1Explorer les relations entre le projet anthropologique de compréhension de l’humain et la démarche photographique : telle est l’ambition de ce dossier de Civilisations, qui prolonge ainsi la réflexion buissonnante entamée de longue date dans le champ anglophone et prolongé plus récemment, du côté francophone, par les revues Ethnologie française (2007) et Gradhiva (2018). Adoptant pour la circonstance un format « à l’italienne » et tout en couleur, qui permet de mettre à l’honneur les contenus visuels, nous avons voulu dans cette édition spéciale réunir des articles qui mettent la démarche photographique au cœur de leur propos, et ce à travers différents angles d’approche qui se recoupent abondamment. De manière générale, nous appelions des contributions abordant les enjeux techniques et méthodologiques, sociaux et politiques, scientifiques et éthiques que le recours à la photographie dans le cadre de la recherche en anthropologie met en lumière, tout comme les questions soulevées par la « persistance des images » (Le Gall 2014) au-delà des contextes de leur production.
2Fixe ou animée, l’image fait partie intégrante de notre dispositif de recherche sur les terrains variés que nous avons fréquentés, de la République démocratique du Congo au Laos (P. Petit), du Vietnam à la France (M. Le Meur) (voir Petit 2014, 2020a, 2020b ; Le Meur 2018, 2024 ; Le Meur, Strady & Chung 2018). Nous avons tous deux contribué, en 2021, à une exposition itinérante de photographies consacrée à la jeunesse dans les espaces publics en Asie orientale (cf. Nguyen V.M. dans ce dossier). C’est de cette expérience conjointe qu’est issu, par un effet de réflexivité, notre projet éditorial qui se déclinait dans l’appel à contributions en quatre angles d’approche. Avant de resserrer la focale sur trois thèmes qui permettent une lecture transversale des textes de notre dossier, il nous paraît intéressant de revenir sur ces angles d’approche initiaux, pour partager le panorama des questionnements que nous avions en tête en entamant ce travail. Ce sera aussi l’occasion de livrer des résumés de chaque contribution pour orienter pratiquement le lecteur dans l’usage de ce volume.
3Ce premier angle suggéré par l’appel, le plus évident sans doute, envisage l’anthropologue comme une personne « augmentée » sur le terrain par le recours à ses outils techniques, dont l’appareil photo. S’ensuivent de nombreuses questions. Ainsi, quelle place l’appareil tient-il par rapport aux yeux et à la mémoire cérébrale, mais aussi par rapport à l’enregistreur et au bloc-notes ? Quels sont concrètement les usages de la photographie durant le travail de terrain, et quel est le « pacte » souvent implicite lié avec les participants de l’enquête ? Comment négocier cette identité ethnographique proche de celle du photographe ? Quels possibles cette posture ouvre-t-elle ? Quels en sont les limites ? Les impressions photographiques comptent aussi parmi les objets transactionnels privilégiés unissant l’anthropologue et ses hôtes, notamment sous forme de don lors du retour sur le terrain, une pratique qui illustre la dimension relationnelle de la photographie en anthropologie.
Après le terrain, les objets photographiques sont développés, de manière analogique ou numérique, et utilisés dans le traitement des matériaux, puis dans l’écriture de l’anthropologie. Quelles intentions animent les anthropologues qui se servent de ce support, au-delà du « pacte réaliste » (Olivier de Sardan 2017) ? S’agit-il plus d’une volonté de démonstration, d’une intention esthétique, d’une envie de faire passer une présence et des dimensions affectives ou sensibles qui peineraient à passer par la seule écriture textuelle (Edwards 2015) ? Dans quelles conditions et comment la recherche se prolonge-t-elle sous forme d’exposition photographique, avec quelles contraintes et quels effets sur le savoir ainsi mis en partage avec un large public ?
4Ces questions ont été mises sur le métier dans pratiquement toutes les contributions. Deux de ces dernières se détachent néanmoins car elles traitent le sujet sur le mode autobiographique, à l’échelle d’une carrière de plus de vingt ans. Ainsi, Manoël Pénicaud saisit sur le vif la « religiosité en partage » qui unit des croyants de confessions différentes fréquentant conjointement des sanctuaires sur le pourtour de la Méditerranée. Sa réflexion part des enjeux concrets de la prise de photos dans le contexte d’un statut et d’une place à trouver au sein d’un cadre social mouvant, tout singulièrement lors de pèlerinages. Il s’attache ensuite à saisir leur fonction, notamment mémorielle, au moment de l’analyse. Enfin, il aborde ce qu’elles suscitent par leur diffusion lors de conférences, publications et expositions, ce qui ouvre la question de leur spécificité sensorielle et émotive. De son côté, Maïté Boullosa-Joly traite pratiquement des mêmes questions au départ de sa longue ethnographie parmi les populations indiennes du Nord-Ouest argentin, en focalisant son attention sur la manière dont la photographie l’a positionnée dans cet espace social. Comme il s’agit ici d’une ethnographie faite de retours sur un même terrain, l’autrice saisit précisément la progressivité de ce que la photographie entraîne en termes d’intégration, de confiance et d’échanges interpersonnels. Elle détaille les modalités de la circulation locale de ses photographies, mises au service de la cause autochtone ou de la mémoire communautaire, mais génératrices aussi de liens intimes et de solidarité au féminin.
Une troisième contribution s’inscrit dans cet axe de réflexion mais en la portant à un niveau collectif. Nguyen Van Minh décrit la mise en place d’une exposition de photographies prises par une dizaine de collègues ayant collaboré dans un projet multidisciplinaire, ‘Asian youth in public spaces’. Il plaide pour réfléchir l’exposition, le travail curatorial et la dynamique des visites comme autant de valeurs ajoutées au processus de la recherche, non comme des réalisations indépendantes de celle-ci. Ainsi, le choix de photographies d’horizons géographiques différents mais relevant d’un même concept force à mieux penser la comparaison – par exemple autour du thème du « socialisme tardif » dans l’Est du continent. De même, le travail curatorial entraîne une réflexion approfondie sur les enjeux de la représentation, qu’il s’agisse de la nécessaire protection des personnes photographiées dans des régimes autoritaires ou de l’impérative nécessité de construire un narratif visuel qui force le public à revoir ses anticipations habituelles sur l’Asie.
