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Compte rendu

Sylvaine Bulle, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie, de Bure à Notre-Dame-des-Landes

Grenoble, UGA Editions, 2020
Maïté Boullosa-Joly
p. 144-154
Bibliographical reference

Bulle, Sylvaine. Irréductibles. Enquêtes sur des milieux de vie, de Bure à Notre-Dame-des-Landes. Grenoble : UGA Editions, coll. « Écotopiques » 350 p., ISBN : 9782377471614.

Editor's notes

Sylvaine Bulle est professeure de sociologie à l’Ecole nationale supérieure d’architecture (ENSA) à Paris-Val-de-Seine et membre du IIAC (EHESS-CNRS). Les recherches de Sylvaine Bulle portent sur les nouvelles formes politiques prises par le tournant écologique dans l’anthropocène. Elle enquête en particulier sur les êtres et les réalités contribuant à faire exister de nouvelles formes de politisation de l’écologie (autonomie, écologie populaire, croyances et régimes politiques de l’éco-anxiété) dans les sociétés occidentales. Elle continue de développer, dans la sociologie de la connaissance, des travaux sur les courants pragmatistes et pragmatiques, notamment français. Contact : sylvaine.bulle[at]cnrs.fr

Full text

1Sylvaine Bulle nous livre dans son ouvrage un très bel exercice d’analyse politique des univers autonomes. Elle a mené son travail de terrain entre 2015 et 2018, principalement dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Le terme « ZAD », acronyme de « zone à défendre » est un détournement de sens du sigle ZAD « zone d’aménagement différé » utilisé en droit de l’urbanisme. Le sigle ZAD est utilisé pour des lieux occupés par des militants qui s’opposent à la réalisation de projets qu’ils considèrent comme inutiles, dangereux, coûteux et nuisibles à l’environnement. L’objectif est de paralyser les projets en organisant des foyers de résistance avec une occupation des lieux.

2La ZAD de Notre-Dame-des-Landes est emblématique de ce type de luttes en France. Elle est héritière d’un combat historique, datant des années 1960, contre le projet de construction d’un aéroport dans le Grand-Ouest, près de Nantes. En 2009 débuta l’occupation par des milliers de militants anticapitalistes venus de la France entière. Cela a donné lieu à des affrontements violents et réguliers avec les forces de l’ordre jusqu’en 2018, date de l’abandon du projet d’aéroport.

3Sylvaine Bulle fait une analyse comparative entre la ZAD de Notre-Dame-des- Landes et celle de Bure dans la Meuse. A Bure, il s’agit d’une lutte contre un projet à grande échelle d’enfouissement de déchets nucléaires. Ces occupations sur la longue durée ont impliqué des stratégies d’autodéfense de la part des militants mais aussi une organisation collective pour une occupation des lieux au long cours. Elles ont favorisé le déploiement de l’idéologie autonome et ont impliqué des expérimentations sociales en lien avec les utopies rurales abordées dans ce dossier de la revue Civilisations.

Une sociologie « embarquée »

