O’Donnell, M., 1985, Age and generation, Tavistock Publications, London.
Des jeunes en quête d’identité : Michael Jackson et ses fans de Bucarest
Résumé
Groups of young people such as the « Michael Jackson Fan Club » have appeared in Rumania after the fall of communism The phenomena of projection and sacralisation in connection with that celebrity help fill the ideological vacuum brought about by the collapse of former values.
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« Il est un Dieu terrestre. Un Dieu né sur la terre et qui est resté sur la Terre. Et je le vois comme une sorte de Jésus parce qu’il prend sur lui les péchés de toute l’humanité. Et il essaie de changer, tout comme Jésus a essayé de changer le monde. »
(Oana, 17 ans)
- 1 L’enquête a été menée au « Michael Jackson fan club" et à l’occasion du concert donné par la star (...)
1Les sous cultures des jeunes, dont le phénomène « fan » n’est qu’une des formes d’expression, ont fait irruption en Roumanie très vite après la chute du communisme. Les explications sont à portée de main, mais les formes de manifestation et leur intensité n’en sont pas pour autant moins surprenantes. On a eu l’occasion de s’en persuader par une observation systématique1des jeunes du « Michael Jackson fan club », l’un des premiers organisés à Bucarest.
- 2 Selon une expression de Gérard Althabe au colloque « Visages et usages de l’autre", Bucarest, 2-3 (...)
2Tournant autour de la perception sociale de la star, les discussions ont assez vite fait ressortir un système référentiel formé de nous, les fans, eux, les autres, qui ne comprennent pas Michael et ne « nous » comprennent pas et le « tiers inclus »2, lui, la star, l’idole. Cette triade s’organise et se prolonge dans une double dualité qui exprime l’idéologie explicite ou implicite du groupe : a)nous, les hommes – lui, le saint, le deuxième Jésus et b)nous, qui avec lui, voulons construire le paradis sur terre – eux (avec référence particulière aux rockers), qui veulent transformer la terre en enfer. On est déjà en pleine vision missionnaire.
Lui
3La musique et la danse de Michael occupe bien sûr la plus grande partie des entretiens. Mais dans la plupart des cas, elles ne sont pour les fans que l’expression immédiate, perceptible, d’un langage, voire d’un message qui les dépasse. On peut ainsi classifier les attitudes envers Michael selon une échelle qui place la star quelque part entre homme et Dieu :
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Michael, la superstar
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Michael, l’homme unique
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Michael, l’homme saint
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Michael, Jésus terrestre
4Au-delà de cette hiérarchie, la plupart des traits qu’on lui assigne se regroupent dans un stéréotype de pureté : « Il se considère encore un grand enfant. »(Gabi, 19 ans) ; « Restant enfant, il s’est éloigné detous les maux dela terre ... la politique, le crime, les guerres ». (Cristina, 14 ans) ; « ... il est pur. Michael ne fume pas, ne boit pas, il envoie de l’argent aux enfants, aux pauvres ». (Oana, 14 ans) ; « Il m’a paru particulièrement triste et seul ». (Laura, 19 ans). Les mêmes qualités sont reprises souvent une octave plus haut : « S’il y aun homme au monde qui soit le plus près de la perfection, alors, selon moi c’est lui ». (Gabi, 19 ans) ; « Personne ne peut avoir une âme comme la sienne ». (Oana, 14 ans) ; « Pour moi, il est plus queDieu. ( ... ) Je le sens plus proche ». (Vali, 13 ans).
5Tout ce qui ne sied pas bien dans un pareil portrait de sainteté – comme l’érotisme de ses spectacles par exemple – est soit perçu comme secondaire, soit renié tout simplement. En tout cas, justifié : « ça fait partie dumouvement scénique » (Bogdan, 16 ans), « c’est le chorégraphe qui lui impose cesmouvements ’sexy’ ; et puis, il n’a voulu que prouver qu’il n’est pas timide » (Oana, 17 ans).
6Coeur d’enfant, sensible, pur, généreux, sans pareil, Michael est inévitablement seul et triste. Il ne sort de sa solitude qu’une fois sur scène. « Alors Michael tourne son regard vers les enfants, vers les animaux ».(Laura, 19 ans). Mais il faut ouvrir son coeur pour l’entendre, pour le comprendre.
Nous
7C’est ce qui font les fans de Michael, c’est ce qui en fait des fans. Nous, les fans, nous devons comprendre son message et le poursuivre, on doit être comme lui et non pas lui ressembler seulement par les vêtements, la danse, etc. opinent presque tous les jeunes interrogés. La simple présence de Michael – surtout dans les concerts – change leur vie, les rend meilleurs : « Moi, ça m’a beaucoup changé, sa musique. ( ... ) Elle m’a rendu meilleure » (Cristina, 13 ans) ; « Je sens que depuis queje l’ai vu au concert, il m’a ému. Toute ma vie a changé. ( .. .) Je peux sentir les particularités dechaque homme, ce qu’il ressent »(Cristina, 16 ans). Comme dans le cas des saintes reliques, il y a la croyance qu’en touchant Michael, quelque chose de son amour pour l’humanité va passer en nous. Et d’ici, de notre âme « convertie », cet amour de l’humanité doit passer plus loin et changer l’humanité : « Lui, quand il parle aux enfants, il raconte ses ennuis aux enfants sans que personne ne l’entende. Et les enfants, quand ils vont grandir, ils vont les raconter. C’est la vérité qu’ils vont dire et ainsi ils vont détruire le mensonge »(Marina, 13 ans). Et voilà les Michael Jackson fans transformés en Armée du Salut ou, mieux encore, en bande d’apôtres.
