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Regards complémentaires

De l’amour et du mariage. Une correspondance familiale au xixe siècle

Love and marriage. A nineteenth-century familial correspondence
Cécile Dauphin et Danièle Poublan
p. 125-136

Résumés

L’article se propose d’explorer ce qui est dit du mariage et de l’amour dans la correspondance d’une famille bourgeoise qui couvre plusieurs générations sur un large xixe siècle. Trois épisodes ont été retenus qui permettent d’observer bien des tensions entre mariage arrangé et mariage d’inclination. D’abord, au début du siècle, la correspondance d’un jeune homme à l’aube d’une brillante carrière scientifique explicite les « raisons » sociales et économiques qui déterminent son choix matrimonial. Puis, dans les années 1840-1843, l’échange entre fiancés montre comment se construit le sentiment amoureux dans le respect de l’autorité parentale et des conventions en vigueur. Enfin, en 1858, autre moment stratégique dans le processus d’ascension sociale, la correspondance résonne des tractations menées par la famille pour conclure une union d’intérêt. À toutes ces étapes, il apparaît que les femmes assument leur destin social, qui est vécu et écrit comme une responsabilité face au cheminement des hommes de la famille.

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Entrées d’index

Géographique :

France

Chronologique :

XIXe siècle
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Texte intégral

  • 1 Cette approche a été développée dans Dauphin, Lebrun-Pézerat & Poublan 1995.

1Les familles bourgeoises du xixe siècle ont su tirer avantage de compétences scripturaires cultivées dès l’enfance. Leurs correspondances occupent une place de choix dans leur patrimoine et donc dans l’historiographie. Dans ces milieux, les femmes autant que les hommes ont trouvé, dans l’échange régulier et réciproque de nouvelles, un espace pour affirmer leur personnalité tout en travaillant à préserver la cohésion du groupe et la hiérarchie des convenances. En tant qu’objet historique, les correspondances ordinaires ne relèvent pas seulement d’une mémoire familiale. Elles renvoient à la réalité d’une pratique et à la position d’acteurs dans leur temps. L’intérêt des lettres ne se réduit pas à la chose représentée, au sentiment exprimé, au contenu textuel. Elles sont à la fois trace, représentation et composante de la culture familiale1.

2Plus que les chiffres et les effets de source qui valorisent en général les figures masculines et publiques, les termes mêmes du pacte épistolaire et la façon de tenir une correspondance au long cours peuvent informer sur la place effective des hommes et des femmes. Pour dire le sentiment d’appartenance, les liens affectifs et les intérêts réciproques, une rhétorique spécifique se développe de lettre en lettre : se mettre en scène en train d’écrire, parler de l’absence et de la séparation, dire le plaisir de recevoir des lettres, avouer ce qu’il en coûte d’écrire, négocier le rythme des échanges… tous ces arguments nourrissent les textes et scellent l’engagement de soi dans la relation à l’autre et dans la vitalité du réseau.

3Dans le théâtre de l’écriture familiale, les lettres et leurs contenus circulent au vu et au su de l’entourage. À la manière des photos de famille, qui connaissent un grand succès dès le milieu du siècle, la correspondance compose un portrait collectif nimbé de son aura d’union à partir d’éléments distincts. La mise en œuvre de cette activité fusionnelle prend la forme d’interférences matérielles sur le papier (ajouts de lignes), d’interpellations à différents membres du groupe (destinataires multiples), de délégations d’écritures, de transmissions partielles ou totales des textes, de compliments à dire, de commissions à faire. Tous ces dispositifs incitent, en contrepartie, à dessiner des bulles d’aparté ou d’intimité, du moins d’en marquer le seuil : demander à l’interlocuteur d’écrire quelques paroles qui puissent être distribuées pour mieux voiler l’essentiel, signaler explicitement les informations à garder pour soi, exiger de brûler la lettre après en avoir pris connaissance, correspondre par personne interposée. Ainsi, les lettres familiales mettent en œuvre diverses stratégies pour nouer des relations plus personnelles. Tout en respectant le pacte épistolaire, elles laissent poindre une discrète tension entre la visée collective des lettres et l’aspiration à s’épancher, particulièrement sensible dans les dialogues entre amies, cousines, sœurs ou conjoints.

