- 1 Propos recueillis lors de la présentation de ma thèse à la Casa de la Cultura Afrouruguaya, à Monte (...)
« J’ai rencontré une femme un jour qui m’a dit : “Vous les Noirs, vous ne savez pas exactement ce qui vous unit. Vous les Noirs, vous ne savez rien de votre religiosité”. Je lui ai répondu que c’était vrai et je lui ai demandé si elle allait me l’apprendre. Elle me ramène alors un livre. Et là, je n’en reviens pas de ce que je découvre. La force de la nature, c’est-à-dire les orishas, je n’avais rien vu de tel dans ma vie. A peine avais-je entendu dans quelques chansons de Pedro Ferreira parler des orishas comme Shangó et Iemanjá. C’était un monde nouveau, je ne savais pas ce que c’était l’umbanda, le batuque, rien. Mais je voulais connaître cet héritage que je portais. (…) Et quand j’ai fait la connaissance des orishas, je suis tombée amoureuse, éperdument amoureuse. Pas seulement des images auxquelles je pouvais m’identifier du point de vue de la couleur de peau – alors que Dieu est blanc avec les yeux bleus – mais aussi des qualités de chacun d’entre eux »1.
- 2 Que le lecteur ne se formalise pas, il trouvera dans ce texte le terme orisha parfois écrit orixá, (...)
- 3 Le candombe est joué pendant le Carnaval de Montevideo, un concours sur scène d’une quarantaine de (...)
- 4 Ceci explique certainement que le candombe n’ait jamais retenu l’attention de Roger Bastide. Cette (...)
1C’est ainsi que Chabela Ramírez, chanteuse de candombe et militante afro-uruguayenne, décrit sa rencontre avec les orishas, les divinités d’origine yoruba qui font l’objet d’un culte dans les religions afro-brésiliennes et afro-cubaines2. Malgré sa ressemblance avec son quasi-homonyme « candomble », la religion afro-brésilienne bien connue des études afro-américanistes françaises (Bastide [1958] 2000 ; Capone 1999), le candombe afro-uruguayen est un genre musico-chorégraphique polymorphe qui se pratique aujourd’hui sous différentes formes dans des contextes festifs et carnavalesques3. Si une dimension religieuse existait certainement dans ce qu’on appelait « candombe » au début du 19e siècle, c’est-à-dire les pratiques musicales et dansées des populations africaines réduites en esclavage à Montevideo (Ayestarán 1953), le processus de spectacularisation qu’elles ont connu à partir de la deuxième moitié du 19e siècle, dans un contexte de sécularisation et de « blanchiment » de la société uruguayenne (Ferreira 2003b ; Andrews 2011), en a effacé les traces explicites4.
2Après plusieurs décennies de transformations et d’adaptations tant sociales que musicales, le candombe a fait l’objet, à partir de la fin de la dictature militaire (1973-1985), d’une appropriation d’une ampleur sans précédent. Les Uruguayens de toutes origines, les habitants des villes de l’intérieur du pays et les migrants uruguayens en Europe, aux Etats-Unis et en Australie se sont mis à jouer des tambours en cortège. Cette pratique, appelée llamada (appel) et qui renvoie au système d’appel-réponse qui caractérise cette polyrythmie, était jusqu’alors circonscrite à trois quartiers du centre-ville de Montevideo à forte densité de population afro-uruguayenne : les quartiers Sur, Palermo et Cordón. Cet engouement populaire, conjugué à l’usage du candombe comme instrument de musical construction of place (Stockes 1994) par les organisations noires et à l’intérêt de la gauche uruguayenne à s’inscrire dans le multiculturalisme et la défense des droits des populations indigènes et afrodescendantes en Amérique latine prônée par les instances internationales (Cunin 2006), ont conduit à la patrimonialisation du candombe, déclaré Patrimoine National en 2006 et ajouté à la liste du Patrimoine Culturel Immatériel de l’UNESCO en 2009.
- 5 La transnationalisation (religieuse) désigne ici la relocalisation de pratiques religieuses, de cro (...)
- 6 Le batuque est une religion afro-brésilienne originaire de l’Etat de Rio Grande do Sul, région fron (...)
3Dans ce contexte aux enjeux multiscalaires, mon travail de recherche s’est intéressé aux positionnements esthétiques des musiciens afro-uruguayens et des musiciennes et danseuses afro-uruguayennes, revendiquant une propriété culturelle sur le candombe par sa « réafricanisation » (Biermann 2011, 2015), notion que je définis ici comme un processus de sémantisation du candombe par des éléments sonores, gestuels et poétiques associés à l’Afrique, qui s’inscrit dans une volonté de retour aux origines. Or ces éléments utilisés par les artistes afro-uruguayens sont principalement issus des religions afro-brésiliennes, lesquelles se sont implantées en Uruguay à partir de la fin des années 1950. L’Uruguay a été en effet le premier terrain du phénomène de transnationalisation5 des « religions des orishas » (Argyriadis & Capone 2011), plus particulièrement l’umbanda et le batuque6, que l’on désigne localement comme les religiones afro (« religions afros »). Si les modalités d’implantation de l’umbanda et du batuque dans le champ religieux uruguayen ont été retracées (Pi Hugarte 1998 ; Frigerio 1998, 2011), mes enquêtes ethnographiques, menées depuis 2007 à Montevideo, invitent à considérer le rôle du candombe, en tant qu’emblème de la culture afro-uruguayenne, dans cette incorporation des religiones afro à la culture nationale.
4A partir d’une analyse des trajectoires et des productions musicales de deux figures du candombe, le chanteur et compositeur Pedro Ferreira (1910-1980) et la chanteuse et militante Chabela Ramírez (1958), mon propos est de comprendre comment ces deux artistes ont joué et jouent le rôle de « passeurs » de mythes et de sons associés aux religiones afro, tout en resituant les enjeux esthétiques et politiques qui traversent leurs créations musicales. Cette analyse s’appuie sur un travail d’archives et le recueil de sources orales pour Pedro Ferreira, et sur les données de l’enquête ethnographique que je mène avec Chabela Ramírez depuis plus d’une dizaine d’années. Mon travail de recherche m’a permis d’identifier deux phases qui caractérisent les modalités d’articulation entre le candombe, les religiones afro et la construction d’afrodescendance en Uruguay, la première, datant des années 1950, dans un contexte de circulations musicales et culturelles à l’échelle globale et de « tropicalisation » du candombe (Aharonían 2010 ; Ferreira 1997), et la seconde, depuis les années 1990, dans le cadre d’un militantisme politique et culturel articulé à un phénomène de transnationalisation religieuse.