5Le second angle d’approche mis à l’honneur dans l’appel à contributions concernait les usages anthropologiques de photographies qui ne sont pas produites par des anthropologues. Le champ ouvert à la recherche est ici immense, allant de la photographie coloniale aux albums de famille en passant par des expositions à vocation humaniste ou d’autres projets de documentation plus circonscrits. Quel regard anthropologique porter sur cette production d’images et sur les usages de la photographie dans ces contextes variés ? Comment analyser en détail des photos produites par des tiers afin d’élaborer un propos anthropologique ? Que disent-elles des sociétés et des groupes dans lesquels elles sont produites, diffusées, et quels rapports de pouvoir et de contestation traduisent-elles ?
6A partir d’une recherche doctorale multi-située en Europe, Naïm Jeanbart détaille ainsi les usages des portraits photographiques du Cheikh Nazim El-Haqqani El-Qubrusi († 2014) dans trois lieux de cultes liés au mouvement soufi initié par ce dernier. L’article montre la variabilité et la subtilité de ces usages, qui témoignent pourtant tous de l’agentivité des photographies sur les fidèles fréquentant ces lieux – une préoccupation qui n’est pas sans rappeler la théorie de Gell (1998) sur l’agentivité des œuvres d’art. L’enjeu est de conserver le pouvoir charismatique du cheikh au regard intense sans prêter le flanc aux accusations d’hérésie développées par la tradition sunnite à propos des images. Les photos sont dès lors souvent déployées sur le mode de la « minimalité » (Piette 2015), dans des lieux intimes ou en backstage, de façon apparemment informelle ou désinvolte, afin de conserver dans cette intimité leur pouvoir de connexion spirituelle et interpersonnelle entre le cheikh et chacun des fidèles.
7A partir d’enquêtes menées au sein de laboratoires de robotique français, Lionel Obadia analyse la photographie des robots selon une double perspective anthropologique. Ce texte pourrait parfaitement s’inscrire dans la rubrique précédente consacrée à l’anthropologue-photographe car l’auteur détaille les conditions de son insertion dans le milieu étudié ainsi que les choix de cadrage photographique des robots et de leur environnement, choix qui donnent à voir les robots sous des angles très différents. Mais l’auteur détaille aussi – et c’est la seconde perspective anthropologique du texte – la manière dont différents usagers de ces espaces photographient les robots, qu’ils soient visiteurs officiels, artistes, ou roboticiens. Ces processus disent beaucoup sur les relations entre les humains et ces machines qui semblent prolonger notre espèce, ainsi que sur l’imaginaire qui les entoure.
8Une anthropologie photographique considérée dans le sens strict du terme suppose que la démarche anthropologique et la démarche photographique, portées par la même personne ou par un collectif, soient intriquées depuis l’enquête jusqu’à la production d’une écriture scientifique. Nous pensons ici notamment à l’analyse photographique de la « personnalité balinaise » entreprise par Bateson et Mead (1942) ou à la « description scripto-visuelle » suggérée par Piette (1996) pour analyser un rituel. Nous pensons aussi aux photo elicitation interviews, promues de longue date dans le champ des études visuelles (Collier 1957 ; Harper 2002), ou aux recherches-actions demandant à des participants de l’enquête de prendre des photographies qui seraient significatives à leurs yeux, souvent avec des appareils photos jetables (Meyer & Papinot 2017 ; Jonas 2017 ; Brandler-Weinreb 2023). Comment ces démarches sont-elles réalisées concrètement et comment s’intègrent-elles dans des dispositifs plus larges de l’enquête de terrain ?
- 1 Nous avons aussi reçu, sans qu’elles aient pu, malheureusement, trouver leur place dans la sélectio (...)
9Patrice Diatta a ainsi réalisé une recherche sur les déchets dans les banlieues de Dakar (Sénégal) et de Bamako (Mali) en recourant à une méthode visuelle participative. Il a développé un protocole d’enquête singulier, adaptable par « bricolage » selon les circonstances, pour saisir le regard de ses interlocuteurs sur la question. Il se faisait accompagner d’habitants de ces banlieues pour prendre des photos « sur demande », sans toutefois leur confier l’appareil1. Toujours en collaboration avec certains habitants, il a sélectionné un corpus d’images qu’il a présentées auprès de différents groupes de participants pour recueillir leurs commentaires. Collant ainsi de près à l’expérience que les personnes ont des problèmes urbains, sa démarche a pu limiter les biais d’une enquête solitaire pour susciter des échanges autour notamment des thèmes de la gestion publique et des catégories morales du civisme et de l’incivisme.
10Dans un texte rédigé en cours d’élaboration de thèse, Merlin Ottou décrit son usage de la photographie pour étudier les rapports entre les différents agents du secteur minier au Cameroun. Nous touchons ici à un terrain sensible où l’information est sévèrement protégée, vu les enjeux qui opposent et relient ces différents acteurs. C’est pour percer cette « glace » que l’auteur a décidé de recourir à la photographie, réalisée le plus souvent dans un cadre (semi-)clandestin. Montrées à ses interlocuteurs, les photos se sont révélées de puissants déclencheurs de paroles dans un univers généralement discret. Nous sommes ici au-delà des normes déontologiques communément admises : aussi, pour limiter le malaise dans la relation ethnographique, l’auteur a développé une éthique pratique l’obligeant à évaluer en continu la situation et à adapter sa méthode au cas par cas. Le débat est posé.
