, plusieurs dizaines de milliers d’enfants, surtout des filles, sont employés comme domestiques. Le recueil kafâla peut alors être détourné de ses visées initiales de protection pour se greffer sur la coutume « des petites bonnes » et se muer ainsi, parfois, en un instrument de traite et de maltraitance. A ce titre, les associations dénoncent une société en pleine crise des valeurs, où l’enfant est considéré avant tout comme une source de revenus. En outre, les sévices dont sont victimes les filles employées comme servantes constituent un problème très préoccupant. Nées dans des zones rurales, elles sont envoyées en ville pour travailler chez leurs employeurs où en raison de leur isolement, elles sont souvent exploitées et maltraitées. Notons que les mères célibataires qui abandonnent leur enfant sont pour beaucoup elles-mêmes des « petites bonnes » dont le parcours de vie est jalonné de violences sexuelles, de formes d’exclusion qui vont jusqu’à l’accouchement dans la rue. Les familles se procurent quelquefois leur main d’œuvre domestique directement à l’orphelinat si la direction est peu scrupuleuse. Dans ce cas, elles optent de préférence pour une fillette au teint foncé. L’avantage d’une telle démarche réside dans le fait qu’elle ne coûte rien. Le plus souvent les futurs employeurs font un arrangement direct avec la famille qui donne son enfant dans l’espoir de recevoir une petite rémunération pour son travail. Ou bien, au moment du transfert, la famille récipiendaire octroie une compensation financière définitive. Dans ce cas, si la kafâla est un acte légal, l’accord entre les deux familles ne l’est pas car il s’agit d’une sorte de location d’enfant sous couvert d’une adoption partielle.

Les dangers de l’adoption d’un bâtard

  • 12 Fortier 2001 : 106-107.

12Dans toute société où la fécondité est l’une des principales préoccupations des populations soucieuses de perpétuer les lignées, la stérilité constitue une menace. Elle est vécue comme un drame annonciateur de rejet et de honte, notamment pour la femme, car la stérilité est considérée comme « essentiellement » féminine12. Au Maghreb, il n’existe pas d’autre état concevable pour une femme mariée que celui de la maternité. La femme stérile, inutile et importune, marginalise son couple. Sentant la précarité de sa situation au foyer, elle cherche nécessairement un appui dans l’adoption. Avant la kafâla, et encore aujourd’hui, l’une des pratiques à l’œuvre au Maghreb consiste en un arrangement discret entre deux parties, appartenant ou non au même groupe familial, au terme duquel un couple reconnaît l’enfant donné comme le sien. Il s’agit d’adoptions « sauvages » transgressant l’interdit religieux et l’interdit légal. Or, dans une société patrilinéaire, le devoir de fécondité s’entend comme un devoir d’abondance en fils. C’est pourquoi ce sont principalement les garçons qui en ont bénéficié jusqu’alors, surtout en milieu rural. Ces adoptions supposent la plus grande discrétion et l’usage très risqué du secret. Généralement, l’entourage familial est mis dans la confidence, ou s’il ne l’est pas, il devine la tractation par la seule observation ; sur le premier intéressé plane alors le spectre d’une révélation tardive et brutale, lors d’un conflit de succession (au décès du père adoptif) ou en cas d’union incestueuse. Les conséquences pour l’adopté sont dès lors désastreuses, surtout lorsqu’il apprend, outre son adoption qui remet en question une relation affective fondée sur le mensonge, qu’il est le fruit honteux du péché : on rapporte que s’il ne se suicide pas, il plonge dans la marginalité, la délinquance et la violence qu’il déploie contre lui-même, contre ses parents adoptifs et contre la société.

  • 13 Moutassem-Mimouni 2001 : 37.

13Une pléthore d’histoires de ce type circule et fonde le préjugé selon lequel le garçon illégitime, abandonné puis adopté, est intrinsèquement mauvais et ingrat. Elles sont instrumentalisées, notamment celles qui relatent comment le fils adoptif s’est violemment retourné contre ses parents, pour renforcer l’idée selon laquelle l’absence de lien biologique justifie à elle seule la possible trahison de l’adopté. « Fils d’autrui, comme un mur sans fondation […] garde-toi bien de trop hausser l’édifice fait en argile, à la longue il croulera ; et garde-toi bien d’élever le fils d’autrui car son ralliement aux siens est inéluctable » ; « Le loup sauvage ne s’apprivoise pas »13. Ces dictons expriment une représentation négative de l’enfant illégitime et adopté, toujours soupçonné d’être porteur de dangers, compte tenu de ses origines inconnues. Peu importent les efforts fournis pour lui offrir une « bonne » éducation, un jour ou l’autre les gènes de ses parents de naissance ressurgiront dans son comportement. En effet si cet enfant est issu du péché, comment pourrait-il être autrement que « mauvais » ? Il a hérité des vices de ses parents, il porte dans son sang l’infortune de ses origines.

