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« J’ai l’honneur de porter plainte contre ma femme ». Litiges conjugaux et administration coloniale au Congo belge (1930-1960)

« I have the honor of submitting a complaint against my wife » .Conjugal litigation and colonial administration in the Belgian Congo (1930-1960)
Amandine Lauro
p. 65-84

Résumés

Au sortir de la Première Guerre mondiale, le Congo belge est gagné par une rhétorique de  « crise du mariage » dont la multiplication des litiges conjugaux semble un symptôme. Ces litiges envahissent non seulement les tribunaux mais aussi les bureaux de poste de l’administration coloniale via des courriers de colonisés qui réclament le règlement de leurs contentieux matrimoniaux. Cet article propose des pistes d’analyse de cette production écrite qui révèle un certain désarroi masculin face au brouillage des repères matrimoniaux et de genre ainsi que les ambiguïtés des politiques coloniales en la matière. Cette correspondance masculine témoigne du dynamisme des interactions entre les normes de genre proposées par le pouvoir colonial et les colonisés.

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Texte intégral

  • 1 Selon l’expression d’Antoine Sohier (1885-1963), principal théoricien colonial du droit coutumier c (...)

1Au sein de l’Afrique coloniale, le Congo est souvent présenté comme le temple d’un paternalisme tatillon supposé caractériser les méthodes du régime colonial belge. Les politiques familiales et de genre en seraient le parfait reflet – les images du zèle moralisateur des missionnaires, de l’encadrement matrimonial des travailleurs des grandes entreprises minières ou encore des intérieurs des « Évolués » des années 1950 reproduisant fidèlement le cadre d’une vie domestique bourgeoise européenne « modèle » sont là pour le prouver, et elles ont largement focalisé l’attention des historiens. Dès la deuxième moitié des années 1920 pourtant, séduite par les préceptes de l’indirect rule britannique, l’administration coloniale belge met en place un réseau de juridictions indigènes à qui elle confie la responsabilité quasi exclusive de l’arbitrage des litiges conjugaux et familiaux des populations congolaises. Le droit coutumier et ses institutions deviennent ainsi les leviers des ambitions régulatrices des autorités en matière de relations de genre : il s’agit d’œuvrer au « raffermissement de la famille indigène »1 et de son ordre patriarcal menacé par la « modernité » coloniale. Des ambitions que partagent certains colonisés qui s’adressent par courrier directement à l’administration coloniale pour réclamer le règlement de leurs « affaires de femmes » et qui trahissent un certain désarroi face au brouillage des repères matrimoniaux et de genre.

  • 2 Le corpus sélectionné est composé d’à peu près 200 lettres écrites entre les années 1910 et 1950, p (...)

2Cet article propose des pistes de réflexion à partir de l’analyse d’un corpus2 de lettres envoyées par des hommes congolais à l’administration coloniale au sujet des femmes de leur famille, le plus souvent de leurs épouses (ex, présentes et futures). Classés par les fonctionnaires coloniaux sous le label « plaintes et requêtes indigènes (femmes) », ces courriers se multiplient à partir de l’entre-deux-guerres et voient leur nombre exploser dans les années 1940 et 1950. Ils sont majoritairement écrits en français et adressés aux administrateurs territoriaux des régions de résidence des hommes qui écrivent et/ou de leur famille ; ils sont destinés à faire connaître à l’autorité européenne les problèmes matrimoniaux rencontrés par ces hommes et à contribuer à leur résolution.

  • 3 Entre autres Hawkins 2002 ; Newell 2002 ; Peterson 2004 ; Barber 2006 ; Ficquet & Mbodj-Pouye 2009 (...)
  • 4 « Waged laborers, clerks, village headmasters, traders, and artisans read, wrote, and hoarded texts (...)
  • 5 Accès tel que celui fourni par les chansons populaires congolaises dont les complexités et les ambi (...)
  • 6 Hunt 1991.

3Le développement récent de recherches d’envergure sur les cultures de l’écrit dans les sociétés africaines colonisées3 permet de replacer ces lettres dans le contexte qui fut le leur, celui d’une prolifération de textes, « produced and circulated not only by the highly educated and publicly visible figures that dominate political histories of Africa, but also by non-elites or obscure aspirants to elite statut »4. L’abondance des courriers ici étudiés en témoigne à elle seule : ils se comptent en effet par centaines dans les archives de l’ancienne administration coloniale. Surtout, ils offrent un point de vue intéressant sur les interactions des populations colonisées avec le pouvoir colonial et les formes multiples d’adaptations à l’univers bureaucratique d’une administration qui n’entendait épargner ni les arrangements matrimoniaux, ni les rapports de genre des colonisés. Si ces courriers traduisent l’émergence de nouvelles façons d’être soi – c’est-à-dire aussi, dans le cas présent, d’être un homme, ils offrent cependant moins un accès direct à l’évolution des relations et des identités de genre dans le Congo colonial5 qu’une formidable opportunité d’interroger les réponses congolaises aux politiques menées par les autorités belges en matière de mariage et d’ordre de genre. Ils donnent aussi à voir les stratégies des colonisés pour négocier cette nouvelle donne politique, économique, sociale et judiciaire. Des stratégies qui témoignent des contraintes issues du régime colonial autant que des quelques opportunités que ce dernier a – souvent involontairement – offert (aux femmes notamment), et qui amènent des hommes congolais à solliciter l’administration. L’ensemble de cette correspondance pose tout compte fait la question d’une « crise du mariage » dans le Congo sous domination belge6, qui trahit peut-être aussi une crise des masculinités.

« Affaires de femmes » : le genre des requêtes

  • 7 Ces labellisations n’étaient en rien propres au Congo belge, de même que la multiplication de ce ty (...)

4« Affaires de femmes » ou « palabres de femmes » : telle est la formule fréquemment utilisée par l’administration coloniale pour désigner les litiges matrimoniaux qui, à partir de l’entre-deux-guerres, semblent inonder les tribunaux du Congo7. Qu’il s’agisse de divorce, d’adultère, ou d’abandon de domicile conjugal, ces conflits apparaissent aux yeux des autorités comme les syndromes de la désagrégation du mariage « indigène ». Une désagrégation dont les femmes seraient – aux yeux de l’administration coloniale et de leurs maris – largement responsables.