11Le quatrième axe de réflexion de notre appel à contributions découlait de ce que l’anthropologue laisse souvent des traces photographiques à des tiers. L’anthropologue peut tout d’abord être l’objet d’un regard photographique porté par d’autres, comme ce fut le cas de Claude Lévi-Strauss qui fut photographié par son collègue Luiz de Castro Faria (Perrin 2003) ; parfois aussi, des photographes s’embarquent dans les enquêtes et photographient les anthropologues au travail. Nous pensions aussi, et par ailleurs, aux corpus photographiques laissés par les anthropologues à la postérité. De tels matériaux, comme, parmi tant d’autres, ceux issus des expéditions d’Evans Pritchard chez les Azande (Figure 1) ou d’autres pères fondateurs et mères fondatrices de la discipline, révèlent beaucoup sur les modalités et atmosphères de l’anthropologie de l’époque, et gagnent toujours à être comparées aux travaux publiés par leurs auteurs et autrices. Sur ces photographies, quelle est la part visible du travail anthropologique ? Qu’est-ce qui demeure invisible ? Quelles relations de pouvoir se matérialisent dans ce cadre et ce hors-cadre ? Comment mobiliser cette anthropologie photographiée pour partager l’histoire de la discipline avec les étudiants ou un public élargi ? Quels enseignements méthodologiques ou épistémologiques tirer de ces clichés évoquant la relation ethnographique ou ses coulisses ? Une telle mise en abîme, exemplifiée par le dossier (2018) de la revue Gradhiva focalisé sur la photographie en anthropologie dans la période de l’entre-deux-guerres, prolonge de façon originale le tournant réflexif et positionnel dans lequel s’est engagée l’anthropologie du présent.
Figure 1. L’anthropologue britannique Edward Evan Evans-Pritchard parmi de jeunes Azande, lors d’une mission de terrain au Soudan entre 1927 et 1930.
Cette célèbre photographie donne une image questionnante de l’ethnographie coloniale. Convoquant Marcel Mauss, l’anthropologue Sandra Revolon nous en donne quelques clés d’analyse dans un court texte à la fois sérieux et ironique, qui articule position assise ou debout, sièges, chaises et rapports de pouvoir (Revolon 2020).
Photographie d’auteur inconnu dont une impression sur gélatine d’halogénure d’argent est disponible au Pitt Rivers Museum (Morton 2006).
12Dans un souci de réciprocité avec les anthropologues du passé, ces deux photographies (Figures 2 et 3) montrent les auteurs de cette introduction sur leurs terrains respectifs, au Vietnam et au Laos.
Figure 2. Mikaëla Le Meur (Vietnam)
Mikaëla Le Meur a été prise en photo par le Dr. Xuân, un collègue géographe vietnamien féru de photographie, lors d’une sortie de terrain collective visant à enquêter sur la problématique des déchets sur les rives de la lagune Thi Nai, près de Quy Nhon, en 2016.
Mikaëla Le Meur 2016.
Figure 3.Pierre Petit (Laos)
Pierre Petit a été pris en photo par Sommay Singthong, un collègue de l’Université nationale du Laos, alors qu’il filmait un entretien d’histoire orale au village de Müang Van, dans la province de Houaphan, en juin 2011. A sa gauche, Amphone Monephachan, assistant de recherche, posant une question ; devant lui, sur le carrelage, le sac de ses appareils et son carnet d’enquête ; à sa droite, deux des cinq participants de l’entretien (Petit 2020a : 51).
Pierre Petit 2011.
13L’article qui inaugure ce dossier, sous la plume de Raphaël Bories, s’inscrit dans ce retour critique sur les pratiques disciplinaires au départ du corpus photographique laissé par une figure peu connue de l’ethnologie française, Monique Roussel de Fontanès. Celle-ci a réalisé pour le compte du musée de l’Homme, à partir des années 1950, des recherches ethnographiques sur les costumes traditionnels féminins en Calabre (Italie). Tout en restant tributaire de l’approche documentaliste qui prévalait à l’époque, tout particulièrement dans le monde des musées, Monique Roussel de Fontanès était parfaitement consciente des effets de sociabilité que la photographie créait dans ses rapports avec ses interlocutrices, dans une économie de don et de contre-don vivifiée par les échanges épistolaires.
14Le dossier inclut aussi une note de lecture réalisée par Oriane Girard à propos de l’ouvrage récent d’Anaïs Mauuarin, A l’épreuve des images. Photographie et ethnologie en France (2022), lequel étudie les collections photographiques réalisées par des ethnographes pour le compte du musée du Trocadéro, devenu en 1938 le musée de l’Homme à Paris. Ce livre investigue les liens profonds et évolutifs entre ethnographie et visualité, pratiques artistiques et muséographie, audience savante et diffusion grand public, contribuant, comme le résume Oriane Girard, à la réflexion sur « les rapports épistémologiques et heuristiques entre anthropologie et expression visuelle ».
15S’invitant au programme, ce cinquième axe est venu compléter les quatre que nous avions développés dans l’appel à contributions. Deux contributions montrent comment des représentants de ces deux professions peuvent, suivant des géométries variables, se retrouver impliqués dans des projets communs ou parallèles, qui ne sont donc pas placés (uniquement) sous la tutelle de l’anthropologie. Ces deux textes consacrés à dépeindre des liens circonstanciés entre anthropologues et photographes prennent un angle d’approche résolument horizontal, questionnant les modalités de la collaboration entre arts et sciences sociales.
Caterina Borelli propose une analyse comparée du travail de trois photographes avec qui elle a collaboré selon des formules différentes, dans des régions distinctes (de la Roumanie à l’Italie et l’Espagne, en passant par le Pérou), et chez qui elle décèle des questionnements et des manières de faire semblables à celles des anthropologues immergés sur leur terrain. A la suite de Hal Foster, qui a identifié un « tournant ethnographique » dans la pratique des artistes (1995), elle plaide, réciproquement, pour une attention accrue des anthropologues à d’autres façons de penser et représenter le monde, comme celles des photographes qui privilégient les affects et l’expérience plutôt que le souci de documenter ; la corporalité et les sens, plutôt que la rationalité. Elle défend une ouverture à l’hybridation des pratiques et des champs de recherche scientifiques et artistiques, dans un joyeux pied de nez aux frontières, aux conservatismes et aux académismes.