4Les femmes, de façon plus explicite que les hommes, trouvent dans le travail épistolaire, si proche pour elles d’une tâche domestique, l’occasion d’affirmer leur place sociale. Ainsi, au moment du mariage, elles se constituent en femmes mariées, épouses et mères, en décrivant leurs responsabilités nouvelles dans leurs lettres. Bien pénétrées de leur rôle, elles se plaisent à raconter leur vie, à donner leur point de vue, jouissant simultanément de la position d’auteure et de maîtresse de maison.

5Feuilletage de conventions intériorisées et d’épanchements furtifs, les lettres familiales disent la vie ordinaire et les événements qui la scandent ; elles donnent ainsi à entendre les échos provoqués par les annonces de mariages et par les bouleversements affectifs et matériels qui engagent le devenir patrimonial autant que les destins individuels. Nous avons eu la chance d’accéder à un fonds de trois mille lettres environ, mêlées à quantité d’autres documents, journaux de voyages, testaments, certificats, notes biographiques, livres de copies, etc. Ce corpus embrasse une longue période qui va de la Révolution à la Grande Guerre et se nourrit des éloignements successifs entre Paris, la province (Picardie, Artois, Alsace) et parfois les pays étrangers. Il représente une grande part de la production écrite de cinq générations d’hommes et femmes de la même famille qui compte des intellectuels (médecins, naturalistes, professeurs), des industriels (industrie du blanchiment et du sucre), et des propriétaires fonciers. Leurs lettres tracent l’histoire d’une formidable ascension sociale au gré des alliances, exemplaires au xixe siècle, entre le capital intellectuel, économique et social. C’est à partir de cette correspondance en cours d’édition2 que nous abordons la question de l’amour et du mariage.

6Trois épisodes retiendront plus précisément notre attention : au début du siècle, les émois du médecin et naturaliste André Marie Constant Duméril lors d’un premier projet avorté puis d’un second réussi ; dans les années 1840-1843 le dialogue de son fils Auguste avec sa cousine Eugénie, la voix de chacun des deux protagonistes étant audible dans les lettres et journaux intimes conservés ; en 1858 enfin, les prémices de l’alliance de Caroline, petite-fille d’André Marie Constant Duméril, avec Charles Mertzdorff, industriel en Alsace, perçues unilatéralement du point de vue de la jeune fille dans les échanges avec sa cousine et amie.

Le choix matrimonial d’André Marie Constant Duméril

7En 1801, André Marie Constant Duméril, âgé de 27 ans, annonce à son ami le médecin Pierre Fidèle Bretonneau : « Mon mariage est entièrement rompu ». Il explique que « la jeune personne », venue de Lille sa ville natale, à Paris où vit son fiancé, a senti alors « vivement la séparation qui allait s’opérer avec sa famille ». Elle a demandé un mois de nouvelles réflexions et, « au bout de cet intervalle, elle s’est décidée pour la négative ». Elle manifeste ainsi sa capacité à revenir sur un engagement déjà fort avancé : une « boîte à portrait » et un médaillon ont été échangés, des lettres aussi (renvoyées à la signataire), des bijoux offerts (bague et boucles d’oreille), de l’argenterie achetée pour l’occasion. Ces restitutions et règlements se font par l’intermédiaire du père de la jeune fille, de la mère et des frères du jeune homme. Entre amertume et espoir André Marie Constant Duméril recommence à rêver d’une union conjugale qui lui apporterait épanouissement et satisfaction. Il l’exprime, aussi bien à son ami Bretonneau (« peut-être trouverai-je encore le bonheur après lequel je cours », 22 août 1801) qu’à sa mère (« jusqu’ici tout m’a réussi… cependant je n’ai eu aucun plaisir dans la vie. je n’ai pas connu le bonheur. un de ceux dont je suis digne et que je saurai bien savourer sera celui d’un bon ménage », 3 août 1801).