4Sylvaine Bulle montre la difficulté d’enquêter dans ces milieux de vie autonomes. Les militants se défient de ceux qui représentent les institutions et qui pourraient trahir la cause défendue, qu’ils soient chercheurs ou journalistes. Elle dépeint dans le prologue le défi que cela représente de travailler dans ces milieux en tant que sociologue et la complexité de trouver sa place en tant que « partenaire ». Elle parle de « sociologie embarquée » et des implications que cela a eu sur la méthode employée. Elle n’a pas réalisé d’entretiens formels mais elle mobilise les récits des militants publiés dans les médias, dans les blogs ou dans des ouvrages collectifs. Souvent romancés, ces témoignages « de l’intérieur » relatent leurs formes de vie et leurs convictions. Sylvaine Bulle a effectué une immersion ethnographique dont elle nous livre des bribes mais les observations ont été effectuées sans prise de notes et dans l’anonymat réciproque. L’auteure n’a pas non plus restitué intégralement les scènes afin d’éviter, selon elle, d’aller dans le sens d’un « subjectivisme non souhaité ». En tant qu’ethnologue, j’ai été frustrée de ne pas avoir accès à des descriptions plus poussées et à une contextualisation plus précise des témoignages d’autant plus que les deux premières parties de l’ouvrage sont très théoriques et conceptuelles. Cependant, au fur et à mesure de la lecture, notamment à partir de la troisième partie, on pénètre de plain-pied cet univers de résistance. On voit apparaître les acteurs, à travers leurs voix entremêlées et on arrive peu à peu à distinguer les différentes mouvances, les ressentis et les représentations du monde qui peuplent ces espaces occupés. On distingue progressivement les idéologies qui cohabitent et parfois s’entrechoquent sur ces lieux combatifs. L’auteure met en évidence leurs aspects politiques et revendicatifs tout en montrant aussi à certains égards leurs dimensions philosophiques, émotives, esthétiques et poétiques.

Les « irréductibles » – des nouvelles formes de résistance

5Sylvaine Bulle met en avant la nouveauté de ce type de mouvements où des militants sont dans des face-à-face denses et répétés avec les forces de l’ordre. Elle emploie le terme « irréductibles » pour les acteurs de ce mouvement autonome occupationnel qui résistent à l’Etat, mais aussi aux catégories de la sociologie. Elle explique en effet leur refus d’être « objectivés » et les difficultés à collecter des matériaux sur leurs trajectoires. Ils ne veulent et ne peuvent pas toujours être rattachés à un univers socio-professionnel et ils n’évoluent pas non plus au sein de champs politiques institués. De plus, les statuts et les histoires personnelles sont gommés dans une volonté de « désaffiliation des êtres au profit de l’expérience collective ».

6Ces « irréductibles » résistent également aux représentations homogénéisantes et parfois contradictoires qui sont renvoyées d’eux dans la sphère publique. On a affaire à des « zadistes » et des « casseurs » quand il s’agit de narrations hostiles ou au contraire à des « militants écologistes » ou des « porte-paroles de l’utopie » quand ce sont des alliés de la cause écologiste qui les décrivent. Un des grands intérêts de l’ouvrage de Sylvaine Bulle réside dans l’analyse des différents courants idéologiques qui traversent ces lieux et leur hétérogénéité culturelle, sociale et politique.

Une pénétration progressive dans l’univers de la ZAD

7L’écriture et la construction de l’ouvrage sont originales. Il est constitué de quatre parties entrecoupées d’interludes avec des extraits de paroles des occupants publiés dans des blogs ou dans les médias. Les quatre parties sont elles-mêmes divisées en de nombreux courts chapitres qui permettent d’explorer en profondeur ces univers en lutte.

8Sylvaine Bulle revient d’abord sur ses conditions d’enquête dans le prologue pour ensuite faire un cadrage théorique dans la première partie : « Le moment autonome : pour une sociologie politique de l’autonomie ». L’auteure éclaire les fondements politiques de la sphère autonome, empruntant des tournures conceptuelles rendant la lecture parfois ardue. Il est néanmoins intéressant de comprendre l’héritage philosophique de cette mouvance politique avec, entre autres, les travaux de Castoriadis sur l’imaginaire autonome. Dans l’institution imaginaire de la Société, il défend en effet l’idée que l’autonomie se traduirait par le concept de « démocratie directe » où les individus auto-construiraient la société et seraient à la source de leurs propres lois. Il véhicule l’idée que l’autonomie favoriserait l’imaginaire social et produirait de nouvelles formes de collectifs que Sylvaine Bulle retrouve sur ces lieux occupés « en rupture avec les institutions coercitives » (Castoriadis 1975).