En ethnographiant et en photographiant sous tous ses angles un immeuble – la Mackenzie Tower – représentatif des transformations sociales et urbaines du Grand Nord canadien, Lindsay Bell et Jesse C. Jackson revendiquent un « jeu parallèle », reprenant le constat des psychologues que les enfants jouent d’abord côte à côte avant de chercher à interagir. C’est une autre manière de penser la rencontre entre anthropologues et photographes : le cheminement conjoint, qui suppose ouverture et curiosité, fait avancer le projet de compréhension et de représentation du monde sans pour autant dissoudre les identités des deux partenaires. Leur « collusion » (de cum-ludere, « jouer avec ») a indubitablement porté ses fruits, comme en témoigne l’exposition multimodale qui a résulté de leur travail « génératif, mais pas nécessairement collaboratif », étalé sur une décennie et guidé par une réflexion critique sur les clichés relatifs au « Grand Nord ».
16Comme il ressort de cette première partie de notre introduction, les questions que nous nous posions en initiant ce dossier étaient aussi nombreuses que celles, parfois différentes, auxquelles les contributeurs et contributrices ont adossé leur réflexion. Cette diversité est bienvenue car elle donne une idée des thématiques offrant prise aux anthropologues en cette période, reflétant l’évolution contemporaine des questionnements et des pratiques photographiques dans la discipline. Dans un effort de montée en généralité, la seconde partie de l’introduction explorera plus en détail trois thèmes, ou plutôt trois séries de thèmes, qui relient transversalement l’ensemble des contributions. Car quel que soit l’usage qu’en font les anthropologues et leurs partenaires, ils et elles seront confrontés à des enjeux techniques propres aux méthodes photographiques ; au cadre social dans lequel s’inscrivent leur pratique ; enfin, à l’épineuse question de ce qu’est une « bonne » photographie. Ces trois interrogations guideront la suite de notre propos.
- 2 Mentionnons ici le billet « Apprenons à écrire avec la lumière ! » qui restitue l’école autour de l (...)
17Nous commencerons cette seconde partie en questionnant la matérialité et la concrétude de la pratique photographique. Car avant d’être qualifiée d’art visuel, la photographie doit être considérée comme une technique : un procédé « d’enregistrement d’une situation lumineuse » qui repose sur la « modification d’une surface photosensible exposée à la lumière » (Conord 2007 : 20). Photographier, c’est bien littéralement (et étymologiquement) écrire avec la lumière, que ce soit de manière chimique ou de manière photoélectrique2.
18Les photographes sont d’ailleurs sans cesse rappelés à l’ambivalence de la lumière du fait des limites de leurs dispositifs techniques qui s’adaptent plus ou moins bien aux situations peu ou très lumineuses, peu ou très contrastées, selon les capteurs, les lentilles et les objectifs, sans oublier la fragilité des films, pellicules ou anciennes plaques photosensibles que, dans les années 1910, Bronislaw Malinowski devait changer la nuit :
En revenant, je regarde les étoiles. Je change les plaques dans mon appareil photographique et marche le long de la plage […] la contemplation du ciel ne me donne pas le sentiment de ∞ [l’infini], mais me réjouit l’âme comme une « parure des nuits tropicales » (1985 : 85).
- 3 Il ne faut pas oublier que l’accessibilité financière de la photographie et la construction histori (...)
19L’incorporation et la routinisation des contraintes photographiques, tout comme le champ des possibles qu’elles dessinent, sont souvent déterminants dans les préférences et les choix en termes de techniques de prise de vue, que cela s’inscrive dans une démarche amatrice, artistique ou scientifique. En effet, en plus de l’enjeu crucial de la lumière et de sa captation, il faut compter avec le poids des objets, leur capacité de stockage, leur coût – financier, mais aussi environnemental (Levin 2023)3 –, leur encombrement, leur visibilité ou leur éventuelle discrétion, notamment dans le cadre de l’enquête de terrain. Selon que l’on privilégie l’appareil photo jetable, fort utilisé dans les démarches participatives, le téléphone, qui peut passer inaperçu (voir M. Ottou dans ce dossier), ou le boîtier reflex argentique ou numérique qui favorise l’identification entre anthropologue et photographe (voir M. Boullosa-Joly et M. Pénicaud), les enjeux techniques sont intrinsèquement liés aux méthodes d’enquête et à l’expérience ethno-photographique.
20A ce titre, il serait intéressant de connaître, pour chaque parcours d’ethnographe-photographe, l’histoire parfois ancienne et intime qui se joue dans la relation entre le dispositif de prise de vue, son usage, sa matérialité sensible, les récits et les attachements que la pratique engage et la construction de l’objet d’étude anthropologique. Comment et avec quel matériel commence-t-on à photographier ? Et pourquoi ? S’agit-il d’un choix, plus ou moins contraint, plus ou moins chargé d’intimité, d’un hasard des circonstances ou bien de la mise en pratique d’un apprentissage institué ?