5En ce sens, cet article entre en résonance avec les recherches qui se sont intéressées, en d’autres lieux, à la relation entre africanité et religion (pour les Etats-Unis, Capone 2005b ; Guedj 2011), et celles qui ont montré comment cette relation se construit par l’appropriation d’éléments religieux dans des pratiques musico-chorégraphiques carnavalesques, comme à Salvador de Bahia par exemple (Agier 2000). De même, mon propos s’inscrit dans la continuité des travaux qui envisagent la manière dont la sacralité de la musique religieuse peut être adaptée, appropriée, et participer à la fabrication d’appartenances multiples et de mémoire(s) culturelle(s) (Sullivan 1997).
- 7 J’utilise ici le terme criollo (créole) pour me référer aux descendants de colons nés sur le sol ur (...)
6Montevideo est une ville portuaire, pôle des flux commerciaux et culturels de l’Atlantique sud reliant La Havane, Rio de Janeiro, Buenos Aires, l’Afrique et l’Europe. Dans les dernières décennies du 19e siècle, le Carnaval de Montevideo, dont les traces remontent au premier temps de la colonie, se transforme en un carnaval de spectacles sous l’impulsion des autorités de la ville qui encouragent la professionnalisation des ensembles qui y participent (Alfaro 1991). Ce sont les spectacles des Sociétés de Noirs et de Lubolos qui sont les plus appréciés du public. Composés d’Afro-Uruguayens, de criollos7 et de migrants européens qui s’installent dans la capitale, ces troupes présentent des tableaux dansés accompagnés d’hymnes, de tangos, de candombes et de valses.
- 8 Le Trio Matamoros, formé en 1925, est un des groupes emblématiques de la trova cubaine, qui a fait (...)
- 9 Extrait d’un entretien daté du 17 février 2012.
7Dans les années 1920, de l’autre côté de l’Atlantique, les musiques et danses noires des trois Amériques connaissent un immense succès, notamment à Paris (Décoret-Ahiha 2004 ; Jacotot 2008). « Habilitées et installées mondialement par le goût parisien » et transmettant de ce fait « un message de sophistication, de cosmopolitisme et de raffinement urbain » dont le candombe ne bénéficiait pas localement (Andrews 2011 : 108), ces musiques afro-américaines, diffusées via l’industrie discographique, les ondes radiophoniques et les tournées des musiciens (Ferreira 2003a : 144), vont entrer au répertoire des Sociétés de Noirs et de Lubolos. Dans les années 1920, on écoute donc à Montevideo, comme me le raconte l’historien afro-uruguayen Tomás Olivera Chirimini, d’un côté de « la música típica (musique typique), c’est-à-dire tango, milonga et valse, et de l’autre on écoute à la radio la musique brésilienne : le maxixe, le samba, le choro et la musique cubaine, comme le Trio Matamoros8, et puis aussi du jazz bien sûr »9.
- 10 Le son, genre musical cubain, sera écrit en italique, à la différence des autres genres musicaux, p (...)
- 11 Los Lecuona Cuban Boys, formés par le pianiste Ernesto Lecuona en 1933, sillonnent d’abord l’Europe (...)
8Deux décennies plus tard, le marché culturel international est caractérisé par l’omniprésence d’images et de sons venus des Caraïbes (Ávila Domínguez et al. 2011). Le son10, érigé en musique nationale sous l’impulsion du mouvement afrocubaniste (Moore 2002 ; Argyriadis 2005), mais aussi la rumba et la conga connaissent un rayonnement international par le biais des majors américaines comme RCA Victor et Columbia Records, qui inondent le marché avec ce qui est devenu l’un des meilleurs produits d’exportation de l’île (Leymarie 1997). Los Lecuona Cuban Boys11, La Sonora Matancera et sa charismatique chanteuse Celia Cruz ou encore l’orchestre féminin La Orchesta Anacoana, emblématiques de l’âge d’or du son cubain, font des tournées qui passent par Montevideo. L’esthétique de ces « versions d’exportation » des orchestres cubains (Aharonián 2010 : 148) influence un certain Pedro Rafael Tabares, connu sous le nom de Pedro Ferreira (photo 1), célébré comme celui qui a su « faire une synthèse de ces mélodies [cubaines] avec notre rythme [de candombe] » et dont les pièces sont devenues des standards (Olivera Chirimini & Varese 2000 : 73).
9Pedro Ferreira est considéré comme le chanteur-compositeur le plus important du candombe de carnaval, mais peu connaissent son histoire aussi bien que l’historien Tomás Olivera Chirimini. Pendant mon séjour à Montevideo en 2012, je le rencontre dans son ancienne maison de famille devenue le local de son association culturelle, « Africanía », dans le quartier Palermo, qui renferme des trésors d’archives qu’il a collectées et garde précieusement. Dans le salon siègent un vieux piano désaccordé et des tambours de candombe. Sur le mur, des panneaux sont couverts de photographies et de coupures de journaux à la gloire du quartier et de ses figures légendaires. Parmi elles, des photos de Pedro Ferreira, que Tomás appelle affectueusement Pedrito.
Photo 1. Affiche du concert d’Hommage à Pedro Ferreira, Montevideo, 3 décembre 2014, Jour National du Candombe
© Portal Candombe (www.candombe.com.uy)
- 12 Entretien du 17 février 2012.