9La deuxième partie recontextualise les combats menés à Notre-Dame-des-Landes et à Bure. L’auteure revient sur la notion d’ « occupation » qui n’est pas une spécificité contemporaine mais qui a été popularisée avec la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Là encore, la lecture n’est pas toujours aisée, mais l’univers de la ZAD apparaît peu à peu avec des données empiriques et l’on pénètre progressivement l’univers de ces lieux en lutte. Dans la troisième partie, « L’autonomie comme institution : normes, fonctionnement d’une occupation », l’écriture devient fluide et on découvre les coulisses de Notre-Dame-des-Landes et de Bure et leur degré de créativité dans l’auto-organisation. Différents aspects sont abordés : les représentations des militants, le travail collectif ainsi que les combats et les stratégies d’occupation et de défense du territoire. Sylvaine Bulle dépeint aussi avec finesse les différentes mouvances idéologiques qui se côtoient sur ces lieux, qui cohabitent mais qui, dans des contextes tendus, peuvent cliver et générer des conflits internes. C’est un des apports notables de ce travail que de décrire et d’analyser les divergences et les dissensions internes à ce milieu souvent présenté comme homogène et uni dans la lutte. On voit progressivement ces conflits se cristalliser et s’exacerber dans la quatrième partie : « Au fond de la ZAD : la commune ou l’Etat ? Conflits sur un devenir de la forme “occupation” » sur laquelle nous reviendrons plus en détail ensuite.

L’originalité des occupations des lieux : une nouvelle forme de résistance et de contestation

10Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Sylvaine Bulle montre la façon dont le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes et la contestation par l’occupation ont permis de réarmer les utopies néorurales en opposition à la société industrielle. Les « agriculteurs historiques » revendiquent en effet une filiation avec les résistants légendaires du Larzac. Mais la sociologue précise que cela ne peut édulcorer la singularité de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et moins qu’une lutte rurale, loin de défendre l’autochtonie paysanne, la ZAD est avant tout une base offensive.

11Sylvaine Bulle développe tout un cadrage théorique afin d’analyser le concept d’autonomie et les formes créatives d’auto-organisation qui ont été pensées par certains chercheurs. Elle mobilise notamment les travaux d’Erik Olin Wright sur les Utopies réelles (Wright 2017). Elle montre aussi la façon dont les mouvements autonomes se projettent aujourd’hui principalement dans la rupture radicale avec l’Etat et le capitalisme. Depuis les années 2000, ils se traduisent par des occupations de lieux, des blocages et des cortèges de tête dans les manifestations qui peuvent user de la violence pour faire valoir leur opposition. Les militants dénoncent l’omniprésence de l’Etat, du pouvoir et de sa violence symbolique à travers toutes les institutions inégalitaires. La lutte des classes n’est cependant pas la seule revendication des militants : les préoccupations écologiques sont aussi centrales, ainsi que le féminisme et la lutte pour le droit des minorités. L’auteure montre que les occupations comme celles de Notre-Dame-des-Landes ou celle de Bure visent à exister comme contre-projet à l’ordre social et que ce sont des zones de conflictualité continues avec les forces de l’ordre. C’est ainsi qu’elle en parle en termes de « régime occupationnel ».

12Dans le chapitre « A l’opposé des classes créatives ? L’expérience individuelle à l’origine d’une occupation » (p. 190), la sociologue dresse un portrait général des occupants. On y apprend que pour la plupart d’entre eux, l’activité salariée et précaire est perçue comme une régression sociale. Ils se considèrent maltraités socialement et économiquement par l’Etat et le néolibéralisme. Ce n’est ni la jeunesse dorée ni la « bohème artiste ». L’auteure dit y retrouver des artisans, des architectes, des travailleurs de grandes entreprises de production ou en encore des enseignants assimilables à la classe moyenne. La majeure partie des occupants est jeune, ils sont très informés sur les luttes et un bon nombre a vécu le salariat occasionnel. Sylvaine Bulle montre que l’installation en ZAD est rarement un basculement brutal, mais qu’il s’agit au contraire d’un « glissement réfléchi ». Contrairement à ce que les militants qualifient de « tourisme militant », le parcours d’entrant en ZAD implique une « rupture salariale ». Elle est d’ailleurs célébrée au sein du collectif comme « un acte d’émancipation par rapport à l’aliénation et la frustration qui cloisonnent les sphères de la vie » (p. 197).