  • 3 Mais la suscription est au nom du père, alors que le jeune Duméril adresse souvent ses lettres dire (...)

8Il faut cinq ans pour que ce projet se réalise : le 2 février 1806, il annonce à ses « chers parents »3 : « Je suis enfin décidé à me marier et je crois avoir trouvé la femme qui me convient ainsi qu’à vous ». S’il fait seul ce choix, il espère cependant, et attend, l’approbation de ses parents : « je désire avoir votre consentement avant d’aller plus loin ». Pour les convaincre, il présente cette union comme « autant un mariage de raison que d’amour ». L’argument de la « raison » lui semble le plus convainquant, et il insiste non sur les « qualités » de sa future femme, mais sur la famille et les alliances de cette jeune veuve, qu’il détaille :

Sa famille est honnête et alliée à celle des Delessert. M. Debray Chamont d’Amiens est un des cousins […] Je l’ai vue beaucoup chez Madame De Candolle dont elle est l’amie intime […] Le père […] exerce la médecine avec la plus grande Distinction […] Son fils aîné est associé de la maison Delessert et chef de deux maisons de commerce à Nantes et au Havre.

9En 1806 André Marie Constant Duméril choisit donc sa future épouse, en informe ses parents et réalise un mariage où comptent certes les « légères espérances » de la future, mais, beaucoup, son épanouissement personnel. En revanche, du domaine de liberté de la future épouse nous ne savons rien. Elle a 28 ans et elle est alors veuve, après seulement quelques semaines d’un mariage avec Horace Say qui est mort lors de l’expédition d’Égypte (1799). Les lettres d’elle qui sont conservées par la suite révèlent une femme apte à seconder la carrière de son époux, une mère attentive, confidente de ses fils, ayant du goût pour la peinture, soucieuse de l’harmonie conjugale (« pense à moi, aime moi, et sois-moi fidèle ; je ne puis m’empêcher d’avoir l’esprit un peu tourmenté de tout l’intérêt que tu portes à la santé d’une de tes malades », 13 septembre 1824). La correspondance montre aussi que le ménage et ses descendants tirent bénéfice des relations nouées avec la famille du premier et éphémère époux, multipliant les liens économiques et les associations commerciales.

Le dialogue d’Eugénie et Auguste Duméril

  • 4 Poublan 2001 : 141-182.

10À la génération suivante, les deux fils épousent deux sœurs, leurs cousines. Les élans du cœur des jeunes gens doivent composer non seulement avec les contraintes économiques (pas de mariage sans situation assurée), mais aussi avec la question religieuse : ils sont protestants, elles sont catholiques et la mère des jeunes filles, très réticente, manifeste longtemps son opposition et prend toutes les dispositions pour que cette religion s’impose aux descendants. Il reste peu d’échos des circonstances de la première union. En revanche tous les épisodes qui précèdent le second mariage entre cousins en mai 1843 marquent durablement la fiancée Eugénie Duméril. Au point que soixante ans plus tard, en 1906, lorsqu’elle fait recopier les lettres de son mari Auguste Duméril (forme de transmission déjà pratiquée auparavant dans cette famille), le premier volume est consacré aux années de fiançailles (1841-1843)4. ces « souvenirs rétrospectifs » présentent, à la suite du journal rédigé par Auguste à cette époque, des dossiers de lettres relatives à leur mariage : celles échangées directement par les jeunes gens en mars et avril 1843, celles qu’ils se faisaient parvenir auparavant en cachette et indirectement, celles adressées au sein du cercle familial pour donner le change et lever les obstacles. Les autres lettres écrites par Auguste, avant son mariage (dans les années 1830 par exemple) puis tout au long de sa vie, font l’objet de volumes ultérieurs.