  • 8 Sur le sujet, voir notamment Chanock 1985 : 145-216 ; Schmidt 1990 ; Allman 1996 ; Hodgson & McCurd (...)
  • 9 Flou qui concerne autant les compétences que la nature des décisions rendues. Seuls les mariages ci (...)

5La rhétorique de la « crise du mariage » qui envahit le Congo dès le début de l’entre-deux-guerres n’est pas spécifique à la colonie belge. Là comme ailleurs dans l’Afrique coloniale, elle amène les autorités européennes, en étroite collaboration avec les patriarches africains, à nourrir des anxiétés croissantes à l’égard de l’évolution des relations conjugales et de genre, à renforcer l’autorité masculine et à tenter de remettre les femmes « incontrôlables » dans le droit chemin de la soumission domestique8. À cet égard, la « régénération » des juridictions coutumières et de leurs tribunaux apparaît rapidement comme une solution providentielle dans les milieux coloniaux belges, notamment en raison des « égarements » qui avaient jusque-là prévalu en matière de règlements des litiges conjugaux. Ces derniers pouvaient en effet être soumis aux tribunaux coutumiers et/ou européens, quand ils n’étaient pas tout simplement tranchés par des administrateurs (voire par des missionnaires) s’improvisant magistrats, le tout dans un flou juridique complet9 qui pousse les Congolais, dès le début du xxe siècle, à s’adresser en masse aux représentants de l’administration (et non pas seulement aux instances judiciaires de l’État colonial).

6Si de nombreux témoignages indiquent que ces sollicitations étaient le fait d’hommes mais aussi de femmes, les requêtes qui sont soumises à l’administration par voie écrite sont essentiellement (mais non exclusivement) d’origine masculine. Leurs destinataires et interlocuteurs, agents de l’administration coloniale, sont eux exclusivement de sexe masculin. La formule « affaires de femmes » prend donc ici un certain sens.

  • 10 Voir l’étude de Mann 1985.
  • 11 L’exemple des « mission boys » dans la Rhodésie coloniale, pris entre les attentes que plaçaient en (...)
  • 12 White 1990 : 3.

7Ces courriers révèlent en fait des hommes qui écrivent sur le fait d’être des hommes, une démarche commune – même si longtemps ignorée – dans l’Afrique coloniale. Les travaux relatifs aux évolutions des relations de genre et des pratiques conjugales se sont en effet surtout concentrés sur les nouvelles opportunités et stratégies matrimoniales des femmes, alors que les hommes aussi ont su jouer de certains types de mariages (et de mariées) pour établir et affirmer leur statut d’élite10 ou pour faire avancer leur position sociale11. Dans le cas des autobiographies de rebelles Mau-Mau étudiées par Luise White comme dans celui des requêtes des hommes congolais, il s’agit toujours d’hommes qui écrivent « about defining gender, (…) about courtship, about whose task it was to cook and fetch water. They wrote about being husbands, lovers and fathers (…) »12.

« La femme ou la dot » : le contenu des requêtes et leurs suites

8Le contenu de ces missives présente lui aussi une caractéristique frappante : son uniformité, qui semble transcender les variations de lieu, d’époque et d’interlocuteurs. Les demandes sont en effet très répétitives et concernent un nombre finalement limité de problèmes, tous liés à des contentieux matrimoniaux, et qui plus est essentiellement à des abandons de domicile conjugal et à leurs conséquences.

  • 13 À partir de 1910, tout « indigène » désirant quitter son territoire d’origine pour une durée de plu (...)

9Les requêtes peuvent tout d’abord concerner la recherche de femmes « fugitives », le plus souvent des épouses. Les maris se plaignent d’avoir été abandonnés par leurs femmes, avant de réclamer à l’administrateur leur retour au foyer conjugal. Le fait que l’administration soit interpellée correspond aussi à une nécessité pratique : si le mari décide d’aller chercher lui-même sa femme là où elle se trouve, il a besoin d’un « passeport de mutation »13 et s’il veut s’assurer d’un retour au foyer de sa femme, il doit également en solliciter un pour elle.

  • 14 Balandier 1984 : 17. Pour une réflexion sur les motifs divers de ces « congés » (en Afrique du Sud) (...)

10D’après les courriers, les femmes quittent le plus souvent leur mari à l’occasion d’un « congé » de quelques semaines ou de quelques mois dans leur famille d’origine, congé dont elles ne reviennent pas. Il ne s’agit pas là de pratiques inhabituelles en Afrique centrale où « l’esquive, la fuite – avec retour à la communauté d’origine – et la menace de séparation accompagnent les péripéties affectant la vie du couple »14. Ces situations sont ici l’objet de descriptions répétitives : le mari prétend avoir permis à sa femme d’aller voir sa famille pour quelque temps à l’occasion d’une naissance par exemple, et celle-ci n’est pas revenue. Pour ne prendre qu’un exemple, représentatif de la majorité des requêtes, celui de Jean L., travailleur à Léopoldville, qui en 1934 s’adresse à l’administrateur territorial de Lisala (Équateur), région où se trouve son épouse :

  • 15 De Jean L. de Léopoldville à l’administrateur territorial de Lisala, 1er août 1934, Archives Africa (...)

J’ai l’honneur de porter plainte contre ma femme nommée M. Émilie (…), je la marié coutumièrement à la mission d’Ubangi. Cette dernière m’avait demandé un congé de trois mois en 1933 pour se rendre dans son village d’origine, à Bobolama Likolo, chez le nommé L. J’ai l’avais accordé ce congé de trois mois je regrette infiniment à ce qu’il y a un an et deux mois sans qu’elle ait rejoint son mari dans ce mauvais état de la crise. J’ai l’honneur en outre de prier Monsieur l’administrateur territorial de bien vouloir faire tout son possible de faire diriger cette femme vers Kinshasa (…) (sic)15.