13Dans la partie « La zone d’autonomie saisie par son dedans » (p. 127), la chercheuse explique avec finesse ce qu’impliquent l’occupation et la dureté des conditions de vie pour l’adaptation des corps. On apprend que pour beaucoup des primo-arrivants, cette expérience fait suite à d’autres expériences collectives au sein de leur trajectoire. La plupart ont déjà expérimenté des chantiers, la vie en squat et la gestion collective de lieux occupés. Comme le souligne l’auteure, ce sont des « tentatives parsemant un parcours marqué par la recherche de formes de vie allant de l’autonomie à l’anarchisme révolutionnaire » (p. 127). On apprend que la vie en squat ou dans un bocage pose finalement les mêmes questions vitales et pratiques liées à la prise de possession de lieux et implique une vigilance par rapport au risque policier d’évacuation. Mais l’auteure montre que l’organisation et la tenue des lieux d’une occupation s’avèrent plus politiques et collectives que la vie en squat et qu’« entrer en ZAD » consiste à créer des formes d’existence avec des règles propres.

Les grammaires de l’autonomie

14Sylvaine Bulle analyse les grammaires de l’autonomie mises en œuvre sur les lieux occupés. On voit l’importance donnée à l’anti-autoritarisme cristallisé dans le féminisme, la défense des droits des peuples autochtones ou la non-domination économique ou extractive s’exerçant sur les êtres vivants. Cela donne lieu à une critique de la domination en partant de toutes les petites tyrannies de la vie ordinaire, conscientes ou non, y compris dans ces lieux de vie sur la ZAD qui se veulent dégagés de l’oppression. L’idée est que « la transformation de soi va avec la transformation du monde et cela aboutit à une vigilance quotidienne par rapport aux comportements virilistes ou transphobes sur les lieux occupés » (p. 209). Les pratiques des uns et des autres sont donc observées dans leur dimension idéologique et politique et l’on peut faire un lien avec ce que Geneviève Pruvost nomme « la politisation du moindre geste » au sein des milieux alternatifs (Pruvost 2015).

15Cette observation critique mutuelle au sein des lieux occupés peut donc générer des tensions mais Sylvaine Bulle mentionne deux règles qui permettent au groupe une certaine cohésion : l’autodéfense face aux adversaires et le principe de solidarité. L’autodéfense face aux forces de l’ordre est considérée comme un principe supérieur qui permet de dépasser les différences affinitaires (y compris avec les riverains). Il y a aussi une règle de la solidarité qui, aux côtés de celle de la non-autorité, est considérée nécessaire à l’exercice de la liberté. Elle se traduit par la redistribution alimentaire, le statut non privatif de l’habitat et les coopératives de matériel et de semences. L’idée est d’assurer un accès aux ressources pour les plus fragiles. Comme l’explique l’auteure, il s’agit d’une conception de l’autonomie basée sur l’associationnisme en référence à Proudhon (1863) qui permet de consolider la nature des liens coopératifs dans le partage d’un milieu.

16Dans cette « grammaire de l’autonomie », Sylvaine Bulle aborde aussi les relations affectives, notamment dans le chapitre « Confort affectif et politisation de la vie privée » (p. 236). Elle dépeint un univers où le couple hétéronormé apparaît comme majoritaire mais où le machisme est surveillé au sein de la vie intime. Ce modèle classique cohabite cependant avec la polyrelation ou des relations libres. Ces pratiques se rapprochent ainsi des communautés libertaires des années 1960 où la circulation du désir et le refus de la possession étaient centraux. Le concept d’« autonomie affective » est ainsi prônée par certains mais l’auteure montre aussi la complexité et parfois l’inconfort que cela peut générer dans la pratique au sein de ces lieux de vie collectifs.