11Le bonheur est le maître mot du jeune couple : « Vous seul m’avez fait penser au bonheur, et nul autre que vous ne me l’a fait désirer » (Eugénie à son fiancé, 20 mars 1843) ; « le bonheur que j’attends de cette union, je m’efforcerai de le rendre réciproque » (Auguste à son oncle et futur beau-père, fin janvier 1843). En opposition avec la mère qui soutient que les bons mariages se font sans amour, ils font la découverte enchantée de la réciprocité des sentiments. Cela ne procède ni pour l’un ni pour l’autre d’une fulgurante rencontre mais d’un long apprivoisement. Dans son journal, Auguste (32 ans) développe ses idées « relativement aux mariages entre gens qui ne s’étaient jamais vus avant les trois mois qui précèdent le jour où se dit le terrible Oui » : c’est une « loterie » qui l’effraie. Et Eugénie (22 ans) relate avec ravissement toutes les étapes de son attachement qui « ne pourra que se consolider avec le temps ». L’échange des lettres participe de cet attachement : Auguste rappelle « cette douce jouissance de nous écrire » et Eugénie son « bonheur à [lui] dire tout ce [qu’elle] éprouve » (11 mars 1843). Le droit à l’échange est longuement négocié avec les parents. D’abord, les fiancés transgressent l’interdiction de correspondre directement qui leur est imposée ; ils s’écrivent en fraude par l’intermédiaire d’une cousine. Ensuite, lorsqu’il leur est permis de s’écrire ouvertement, ils instaurent un double circuit épistolaire car toute lettre circule au vu et au su de l’entourage : certaines lettres qui pourront être montrées au père ne traitent que des préparatifs du mariage tandis que d’autres, parallèles, expriment sans réserve les affects dissimulés ailleurs.

12Pour les fiancés, le sentiment amoureux impose sa loi ; il se construit dans la durée et le dialogue, et procède de la recherche de l’accord. Mais malgré un idéal commun et la volonté pour chacun de se conformer à l’attente de l’autre (« je voulais connaître à fond ce que vous éprouviez, pour régler mes désirs sur les vôtres », Eugénie, 10 janvier 1843), ils expriment leur propre sensibilité en des termes un peu différents. L’itinéraire d’Eugénie s’est frayé entre désamour maternel et mépris de soi. Insatisfaite des partis qui se sont présentés (« Vous auriez eu pitié de moi, si vous aviez su ce que j’éprouvais à l’idée d’épouser M. Hovelacque », 11 mars 1843), résignée à « rester fille », elle cherche à se déprendre de la haine maternelle, à fuir la crainte et les chagrins continuels, à oublier « humeurs, reproches et emportements » (2 avril 1843). « Quel contraste entre vous et maman ! » s’exclame-t-elle, avant de détailler les « qualités » de son cousin : « délicatesse de sentiments, bons avis, tendre affection ».

13Auguste au contraire croit en sa « bonne étoile ». Si l’un et l’autre se défient de la vivacité (« tout ce qui est extrême nuit à la santé et à la véritable joie »), il invoque la passion – mais à propos d’un sentiment plus doux : il insiste sur sa tendresse, dans « ce qu’elle a de passionné » (25 mars 1843). Il ne recule pas devant les mots « amour » et « aimer », à la différence d’Eugénie, si pudique et réservée, qui ne va pas au-delà de : « Tâchez, pour l’amour de moi, de ne vous pas trop préoccuper de maman », ou « je termine en vous serrant la main aussi tendrement que je vous aime ». Auguste, « avec la franchise d’un futur mari », ose désigner la tendresse qu’il sent dans son cœur « par le mot d’amour » (26 août 1842). L’année suivante il déclare aussi : « Je suis si heureux d’être aimé par vous ! Mais aussi, combien je vous aime, et que mon bonheur est grand, ma bien chère Eugénie, de pouvoir vous l’exprimer ainsi » (15 mars 1843). Avec le même emportement, trois ans après le mariage, il écrit à sa femme : « je dépose ici, chère adorée, un baiser d’amant, dont tu retrouveras j’espère la trace » (20 septembre 1846). Les énoncés de l’une et de l’autre sont souvent conformes aux stéréotypes féminin et masculin : inquiets l’un et l’autre de se savoir aimé, Eugénie interroge modestement : « Est-il possible, mon bon Auguste, qu’en 1836, vous ayez fait quelque attention à moi ? » (20 mars 1843) tandis qu’Auguste assure : « ce n’est point sans un peu de vanité que j’apprends avoir été ainsi l’objet de vos préoccupations » (25 mars 1843).