11Parmi les solliciteurs, beaucoup sont, comme Jean L., des travailleurs migrants. Les migrations de travail coloniales dans un pays aussi vaste que le Congo impliquent en effet des distances énormes entre le nouveau lieu de travail (et de vie) des travailleurs et les familles d’origine, distances encore accentuées par les contraintes administratives qui entourent les circulations des « indigènes » dans la colonie belge. En outre, les exigences du travail salarié empêchent dans bien des cas les époux de s’absenter plusieurs jours – encore moins plusieurs semaines – afin d’aller rechercher eux-mêmes leurs épouses. Ils en sont alors réduits à solliciter l’aide d’une administration chargée de remettre de l’ordre dans les familles. Une aide qu’elle est par ailleurs encline à accorder. Face à la multiplication des demandes au cours de l’entre-deux-guerres, l’administration met en place des procédures bien rôdées. Dès qu’une requête est introduite (par voie écrite ou orale), l’administrateur territorial du lieu où réside l’époux abandonné envoie un courrier à son collègue en charge du lieu supposé de « fuite » de l’épouse. Il lui demande de faire rechercher la femme et après vérification (éventuelle) de la légitimité de la demande, décide du retour – manu militari s’il le faut – des femmes auprès de leur mari.

  • 16 Ces lettres d’amour étaient d’ailleurs souvent écrites collectivement. Voir Breckenridge 2000, 2006

12Il faut dire ici que toutes ces correspondances officielles suggèrent l’existence, en amont, d’échanges entre Congolais, dont on peut imaginer qu’ils aient largement été de nature épistolaire. Les migrants écrivent très probablement à leurs parents ruraux pour obtenir des informations sur leur femme et la situation de celle-ci, de même qu’ils ont besoin de se renseigner – à distance – sur les compensations matrimoniales, les revendications de chacun, etc., avant de s’adresser aux administrateurs territoriaux. Des travaux récents sur l’Afrique du Sud (le pays dont le taux d’alphabétisation était le plus élevé de l’Afrique sub-saharienne dans les années 1950… juste devant le Congo) ont révélé des échanges abondants de courriers (notamment écrits avec l’aide d’écrivains publics) entre les travailleurs des camps miniers et leur famille restée en milieu rural, ainsi que l’existence de nombreuses lettres d’amour adressées à leurs fiancées par les travailleurs dès le début du xxe siècle16. Dans un contexte d’intenses migrations, le recours à l’écrit constitue une technologie de communication stratégique, qui permet d’assurer la liaison entre les familles éclatées entre le monde rural et le monde urbain, en dépit d’une alphabétisation limitée.

13Cependant, malgré la coopération de l’administration et la précision des informations données par les plaignants congolais, les interventions du pouvoir colonial ne semblent pas toujours efficaces. Même lorsque le lieu de « fuite » de l’épouse est connu, il n’est pas toujours possible à l’administration de la retrouver. De même, lorsque les femmes sont « rattrapées », leur retour vers le foyer conjugal ne se fait pas sans encombre : les correspondances regorgent d’exemples de femmes « dirigées » par les administrateurs vers le lieu de résidence de leur époux, voire mises sur le bateau qui y conduit, mais qui n’arrivent jamais à destination. Surtout, à partir des années 1930 et plus encore 1940, les administrateurs tendent de plus en plus à se décharger de toute responsabilité directe dans ce type d’affaires et à exiger comme préalable à toute intervention une décision claire d’un tribunal coutumier.

14Cette attitude est la conséquence directe de la « régénération » des tribunaux coutumiers. Consacrée en 1926 par un décret qui attribue presque exclusivement aux juridictions indigènes l’arbitrage des litiges conjugaux congolais, celle-ci apparaît alors au monde colonial belge comme la solution providentielle aux dégâts causés par les premières interventions « civilisatrices » des colonisateurs et comme la meilleure garantie d’une restauration de l’ordre de genre. De manière progressive dans l’entre-deux-guerres et plus systématique après 1945, les plaignants sont renvoyés devant les tribunaux coutumiers, ce qui complique les démarches dans les cas d’époux migrants abandonnés par des femmes qui regagnent leur région d’origine, ou vice-versa. Ces nouvelles procédures impliquent en effet que même dans les cas où la demande du mari paraît fondée, si la femme refuse de le rejoindre, ou si sa famille refuse de rembourser la dot demandée (les cas les plus fréquents), le mari doit obligatoirement porter le litige devant un tribunal coutumier. Or, il ne peut s’agir de n’importe quel tribunal coutumier, mais bien de celui de la région où le mariage a été conclu. Cela ne va pas sans poser problème pour les travailleurs migrants installés dans les centres urbains qui se sont mariés dans leur région d’origine parfois située à des milliers de kilomètres. Les avantages des arrangements épistolaires s’effritent alors, et les hommes sont contraints soit de s’absenter pour un long voyage, soit de choisir un « représentant » qui défendra leur cause devant le tribunal en question ; devant la difficulté, certains choisissent aussi de renoncer. La tendance croissante des courriers à réclamer soit le retour de l’épouse, soit le remboursement des compensations matrimoniales versées (« la femme ou la dot ») n’est sans doute pas étrangère à cette réalité. Alors que dans les années 1920-1930, les hommes réclament encore purement et simplement le retour d’une femme ou l’arrivée d’une fiancée, après la Seconde Guerre mondiale, la tendance est à plus de pragmatisme : la femme si on peut, la dot si ce retour s’avère trop compliqué.

  • 17 Le beau-père en question est d’ailleurs présenté comme faisant partie intégrante de la « combine ». (...)
  • 18 De ? [ill., boy à Léopoldville] à l’AT de ? [ill.], 21 avril 1950, AA, GG (7032).