Pedro naît en 1910. Par conséquent, de ses dix ans jusqu’à son adolescence, il s’imprègne à la fois de la musique brésilienne, qui était ce qui arrivait ici au Carnaval, et de la musique cubaine. Il est resté charmé par le son de tous ces orchestres, le Trío Matamoros, Los Lecuona Cuban Boys. Lui qui était d’une origine très modeste travaillait depuis tout jeune comme vendeur de journaux dans un coin de rue, tout près d’ici dans le quartier [Palermo]. Il s’avère qu’il avait un grand sens de la musique, alors il décide, vers l’âge de vingt ans, de tenter sa chance à Buenos Aires, où il travaille encore comme vendeur de journaux et cireur de chaussures. Et là-bas, il rencontre un groupe de musiciens cubains qui lui font connaître d’un peu plus près leur musique et il en sort complètement fasciné12.
- 13 Asociación General de los Autores del Uruguay.
10La passion de Pedro Ferreira pour la musique afro-cubaine est en effet relatée par tous ceux qui l’ont connu et fait partie intégrante de sa légende. En rentrant à Montevideo, en 1944, après son expérience musicale avec le Trío Tropical à Buenos Aires, il intègre en tant que chanteur un groupe appelé Cubanacán et fait également ses débuts dans les Sociétés de Negros y Lubolos au Carnaval de Montevideo. C’est à partir de 1954 qu’il devient une figure du candombe de carnaval, en dirigeant le groupe Fantasía Negra du quartier Palermo, qui va gagner pendant cinq années consécutives le premier prix dans la catégorie Société de Noirs et de Lubolos. En 1957, il forme à nouveau un groupe qu’il dirige cette fois sous le nom de Pedro y su Cubanacán. Alexis Buenseñor, jeune trompettiste à l’époque, aujourd’hui directeur d’AGADU, l’Association Générale des Auteurs de l’Uruguay13, se rappelle quand Pedro Ferreira jouait avec la Cubanacán :
- 14 La tumbadora, appelée aussi tumba ou conga, est un membranophone à une peau d’origine afro-cubaine, (...)
- 15 Entretien du 27 février 2012.
Je me souviens d’un thème, un tube qui rendait les gens fous. Il le jouait pendant cinq minutes et les gens dansaient, dansaient. [...] Ça chantait avec un seul micro et des baffles horribles, le piano était désaccordé, le son était pourri mais c’était spectaculaire. Il faisait une fusion mais super rudimentaire. Parce qu’aujourd’hui ceux qui font de la fusion, ils montent sur scène avec les trois tambours [de candombe]. Mais à cette époque, il y avait une seule tumbadora14, une cloche et une ou deux trompettes, pas plus15.
11A l’époque Pedro Ferreira se produit dans ce qu’on appelle les bailes de la raza [« bals de la race »], des soirées dansantes majoritairement fréquentées par les Afro-Uruguayens. Il y joue à la fois des reprises et les chansons qu’il a écrites pour les spectacles de carnaval.
12Dans les registres d’AGADU, on trouve la liste de soixante-seize compositions de Pedro Ferreira, classées par genre musical. Dix-sept candombes, sept tangos et milongas, cinq chansons de genres musicaux européens (valse, marche, scottish, jota, suite), cinq de genres brésiliens (baion et choro), une chanson enregistrée sous l’appellation « carnaval » et enfin quarante et une chansons de genres cubains (bolero, son, guaracha, conga, rumba, canción et afro). La musique cubaine représente donc plus de 50 % du répertoire enregistré par Pedro Ferreira. Parmi ces chansons, six d’entre elles interpellent par leur connotation religieuse :
-
Africano va a la guerra [Africain va à la guerre], 1954, avec texte et partition. Les paroles évoquent « Shango », « Ogun » et une danse « yoruba ».
-
Canto a Ogun [Chant pour Ogun], sans date, avec texte et partition. Les paroles mentionnent des personnages : « Ogun », « Yemaya », « Adyinacu », « Teyú » et « Logozé ».
-
Canto Toruba [Chant Toruba], 1958, avec texte et partition. Les paroles parlent d’un « royaume Toruba » de « Shango », de « Olorúm », de « Echú », et « Yfá ».
-
Invocación a Ecue [Invocation à Ecue], 1959, sans texte ni partition. Le choeur Afrogama chante ce thème dont les paroles mentionnent « Iemanjá » et « Shango ».
-
- 16 S’il existe des enregistrements de certaines chansons de Pedro Ferreira, en revanche il n’y a aucun (...)
Negro Lucumí16 [Noir Lucumi], 1954, avec texte et partition. Le texte indique que cette chanson est un « lamento esclavo », une lamentation d’esclave qui évoque la privation de liberté et la nostalgie de l’Afrique, de la jungle et des danses de la tribu.
-
Santo va abla (sic) [Le saint va parler], sans date, avec texte et partition. Les paroles parlent d’un « bongo », de « Yemaya » et de « Shango ».
- 17 Le rythme de candombe est quant à lui construit sur une division binaire du temps et joué avec main (...)
13Ces thèmes, enregistrés sous l’appellation afro, afro-cubano ou canción, ont été composés pour Fantasía Negra, la Société de Noirs et de Lubolos que dirige à l’époque Pedro Ferreira. En effet, dans les années 1950, la dernière partie des spectacles des Sociétés de Noirs et de Lubolos était appelée « Canción ou “Afro” » et se composait « de chants afro-cubains » (de Carvalho Neto 1967 : 35). Une séquence que l’on retrouve aujourd’hui dans les spectacles sous la forme d’un « tableau afro », évoquant l’Afrique ou les premiers temps de l’esclavage, notamment à travers la « danse d’un sorcier africain ou l’évocation d’une ancienne danse africaine » (Ferreira 1997 : 46), tableau qui sera accompagné par un thème sur un rythme appelé afro, caractérisé par une métrique ternaire et joué avec les deux mains17.
- 18 Le terme lucumí désigne aussi la langue liturgique d’Ocha-Ifá ou le système cultuel lui-même qui ré (...)