  • 5 Perrot 1987 : 105 et suivantes.

14À l’évocation du passé et des moments partagés répond dans les lettres l’anticipation de la future existence commune, dont elles précisent les aspects matériels. Mobilier, revenus et dépenses, trousseau, emploi du temps, etc. s’inscrivent virtuellement dans un environnement familial où trouvent place parents, frères et sœurs, d’autant plus naturellement que tout ce petit monde habitera à proximité (au Jardin des Plantes de Paris en particulier). Mais des enfants il n’est pas question. Dans ce milieu où la filiation et la transmission du patrimoine matériel et symbolique sont des valeurs fortes5, ils sont un non-dit de la correspondance. Le projet parental n’est mentionné par l’un et l’autre des futurs conjoints qu’à propos des engagements pris pour leur religion : ceux qui pourraient leur « être accordés » seront élevés dans la religion catholique, celle de leur mère. Pourtant, ensuite, Auguste assume pleinement son rôle de père ; ses écrits personnels (mieux conservés que ceux de son épouse) manifestent son intérêt quotidien pour la santé et l’éducation de leur fille.

Caroline Duméril entre secret et discrétion

  • 6 « Rien de nouveau. Pas de nouvelles de M. ; dois-je t’avouer que je suis très contente de cela, j’e (...)

15Sous le Second Empire, le mariage de Caroline Duméril, la petite-fille d’André Marie Constant Duméril, avec l’industriel alsacien Charles Mertzdorff offre une toute autre configuration. Ici point de temps accordé au temps, ni de place aux sentiments, à la réciprocité, à l’apprivoisement. La famille Duméril, en quelques semaines et dans l’effervescence, prend toutes les dispositions nécessaires pour assurer l’avenir de Caroline. La jeune fille ne perçoit de ces tractations que des échos faibles et inquiétants qu’elle fait partager à sa cousine et amie Isabelle Latham, au Havre. La première allusion à « l’affaire M. » apparaît en fin de lettre (24 février 1858) et conjugue deux attitudes. D’un côté, son manque d’empressement : « Nothing new about the matter. No news from M. ; must I owe you that I am very glad of it, I hope it is finished and wish many good things to the dear gentleman6 ». De l’autre, sa secrète préoccupation, soulignée par l’emploi exceptionnel de l’anglais. Dans la même lettre, signe sans doute de cette inquiétude diffuse, Caroline écrit longuement au sujet des mariages dont elle entend parler : « Nous avons eu des mariages de tous côtés ». Mais elle se défend : « pour ma part il n’y en a aucun qui me touche de bien près ou du moins qui me trouble beaucoup. Celui qui m’occupe davantage dans ce moment, c’est celui d’Alexandrine, notre bonne. » Un mois plus tard, pour se faire pardonner un retard d’écriture :

Un seul mot d’excuse et d’explication l’affaire M. a reparu sur l’horizon, d’une manière plus grave, tant d’idées se sont pressées dans ma tête depuis 10 jours que je ne pouvais y faire entrer autre chose ; je ne te donne pas d’explication car les écrits restent […] Que n’es-tu ici ma petite Isabelle car je te dirais tout, mais pour toi. […] je n’ai rien fait, rien vu, mais j’ai beaucoup entendu et pour mon malheur le petit bec de ma plume ne peut tout te répéter. […] il n’y a rien de fait pour ce que tu sais je t’en prie ne laisse pas trotter l’imagination (30 mars 1858).