15En effet, les lettres laissent entrevoir les nombreuses difficultés qui président aux relations entre les travailleurs migrants et leur société d’origine et notamment avec leurs notables. Comme dans d’autres régions de l’Afrique centrale coloniale, il n’est pas rare que la belle-famille fasse pression pour obtenir des compensations matrimoniales plus importantes, ou pour rompre une union qui ne lui convient plus. Bien des courriers montrent l’influence néfaste d’un beau-père ou de tantes « malveillantes », pour ne rien dire du dépit d’un travailleur souhaitant récupérer sa dot suite au départ de sa femme et que l’administration renvoie devant un tribunal coutumier dont le président n’est autre que son beau-père17. Parfois, c’est de la famille du principal intéressé que proviennent les problèmes. Comme dans le cas de ce boy qui, plusieurs mois après avoir confié une dot à ses frères lors d’un séjour dans son village d’origine afin que ceux-ci lui trouvent une épouse, découvre qu’ils ont dépensé l’argent pour leur propre bénéfice : « S’ils ne vous payent pas, mettez-les en prison » demande-t-il à l’administrateur18.

  • 19 Voir par exemple de l’AT chef de service de la Population Noire de Léopoldville à Nicolas N. (Madim (...)
  • 20 Voir divers exemples de 1946 dans le dossier AA, GG (18167).
  • 21 Voir par exemple de l’AT de Bangandanga à E. (Coquilhatville), décembre 1954, AA, GG (11123), dossi (...)
  • 22 Voir par exemple de l’AT chef de service de la Population Noire de Léopoldville à François K., (Lis (...)
  • 23 Voir par exemple du chef de centre de Banningville à Adolphe K. (Léopoldville), 31 juillet 1944, do (...)

16L’administration continue ainsi à examiner avec attention ces plaintes malgré leur renvoi quasi systématique devant les juridictions indigènes, et il apparaît clairement que ces nouvelles procédures ne sont pas sans offrir quelques recours supplémentaires aux femmes. Les refus qu’elles émettent sont pris en considération et bloquent la procédure de rapatriement automatique. Qu’elles arguent – à tort ou à raison – qu’elles ne veulent plus vivre avec un époux qui aurait pris une autre femme19, qui entretiendrait une maîtresse20, qui leur infligerait de « mauvais traitements »21, qu’elles n’invoquent aucune raison particulière si ce n’est un refus pur et simple de le rejoindre22 ou encore qu’elles excluent de rendre des cadeaux (qui font partie de la dot du point de vue des époux plaignants)23, leur refus est pris en compte par les administrateurs qui en font part, en guise de réponse, aux époux et conseillent à ces derniers d’aller plaider leur cause devant les juridictions indigènes.

Crise du mariage ou masculinité en crise ?

17Ces procédures et surtout la marge de manœuvre (même très relative) qu’elles laissent aux femmes ne sont pas sans provoquer des mécontentements, d’autant plus exacerbés que, comme on l’a évoqué, les recours masculins ne s’avèrent pas toujours efficaces, soit que les femmes demeurent introuvables, soit que l’administration se décharge de l’arbitrage du conflit en le renvoyant devant des juridictions indigènes qui ne semblent pas toujours trancher en faveur du mari. Surtout, sans minimiser le caractère contraignant des décisions judiciaires et administratives, force est de reconnaître que celles-ci ne sont pas toujours suivies des résultats escomptés. Certaines lettres s’en font l’écho, telle celle de Louis E., en 1940, dont le foyer est déserté par une épouse « sans aucune dispute sérieuse » :

  • 24 La lettre se poursuit comme suit : « Les faits cités ci-dessus portent atteinte à mon honneur et ma (...)

Dernièrement, j’ai eu à me plaindre devant le tribunal du centre, et cette juridiction jugeât un peu à la légère en condamnant la femme que de 5 frs d’amende sans aucune remontrance sérieuse, ni menace de cesser ces jeux continuels. Malgré les nombreux jugements du tribunal de centre, cette personne c’est récidivée et je puis ajouter que, à plusieurs reprises également, le père Sébastien a dû intervenir pour mettre fin à ce jeu. Malgré cela nous voilà revenir encore sur la même question (sic) 24.

  • 25 De M. à l’AT de Coquilhatville, 19 juin 1940, AA, GG (7786), dossier « Contestations non-portées de (...)

18La même année, un autre homme fait un constat similaire : en dépit du jugement prononcé, « ma femme n’ayant ni réintégré le foyer, ni encouru une peine, j’ai conclu de la sorte que ce jugement n’était que fantaisiste, vu que la femme est en liberté »25. Les affaires liées aux compensations matrimoniales ne sont guère plus aisées, et même lorsqu’un accord ou un jugement intervient, il faut du temps pour qu’il soit suivi d’effets, et la restitution de quelques objets ou de maigres sommes d’argent ne constitue pas toujours des priorités pour les fonctionnaires coloniaux.

  • 26 Sur ce sujet, voir Lauro 2009.

19À travers ces courriers, et surtout à travers certains d’entre eux écrits dans les années 1940 et 1950 par des hommes visiblement éduqués (si on s’en tient à leur style épistolaire du moins), c’est aussi un certain désarroi qui transparaît face aux évolutions du mariage et des rapports entre époux26. Un désarroi exprimé par des hommes confrontés à des femmes qui les quittent ou qui se « méconduisent », c’est-à-dire qui ne remplissent pas leurs devoirs d’épouse tels qu’ils les envisagent.

  • 27 Morrell 1998 : 624. Le travail, notamment salarié, constituait également un élément central de l’id (...)

20Les lettres qui inondent en toujours plus grand nombre les bureaux de l’administration trahissent des anxiétés masculines face à ce qui est perçu comme une « nouvelle » incontrôlabilité des femmes. Les sentiments exprimés, le plus souvent en filigrane, sont que ces hommes déplorent de ne pas avoir le pouvoir qui leur revient, soit qu’ils l’aient perdu par rapport à un passé précolonial idéalisé, soit – et c’est ce qui est le plus souvent évoqué – qu’ils ne l’aient pas suffisamment acquis par rapport aux idéaux domestiques et conjugaux européens promus par les colonisateurs. Les conclusions de Robert Morrel, qui soulignent le rôle central du respect dû par les femmes dans la construction des masculinités coloniales des migrants sud-africains, hommes travailleurs assurant la survie économique de la famille et prenant les décisions, apparaissent ici particulièrement pertinentes27.