21Prenons le cas de Monique Roussel de Fontanès, dont la pratique photographique est décrite par R. Bories dans ce dossier. Elle apparaît comme le fruit de l’enseignement dispensé à l’Institut d’ethnologie, puis au Centre de formation aux recherches ethnologiques, par les pères fondateurs de la discipline en France : Marcel Griaule, André Leroi-Gourhan, Georges-Henri Rivière, etc. Cet enseignement de la photographie, qui s’inscrit dans une promotion de toutes les techniques susceptibles de produire des traces matérielles (avec le dessin, la vidéo, la collecte d’objets) est en lien étroit avec la démarche muséale et le « paradigme de la collecte » (de L’Estoile 2005), marqué le plus souvent par « l’absence d’une visée épistémologique précise » à cette accumulation (Joseph & Mauuarin 2018 : 14). Témoignant à sa manière de cette incitation à la pratique ethno-photographique, Claude Lévi-Strauss déclarait même « avec une sorte d’aigreur » : « Je photographiais parce qu’il le fallait » (Lévi-Strauss 2005, cité par Joseph & Mauuarin 2008 : 14). Ses photographies de terrain ne seront publiées qu’en 1994 à la faveur d’un regain d’intérêt pour les images, mais aussi pour l’ethnographie, comme un « témoignage » de jeunesse (Piette 2018). Cette institutionnalisation de l’enseignement des techniques photographiques au milieu du 20e siècle va de pair avec la mise en place de dispositifs de subventionnement des « frais de photographie », tant ceux-ci sont élevés et nécessitent une prise en charge institutionnelle. Pour produire les images convoitées par les musées qui les entreposent dans leurs réserves comme autant de preuves et de vecteurs de légitimation scientifique (Edwards 2001 ; Joseph & Mauuarin 2008), des dispositifs de prise de vue sont recommandés, comme, à partir des années 1930, le Leica ou le Rolleiflex, jugés adaptés aux voyages lointains et aux enquêtes de terrain immersives.
Mais ce sont aussi des considérations voire des préconisations sur ce qui doit entrer dans le cadre que l’on retrouve très tôt chez les défenseurs des méthodes visuelles, tel Marcel Griaule, qui nourrissait une certaine fascination pour la photographie aérienne (Griaule 1957 ; Joseph & Mauuarin 2008), ou André Leroi-Gourhan qui plaidait pour un cadrage (y compris vidéo) plutôt centré sur les mouvements, les gestes et les techniques (Leroi-Gourhan 1948). Dans ce numéro, R. Bories montre que, même si elle cherche à photographier les costumes calabrais dans leur « cadre original » – c’est-à-dire dire portés par des calabraises dans des situations quotidiennes – il arrive que Monique Roussel de Fontanès entre elle-même dans le champ et pose en costume afin de contourner des blocages ethno-photographiques. Depuis les laboratoires de robotique, L. Obadia s’interroge quant à lui sur les effets de connaissance que favorisent les cadrages rapprochés ou larges des robots : les premiers donnent à voir l’humanité ambiguë des machines ; les seconds soulignent au contraire leur dépendance et leur enchâssement dans le réseau technique du laboratoire. Partageant l’envie de montrer l’environnement bâti du Grand Nord canadien, L. Bell et J.C. Jackson se sont tous deux retrouvés dans le recours aux overlays : une technique de superposition d’images aussi vieille que la photographie, mais facilitée par le numérique, qui leur a permis de faire rentrer, dans le même cadre, des temporalités et des espaces multiples, et d’y intégrer du mouvement. Le cadrage peut aussi être guidé par le flux du groupe photographié, comme dans ces expériences intenses de participation photo-ethnographique que décrit M. Pénicaud à propos de pèlerinages : son regard, mais aussi son corps tout entier, oscillant entre la danse et la transe, étaient guidés par le désir de saisir visuellement l’instant et de le mettre la ferveur religieuse « dans la boîte ».
22Depuis l’émergence de la photographie au 19e siècle jusqu’à sa démocratisation progressive, les « révolutions » techniques et commerciales ont favorisé des pratiques, des usages, des cadrages et, partant, des méthodes. Elles fabriquent parfois même des paradigmes, en s’adossant à des réseaux d’acteurs et à des institutions. C’est ce que montre l’histoire ancienne des relations entre anthropologie, ethnographie et photographie, embarquées dans une tension entre les expériences des voyages lointains, les projets de documentation scientifique et la constitution de collections muséographiques. Aujourd’hui, la révolution photo-ethnographique du smartphone reste encore largement à écrire et avec elle, tout le système social et technique auquel elle s’adosse, depuis le cadre resserré des selfies grimés d’oreilles et de moustaches de chat, jusqu’à la constellation de boutiques qui soignent ces objets fragiles (Nova & Bloch 2020), en passant par les contrôles sur ses usages sociaux jugés déviants. Nous pensons ici à l’imitation du son d’un déclencheur argentique à chaque prise de vue numérique, un témoin sonore imposé par le gouvernement sud-coréen aux fabricants de smartphones afin de contrecarrer la pratique répandue du molka (prendre en photo les dessous des jupes des femmes à leur insu), ce qui atténue – localement – la discrétion photographique des téléphones.
Enfin, de tels objets pratiques et connectés ne supplantent ni systématiquement ni définitivement les autres dispositifs de prise de vue auxquels certains peuvent retrouver goût – la chambre photographique est actuellement remise à l’honneur par les artistes, tant pour le paysage que pour le portrait (Bertho & Nefzger 2020 ; Jouve 2015) : les ethnographes suivront-ils ? Contrairement à l’idée évolutionniste de la substitution d’une technique par une autre, on assite bel et bien à une multiplication de celles-ci. La contribution de Maïté Boullosa-Joly à ce numéro en témoigne. Dans la quête de l’expressivité des visages du lointain, depuis son terrain des Andes argentines, elle a choisi de conserver la technique et l’esthétique des tirages argentiques noir et blanc malgré des discussions, et parfois des désaccords, avec ses hôtes fascinés par les couleurs, notamment de la végétation soumise à rude épreuve par l’aridité des hauteurs. Anthropologue du 21e siècle, elle situe d’ailleurs son travail dans l’héritage de son aïeul Jean Brunhes, géographe qui fut directement lié à la constitution d’une collection photographique à la frontière de la géographie humaine et de l’ethnologie : les Archives de la Planète (1912-1931) (Castro 2018).