16Les lettres se succèdent :

Rien de nouveau, on a écrit de tous côtés pour les renseignements et on attend les réponses ; il est à croire que la personne en question viendra à Paris du 20 au 30 courant […] Garde cette histoire pour toi, car rien n’est fait ; pourtant l’oncle et la tante Henri sont au courant et font des démarches. […] Ce que je t’ai dit est donc le secret, ainsi tu le gardes pour toi seule car tu comprends que jusqu’à présent tout est dans les nuages et avant que les choses s’arrangent, si toutefois elles s’arrangent, il y aura bien des péripéties et des agitations (10 avril 1858).

17Mais subitement, huit jours plus tard :

Le M. s’impatientait et attendait avec anxiété la permission de venir et de me voir, et la permission est envoyée et l’entrevue aura lieu probablement Mardi ou Mercredi dans une promenade que nous ferons au Jardin des Plantes ; oh ! je t’en prie, pense à moi ! comprends-tu ce que c’est que de voir pour la première fois celui à qui on appartiendra peut-être, celui à qui on nous donnera, et qui aura sur nous tous les droits possibles. Enfin il faut plus que jamais s’en remettre au Seigneur dans une circonstance semblable (18 avril 1858).

18Caroline continue :

Es-tu curieuse de savoir le nom du M., il s’appelle Charles Mertzdorff. Efface bien vite. Qu’en dis-tu, c’est un peu Allemand. Age 38.

19Elle a 22 ans. Les lettres ne disent rien de la rencontre au Jardin des Plantes. Le 11 juin, le contrat est signé ; le 14 juin a lieu le mariage à la mairie et le 15 à l’église, suivi d’un repas de 40 personnes. À la fin de ce mois de juin 1858 Caroline raconte :

Ce M. Mertzdorff dont je parle est maintenant mon mari et mon cher mari […] me voilà mariée ; voilà que je commence la vie sérieuse et la grande tâche dans ce monde.

20Si les lettres de la jeune mariée, qui détaillent nouvelle fortune et bonheur conjugal, sont données à lire aux parents et amis et connaissent une large diffusion, celles qui préparent cette union circulent à l’écart de toute publicité. La discrétion est de mise avec tous ceux qui ne participent pas à ces étapes préliminaires, l’oncle du Havre par exemple. Caroline recommande à sa cousine :

Si on te demande ce que je te dis dans ma lettre, tu répondras que c’est simplement une lettre d’amitié […]. Tu entends que je veux que tu gardes le secret, tout cela est pour toi et rien que pour toi et il me semble que je puis bien t’écrire à toi (18 avril 1858).

21Aux marges du cercle des initiés mis discrètement à contribution pour négocier cette alliance, se niche celui, beaucoup plus étroit, des intimes : c’est avec sa cousine et deux amies parisiennes seulement que Caroline partage ses émotions dans ces journées indécises de craintes et d’espoirs. Adolescentes, amies et cousines revendiquent dans leurs lettres la relation privilégiée de leurs tête-à-tête bavards :

Je t’avoue qu’après avoir tant joui d’être auprès de toi dans une si grande intimité il me parait dur d’être privée de toute nouvelle (16 septembre 1857).

  • 7 Burguière et al. 1988.

22Comme le notent les historiens, le glissement du mariage arrangé au mariage d’inclination n’est ni uniforme ni linéaire7. Dans la famille Duméril, on n’assiste pas à une « progression » vers plus de liberté au cours du xixe siècle ; au contraire, un poids de plus en plus lourd de la famille sur les trois générations est observé. Signe que la liberté révolutionnaire s’estompe ? que l’enjeu social est de plus en plus vaste, à mesure de l’ascension sociale de la famille ? Les mariages des filles de Caroline Duméril et Charles Mertzdorff sont eux aussi soigneusement préparés par leur famille. Quelles que soient les modalités qui la précèdent, la vie conjugale est montrée ensuite dans les lettres conservées, lisse, satisfaisante, voire tendre. Il est vrai que cette forme d’écriture puis son archivage et sa transmission peuvent éliminer les aspérités.