21Après la Seconde Guerre mondiale, les lettres se multiplient et témoignent d’un meilleur niveau d’éducation et d’une meilleure connaissance des procédures (informelles et légales) nécessaires pour se faire entendre. Bien qu’il ne soit que rarement possible d’identifier avec certitude le milieu social et professionnel des expéditeurs, il paraît évident que ces courriers témoignant d’une bonne maîtrise du français émanent de personnes issues de la nouvelle catégorie qui émerge dans le Congo d’après 1945, celle des « Évolués ». Connus – entre autres – pour la manière dont ils auraient intégré les normes de genre bourgeoises européennes que l’éducation missionnaire leur inculquait, les « Évolués » ont parfois été présentés comme de parfaits exemples d’acculturation morale. Les débats passionnés qui s’affichent à la une de leur périodique officiel, La Voix du Congolais, en seraient d’excellents exemples ; il est vrai qu’ils ont souvent été l’occasion de critiquer les incompétences conjugales et domestiques des épouses congolaises. Ces attitudes sont perceptibles dans certaines lettres. Lorsque Jean P. se plaint d’avoir été trompé en 1945, il évoque ainsi le comportement « nouveau » de son épouse infidèle :

  • 28 De Jean P. à l’AT chef de territoire de Banningville, 1er octobre 1945, AA, GG (18890), dossier AIM (...)

(…) après le retour de ma femme à Léopoldville, elle ne se conduit plus bien, elle ne m’écoute plus, tout d’argent de la ménage que je lui donne pour notre nourriture elle ne veut pas préparer la nourriture pour moi, elle prend tout le temps mon argent pour acheter des articles pour envoyer à son amant M.E (sic) 28.

22Non seulement l’épouse en question est infidèle (pour preuve le mari trompé joint à son courrier une lettre envoyée par l’amant en question), mais en plus elle n’assure plus correctement ses tâches d’épouse. Quelques années plus tard, le discours est plus frappant encore sous la plume d’un époux délaissé et réclamant une séparation officielle et la restitution de sa dot :

  • 29 De ? à l’AT chef de service de la Population Noire de Léopoldville, 24 avril 1953, AA, GG (8387).

Cette dernière [sa femme] a été pendant un séjour d’un an et demi environ, dans mon foyer dont elle est partie par suite de sa mauvaise conduite, de temps en temps j’avais de fuite d’argent dans ma maison, par plus elle ne donnait pas entière satisfaction à son ménage, c’était par manque de l’intimité dans le ménage, comment plaire à son mari et l’économie ménagère, malgré mes conseils réitérés (sic) 29.

23Un autre, précepteur de poste, est plus explicite encore quant à la peine que lui cause le manque de « civilisation » de son épouse qu’il ne semble pas parvenir, malgré toute son éducation et sa patience, à domestiquer :

  • 30 De Charles D.N. à l’AT chef de territoire de Befale, 11 juillet 1956, AA, GG (918), dossier « Divor (...)

Marié coutumièrement à celle-ci depuis de 19 février 1954, sa conduite a été toujours médiocre et inadmissible pour les gens un peu instruits comme moi. Durant notre séjour à Coquilhatville, mon épouse m’abandonnait pendant trois mois et demi pour aller s’installer chez l’un de ses parents pour se prostituer, voulant vivre théoriquement libre. Je l’avais même surprise en flagrant délit avec un homme qui n’est pas de mon degré de civilisation ; à la fin de chaque mois, si je lui remets une somme suffisante pour frais de nourriture, elle la subtilise pour aller boire aux bars avec ses amies, dix jours après, toute la provision pour un mois est complètement épuisée, l’intéressée n’est pas du tout économe, comme conséquence, je devrais peiner comme un chômeur, mais j’étais toujours patient, très patient même. Si je n’étais pas honnête, je devrais détourner la caisse me confiée à la Poste de Coquilhatville pour pouvoir me procurer à manger. Ne supportant plus ces souffrances, j’ai du congédier l’intéressée pour trois mois à notre village natal, comme preuve consulter son livret d’identité. De son retour de congé, sa conduite devenait de plus en plus insupportable, plus mauvaise que jamais 30.

  • 31 De Paul M. à l’AT de Kabinda, 23 avril 1947, AA, GG (20393).

24Ces discours nous renseignent moins sur les qualités et la conduite que les Évolués attendent de leurs épouses ou sur leur appropriation des normes de genre et de domesticité occidentales, que sur leur habileté à présenter leurs demandes dans des termes dont ils savent qu’ils feront mouche auprès des Européens et de l’administration coloniale. La seule chose que ces Évolués se sont approprié avec certitude, c’est la rhétorique coloniale sur l’immoralité des femmes et sur leur légèreté concernant l’institution du mariage. Souligner que son épouse veut « vivre théoriquement libre », qu’elle refuse de préparer la nourriture ou qu’elle ne maîtrise pas « l’économie ménagère » est un bon moyen de faire paraître une demande comme légitime aux yeux de l’administration. De même, si beaucoup de lettres sont moins explicites, nombre d’entre elles évoquent, à divers degré, les attitudes « indignes » d’une « vraie » épouse des femmes concernées et leurs intolérables velléités de liberté, qui font dire à un homme sollicitant « l’internement » de sa femme dans son village d’origine que son attitude est non seulement « fort orgueilleuse » mais aussi « plus encore révolutionnaire »31. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à faire appel aux sentiments « modernes » (mais néanmoins patriarcaux) qu’ils estiment être ceux des administrateurs, utilisant le ton de la connivence/confidence pour décrire les difficultés qu’ils rencontrent :

  • 32 De François K. à l’AT chef de service de la Population Noire de Léopoldville, 20 janvier 1949, AA, (...)