14Si les prétendants au recueil privilégient aujourd’hui le choix d’une fille c’est parce que les histoires dramatiques qui sont au fondement de ces représentations ne concernaient à l’origine que les garçons. En outre, dans une société agnatique, le garçon est celui par qui la lignée se construit et se perpétue. Il naît pour investir l’espace public et assurer la continuité d’un nom, d’un héritage. Dans ce système, l’homme sans filiation, au même titre que la mère célibataire ou l’enfant naturel, n’a aucune existence sociale reconnue. Il est par conséquent moins grave, moins déshonorant pour un individu aux origines inconnues (et, par extension, pour ceux qui le recueillent) d’être une fille. De plus, les conséquences du recueil d’une fille sont moindres car elles ne transmettent pas le nom. En outre, un ensemble de représentations traditionnelles sur les qualités féminines tendent aujourd’hui paradoxalement à leur donner la priorité.

  • 14 Lacoste-Dujardin 1985.

15L’argument couramment invoqué par les adoptants-kafîl pour justifier le désir d’une fille révèle le contenu des catégories de genre. Les filles sont dites « douces », « calmes », et « proches de leurs parents ». Elles sont investies de qualités intrinsèques, parmi lesquelles la docilité, selon une conception naturaliste du comportement féminin. Ces représentations déterminent l’éducation des deux sexes et réciproquement. Ainsi les garçons sont voués à enrichir la lignée paternelle par leur présence, leur force de travail, mais aussi par un mariage fécond en enfants mâles. Les filles quant à elles sont destinées à intégrer le groupe familial de l’époux et à en assurer la descendance. Parce que l’honneur de la famille, matérialisé par l’hymen, est tributaire des filles données en mariage, leur éducation est capitale14. Lors de la petite enfance, elles sont socialisées de façon à acquérir les attitudes conçues comme appropriées à leur sexe : la pudeur, la passivité et l’effacement dans le respect et la crainte des hommes. Tout, autour de la petite fille, contribue à lui inculquer l’idée de son infériorité, de sa fragilité et des périls qu’elle fait encourir à sa famille. Aujourd’hui, les filles reçoivent encore cette éducation qui les confine au domaine privé, tandis que les garçons investissent très tôt l’espace public ; d’où ces propos récurrents de parents : « Une fille, c’est toujours contrôlable, ce n’est pas comme en France où à dix huit ans, elle peut voyager, vivre seule. Avant le mariage, elle reste dans la famille » ; « La fille, elle est faible, elle est inférieure, le garçon volera demain de ses propres ailes mais la fille a besoin d’attention ».

  • 15 Belarbi 1991 : 102.
  • 16 Chabib-Zidani 1992 : 66.

16Or ces attributs qui leur sont reconnus contribuent à la revalorisation de la place des filles dans la famille. Alors que dans la société rurale la naissance d’un garçon était considérée comme une bénédiction, comme l’indique le dicton connu : « Quand ils m’ont annoncé la naissance d’un garçon, mon dos s’est redressé fièrement. Quand ils m’ont appris que c’était une fille, j’ai senti le bonheur de mes ennemis »15, selon la sociologue algérienne Farida Chabib-Zidani, les nombreuses mutations socio-économiques vécues par les sociétés du Maghreb ont « graduellement conduit à une sorte de redressement, de réajustement de l’image de la fille. Sa naissance tend à ne plus être vécue comme un deuil »16 ; mieux, j’ai pu relever souvent dans la bouche de futurs parents adoptifs ou de travailleurs sociaux une nette préférence pour la présence de filles dans la famille : « Lorsque tu es enceinte et que tu as une fille, c’est bien, alors que le garçon, hou ! Mesquina (la pauvre) ! Alors qu’avant c’était la joie ! Actuellement, mesquina, celle qui n’a que des garçons… ! On veut le garçon aussi mais de nombreuses familles préfèrent enfanter une fille ».

Comment expliquer un tel changement ?

  • 17 Iamarène-Djerbal 2004 : 126.
  • 18 Ibid : 127.