De l’« art de la résistance »

17La description et l’analyse de ces occupations ont permis à Sylvaine Bulle de visibiliser des pratiques créatives en lien avec la notion d’autonomie. Elle montre en effet la façon dont les militants tentent de mettre en adéquation des enjeux politiques avec des affects et une créativité qui s’expriment dans leurs stratégies d’autodéfense et dans leur organisation. Elle mobilise régulièrement de Certeau pour décrire les ruses des occupants afin d’exercer leur « art de la résistance » (de Certeau 1990).

18Elle montre qu’un des répertoires d’action de l’autodéfense est de nourrir le langage de la dérision et de l’humour à des fins poétiques et sarcastiques. Les témoignages repris au long de l’ouvrage nous font découvrir cet usage de la langue, sa force et parfois son détournement au service de leur cause. Au-delà du pouvoir des paroles, il y a aussi toute la vie pratique qui requiert une certaine ingéniosité non dénuée de combativité et parfois de poésie. De nombreux exemples donnent un aperçu du quotidien sur la ZAD et de l’inventivité des militants. L’auteure dépeint notamment le rapport aux objets usagés, leur utilité, mais aussi leur réappropriation et leur détournement. On peut prendre le cas d’une bouteille de gaz vide qui peut servir à faire un cuiseur alimenté au bois, ou devenir un instrument de musique ou une bombe factice en cas d’expulsion. Des outils de jardin, pour leur part, peuvent, d’une heure à l’autre, se transformer en arme pour la défense des barricades.

19L’auteure explique également en détail les différents moyens de subsistance sur le lieu, le rapport à l’argent et à la « chourre » (le vol). On découvre la manière dont cette dernière est valorisée dans les milieux autonomes. Elle est justifiée politiquement par l’idée que « tous les produits sont issus de l’exploitation humaine et animale et qu’ils sont donc issus d’une captation, d’un vol de l’énergie humaine » (p. 147). L’idée maîtresse est aussi celle de la redistribution.

20L’agriculture fait aussi partie des dispositifs stratégiques de la ZAD. Dans le chapitre sur « Les différentes représentations de l’agriculture au sein de la forme “occupation” » (p. 153), l’auteure décrit la façon dont l’agriculture permet de connecter différents milieux (paysans, étudiants, saisonniers) et différentes formes de sensibilité autour de la circulation des savoirs et des expériences. Non formés à l’agriculture pour la plupart, les militants apprennent sur le tas, « convertissant leur expérience urbaine en utopie, en “monde désirable” pour certains, et en avant- poste révolutionnaire pour d’autres » (p. 191).

L’agriculture est une ressource nourricière qui est pensée encore une fois dans une optique de redistribution pour un ensemble d’acteurs et de luttes. « Nourrir la lutte » est une expression couramment utilisée en ZAD. La terre est vue comme le support d’une éthique environnementale et une voie de sortie du capitalisme. Sylvaine Bulle montre ainsi que l’expérience paysanne relève d’une expérience politique permanente.

Mais le rapport à la production agricole est aussi source de conflits. La chercheuse dépeint avec finesse les différents rapports à la nature qui sont parfois clivants sur ces lieux militants. Elle évoque dans un premier temps les paysans historiques, « peu voués à l’expérimentation, à l’informalité et à la mise en commun » (p. 157). D’autre part, il y a les militants qui ont une approche stratégique d’une terre nourricière afin d’alimenter des fronts de lutte. Mais on découvre que cette conception peut parfois se heurter aux approches des occupants nommés les « primitivistes » à l’est de Notre-Dame-des Landes. Ces derniers ont un rapport plus spirituel à la nature reposant sur la non-mécanisation et l’antispécisme. L’une de leurs valeurs fondamentales est « de faire à la main avec ce que l’on a sous la main » afin de maintenir un rapport physique et parfois cosmique à la terre.