Une situation qui m’écœure, et me rend la vie difficile et pesante et pour laquelle je voudrais un arrangement équitable et immédiat. Vous n’ignorez pas, à votre titre d’ancien colonial, combien un mariage indigène est dur, et que c’est une grande consolation pour les parents et le jeune homme que la réalisation de celui-ci (une étape franchie). Vous n’ignorez également pas combien sont crucifiantes les exigences des beaux-parents à l’égard de l’époux de leur fille. (…) Puisque ennemi est pour eux celui qui voudrait entendre et vivre le mot ‘famille’ comme l’entend et le vit l’Européen. (…) Je n’ai aucune palabre avec ma femme avant comme pendant notre mariage, depuis 1942 jusqu’en 1946, ma femme m’a toujours témoigné beaucoup d’estime et d’amour. Mais les conseils et les leçons pernicieux et astucieux de sa famille ont beaucoup nui à cette union. Le système d’une notion de ‘famille’ à l’européen ne leur va pas. Leur fille devrait produire de l’argent pour eux tous (…) (sic32.

  • 33 Ces éléments de style ont également été relevés dans divers travaux relatifs aux correspondances éc (...)

25En outre, ces éléments de contenu s’accompagnent de stratégies de forme (maîtrise d’une langue ampoulée, usage d’une certaine rhétorique pompeuse à caractère officiel, respect scrupuleux des règles de la correspondance, etc.), qui contribuent à faire apparaître les requêtes sous leur meilleur jour en même temps qu’elles sont un moyen de se présenter comme appartenant à une élite éduquée et moderne33.

26Si des propos semblables ont souvent été interprétés en termes d’acculturation morale des Évolués, les lettres examinées ici permettent également de constater que de tels discours ne sont pas seulement des témoignages de conformisme : ils peuvent aussi se révéler des sources de contestation. En effet, puisque c’est l’administration qui représente l’autorité, et puisque c’est elle qui intervient étroitement dans la vie privée des colonisés, certains en attendent des réactions précises, qu’ils estiment être en conformité avec la morale conjugale que défendent les Européens et avec leurs droits en tant qu’hommes. Lorsque leurs demandes ne sont pas satisfaites, certains protestent ainsi avec véhémence, tel Nicolas N., rentré dans son village après un long séjour dans la capitale et que sa femme ne semble pas décidée à rejoindre ; s’étant apparemment vu répondre par l’administration qu’il n’était pas possible d’obliger son épouse à le rejoindre, il décide de se plaindre auprès du commissaire de district de la région :

  • 34 De Nicolas N. au commissaire de district du Moyen-Congo, 13 avril 1946, AA, GG (18167).

La lettre (…) de Monsieur l’administrateur territorial de la population noire de la ville de Léopoldville présente un caractère scandaleux pour les femmes mariées. (…) De mon côté, je trouve que Monsieur l’Administrateur territorial voit que le mariage civil et religieux n’ont plus de valeur devant lui et que se sont les femmes mariées, qui dirigent maintenant les affaires de l’administration (sic34.

  • 35 En réponse à un administrateur qui tarde un peu. De E. à l’AT de Bangandanga, 22 novembre 1954, AA, (...)
  • 36 Comme dans le cas d’un homme déplorant la mauvaise influence d’une femme libre, A., sur son épouse. (...)

27Si certains sont plus simplement impatients (« veuillez ne pas tenir compte des affaires de cette menteuse de femme »35), d’autres vont plus loin, menaçant par exemple de troubles à venir en cas d’inaction36, ou critiquant ouvertement les tergiversations de l’administration :

  • 37 L’affaire en question, concernant un cas de mariage « par héritage », traînait depuis plusieurs moi (...)

Je vous prie de vouloir bien d’examiner cette affaire, parce que, vous êtes venus au Congo, pour nous aider, au point de vue, les difficultés de nos affaires indigènes, c’est à vous de le faire terminer tout cours, dans ma lettre, je vous avez tout raconte à ceux qui concerne secours, en même temps, mon livret d’identité avoir été expédiée à votre disposition (…) (sic37.

  • 38 À un autre niveau, Frederick Cooper a montré comment des syndicalistes africains de l’Afrique franç (...)
  • 39 Du 11 octobre 1946 adressée à l’AT chef de service de la Population Noire de Léopoldville, AA, GG ( (...)
  • 40 De l’AT chef de service de la Population Noire de Léopoldville, octobre 1946, AA, GG (18167).
  • 41 De Pierre M, Mathias K. et Raphaël B. au commissaire de district de Kabinda, 26 décembre 1947, AA, (...)

28Les expéditeurs congolais retournent en quelque sorte la rhétorique coloniale contre le pouvoir qui l’a produite38. On le voit, ces courriers ayant principalement pour objet l’exposé de problèmes matrimoniaux sont aussi l’occasion pour certains hommes congolais d’exprimer leur désarroi face à l’attitude de leur femme et des critiques plus subversives – quoique toujours discrètes – contre l’administration qui permet l’existence de telles situations, en dépit de ses programmes patriarcaux, et qui ne leur assure ni le style de vie “privée” qu’ils estiment mériter, pas plus qu’elle ne veille au respect du code moral qui est le leur, où les rôles de genre comme la responsabilité de l’État en cette matière jouent un rôle important. Puisque les autorités coloniales interviennent dans les « affaires de femmes » des Congolais et se présentent même en bien des cas comme les arbitres de référence, alors il est logique que les Congolais en attendent beaucoup – et soient déçus. Il faut ici rappeler qu’en même temps qu’il renvoie des requérants devant les tribunaux coutumiers, un fonctionnaire tel qu’Emmanuel Capelle, directeur du service « Population Noire » de Léopoldville, convoque en ses bureaux une femme au sujet de laquelle un mari a écrit, priant le directeur de convaincre celle-ci qu’« il existe quelqu’un qui rêve de renverser mon ménage »39, et ce afin de lui faire comprendre en personne « que certaines personnes tachent de troubler votre ménage grâce à des mensonges dans un intérêt personnel évident » et qu’il s’agit donc pour elle de se méfier de ces conseils pernicieux40. Des cas comme celui-là motivent les Africains à recourir avec un aplomb grandissant aux arcanes de la bureaucratie coloniale – dont ils maîtrisent le fonctionnement autant que les ambiguïtés, de manière individuelle mais aussi collective comme le montrent les interventions de petites associations d’Évolués protestant contre « la conduite lamentable de jeunes femmes (…) » et les « dégâts causés, à certaines femmes mariées, par la conduite bestiale de ces jeunes femmes » qui menacent « le progrès et l’avenir de notre pays »41.