14Les titres ou les paroles de ces six chansons à connotation religieuse sont remplis de références aux orishas. Les plus mentionnés sont Shangó, divinité de la virilité, du tonnerre et du tambour, Iemanjá, divinité des océans, et Ogun, divinité du feu, de la guerre et patron des forgerons. On retrouve également « Ecue », soit Ekué, nom à la fois du tambour sacré et de la voix de celui-ci dans le culte abakuá à Cuba. Dans le chant Canto Toruba sont mentionnés Olorum, dieu suprême dans les religions des orishas, et Ifá, nom renvoyant au système de divination afro-cubain Regla de Ifá, parfois confondu avec l’orisha Orunmilá, divinité de la divination, du destin, de la sagesse. Apparaît également le nom « Echú », soit Exu, nom de l’orisha messager entre les hommes et les divinités, central dans le candomblé afro-brésilien mais que l’on retrouve aussi à Cuba. De plus on trouve l’ethnonyme Yoruba et celui de Lucumí, qui était utilisé comme synonyme de Yoruba à Cuba18.
- 19 Le bongó est un membranophone composé de deux petits tambours, le plus gros nommé hembra (femelle) (...)
- 20 Deux femmes afro-cubaines en seront les visages les plus connus : Merceditas Valdés, surnommée la P (...)
- 21 La « Vedette » est la figure qui s’impose dans les défilés à partir des années 1950, fortement insp (...)
15Or d’après les témoignages que j’ai pu recueillir, notamment auprès de son fils, Pedro Ferreira n’était pas initié aux religiones afro. Pourtant une partie non négligeable de son répertoire démontre une connaissance ou au moins un usage répété des noms des orishas ou de termes liés aux religions afro-cubaines, et ce, au milieu des années 1950, soit quelques années avant que l’umbanda et le batuque afro-brésiliens ne commencent leur implantation en Uruguay. Tout porte ainsi à croire que c’est bien en écoutant et en jouant de la musique cubaine qu’il s’est familiarisé avec ces éléments religieux. Car depuis les années 1920, à Cuba, sous l’impulsion du mouvement afro-cubaniste, les religions afro-cubaines sont évoquées dans le champ de la musique populaire, à travers des références aux divinités, l’usage de paroles rituelles ou du tambour bongó19. Cette appropriation est le fait de musiciens afro-cubains qui circulent entre les cérémonies religieuses et la scène musicale de l’île (Moore 2002), même si la plupart d’entre eux s’en inspirent sans vraiment connaître ces cultes, ni être initiés (Argyriadis 2005)20. Pedro Ferreira semble entrer dans cette catégorie. Sans posséder une véritable connaissance liturgique, il utilise les noms des divinités pour évoquer l’Afrique et ses « esprits ». Ces éléments semblent s’inscrire dans une autre dimension du « modèle de la négritude » venu des Caraïbes qui domine le marché culturel à l’époque, caractérisé notamment par la circulation d’images des « mulâtres et noirs caribéens exposant leur altérité de manière explicitement sensuelle et rythmique » (Avila Domínguez et al. 2011 : 16). Ce modèle de la négritude a une résonance particulière pour les artistes afro-uruguayens de candombe, comme en témoigne cet extrait d’un témoignage de Martha Gularte, considérée comme l’une des premières Vedettes21 du Carnaval de Montevideo, publié dans un journal national en 1950 :
« Mon arrière-grand-mère était une Africaine pure ... J’ai ce sang-là qui court dans mes veines, qui me pousse à danser de cette manière barbare et profonde, qui m’épuise, me laisse anéantie et défaite. Quand j’entends la rumeur du ‘bongo’, quand j’entends les sons des tambours africains, j’entre d’abord dans une langueur et une frénésie que je ne comprends pas. Ma taille devient du caoutchouc, j’ondule mon ventre, mes hanches, et je sens mes membres désarticulés... c’est comme si le saint ‘Changoo’ me possédait [sic] » (Acción du 6 mars 1950, cité dans Andrews 2001 : 115).
16La mention du tambour bongó et de Shangó, divinité de la foudre et du tambour, témoigne de l’influence qu’ont déjà sur le milieu du candombe les productions culturelles cubaines. Ainsi, dès la fin des années 1940, l’évocation de l’africanité dans le candombe passe par l’incorporation d’éléments religieux afro-cubains déjà incorporés à la musique cubaine, sans pour autant qu’il existe à l’époque en Uruguay une connaissance pratique de ces cultes. A cette sensualité noire s’ajoute une relation à l’Afrique, à ses esprits, aux ancêtres et aux tambours, doublée d’une religiosité plus poétique et source d’imaginaires que véritablement afférée à des pratiques religieuses. De même que le passage des danses afro-américaines par le Paris Nègre va leur donner une légitimité dans leur pays d’origine, cette appropriation de la culture afro-cubaine en pleine reconnaissance va donner de la valeur à l’africanité du candombe, historiquement méprisé en Uruguay, et pose les jalons d’une culture afro-latino-américaine dépassant les identifications nationales.
- 22 Chabela Ramírez poursuit également la dynamique de celui qu’elle présente comme son mentor, José Ag (...)
17Née en 1958 dans le quartier Palermo, tout comme Pedro Ferreira, Chabela Ramírez apprend le piano et commence à chanter dès son adolescence. Lorsqu’elle atteint la majorité à 21 ans, elle brave l’interdiction de son père et commence à se produire au Carnaval de Montevideo, où elle chantera dans les plus prestigieuses Sociétés de Noirs et de Lubolos, jusqu’à ce qu’elle décide, en 1991, de se mettre en grève, dénonçant l’espace subalterne réservé aux femmes et le manque de contenu des spectacles (Ferreira 2003a : 247). Cette rupture avec le milieu carnavalesque intervient dans une période particulière de sa vie. Après être « tombée amoureuse des orishas », elle commence à fréquenter à partir de 1989 un temple de batuque où elle est initiée. La pratique religieuse prend dès lors une place fondamentale dans sa pensée esthétique et politique, lui fournissant un matériau narratif, gestuel et musical dans lequel puiser pour « resignifier » et « resacraliser » le candombe22.
- 23 Extrait d’un entretien daté du 4 février 2008.