21L’ouvrage nous montre ainsi les différentes ambiances sur les lieux occupés où certains sont plus ou moins actifs et entreprenants et d’autres plus ou moins contemplatifs. L’auteure développe des parties passionnantes sur les rapports différenciés à l’écologie et au vivant dans les différents secteurs de la ZAD.

Un rapport à la nature différencié

22Sylvaine Bulle analyse en fil rouge au long de son ouvrage les rapports entre autonomie et écologie. Elle les conceptualise dans le chapitre « Travailler à la marge et dans les limites de l’anthropocène » (p. 47). Elle mobilise des auteurs comme Viveiros de Castro et Latour pour montrer la façon dont la sensibilité des militants au vivant, élargie aux animaux et aux plantes, fait partie du combat pour la défense de ces territoires. Ce rapport à la nature prend pour certains une dimension sacrée, quasi-religieuse, et la chercheuse s’intéresse aux différentes ontologies qui se déploient sur ce lieu de résistance. On entre dans des univers sensibles tout en explorant leur dimension politique et conflictuelle.

On découvre d’abord qu’une partie de la culture de l’occupation réside dans le choix de certains lieux : bois, bocage, maquis ou terres paysannes. Le rapport au milieu vivant et à la non-différenciation entre homme et nature y est central. Différents témoignages montrent que la forêt, le bois, le bocage revêtent pour la plupart des occupants une dimension sacrée.

23L’auteure décrit avec finesse la zone Est de Notre-Dame-des-Landes, où elle a principalement mené son enquête. Elle dépeint un lieu à part, avec sa philosophie et ses règles. On en comprend mieux les spécificités dans la partie « La magie des lieux ou écologie radicale ? » (p. 165). La zone Est ne relève pas d’un mouvement défensif, mais plutôt d’une certaine radicalité par rapport à son éthique et son rapport à la nature. L’habitat y est mobile, se composant de vans, de caravanes, de yourtes et de cabanes en palettes. L’agriculture y est minimale, tout comme la participation aux taches collectives. C’est une zone non motorisée avec l’idée de limiter l’impact des interventions humaines. Les engins motorisés y sont décrits comme de véritables agressions et l’auteure explique que cette zone délimite finalement un « espace affinitaire » en rupture radicale avec la société industrielle.

24Dans ce contexte, les modes de vie sont basés sur la rareté et la frugalité. L’auteure nous fait pénétrer cet univers et éclaire les contradictions et les oppositions qu’il peut y avoir entre les différentes bases de vie au sein de la ZAD de Notre-Dame- des-Landes. Il y a donc les cabanes des « primitivistes » à l’Est. Au Centre et à l’Ouest, il y a des constructions en dur que ceux de l’Est qualifient de « luxueuses » et de « squats bourgeois » avec un accès à l’eau, à l’électricité et un four à bois. Les habitants du centre et de l’Ouest, appelés les « métayers » et/ou les « stratèges », sont dotés de moyens matériels et logistiques plus importants et ils sont davantage dans une optique productive afin de « nourrir la lutte ». L’auteure donne divers exemples de conflits que ces différentes approches par rapport à la nature peuvent générer. Parmi ceux-ci figure l’affrontement avec les « appellistes » concernant la coupe de bois pour des constructions. Pour cette tendance de l’autonomie, la stratégie consiste à accroître l’autonomie matérielle et donc la production de bois, de nourriture, de structures logistiques, etc. Ce sont les besoins du collectif et ceux de la lutte qui sont vus comme prioritaires. Au contraire, pour les « primitivistes » de la zone Est, la priorité est de limiter l’impact des interventions humaines. Leur objectif est « de limiter l’ “action de l’anthropos” et de rappeler la place de l’humain parmi les vivants » (p. 167).

25Sylvaine Bulle fait ensuite une analyse de leurs rapports différenciés à l’activité humaine et au désœuvrement. Qui produit ? Peut-on être improductif sans être dépendant des autres ? C’est la question que l’on suit en fil rouge tout au long des deux dernières parties de l’ouvrage.