  • 42 Peterson 2006 : 1009.  
  • 43 Peterson 2004.

29Si la « raison d’être of Africanist legal history has been to illuminate the gulf between colonial officials’ stereotyped definitions of behavior and Africans’ more flexible understandings »42, il peut cependant s’avérer vain de vouloir opposer de manière absolue les interventions administratives et juridiques de l’administration coloniale d’un côté et les pratiques « vécues » des Africains de l’autre. Les courriers envoyés par centaines à la bureaucratie belge témoignent de ce que les catégories morales définies par les colonisateurs représentèrent aussi des opportunités d’actions, voire de subversion pour les colonisés : comme l’a souligné une récente étude sur les litiges matrimoniaux jugés devant des tribunaux religieux dans le Tanganyika colonial (Tanzanie actuelle), les Africains ont su se saisir des archétypes de personnages proposés par les pouvoirs coloniaux – pour en jouer autant que possible à leur avantage43. Des « jeux » qui ont sans doute parfois eu un goût amer pour des Évolués sommés de démontrer l’exemplarité morale (à l’aune des critères du modèle européen) de leur vie privée et de leurs arrangements conjugaux et domestiques pour pouvoir espérer être reconnus (socialement et légalement) en tant qu’élites par les colonisateurs. Les procédures légales (« carte du mérite civique » puis « immatriculation ») qui distinguent à partir des années 1950 les Évolués de la masse des Congolais en leur offrant quelques – maigres – avantages (parmi lesquels le droit de ne plus dépendre des juridictions indigènes, mais bien des tribunaux européens) nécessitaient en effet de faire la preuve de leur adhésion au code moral et conjugal moderne supposé être celui des colonisateurs. Elles nous rappellent le rôle fondamental des normes de genre dans la distribution des privilèges coloniaux.

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Notes

1 Selon l’expression d’Antoine Sohier (1885-1963), principal théoricien colonial du droit coutumier congolais. Sohier 1932 : 6.

2 Le corpus sélectionné est composé d’à peu près 200 lettres écrites entre les années 1910 et 1950, principalement en provenance et à destination des régions du Bas-Congo et de l’Équateur.

3 Entre autres Hawkins 2002 ; Newell 2002 ; Peterson 2004 ; Barber 2006 ; Ficquet & Mbodj-Pouye 2009 et plus récemment Korieh 2010.

4 « Waged laborers, clerks, village headmasters, traders, and artisans read, wrote, and hoarded texts of many kinds ».Barber 2006 : 1.

5 Accès tel que celui fourni par les chansons populaires congolaises dont les complexités et les ambigüités (notamment en matière de codes moraux et de genre) ont été remarquablement étudiées par C.D. Gondola (1996, 1997).

6 Hunt 1991.

7 Ces labellisations n’étaient en rien propres au Congo belge, de même que la multiplication de ce type de litiges. Voir notamment Shadle 2006.

8 Sur le sujet, voir notamment Chanock 1985 : 145-216 ; Schmidt 1990 ; Allman 1996 ; Hodgson & McCurdy 2001.

9 Flou qui concerne autant les compétences que la nature des décisions rendues. Seuls les mariages civils (une infime minorité des unions conclues dans le Congo colonial) dépendent clairement de la législation et des tribunaux européens. Voir Lauro 2009.

10 Voir l’étude de Mann 1985.

11 L’exemple des « mission boys » dans la Rhodésie coloniale, pris entre les attentes que plaçaient en eux les autorités missionnaires et les comportements exigés pour devenir pleinement un homme adulte, patriarche respecté si possible, dans leur société d’origine est éclairant à cet égard. Le choix des épouses se révèle alors stratégique. Voir Summers 1999.

12 White 1990 : 3.

13 À partir de 1910, tout « indigène » désirant quitter son territoire d’origine pour une durée de plus d’un mois doit être muni d’un « passeport de mutation », document délivré après enquête par l’administration coloniale et précisant la destination – et dans certains cas la durée – du voyage en question.

14 Balandier 1984 : 17. Pour une réflexion sur les motifs divers de ces « congés » (en Afrique du Sud) et leurs liens avec les nouvelles formes de qualifications et de répressions des adultères féminins, voir Phoofolo 2005 : 12 et suiv.

15 De Jean L. de Léopoldville à l’administrateur territorial de Lisala, 1er août 1934, Archives Africaines, ministère des Affaires étrangères, Bruxelles (AA), fonds du Gouvernement général (GG) (8078).

16 Ces lettres d’amour étaient d’ailleurs souvent écrites collectivement. Voir Breckenridge 2000, 2006.

17 Le beau-père en question est d’ailleurs présenté comme faisant partie intégrante de la « combine ». De Joseph M. à l’AT de Coquilhatville, 8 août 1949, AA, GG (7659). Voir également l’exemple en tous points similaire de Marc-Émile E. à l’AT de Coquilhatville, 12 mai 1948, AA, GG (7698).

18 De ? [ill., boy à Léopoldville] à l’AT de ? [ill.], 21 avril 1950, AA, GG (7032).

19 Voir par exemple de l’AT chef de service de la Population Noire de Léopoldville à Nicolas N. (Madimba), 15 octobre 1945, AA, GG (18167).

20 Voir divers exemples de 1946 dans le dossier AA, GG (18167).

21 Voir par exemple de l’AT de Bangandanga à E. (Coquilhatville), décembre 1954, AA, GG (11123), dossier « AI C2 – Régime matrimonial polygamie ».

22 Voir par exemple de l’AT chef de service de la Population Noire de Léopoldville à François K., (Lisala), janvier 1949, AA, GG (16576).