18Mais lorsque Chabela revendique, au début des années 1990, la filiation du candombe avec le système mythologique des orishas, les rejets sont parfois très violents. Les religiones afro, bien que présentes sur le territoire depuis la fin des années 1950, sont encore méconnues et stigmatisées (Pi Hugarte 1998) dans le pays le plus laïc d’Amérique latine (Guigou 2003). Dans le milieu du candombe et le milieu militant noir, certains « traitent même Chabela de fondamentaliste », d’après sa sœur Beatríz Ramírez23. De l’autre côté, l’hostilité des instances religieuses à voir évoquer les orishas au sein des espaces carnavalesques de pratique du candombe est grande. Mais au fil des années, la volonté de Chabela de connecter religions afro et candombe, que Luis Ferreira qualifie de « voix discordante » au début des années 2000 (2003a : 248), va devenir une voie centrale du candombe contemporain. Même s’il reste toujours du côté des artistes de candombe et des instances religieuses des réticences à opérer cette articulation, on peut dire qu’aujourd’hui la pensée musicale de Chabela Ramírez s’épanouit dans un terreau fertile où le candombe réafricanisé et les religiones afro convergent dans la construction de l’afrodescendance en Uruguay.
- 24 Sur l’histoire de cette organisation créée en 1989 et son impact majeur dans la reconnaissance des (...)
19Après son initiation au batuque et son boycott des spectacles de Carnaval, Chabela Ramírez va se produire dans d’autres espaces. C’est à partir de 1995, avec le groupe Afrogama, qu’elle fonde au sein de l’organisation politique noire Mundo Afro24, que Chabela Ramírez va engager ce processus de resémantisation du candombe par le religieux. Pendant douze ans, Afrogama va participer activement aux actions de Mundo Afro, puis en 2007, le groupe quitte l’organisation pour fonctionner comme une association indépendante. A la fois chœur et groupe de danse, Afrogama est composé entièrement de femmes, certaines catégorisées comme noires et d’autres comme blanches, qui vivent dans des conditions socio-économiques contrastées, allant de la grande précarité à la classe moyenne. Si la majorité d’entre elles n’étaient pas initiées aux religiones afro quand j’ai commencé ma recherche en 2007, en dix ans j’ai pu voir un nombre croissant d’entre elles s’initier ou avoir recours aux services d’autorités religieuses de batuque ou d’umbanda.
- 25 Sur les procédés utilisés par le chœur Afrogama pour « noircir » le trait musical et réafricaniser (...)
20Les femmes d’Afrogama (photo 2), sous la direction de Chabela, privilégient des versions polyphoniques de chansons de candombe, uniquement accompagnées par les tambours, choisies pour leurs thématiques traitant du droit des femmes, de l’égalité sociale et raciale, ou racontant l’histoire de l’esclavage. On trouve aussi dans leur répertoire des chansons à connotation religieuse, comme Invocación a Ekué de Pedro Ferreira, Eleguá quiere tambó, une reprise de la chanson interprétée par Celia Cruz et la Sonora Matancera, ou Candombe Candomblé, l’hymne du groupe composé par Chabela Ramírez, qui par un jeu de glissement sémantique affirme la connexion entre le genre musical afro-uruguayen et la religion afro-brésilienne25.
Photo 2. Le choeur Afrogama sur l’esplanade de la Mairie de Montevideo, à l’occasion de la Journée de la Femme, 2009.
© Clara BIERMANN
- 26 Pour une analyse complète des créations chorégraphiques de Chabela Ramírez représentant les orishas(...)
21A partir de 1998, le groupe Afrogama va se produire dans un espace de grande visibilité nationale, en ouverture du Défilé de Llamadas (photo 3) – le concours annuel des groupes de tambours et de danseuses. Le groupe Afrogama défile hors-concours, accompagné par les tambours de l’Ecole de Candombe de Mundo Afro, et danse des chorégraphies créées par Chabela Ramírez, représentant les orishas, par un figuralisme gestuel de leurs caractéristiques mythologiques ou de l’élément naturel dont ils sont l’incarnation26.
Photo 3. Le groupe Afrogama habillé en l’honneur de Iemanjà, entourant les orishas au Desfile de Llamadas, 2010.
© Laura GANZ
22A partir de 2001, Chabela veut intégrer les orishas « en chair et en os » dans le défilé et fait appel à la Fédération afro-umbandiste Atabaque, fondée en 1997 par le couple Julio Kronberg et Susana Andrade, pour qu’ils viennent incarner leurs orishas dans le défilé. Julio Kronberg-Pai Julio de Omulú et Susana Andrade-Mãe Susana de Oxúm sont père et mère-de-saints d’umbanda à Montevideo et sont des militants religieux de longue date.
- 27 Susana Andrade-Mãe Susana de Oxúm milite inlassablement pour la reconnaissance des religiones afro (...)
23A cette époque, la Fédération Atabaque est mobilisée dans la « guerre sainte » qui oppose, dans le Cône Sud, les umbandistes et l’Eglise Universelle du Royaume de Dieu, une puissante organisation néo-pentecôtiste brésilienne (Frigerio & Oro 2005). Alors que leurs cultes sont violemment attaqués, les umbandistes cherchent à dédiaboliser les religiones afro en nouant des alliances avec des secteurs sociaux plus larges, et notamment avec l’organisation politique noire Mundo Afro (ibid.). Mais au sein de Mundo Afro, c’est en fait avec Chabela Ramírez et son groupe Afrogama que s’opère cette alliance. Mãe Susana de Oxúm27, qui pense les religiones afro comme la racine de la culture noire, et Chabela Ramírez, qui veut resacraliser le candombe, vont étroitement collaborer et jouer un rôle de médiatrices entre le milieu religieux et le milieu musical. Leur alliance incarne la convergence qui s’opère entre la légitimation des religions dans le Cône Sud, qui tient « à leur degré d’insertion – en raison de leurs origines noires – dans les constructions narratives historiques dominantes de chaque nation ou chaque région » (Frigerio & Oro 2005), et le candombe, qui va opérer comme une interface et un ancrage, en territorialisant les religiones afro au sein de « l’intimité culturelle » uruguayenne (Herzfeld [1997] 2007). Depuis 2009, Chabela Ramírez poursuit cette incorporation des orishas dans le Desfile de Llamadas avec le groupe dirigé par son fils Diego Paredes, qui participe chaque année au concours et qui est passé de la dix-huitième place au classement général à la deuxième en 2018, focalisant d’autant plus l’attention nationale sur le groupe Afrogama et ses orishas.