23Que les techniques se succèdent, s’accumulent, s’entrecroisent, se fassent concurrence ou bien s’hybrident, elles questionnent sans cesse les postures et les méthodes de la photographie, dans le champ de l’anthropologie comme ailleurs. A ce titre, il est intéressant de noter la présence du dessin dans plusieurs contributions à ce numéro (cf. R. Bories, C. Borelli, L. Bell & J.C. Jackson, N. Jeanbart), ce qui plaide résolument pour une pluralité de techniques et d’écritures.
24Bien plus que le texte, dont le partage avec les interlocuteurs est souvent frustrant, la photographie crée du lien dans l’exercice de l’anthropologie. Cette dynamique s’observe à toutes les phases de la recherche. Evoquons ici la négociation et la complicité qui se nouent entre l’ethnographe et ses hôtes au moment de la prise de vue ; le partage du souvenir lors de la distribution de photos sur le terrain ou lors d’un retour – la chose est documentée depuis l’expédition de Haddon dans le détroit de Torrès en 1898 (Edwards 2015) ; les intéressements réciproques et la curiosité que suscite la photographie dans les collaborations impliquant des professionnels de disciplines ou de métiers variés ; les expositions qui suscitent dialogue et partage d’expérience chez les visiteurs. La liste n’est pas limitative : la photographie produit un surcroît de lien et de nouvelles possibilités d’interaction à toutes les étapes.
25La photographie participe tout d’abord au moment crucial de l’approche ethnographique, quand il faut « briser la glace ». Adopter le statut de photographe permet souvent à l’anthropologue de trouver sa place, une place qui n’est pas acquise une fois pour toutes mais qui évolue au fil de l’enquête (Conord 2000), comme le montre bien M. Boullosa-Joly dans sa contribution. C’est en assumant son statut de photographe qu’elle a accédé au monde très masculin des gauchos, ou à celui des militants autochtones qui considéraient que son activité participait à ‘authentifier’ les coutumes. M. Pénicaud rapporte lui aussi avoir été régulièrement investi du statut de photographe du groupe quand il suivait un pèlerinage. M. Ottou, de son côté, a montré des photos relatives au monde social de l’extraction minière pour décomplexer ses interlocuteurs par rapport à leur retenue sur ce thème, comme si le caractère « déjà là » de ce qui avait été saisi sur le vif les libérait de leur réserve. Quant à l’enquête menée par P. Diatta à propos de la gestion locale des déchets urbains, elle impliquait directement les citadins dans son dispositif en les faisant participer à la création, la sélection et l’interprétation de photographies : les liens ainsi créés ont permis de définir « de l’intérieur » un problème public. Les modalités de l’‘embrayage’ par la photographie sont, on le voit, multiples.
- 4 Bien entendu, les choses ont pris une tournure différente avec la généralisation des smartphones, q (...)
La photographie s’inscrit ainsi dans les multiples logiques d’échange et de participation qui contribuent à l’intégration à long terme dans le groupe étudié. Corolairement aux petits présents, à la prise de nourriture et de boisson, à la danse, voire plus largement à l’acceptation d’alimenter la chronique locale et de faire rire à ses dépens, la pratique photographique contribue assurément à donner à l’ethnographe une place dans le tissu social. Elle a ceci de spécifique qu’elle introduit une temporalité singulière dans le rapport aux autres : une temporalité différée, faite d’attentes et de rétrospections. Les images photographiques cristallisent de façon palpable la profondeur temporelle de la relation ethnographique, créant une prise de conscience de cette temporalité tant pour l’ethnographe que pour celles et ceux qui l’accueillent. Les images que M. Boullosa-Joly ou M. Pénicaud ont rapportées sur le terrain, séjour après séjour, sont le gage d’une continuité dans la discontinuité, d’une fidélité et d’un investissement personnel dans la relation, malgré la séparation. Les photographies étaient aussi au cœur de la correspondance que Monique Roussel de Fontanès a entretenue avec ses interlocutrices et collègues en Italie : souvent, ces images la représentaient elle-même, introduisant une dose de symétrie dans l’enquête plutôt documentaire qui se pratiquait à l’époque (voir la contribution de R. Bories)4.
Figure 4.
Des habitants du village Houay Yong reçoivent les photos (principalement des portraits) prises lors d’un voyage l’année précédente.
Pierre Petit 2009.
Figure 5.
Des habitants du village de Thongnamy découvrent, avec humour et nostalgie, les vidéos prises quelques semaines auparavant à Houay Yong, leur village d’origine,à 800 km de leur village actuel.
Pierre Petit 2009.
26On a généralement sous-estimé les potentialités de la séparation et des retrouvailles en anthropologie. Or, comme le dit fort à propos Johannes Fabian, dans une réflexion sur la construction mémorielle au fil du temps sur le ‘terrain’,
copresence, to be experienced consciously, needs a shared past, and it is during absence from each other that we find the time to make pasts that can be remembered (Fabian 2007: 133).
27Les photographies rapportées sur place jouent un rôle crucial dans ce « passé partagé » qui permet et facilite la coprésence de la situation ethnographique. On en trouve une illustration paradigmatique dans la figure 12 du texte de M. Boullosa-Joly, où l’on voit la frise réalisée par une amie de l’ethnographe avec toutes les photos reçues d’elle en vingt ans de relation.
28Ce thème de la temporalité réapparaît dans les deux articles du dossier évoquant la collaboration entre anthropologues et photographes. Les photographes qui s’inscrivent dans cette démarche en viennent à vivre longtemps sur place, à y revenir plus fréquemment et à nouer un dialogue approfondi avec le milieu local (voir aussi Maresca 2007). C’est par exemple le cas de Camilla de Maffei, qui a sillonné pendant huit ans le delta du Danube, cherchant à comprendre l’expérience spatiale que peuvent avoir les habitants de cet espace labyrinthique ; ou de Felipe Romero Beltrán, dont le travail photographique de longue durée auprès de personnes migrantes, dont les corps sont suspendus par l’attente, finit par tisser une « esthétique relationnelle » (Hjorth & Sharp 2014) (voir l’article de C. Borelli). C’est aussi le cas de J.C. Jackson, qui considère que l’un des apports principaux de sa collaboration avec l’anthropologue L. Bell est la valeur qu’il accorde dorénavant à une longue présence in-situ ; tous deux souhaitent poursuivre le projet en venant présenter leur exposition à Hay River, où est érigée la tour Mackenzie qui a fait l’objet de leur recherche ‘collusive’.