23 Voir par exemple du chef de centre de Banningville à Adolphe K. (Léopoldville), 31 juillet 1944, dossier « AIMO/F3. Tribunal du CEC ». Son épouse « en fuite » reconnaît l’existence de cadeaux, mais estime ne rien avoir à rembourser, notamment le coût de ses tickets de voyage : « Je ne rembourse pas cet argent attendu que K. m’avait engagé à Banningville et il devait m’y renvoyer, comme tout employeur avec son employé. (…) De plus j’avais préparé de la nourriture à K. tout le temps que je fus chez lui ».

24 La lettre se poursuit comme suit : « Les faits cités ci-dessus portent atteinte à mon honneur et ma réputation, et je viens vous demander, monsieur l’administrateur territorial, de vouloir bien convoquer ma femme, et sur votre demande, qu’elle vous fasse connaître ses désirs en ce qui concerne ces continuels abandons du foyer conjugal. (…) (sic) » De Louis E. à l’AT de Coquilhatville, 3 octobre 1940, AA, GG (7786).

25 De M. à l’AT de Coquilhatville, 19 juin 1940, AA, GG (7786), dossier « Contestations non-portées devant les tribunaux ». Un autre jugement sera prononcé quelques jours plus tard, contraignant l’épouse à réintégrer le domicile conjugal en dépit de ses accusations de mauvais traitements (« En vérité M. est mon mari, me traite d’une façon esclavage, de ce fait je suis allée à mon village, pour qu’il aille s’expliquer de ce mauvais traitement »), Jugement n° 181 du 29 juin 1940, tribunal de chefferie des Tomba.

26 Sur ce sujet, voir Lauro 2009.

27 Morrell 1998 : 624. Le travail, notamment salarié, constituait également un élément central de l’identité masculine de ces migrants. On peut imaginer que ce fut particulièrement le cas au Congo où le travail salarié était inaccessible aux femmes.

28 De Jean P. à l’AT chef de territoire de Banningville, 1er octobre 1945, AA, GG (18890), dossier AIMO/F3 « Tribunal du CEC ».

29 De ? à l’AT chef de service de la Population Noire de Léopoldville, 24 avril 1953, AA, GG (8387).

30 De Charles D.N. à l’AT chef de territoire de Befale, 11 juillet 1956, AA, GG (918), dossier « Divorce ».

31 De Paul M. à l’AT de Kabinda, 23 avril 1947, AA, GG (20393).

32 De François K. à l’AT chef de service de la Population Noire de Léopoldville, 20 janvier 1949, AA, GG (16576).

33 Ces éléments de style ont également été relevés dans divers travaux relatifs aux correspondances échangées entre Africains. Ils permettaient de construire et de projeter vers les autres un « soi » moderne. Voir Barber 2006.

34 De Nicolas N. au commissaire de district du Moyen-Congo, 13 avril 1946, AA, GG (18167).

35 En réponse à un administrateur qui tarde un peu. De E. à l’AT de Bangandanga, 22 novembre 1954, AA, GG (11123), dossier « A.I.-C2. Régime matrimonial polygamie ».

36 Comme dans le cas d’un homme déplorant la mauvaise influence d’une femme libre, A., sur son épouse. Après avoir longuement décrit sa situation et précisé que A. utilise comme argument son impunité auprès de l’administration, il conclut : « C’est pourquoi, monsieur l’administrateur, comme je suis un homme qui a un cœur, comme tous les autres, il peut se faire qu’un jour à l’autre, je trouve ma femme avec un autre homme chez cette A., et que la colère est aveugle, et je succombe, en faisant de grandes palabres qui pourraient m’occasionner des misères, je recours à vous afin que vous puissiez, après examen, prendre des mesures ou des sanctions pour arrêter ces faits. » De Louis Z. à l’AT chef de service de la population noire de Léopoldville, 4 mai 1949, AA, GG (16576).

37 L’affaire en question, concernant un cas de mariage « par héritage », traînait depuis plusieurs mois. De Pascal E. à l’AT de Lisala, 25 avril 1954, AA, GG (8412), dossier « Dots ».

38 À un autre niveau, Frederick Cooper a montré comment des syndicalistes africains de l’Afrique française avaient su retourner certains discours coloniaux (notamment ceux concernant l’encadrement social paternaliste des travailleurs et l’importance du rôle du mari/père dans la subsistance familiale) contre le pouvoir colonial lui-même (dans le cas étudié pour réclamer des allocations familiales et des salaires adaptés aux familles des travailleurs) pour faire avancer leurs revendications. Cooper 2003 : 135.

39 Du 11 octobre 1946 adressée à l’AT chef de service de la Population Noire de Léopoldville, AA, GG (18167).

40 De l’AT chef de service de la Population Noire de Léopoldville, octobre 1946, AA, GG (18167).

41 De Pierre M, Mathias K. et Raphaël B. au commissaire de district de Kabinda, 26 décembre 1947, AA, GG(20393). Voir également de L. Abandapokwa, président de l’Association des Évolués de Stanleyville, au gouverneur de la province de Stanleyville, 7 janvier 1946, AA, GG (21136), dossier « Association Évolués Stanleyville ».

42 Peterson 2006 : 1009.  

43 Peterson 2004.

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Pour citer cet article

Référence papier

Amandine Lauro, « « J’ai l’honneur de porter plainte contre ma femme ». Litiges conjugaux et administration coloniale au Congo belge (1930-1960) »Clio, 33 | 2011, 65-84.

Référence électronique

Amandine Lauro, « « J’ai l’honneur de porter plainte contre ma femme ». Litiges conjugaux et administration coloniale au Congo belge (1930-1960) »Clio [En ligne], 33 | 2011, mis en ligne le 01 mai 2013, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10011 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10011

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Auteur

Amandine Lauro

Amandine Lauro est Wiener-Anspach Postdoctoral Fellow à l’Université de Cambridge. Elle a consacré sa thèse de doctorat (Université Libre de Bruxelles, 2009) aux politiques du mariage et de la sexualité au Congo Belge. Ses recherches portent sur l’histoire du genre et des politiques coloniales dans l’Afrique centrale coloniale. Elle est notamment l’auteur de Coloniaux, ménagères et prostituées au Congo Belge 1885-1930 (Bruxelles, Labor, 2005). alauro@ulb.ac.be

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