- 28 Pour une analyse complète du disque De tambores y de amores, voir Cardoso 2017.
24Dans de précédentes publications, j’ai analysé la manière dont Chabela Ramírez avec le groupe Afrogama « noircit » le trait musical pour réafricaniser le candombe chanté (Biermann 2011) à partir de procédés musicaux qui fonctionnent en miroir avec ses créations chorégraphiques représentant les orishas (Biermann 2017). Je propose ici de limiter l’échelle d’analyse à une chanson, extraite du premier disque soliste de Chabela Ramírez, qui s’inscrit dans la continuité de son travail musical avec Afrogama depuis une vingtaine d’années. Intitulé De tambores y de amores (photo 4), ce disque est sorti en 2016 en Uruguay, à l’issue d’une collaboration franco-uruguayenne dont j’ai été la coordinatrice, ce qui m’a amenée à en suivre toutes les étapes de réalisation28.
Photo 4. Chabela Ramírez tenant la double hache de Shangó, accompagnée de danseurs et danseuses représentant leur orisha.
Concert de présentation du disque De tambores y de amores, Montevideo, 28 août 2016.
© Mauro MARTELLA
- 29 Pour écouter la chanson Alabanza a los orixás, consultation libre : <https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_E_2018_009_001_06/>
- 30 Avant la sortie du disque, Chabela Ramírez a interprété sa chanson Rezo lors d’un cycle de concerts (...)
25Cet objet discographique a représenté pour Chabela Ramírez l’occasion de revenir sur une vie de musique et d’engagement. Chaque chanson a été choisie avec soin, pour évoquer la place de la femme noire, le racisme, l’amour du candombe et du tambour, et bien sûr les religiones afro. Sur un total de douze titres, De tambores y de amores comprend trois chansons à connotation religieuse. Deux d’entre elles sont des chansons du répertoire d’Afrogama réarrangées avec un instrumentarium plus varié. La première, Eleguá quiere tambó, reprise de Celia Cruz et la Sonora Matancera, est interprétée avec marimba, berimbau, chœur féminin et tambours de candombe, et Candombe Candomblé, avec basse, guitare, ensemble de cuivres, chœur féminin et tambours de candombe. Je m’intéresserai en détail à la troisième, intitulée Alabanza a los orixás (Louange aux orishas), interprétée avec voix, chœur féminin, tambours de candombe et berimbau29. Alabanza a los orixás est un popurri (du français pot-pourri), un medley réunissant trois chansons que nous allons traiter ici une par une pour la clarté de l’analyse. La première partie du popurri est une composition de Chabela Ramírez écrite en 2011 pour Afrogama. Construite sur une structure responsoriale et d’abord destinée à être chantée par le groupe de danse lors du défilé de Llamadas, elle est d’abord appelée Canto a los orixás (Chant pour les orishas), puis elle prend le nom de Rezo (Prière) et connaît plusieurs versions successives30.
Alabanza a los orixás
Exergue poétique :
Cuantos cantos desde el cielo Combien de chants depuis le ciel
De espiritus y ancestros buenos D’esprits et ancêtres bienfaiteurs
Alupo Alupo
Première partie de la chanson : Rezo, de Chabela Ramírez
- 31 Le terme yoruba agô veut dire permission. Le terme ashé désigne la force sacrée inscrite dans les o (...)
Bará pido agô y ashé (bis par le choeur) Bará, je demande agô et ashé31
Bará dice que pasen (bis) Bará dit : passez
Ogun pido agô y ashé (bis) Ogun, je demande agô et ashé
Ogun dice que marchen (bis) Ogun dit : marchez
Oia pido agô y ashé (bis) Oia, je demande agô et ashé
Oia dice que canten (bis) Oia dit : chantez
Shangó pido agô y ashé (bis) Shangó, je demande agô et ashé
Shangó dice que danzen (bis) Shangó dit : dansez.
Bará con Ogun, Shangó con Oia Bará avec Ogun, Shangó avec Oia
Llegan orishas a candombear Les orishas arrivent pour le candombe
Epao Babá, Oshun Iemanjá Epao Babá, Oshun, Iemanjá
Llegan orishas a candombear Les orishas arrivent pour le candombe.
Ansina esta de fiesta Ansina est en fête
Te invita a candombear Il t’invite pour le candombe
Renace mi Palermo Mon Palermo [le quartier] renaît
Con su energía / Y su alegría Avec son énergie / Et son allégresse
- 32 Dans le batuque, Bará remplace Exu en tant que messager entre les hommes et les divinités. Voir Fri (...)
26Chaque vers commence par la mention d’un orisha à qui sont demandés agô et ashé, soit « permission et pouvoir » (traduction de Chabela), avant les actions du groupe. Chabela commence par demander à Bará32, qui préside au destin des hommes et qui est invoqué avant de réaliser toute chose. Permission et pouvoir sont ensuite demandés à Ogun, puis à Oia, divinité féminine des tempêtes, et à Shangó. Par ces paroles, les actions effectuées par le groupe, passer, marcher, chanter et danser, qui décrivent le déroulement d’une sortie de tambours de candombe, sont sanctifiées par les divinités et prennent une dimension rituelle. Arrivent ensuite les autres divinités, « en personne ». Oshalá, orisha créateur de la terre et de l’être humain et maître des pensées, est invoqué par la salutation rituelle « Epao Babá ». Puis sont aussi appelées Oshun, orisha de la féminité, la maternité et l’amour charnel, et Iemanjá, divinité des océans et mère de tous les orishas, pour participer à la sortie de tambours. Évoquant le principe de la descente des divinités dans le corps des initiés et dans le monde des hommes, l’incorporation des orishas se fait ici à travers un corps collectif qui marche et danse au son des tambours de candombe, dans le quartier Palermo.