23Mais dans cette correspondance familiale il est aussi fait allusion à des mariages moins conventionnels, qu’une discordance d’âge soit flagrante ou que l’un des époux quitte le foyer. Alphonsine rapporte à son mari André Marie Constant Duméril « la sottise » faite par une cousine qui, « malgré toutes les exhortations qui lui ont été faites », refuse de retourner dans son ménage « prétendant que son mari avait eu des torts avec elle et qu’il fallait bien l’en punir » (31 octobre 1824). Une autre parente, la « pauvre Félicie », épouse du sculpteur Charles Cordier, suscite la sympathie des dames Duméril lorsque l’artiste part pour « une grande expédition », voyage qui « attriste beaucoup sa femme qui d’ailleurs n’est pas très bien portante » (13 mars 1858) ou bien lorsque « rempli de talent pour son art mais plein de présomption et ayant de lui la plus haute opinion » il la « traite rudement » et la « refoule sans cesse » (11 mars 1862). Charles Cordier vit d’ailleurs à Nice puis à Alger, séparé de Félicie et de leurs quatre enfants.

24La réception chez André Marie Constant Duméril de Pierre Fidèle Bretonneau, le médecin ami et confident, suscite des commentaires : veuf d’une première épouse plus âgée que lui de 25 ans, il se remarie, formant un « curieux ménage » selon Caroline :

M. Bretonneau le fameux savant avec ses 79 ou 80 ans et sa femme qui a à peine 19 ans […] La jeune femme est charmante, jolie, instruite, ayant de l’esprit, juste assez d’aplomb pour se bien poser et traitant son mari comme s’il avait 25 ans tout en le respectant et l’admirant comme on doit admirer et respecter un homme de son mérite et si universellement connu. C’était un étrange spectacle (décembre 1857).

  • 8 Valynseele 1971 : 59 (note 10).

25Bien que l’épisode ne soit pas mentionné dans les lettres conservées du corpus, une histoire d’amour vécue par des proches a agité le foyer d’André Marie Constant Duméril8 au Jardin des Plantes. Un jeune cousin, Charles Edmond Raoul Duval, dont le savant est le correspondant à Paris, rencontre là une autre familière de la maison, Octavie Say. L’âge tendre des jeunes gens (il n’a pas 20 ans, et elle à peine plus), le peu de fortune des Say et la différence de religion nourrissent bien des objections du côté des Duval. Mais après quatre ans de lutte, en 1830, le mariage est finalement célébré…

  • 9 Dauphin, Lebrun-Pézerat & Poublan 1995 : 182-190.

26Pas plus que les modes de vie ou les activités quotidiennes, les raisons des alliances et les secrets d’alcôve ne sont fidèlement reflétés dans le miroir des correspondances. Cette réalité là, si elle peut être accessible ici ou ailleurs, reste filtrée à travers les dispositifs de l’identité narrative. Une correspondance familiale, comme tout autre ego-document, organise sa propre compréhension du monde. À l’aune des catégories de solidarité et de réciprocité, le discours épistolaire dispose des balises pour délimiter des espaces de connivence. Dans ces replis, les épistolières de la bourgeoisie, maîtrisant les ressources rhétoriques autant que leurs homologues masculins, parviennent, dans certaines conditions, à s’épancher (entre cousines ou sœurs), à orienter ou imposer un choix. Dans des situations conflictuelles ou difficiles (revers économiques, temps de guerre) il arrive que les rôles se brouillent. Les trajectoires personnelles amènent certaines femmes à se détacher des déterminismes sexués propres à leur milieu social (exemple de Félicité Duméril pour préparer le remariage de Charles Mertzdorff9). Mais jamais n’émerge une parole, distanciée ou rebelle, sur leur condition de femme, sur les différences ou inégalités avec les hommes. Rarement en position d’autorité, elles excellent plutôt à intérioriser le nouvel idéal domestique du xixe siècle qui sera précisément dénoncé par différents courants féministes. Sans doute, l’identité des intérêts de classe et de genre a pour vertu d’inclure les tâches féminines dans les représentations de l’ordre social et économique, de valoriser leurs façons de gérer des abris chauds et aimables au sein du vaste monde hostile et froid. Les lettres laissent poindre bien des différences dans la présentation de soi et les termes du pacte épistolaire, mais, en dépit de leur porosité, elles restent imperméables à toute expression d’émancipation ou de contestation. Le destin social assumé par ces femmes est vécu et écrit comme une responsabilité face au cheminement des hommes de la famille.