26Les moins actifs dénoncent une domination interne officieuse et la reconfiguration d’une domination bourgeoise. On assiste ainsi à un conflit de valeurs que S. Bulle analyse comme relevant d’inégalités de dispositions et de capital culturel et politique. En effet, les capitaux symboliques varient selon les parcours sociaux des occupants, qui vont de l’enseignant à l’ingénieur et au « punk à chien » n’ayant pas étudié et renvoyé au stigmate de la vie en squat. L’auteure montre cependant que les conflits s’atténuent lorsqu’il existe une vraie circulation entre les différents lieux de vie. En effet, « plus les ressources circulent, plus elles sont partagées, plus les personnes circulent avec elles et désamorcent les jugements que l’on projette vers l’inconnu » (p. 249).

Une conflictualité interne qui s’exacerbe au fil des chapitres

27Sylvaine Bulle détaille ainsi avec finesse les différents types de conflits que l’on retrouve sur la ZAD. Elle donne de nombreux exemples qui nous font entrer dans un univers foisonnant de diversité et de complexité. Ils se cristallisent et se durcissent dans la quatrième et dernière partie de l’ouvrage « Au fond de la ZAD, la commune ou l’Etat ? ». Ce titre s’inspire du titre de l’ouvrage de référence de Danielle Leger et Bertrand Hervieux Le retour à la nature - Au fond de la forêt... l’Etat publié en 1979. Cet ouvrage traitait des communautés néorurales des années 1970 et les sociologues y dépeignaient les espoirs et les désillusions de la vie communautaire de l’époque. Ils montraient cependant que ceux qui ont su composer sont devenus des agents efficaces de l’aménagement rural et touristique de régions abandonnées.

28Sylvaine Bulle décrit des processus similaires à partir de 2017 avec l’abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. C’est alors que se sont cristallisées des divergences entre différents pôles, entre ceux qui sont partisans d’une négociation avec l’Etat et ceux qui refusent tout compromis avec l’extérieur : « Les différences de positionnements internes par rapport à la légalité et à la normalisation, qui peuvent être résumées par “faire le jeu de l’Etat ou s’en défaire”, ont clivé profondément les différents groupes militants » (p. 259).

Les fermes productives de Notre-Dame-des-Landes sont celles qui affichent une façade acceptable et respectable vis-à-vis de l’extérieur et qui souhaitent faire perdurer les projets initiés. Elles se concentrent dans les zones Ouest et Centre avec les boulangeries, les groupes « vaches », les forges, la tannerie et les coopératives. Elles offrent une image publique d’une occupation consensuelle portant les valeurs « alternatives » d’un autre monde. Ces groupes, qui ont accepté de collaborer avec l’Etat, sont nommés les « réformistes » par leurs détracteurs. Ils sont accusés de s’acclimater avec le système et le « capitalisme vert ». Ils sont même accusés de se penser comme des « propriétaires de la ZAD » au détriment de la puissance révolutionnaire et subversive à l’origine du combat. A contrario, les porteurs d’une solution prônant le maintien dans les lieux dénoncent l’intransigeance ou l’inertie contre-productive de ceux qui réfutent tout projet d’avenir.

29Dans ce contexte de normalisation, on voit se disloquer progressivement les différentes parties de la ZAD, qui ne sont plus unies par le pacte de défense qui les liait. On voit apparaître alors la « décollectivisation » et la « désolidarisation » entre les lieux et les groupes affinitaires qui tenaient ensemble dans un contexte de lutte qui les dépassait.