27La deuxième partie de la chanson change de registre et passe à une célébration du quartier Palermo et des maisons de la rue Ansina – nom d’un ensemble de maisons détruit pendant la dictature, considéré comme l’un des foyers historiques du candombe et où vivaient la majorité des membres de Fantasía Negra, la Société de Noirs et de Lubolos dirigée par Pedro Ferreira dans les années 1950. Le couplet s’inscrit dans une tradition d’hommage à ce lieu disparu et au quartier, que l’on retrouve dans de nombreuses chansons et qui s’inscrit dans une topographie culturelle de la ville de Montevideo. D’un point de vue musical, l’orchestration de la chanson se rapproche de l’esthétique déjà privilégiée par le groupe Afrogama : une voix soliste et un chœur féminin uniquement accompagnés par les tambours de candombe et par un berimbau, l’arc musical à résonateur à calebasse utilisé dans la capoeira brésilienne, qui marque certains premiers temps du cycle rythmique avec son hochet et une frappe sur la corde dont le timbre caractéristique est riche en harmoniques. Notons bien cependant que, si les orishas sont invoqués, la composition de Chabela ne reprend pas les formules mélodico-rythmiques rituelles de chaque orisha, et il ne s’agit en aucun cas d’une adaptation des répertoires liturgiques.
28De longs secouements de hochet du berimbau et des roulements de tambours annoncent la transition vers la seconde chanson du popurri, Canto a Ogun, qui fait partie des compositions de Pedro Ferreira archivées à AGADU. Quelques jours avant mon départ de Montevideo en mars 2010, je montre à Chabela la liste des chansons de Pedro Ferreira que je venais de récupérer à AGADU. Très émue, elle repère toute de suite cette chanson dont elle se souvenait, parce que, me dit-elle, on la chantait dans les fêtes du quartier. Sans regarder la partition, elle fredonne l’air et se réjouit d’avoir retrouvé les paroles exactes, tout en essayant de se remémorer le rythme exact de son accompagnement rythmique. En 2013, lors de l’enregistrement du disque, elle décide de l’intégrer à son popurri religieux, réactivant ainsi les « premiers » orishas du candombe, ceux de Pedro Ferreira.
Canto a Ogun – Paroles et musique : Pedro Ferreira
O Iemanjá aé Oh Iemanjá aé
Ayinacu se enojo aé Ayinacu s’est fâché aé
Exú dijo no puede ser Exu a dit : ce n’est pas possible
Ogun yo te quiero ver Ogun, je veux te voir
Te quiero ver Je veux te voir
Sale a brillar para ti Il vient briller pour toi
Con tu rayos alumbrar Avec tes rayons éclairer
Esta penumbra Cette pénombre
Solo tu puede dar Seul toi tu peux donner
Vida y calor Ogun De la vie et de la chaleur, Ogun
Mis brazos ya están cansados Mes bras sont déjà fatigués
Y esperar no quieren (bis) Et ils ne veulent pas attendre
Tambao yo pedi a Ifa Tambao, j’ai demandé à Ifá
Tu me va’ decir Toi, tu vas me dire
Ogun donde está (ter) Où est Ogun
29Evoquant les orishas Iemanjá, Ogun, mais également un certain « Teyú » (tel qu’écrit dans les archives d’AGADU), que Chabela a interprété comme étant Exu, messager entre les hommes et les divinités (appelé aussi Bará dans le batuque et Eleguá à Cuba), la chanson demeure auréolée d’un certain mystère, même pour Chabela qui me confessait ne pas savoir qui était « Ayinacu ». Sans pouvoir établir de comparaison, faute d’enregistrement original, on peut dire que l’interprétation de Chabela est épurée : la voix est nue, uniquement accompagnée par les tambours, comme c’est le cas dans les cérémonies religieuses. La chanson est en tonalité mineure, comme la plupart des chansons évoquant l’Afrique à cette époque dans les musiques latino-américaines. Sur une rythmique superposant des motifs binaires et ternaires, évoquant la rythmique afro et jouée sur les tambours avec les deux mains, Chabela chante seule, rejointe par une deuxième voix qu’elle a elle-même enregistrée.
- 33 Pour les orishas, on ne parle pas d’âges mais de passages. Yanaina est le nom d’un passage enfant d (...)
30La troisième partie du medley est une chanson intitulée El Canto a Yanaina33, qui fait partie du répertoire d’Afrogama depuis de nombreuses années et avec laquelle Chabela entretient une relation particulière. Composée par Rodolfo Morandi (musique) et Miguel Ángel Herrera (paroles), cette chanson est la première que Chabela interprète sur la scène du Carnaval de Montevideo en 1980. Pendant les répétitions, Miguel Ángel Herrera, dont plusieurs sources affirment qu’il pratiquait les religiones afro, lui dit : « Tu dois y croire [...]. Cette chanson doit être chantée par une fille de Shangó », sans que Chabela comprenne de quoi il s’agit. Le soir de sa prestation, raconte-t-elle, les gens lui disent qu’elle a chanté comme si elle était en train de regarder Shangó. « Difficile de penser que c’était une coïncidence », ajoute Chabela, qui sera, une dizaine d’années plus tard, initiée à l’orisha Shangó dans le batuque.
El Canto a Yanaina – Paroles : Miguel Angel Herrera ; Musique : Rodolfo Morandi
Vamos todos al canto de Yanaina Allons tous au chant de Yanaina
Vamos todos Allons-y tous
Que Iemanjá nos va a esperar Parce que Iemanjá nous attend
Traigan flores Apportez des fleurs
Y alguna vela encendida Et une chandelle allumée
Y agua santa que nos regaló Iemanjá Et de l’eau bénite que nous a offerte Iemanjá
Mi Pai Shangó Mon Pai Shangó
Me protege Me protège
Y es el guía de mi vida Et c’est le guide de ma vie
Por eso yo C’est pour ça
Voy contenta al canto de Yanaina Que je vais heureuse au chant de Yanaina
Vamos todos al canto de Yanaina Allons tous au chant de Yanaina
Vamos todos Allons-y tous
Que Iemanjá nos va a esperar Parce que Iemanjá nous attend
Traigan flores Apportez des fleurs
Y alguna vela encendida Et une chandelle allumée
Y agua santa que nos regaló Iemanjá Et de l’eau bénite que nous a offerte Iemanjá
Nos vamos ya Allons-y maintenant
Traigan flores Apportez des fleurs
Y alguna vela encendida Et une chandelle allumée
31Entraînante et lumineuse, construite sur des harmonisations majeures, la chanson El Canto a Yanaina parle de Iemanjá et des offrandes rituelles qui lui sont destinées le jour de sa fête. Elle est entonnée sur rythme de candombe rapide qui se prolonge en une partie consacrée au jeu des tambours de candombe, accompagnés par le berimbau, avec des jeux d’accélération et d’intensité.