29Outre cette spécificité temporelle, les échanges et interactions que permettent les photographies sont, par rapport à d’autres formes de relation, marqués par leur dimension sensorielle, esthétique, affective et émotive. Quel que soit son contenu informatif, la photographie recèle toujours des détails contingents qui peuvent capter ceux qui la regardent – ce que Roland Barthes (1980) a théorisé sous les concepts de studium et de punctum. M. Pénicaud décrit ce développement de l’interaction photographique au-delà du binôme de l’anthropologue et de ses interlocuteurs, vers le troisième pôle que constituent les récepteurs de l’image. La photographie invite ces derniers à l’empathie et la subjectivation, dans un certain lâcher-prise assumé par l’anthropologue, contribuant à l’appropriation personnelle et critique du sujet. Tel est l’un des enjeux que conçoit Nguyen V. M. à propos de l’exposition ‘Asian youth in public spaces’ qu’il évoque dans sa contribution : que ce soit lors de présentations formelles ou de visites improvisées avec des collègues, des étudiants ou des inconnus, la relation photographique se prolonge dans la discussion et s’enrichit de nouvelles interprétations.
30Mais on peut parfaitement concevoir des circonstances où les images circulent plus loin encore, et où les intentions initiales des anthropologues-photographes sont davantage encore métamorphosées : nous pensons ici aux restitutions postcoloniales de corpus photographiques anciens, qui produisent un véritable basculement du statut de la photographie du domaine documentaire vers celui de l’affect (Edwards 2015). L’agentivité de l’image survit à celle des photographes et des sujets, comme le montre N. Jeanbart dans sa contribution sur les usages contextualisés des photographies d’un cheikh soufi défunt. Dans les loges, les images peuvent rentrer en écho, comme les portraits juxtaposés du cheikh et de la reine Elizabeth II ; circuler au gré des échanges commerciaux, car reproduites, multipliées et vendues en différents formats ; ou témoigner de relations plus intimes, quand elles sont exposées dans un cadre familial. En immortalisant des instants, en les faisant persister dans le temps, la photographie fabrique une permanence à la fois matérielle – via l’objet, le document – et mémorielle – via des références mentales (Le Gall 2014). Anthropologues, ethnographes et photographes travaillent donc avec ce temps condensé, chargé de sens et de relations entremêlées, qu’une simple image – un instantané – peut révéler.
31Qu’est-ce qu’une « bonne » photographie ? La question appelle une multitude de réponses dans le champ photographique lui-même et reste tout aussi plurivoque lorsqu’il s’agit de définir une « bonne » photographie du point de vue de l’anthropologie et des sciences sociales. Pour exemple, la problématique se pose en des termes foncièrement différents dans le cadre d’une enquête participative (comme celle de P. Diatta à propos des déchets urbains) ou dans celui d’une exposition ciblant un public académique (comme celle commentée par Nguyen V. M. à propos des jeunes dans les espaces publics en Asie). Les nombreux échanges que nous avons eus autour de l’édition de ce numéro – qui devait, par exemple, mettre en avant certaines images en pleine page au détriment d’autres – ne sont qu’un témoignage de cette pluralité interprétative et de la difficulté à réaliser des arbitrages. En relisant quelques références qui ont marqué la réflexion socio-anthropologique sur le sujet, on peut toutefois dresser des lignes de tension constructives et constituantes : cette « bonne » photographie, si elle devait exister, serait à la fois une preuve du réel – une image de terrain – tout en étant signifiante – c’est-à-dire chargée de sens – mais aussi esthétique, car capable de transmettre et de générer des émotions, comme on vient de le développer plus haut (Collier 1967 ; Becker 1981 ; Pink 2001 ; Conord 2002 ; Edwards 2015). En effet, les auteurs et autrices qui ont réfléchi avant nous à la valeur d’une photographie en matière de recherche montrent à quel point s’imbriquent les logiques scientifiques liées à des régimes de vérité, ou de véracité, et les logiques esthétiques liées non seulement à la perception du beau, mais surtout à la charge émotionnelle contenue dans les images. S’il arrive encore que l’on oppose une hypothétique « pureté photographique » à des « effets artistiques » (Joseph & Mauuarin 2018), il est plus généralement admis que les qualités visuelles d’une photographie sont à la fois « esthétiques, explicatives et émotives », pour reprendre les « critères premiers » de sélection du concours de photographies « L’Anthropologie en partage » lancé par le CNRS en 20225.
32Dans notre dossier, cet appel à l’hybridation est porté haut et fort par C. Borelli dans sa contribution en mosaïque, qui relaie le cri d’alarme formulé autrefois par James Clifford (1988 : 1) : “pure products go crazy”. Ceci ne doit pas empêcher de prendre en compte les spécificités des démarches des chercheurs et des artistes, comme y invite le texte de L. Obadia. Il y décrit les habitus photographiques différents qui caractérisent différents groupes sociaux et professionnels dans leur production d’images de robots : ethnographe, visiteur, ingénieur roboticien, artiste photographe ou d’autres encore, personne ne photographie, pas plus qu’il ne parle, de nulle part. La fusion des genres devrait composer avec cette diversité de points de vue.