L’auteure fait apparaître les blessures et les souffrances des militants très impliqués depuis des années et qui se sentent trahis par ce qu’ils considèrent être une compromission. Proche de la zone Est où elle a fait l’essentiel de son enquête, Sylvaine Bulle donne la parole à ceux qui ont été invisibilisés dans le processus de « normalisation » de la ZAD. L’analyse de ces tensions amène à comprendre le départ de l’ensemble de ces personnes de l’ex-zone Est : « Pour ces “irréductibles”, réduits à l’impuissance, la fin de la ZAD sonne le renoncement à l’autonomie radicale, à la subversion au profit de la normalisation » (p. 293).

30Les « interludes » qui entrecoupent les différentes parties de l’ouvrage mettent en avant des extraits de paroles des occupants. Ces récits faits par les acteurs eux-mêmes, souvent teintés d’humour, relatent leurs aspirations, leurs idéaux, leurs émotions liées à la lutte. Mais il transparaît aussi, à travers ces témoignages parfois critiques, le désenchantement qui peut être vécu par certains au sein de ces lieux militants hétérogènes traversés de conflits internes. Le livre prend une forme originale avec cet entrelacs de récits des acteurs eux-mêmes. D’un abord très théorique au début, on pénètre progressivement l’univers de ces lieux combatifs et créatifs. Sylvaine Bulle livre ici un témoignage riche et une analyse poussée de ces mondes autonomes dans leur complexité. On y découvre des sensibilités et des combats divers qui s’unissent ou se clivent selon les contextes. Cela permet de dépasser l’image homogénéisante qui est souvent donnée à voir de ces occupations et de pénétrer un monde bien plus riche, sensible, divers et subtil qu’il peut y paraître au premier abord.

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Bibliography

Castoriadis, Cornelius, 1975. L’institution imaginaire de la société. Paris : Seuil.

de Certeau, Michel, 1990. L’invention du quotidien. Paris : Gallimard.

Descola, Philippe, 2005. Par-delà la nature et la culture. Paris : Gallimard.

Latour, Bruno, 1991. Nous n’avons jamais été modernes – Essai d’anthropologie symétrique. Paris : La Découverte.

Leger, Danielle & Bertrand Hervieux, 1979. Le retour à la nature – « Au fond de la forêt… l’Etat ». Paris : Editions du Seuil.

Proudhon, Pierre Joseph, 1863. Du principe fédératif. Paris : E. Dentu.

Pruvost, Geneviève, 2013. « L’alternative écologique – Vivre et travailler autrement », Terrain 60, pp. 38-55.

Viveiros de Castro, Eduardo, 2015. The relative native – Essay on indigenous conceptual worlds. Chicago, IL: University of Chicago Press.

Wright, Erik Olin, 2017. Utopies réelles. Paris : La Découverte.

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References

Bibliographical reference

Maïté Boullosa-Joly, “Sylvaine Bulle, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie, de Bure à Notre-Dame-des-Landes”Civilisations, 70 | 2021, 144-154.

Electronic reference

Maïté Boullosa-Joly, “Sylvaine Bulle, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie, de Bure à Notre-Dame-des-Landes”Civilisations [Online], 70 | 2021, Online since 01 November 2021, connection on 13 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/civilisations/6939; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/civilisations.6939

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About the author

Maïté Boullosa-Joly

Maïté Boullosa-Joly est maîtresse de conférences en anthropologie à l’Université de Picardie Jules Verne (Amiens), chercheuse au CURAPP-ESS (UMR 7319, CNRS). Elle mène des recherches sur les mouvements indiens et le militantisme autochtone en Argentine depuis le début des années 2000. Depuis 2015, ses recherches portent également sur les collectifs alternatifs en France néorurale. Cette recherche sur les collectifs a donné également lieu à des enquêtes avec les étudiants d’anthropologie d’Amiens et la réalisation d’un webdocumentaire : « Rencontres du troisième lieu – Actions collectives et solidarités dans les Tiers-lieux amiénois en temps de crise sanitaire » (2021-2022). Publications et photos de terrain │ Université de Picardie Jules Verne, Citadelle d’Amiens, 10 rue des Français Libres, 80000 Amiens, France – maite.boullosa[at]u-picardie.fr

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