32Alabanza a los orixás met ainsi en cohérence la composition de Chabela composée en 2011, celle de Pedro Ferreira au milieu des années 1950 et celle de Morandi et Herrera écrite en 1980. Le popurri construit un objet musical et narratif qui fait s’entrelacer trois temporalités créatives dans lesquelles les orishas sont présents dans le candombe. Pour Chabela, la présence des orishas dans les chansons de Pedro Ferreira est une preuve que les divinités africaines étaient déjà présentes avant l’implantation des religions afro-brésiliennes en Uruguay, et vient affirmer l’existence d’une religiosité « ancestrale » dans le candombe, argument fondamental de sa pensée artistique et politique. Il reste une enquête à mener sur la réception de ce disque dans le milieu musical et plus particulièrement sur la manière dont les auditeurs perçoivent les différents registres de signification mobilisés par Chabela Ramírez. Mais on peut déjà avancer que, même si ces auditeurs ne maîtrisent pas forcément toutes les références, les choix poétiques et musicaux de Chabela Ramírez sont intelligibles et ont un effet pratique. L’usage de la polyphonie, le jeu d’entrelacement voix et tambours, l’utilisation du berimbau, la rythmique afro en 6/8 jouée avec les deux mains, renvoient aux musiques religieuses et à des imaginaires historiques et culturels de l’africanité latino-américaine. Ces inflexions sont d’autant plus identifiables qu’elles contrastent avec le style des candombes joués au Carnaval de Montevideo, de même qu’avec celui des artistes catégorisés comme Blancs, lié à l’esthétique de la chanson engagée des années 1970, où le candombe est évoqué dans le jeu rythmique de la guitare et dans les paroles des chansons (Picún 2016).
33On peut considérer que Chabela Ramírez procède par appropriation, ce que Denis-Constant Martin définit comme « l’adoption [...] de traits musicaux, de genres, de styles [...] considérés comme appartenant à des univers musicaux différents de celui de l’“emprunteur” » (2014 : 49). Mais du point de vue de Chabela, ces inflexions esthétiques et religieuses s’appuient sur des éléments qui ne sont pas considérés comme exogènes. Les orishas sont évoqués comme ces divinités partagées par la diaspora noire des Amériques venant sanctifier la pratique du candombe dans le quartier Palermo de Montevideo. Les imaginaires afrodescendants s’articulent à l’affirmation d’une tradition musicale locale, sans aucune forme de contradiction. En articulant différentes temporalités, cette chanson vient ainsi affirmer une ancestralité reconstruite, où l’Afrique est un espace autant qu’un temps des origines.
34La première phase d’incorporation des orishas dans le candombe date des années 1950 et résulte de l’appropriation de l’esthétique des musiques afro-cubaines, largement diffusées à l’échelle internationale. Celles-ci représentent alors un modèle de la négritude, qui va avoir un très fort impact sur les musiciens de candombe qui sont en négociation constante avec leurs origines africaines tout en cherchant à construire leur légitimité culturelle dans le marché musical local. La seconde étape, à partir des années 1990, s’inscrit quant à elle dans une convergence idéologique et esthétique entre les religiones afro et le candombe, dont Chabela Ramírez a été la pionnière.
35Dans les années 1950, la démarche de Pedro Ferreira n’est pas militante. Les signifiants poétiques et sonores empruntés à la musique cubaine sont fragmentés et ils sont plutôt utilisés pour évoquer l’Afrique que pour parler de la pratique de ces religions afro-cubaines. Cependant les compositions de Pedro Ferreira, accompagnant des tableaux théâtraux et dansés dans les spectacles au Carnaval de Montevideo, performent une afro-uruguayennité qui puise dans des référents circulant à l’échelle globale, tout en entrant en résonance avec les enjeux de l’identité locale. Le candombe de Chabela Ramírez a une dimension plus prosélyte et veut affirmer une ancestralité africaine par le biais d’une mise en présence de ces divinités partagées par les Afrodescendants en Amérique latine.
36Même si, pour Chabela, l’objectif est de resacraliser le candombe, le cas présenté ici ne relève pas pour autant de la sacralisation d’une musique profane. Un tel processus nécessiterait des instances de légitimation et de ratification des autorités religieuses afro-umbandistes elles-mêmes. Or les tambours de candombe ne sont pas utilisés dans les maisons de culte pour invoquer les orishas, et les tambours sacrés de l’umbanda et du batuque ne sont (pas encore) joués ni dans le Desfile de Llamadas ni sur la scène du Carnaval de Montevideo. Malgré ces inflexions religieuses et même s’il se voit enrichi de nouvelles significations, le candombe n’a pas changé de registre d’existence. Il subsiste en ce sens une imperméabilité entre les espaces religieux et les espaces de pratique du candombe. En revanche la réafricanisation est articulée à l’appropriation d’une forme de sacralité conférée par les divinités yorubas. Le candombe, travaillé par les artistes, se voit doté de « pouvoirs enchanteurs » (Sullivan 1997) autant qu’il retrouve et approfondit son africanité. Ces circulations et appropriations dessinent les réseaux des « connexions diasporiques » qui participent à l’élaboration d’un « patrimoine culturel “afro” transnational » (Capone 2011), dans un Atlantique noir (Gilroy [1993] 2003) qui doit être pensé avec l’Amérique latine, et dans lequel les artistes afro-américains définissent génération après génération une afrodescendance politique sensible.