33A ces différents éléments de la quadrature du cercle s’ajoutent aussi des enjeux éthiques, déontologiques, voire politiques, si l’on reprend les propos polémiques de Susan Sontag sur la photographie : une « relation voyeuriste » au monde reposant, selon elle, sur la consommation du réel et la domination de l’Autre par l’image (Sontag 1977). Cette préoccupation se retrouve dans ce dossier sous la plume de L. Bell et J.C. Jackson, qui s’abstiennent de photographier l’intime pour ne pas reproduire le « droit de voir » (néo)colonial. Si les mots de Sontag « contre la photographie » ont été écrits dans le contexte tragique de la guerre américaine au Vietnam, qui fut aussi une guerre des images (Nudelman 2014), ils ont le mérite de mettre en lumière la dimension morale que peut contenir le qualificatif de « bonne » photographie. C’est probablement du fait de cet héritage critique que l’anthropologue et photographe Camilo Leon-Quijano défend qu’« une bonne photo peut remettre en question la politique de représentation visuelle du sujet imagé, par un double engagement à la fois photographique et ethnographique » (Leon-Quijano 2022 : 592). La photographie, pour être bonne d’un point de vue anthropologique, devrait donc reposer sur « de ‘bonnes’ rencontres ethnographiques » (Leon-Quijano 2022 : 573).
Figure 6. Extrait du roman graphique Jours de sable d’Aimée de Jongh
Le roman graphique Jour de sable d’Aimée de Jongh (2021) traite avec finesse du parcours fictif d’un photographe engagé par la Farm Security Administration (FSA) pour documenter le Dust Bowl, une catastrophe humaine et écologique liée à l’ensablement de certaines régions agricoles américaines durant la grande dépression de l’entre-deux-guerres. Le personnage principal est tiraillé entre les impératifs de la commande de clichés percutants destinés à informer mais aussi marquer le public et la relation qu’il noue progressivement avec les habitants de cette région dévastée. En sous texte, on pense au travail majeur de la photographe Dorothea Lange, qui immortalisa le destin de ces exilés de l’Anthropocène, avant que le mot ne soit consacré.
Tous droits réservés – De Jongh / Dargaud 2021.
34Que dire dans ce cas des photographies de Merlin Ottou, dont la contribution à ce dossier met le doigt sur un sujet sensible (voire tabou) de la pratique ethnographique, à savoir la clandestinité du recueil de données et la production d’images à l’insu des personnes enquêtées ? Son propos réflexif sur une ethnographie de la bureaucratie minière au Cameroun peut soulever des controverses déontologiques, scientifiques, mais il engage la réflexion sur les positionnements éthiques. Il convoque la littérature existante sur les terrains qualifiés de « sensibles » pour réfléchir aux limites du pacte ethnographique et à la fermeture de certains contextes d’enquête, dans lesquels se jouent toutefois des enjeux majeurs, qui ne devraient pas se dérober à l’observation et à l’analyse. En décrivant les mécaniques de négociation de son accès au terrain, les accords explicites ou implicites qu’il obtient ; la manière dont il saisit son droit à être là, à observer ; dont il le dépasse, en s’octroyant le droit à photographier ce qu’il voit ; puis dont il mobilise les images dans ses entretiens pour susciter la parole et peut-être la libérer de ses carcans contrôlés ; il nous oblige à questionner nos limites déontologiques. Faut-il toujours être autorisé à enquêter pour le faire ? Faut-il toujours être autorisé à photographier pour le faire ? Que faire alors de tous ces espaces et de ces institutions dont les portes se ferment aux ethnographes (et aux photographes !) ; de tous ces pays où la recherche n’est pas libre, où elle est même réprimée violemment, mais où il faut continuer à enquêter (Fassin 2023) ? La question morale se mue alors en impératif à documenter ce qui se passe, au-delà peut-être des limites : une forme de nécessité ethnographique à montrer, à l’aide de la photographie, l’intrigue sous-jacente, le « underlying drama » révélé par l’enquête (Becker 1981 : 11). Howard Becker nous dit d’ailleurs que s’il faut vraiment définir ce qu’est une bonne photographie dans nos disciplines, c’est celle dont on dirait, après coup : « cela valait la peine d’être photographié ».
35La démarche photographique rejoint alors le projet plus général des sciences sociales de proposer un pas de côté face aux clichés, de décentrer le regard et de proposer une perspective critique sur le monde (Lahire 2016), qui puisse rendre visible l’invisible et questionner l’espace social des discours, la circulation des images. D’autres contributions au dossier embrassent ce même projet et le défendent, en remettant en question les représentations majoritaires, comme M. Pénicaud, qui montre une « religiosité en partage » et des pèlerins de différentes religions qui fréquentent les mêmes lieux de cultes, alors que l’espace médiatique est saturé de références aux tensions interreligieuses, voire aux conflits entre celles-ci. De la même manière, L. Bell et J.C. Jackson viennent remettre en question les « politiques de représentation » du Grand Nord canadien, trop souvent exotisé, et montrent à quel point l’architecture et l’aménagement urbain témoignent d’une économie moderniste, capitaliste, extractiviste, qui domestique une nature devenue ressource et standardise des vies laborieuses, désormais dépendantes des hydrocarbures.
36La dimension sensible des photographies vient alors appuyer un propos argumenté, fondé sur l’ethnographie et prenant pour objet des questions et des sujets de société. Cela rejoint en ce sens la proposition de Rancière, qui définit un « partage du sensible » entre esthétique et politique (Rancière 2000), et – on pourrait ajouter – dans une démarche scientifique et éthique. Mais ce « partage » est autant le révélateur de frontières que le franchissement de celles-ci. Ainsi, la pratique photo-ethnographique n’échappe pas à la règle : il n’est pas de mode d’écriture qui touche de manière universelle, qui satisfasse tout le monde à part égale et la réception reste, elle-aussi, une affaire de sensibilités.
37Puisse ce dossier offrir un éventail suffisamment large des approches articulant anthropologie et photographie pour qu’une diversité de lecteurs et de lectrices y trouve matière à réflexions et à émotions.