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Bibliographie

Ariès Philippe & Georges Duby (dir.), 1987, Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil, t. 4.

Burguière André, Klapisch-Zuber Christiane, Segalen Martine & Françoise Zonabend (dir.), 1988, Histoire de la famille, Paris, A. Colin.

Dauphin Cécile & Arlette Farge (dir.), 2001, Séduction et Sociétés, Paris, Le Seuil.

Dauphin Cécile, Lebrun-Pézerat Pierrette & Danièle Poublan, 1995, Ces Bonnes Lettres. Une correspondance familiale au xixe siècle, Paris, Albin Michel.

Fabre Daniel & Agnès Fine (dir.), 2000, « Parler, chanter, lire, écrire », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, 11.

Perrot Michelle, 1987, « Fonctions de la famille », in Philippe Ariès & Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil, tome 4, p. 105-119.

Planté Christine (dir.), 1998, L’épistolaire, un genre féminin ?, Paris, Champion.

Poublan Danièle, 2001, « Les lettres font-elles les sentiments ?... », in Cécile Dauphin & Arlette Farge (dir.), Séduction et Sociétés, Paris, Le Seuil, p. 141-182.

Valynseele Joseph, 1971, Les Say et leurs alliances. L’étonnante aventure d’une famille cévenole, Paris, Valynseele.

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Notes

1 Cette approche a été développée dans Dauphin, Lebrun-Pézerat & Poublan 1995.

2 Voir le site : http://correspondancefamiliale.ehess.fr/

3 Mais la suscription est au nom du père, alors que le jeune Duméril adresse souvent ses lettres directement à sa mère.

4 Poublan 2001 : 141-182.

5 Perrot 1987 : 105 et suivantes.

6 « Rien de nouveau. Pas de nouvelles de M. ; dois-je t’avouer que je suis très contente de cela, j’espère que c’est fini et je souhaite beaucoup de bonnes choses à ce cher Monsieur ».

7 Burguière et al. 1988.

8 Valynseele 1971 : 59 (note 10).

9 Dauphin, Lebrun-Pézerat & Poublan 1995 : 182-190.

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Pour citer cet article

Référence papier

Cécile Dauphin et Danièle Poublan, « De l’amour et du mariage. Une correspondance familiale au xixe siècle »Clio, 34 | 2011, 125-136.

Référence électronique

Cécile Dauphin et Danièle Poublan, « De l’amour et du mariage. Une correspondance familiale au xixe siècle »Clio [En ligne], 34 | 2011, mis en ligne le 31 décembre 2013, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10277 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10277

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Auteurs

Cécile Dauphin

Cécile Dauphin est ingénieure de recherche au CNRS (Centre de recherches historiques – école des hautes études en sciences sociales). Elle a développé des recherches dans deux champs principaux : l’histoire socio-culturelle des pratiques épistolaires et l’histoire des femmes (femmes seules, violence, séduction). Elle travaille avec Danièle Poublan à la mise en ligne d’une correspondance familiale (http://correspondancefamiliale.ehess.fr/). dauphin@ehess.fr

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Danièle Poublan

Danièle Poublan est ingénieure d’études au Centre de recherches historiques (EHESS). Elle s’intéresse aux pratiques ordinaires de l’écriture (en particulier aux correspondances) et à la diffusion des images (gravures, cartes postales) dans la France du xixe siècle. Elle est responsable de la mise en ligne d’une correspondance familiale (http://correspondancefamiliale.ehess.fr/). poublan@ehess.fr

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