17Dans le contexte de sociétés ayant basculé rapidement dans l’urbanité, dans lesquelles à la famille élargie s’est substituée la famille nucléaire et où se sont développés les emplois salariés et la scolarisation des deux sexes, les filles ont pris de la valeur. L’école a contribué à créer « une dynamique de l’ascension sociale » devenue « une aspiration des familles projetée aussi bien sur les garçons que sur les filles »17, voire davantage sur les filles car elles réussissent, tel est le constat au Maghreb depuis ces trente dernières années. Dans ces pays, la proportion des garçons et des filles est à peu près équivalente dans les cycles d’enseignement jusqu’au bac. Quelques millions de filles passent dans le système éducatif, quelques milliers sont dans les universités, les instituts, les centres de formation professionnelle. Elles sont nombreuses dans les fonctions nobles, telles que médecin, juge, enseignant et c’est peut-être là, « sur le plan symbolique », que le changement est le plus troublant pour des sociétés qui continuent à « ronronner sur leurs valeurs refuges, notamment sur les rôles rigides, hiérarchisés qu’elles attribuent aux sexes »18.

18L’éducation donnée aux filles, le formidable travail de socialisation dont elles sont l’objet dès la naissance expliquent leur réussite scolaire et professionnelle, et pourquoi elles se sont à terme révélées mieux adaptées au marché du travail que les garçons. Il y a quelques années, un centre commercial fut implanté à Tunis et mena une campagne de recrutement dans tous les domaines, notamment celui des acheteurs, sans distinction de sexe. Le constat des patrons fut sans appel :

  • 19 Propos de la directrice de l’association « pas à pas », centre tomatis de Tunis.

Incroyable de voir la différence de qualité dans les relations avec les vendeurs. Les filles étaient en situation professionnelle d’acheteuse et avaient une relation d’une rare correction, une certaine distance, jamais de tutoiement. C’était une opération de contrat entre une société et une autre, elles n’étaient jamais que le mandant, tandis que les garçons… c’était : « Moi je suis le chef » « C’est moi qui tient le haut de la rampe, toi tu me vends et tu es à mon service »… Le constat général était que les filles arrivent à l’heure et pas les garçons. On avait beaucoup de mal à discipliner les garçons alors que les filles l’étaient19.

19Mieux socialisées que leurs frères car disciplinées dès l’enfance, elles se sont révélées davantage adaptées à la vie active, pour finir par constituer un apport économique majeur pour les familles. Depuis l’avènement de l’économie monétaire les filles gagnent de l’argent. En Tunisie, c’est à partir des années soixante-dix et avec l’introduction de l’industrie textile qu’elles ont commencé à recevoir leurs premiers salaires, lesquels sont collectivisés et permettent d’améliorer considérablement les conditions de vie de leurs parents : 

  • 20 Propos de la directrice de l’association « pas à pas », centre tomatis de Tunis.

Les gens ont vu chez le voisin que la cuisinière était entrée dans la maison grâce à la fille, le frigidaire, les rideaux, alors que le garçon dépensait beaucoup au café. Maintenant on en arrive au point où les filles payent leur mariage, elles achètent le trousseau, ce qui fait une économie pour le père20.

20Les filles sont devenues rentables, constituant pour leur famille une source essentielle de revenus. Elles ont accédé aux différentes sphères de la vie publique et économique et, devenant plus autonomes, ont aspiré à un mariage choisi qui, dans un contexte de crise socio-économique, a été retardé. Le mariage ne signifie plus leur entrée dans une autre famille. Elles s’installent avec leur époux, généralement non loin du lieu de résidence de leurs propres parents dont elles s’occupent. En somme, on peut compter sur elles. Il est maintenant fréquent d’entendre au gré des conversations : « Quand je serai vieille, ma fille s’occupera de moi » ; « la fille revient toujours à la famille, elle reste attachée ».

21Les usages de la kafâla mettent en évidence le nouveau regard porté sur les filles, qui ne s’accompagne pas pour autant d’une dévalorisation du garçon ; il est et demeure la pérennité du nom, la descendance. Si j’ai pu mettre en évidence en quoi les changements sociaux au Maghreb dans les trente dernières années pouvaient expliquer la préférence pour les filles non seulement dans la kafâla mais plus largement dans les familles, il faut cependant souligner que la préférence pour les filles dans l’adoption n’est pas spécifique aux sociétés maghrébines. Les forums Internet français regorgent de témoignages de candidats à l’adoption exprimant leur désir d’adopter une petite fille. Les journaux et sites féminins se penchent également sur cette tendance à souhaiter davantage la naissance d’une fille. L’ouvrage de Thérèse Ellul-Ferrari(2008) en est un bon indicateur. Le régime alimentaire conseillé par l’auteur pour concevoir une fille connaît un succès manifeste et se vend davantage que la version « pour avoir un garçon ». Comment expliquer ce nouvel engouement pour les filles ? Une analyse détaillée de l’évolution des demandes des parents adoptifs dans les différents pays occidentaux pourrait peut-être permettre de formuler quelques hypothèses.

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Notes

1 Sans aucune prétention d’exhaustivité, citons : Goody 1969 ; Gutton 1993 ; Médiévales 1998 ; Corbier 1999 ; Denéchère 2011 ; pour l’anthropologie : Saladin d’Anglure 1988 ; Droit et Cultures 1992 ; Lallemand 1993 ; Dahoun 1996 ; Ouellette 1996 ; Fine 1998 ; Fine & Neirinck 2000 ; De Monléon 2003 ; Leblic 2004 ; Howell 2007.

2 Leblic 2004.

3 On doit citer cependant les travaux juridiques, psycho-sociologiques et anthropologiques de Bousquet & Demeerseman 1937 ; Chabib-Zidani 1992 ; Aït Zaï 1993 ; Pruvost 1996 ; Moutassem-Mimouni 2001 ; Bargach 2001 ; Bettahar 2001, 2007.

4 Cette recherche doctorale repose sur une enquête ethnographique itinérante menée de 2003 à 2009 en France, au Maroc, en Algérie, en Tunisie et dans l’espace Internet, auprès des familles adoptives et en cours d’adoption ainsi que dans les ministères, les tribunaux, les institutions caritatives publiques et privées, les centres d’accueil des enfants abandonnés, les centres hospitaliers et les consulats ; Barraud, 2009, 2010b.

5 Bargach 2001 ; Barraud 2008, 2010a.

6 La transmission du nom et la vocation successorale, qui sont des effets produits par la filiation légitime, passent uniquement par le père.

7 Mais l’attributaire du droit de recueil peut léguer ou faire don, dans la limite du tiers de ses biens.

8 Il y a zinâ lorsque les règles du mariage ne sont pas respectées et que les interdits matrimoniaux ont été enfreints.

9 Association Algérienne Enfance et Famille d’Accueil Bénévole.

10 Fine 1998.

11 De 2001 à mars 2005, l’hôpital pour enfants de Rabat enregistre 72 abandons dont 45 garçons et 27 filles. Sur 136 enfants présents au centre de Rabat en 2002, on ne dénombre que 20 filles pour 116 garçons. Fin décembre 2004, l’institution gère 123 pensionnaires dont 33 filles et 90 garçons. En 2004, celle de Casablanca accueille 106 enfants, dont 81 garçons et 25 filles. Un même constat s’impose à la crèche d’Agadir qui, de 2001 à 2004, a admis 167 garçons et 57 filles. Les statistiques algériennes ne distinguent pas les admissions de filles et de garçons. Mais les listes d’attente pour une fille grandissent dans chaque pouponnière. La différence entre les sexes est aussi observable en Tunisie, où cohabitent l’adoption et la kefala. L’Institut National de Protection de l’Enfance de Tunis compte plus de 60% de requêtes en faveur des filles.

12 Fortier 2001 : 106-107.

13 Moutassem-Mimouni 2001 : 37.

14 Lacoste-Dujardin 1985.

15 Belarbi 1991 : 102.

16 Chabib-Zidani 1992 : 66.

17 Iamarène-Djerbal 2004 : 126.

18 Ibid : 127.

19 Propos de la directrice de l’association « pas à pas », centre tomatis de Tunis.

20 Propos de la directrice de l’association « pas à pas », centre tomatis de Tunis.

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Pour citer cet article

Référence papier

Émilie Barraud, « L’adoption au prisme du genre : l’exemple du Maghreb »Clio, 34 | 2011, 153-165.

Référence électronique

Émilie Barraud, « L’adoption au prisme du genre : l’exemple du Maghreb »Clio [En ligne], 34 | 2011, mis en ligne le 31 décembre 2013, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10293 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10293

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Auteur

Émilie Barraud

Émilie Barraud estdocteur en anthropologie, chercheur associé à l’Institut de Recherches et d’Études sur le Monde Arabe et Musulman (UMR CNRS 6568) et à l’Unité Mixte Internationale « Environnement, Santé et Sociétés » (UMI 3189). Elle est l’auteur de, « Adoption et kafâla dans l’espace migratoire franco-maghrébin », L’Année du Maghreb, Paris, CNRS Editions, 2008, p. 471-490 ; 2009, « Kafala et migrations. L’adoption entre la France et le Maghreb », Thèse d’anthropologie, Feschet V. dir., Aix-en-Provence, Université Aix-Marseille I, 2 volumes ; 2010a, « La filiation légitime à l’épreuve des mutations sociales au Maghreb », Droit et Cultures, 59, 2010/1, Fortier C. (dir.), Paris, L’Harmattan, p. 255-282 ; 2010b, Kafâla et migrations. L’adoption entre la France et le Maghreb, Sarrebruck, Éditions Universitaires Européennes. emiliebarraud@yahoo.fr

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