Eux
8A leur antipode se trouvent eux, les rockers en premier, mais aussi « tous les autres », les « impurs ». Ils sont décrits par antithèse à nous : « En France, au concert de « Dirty Diana », toutes les filles se sont ouvert les veines. Nous, on ne s’est pas ouvert les veines. On aurait pufaire nous aussi cetruc-là. Donc, on n’est pas hystérique » (Oana, 17 ans). On n’est pas agressifs, violents, méchants etc. non plus - précisent les fans.
9Les divergences entre nous et eux commencent avec la musique de Michael Jackson. Eux, ils ne peuvent pas la comprendre, car « Michael a écrit cette musique pour un autre siècle »(Sorin, 22 ans). Seuls les élus – doit-on sous-entendre – peuvent l’entendre et la comprendre. Cette incompréhension des autres se retrouve dans leur attitude durant le concert : ils boivent de l’alcool, ils fument, ils mangent, ils jurent. C’est la profanation. « Parce que c’est comme ça la musique qu’ils écoutent. Je veux dire, leur symbole est d’égorger, de tuer, de tout détruire. ( ... ) C’est ça leur idéal, detransformer la terre en enfer. Tandis que Michael veut la transformer en un paradis. Nous sommes entièrement opposés » (Oana, 17 ans). La voix des anges et celle des diables se font entendre par des musiques différentes, chaque musique ayant ses fidèles.
10L’opposition s’élargit pour englober dans la catégorie des autres parents, professeurs, voisins etc., tous ceux qui ne peuvent plus ou ne veulent pas entendre, comprendre. Ancrée dans des références quotidiennes et proches, l’opposition s’élargit encore pour embrasser souvent, dans une extrapolarité « généreuse », le monde entier. Du « local », on passe volontiers au « global ».
La communion
11Au-delà de ce « manichéisme », la présence (en concert) de Michael Jackson suffit pour rapprocher les gens et convertir une partie des sceptiques : « J’ai un ami rocker qui m’a dit à la fin duspectacle : « Mon pote, je crois que je reverrai jamais quelque chose de pareil » (Marius, 20 ans) ; « Il y avait une vieille. Elle criait, je vous jure qu’elle criait plus fort quemoi. ( ... ) Et tous autour pleuraient. »(M., 22 ans). C’est le moment de la purification, la catharsis : « Il n’y avait plus ni présent, ni passé, ni futur, il n’y avait que Michael. ( ... ) Il n’y avait plus ni méchanceté ni égoïsme ni haine. »(Laura, 19 ans). « Le paradis sur terre », résume Bogdan, ( 16 ans).
Messianisme et identité
12Être fan de Michael Jackson revient dans la plupart des cas à décliner son identité. Une identité individuelle mais qui se voit multipliée et confortée par la communion avec d’autres fans de Michael Jackson et qui se précise par tout un jeu avec eux, les non-fans, les autres.
13L’appartenance des fans est diffuse, géographiquement et socialement et n’a pas d’importance : « on se sentait tous un seul être. ( ... ) Il n’importe pas que celui de ma droite était Russe ou que sais je. Unis, fraternisés, tous ceux qui comprenaient Michael ..... » (C., 23 ans). La communauté des fans n’est pas structurelle mais plutôt fonctionnelle. Son échafaudage n’est pas constitué par un groupe ou une catégorie sociale, ni par une communauté de lieu quelconque ; c’est plutôt un réseau de relations engendrées par lui, l’idole : « Je ne crois pas que je pourrai vivre un jour après sa mort » - déclare une fan de 17 ans. Comme dans tant d’autres cas pareils, les « Michael Jackson fans » de Bucarest forment une sous culture « extravertie », branchée à une source d’énergie extérieure et extériorisée.
14Il y a quand même une dimension intérieure – ou qui se veut intérieure – de cette identité proclamée : c’est son militantisme moral. Pour l’élaborer et l’exhiber en public, les fans retrouvent tous les clichés des messianismes agrémentés au goût du temps : Michael - Messie devrait, par exemple, recevoir le prix Nobel pour la Paix. On se retrouve ainsi, sans le vouloir, dans une logique de la consommation et du dérisoire.
15L’exaltation morale des « Michael Jackson fans », avec sa teinte messianique, correspond à une pratique plus répandue, celle d’offrir des solutions magiques aux problèmes du présent, considérée par l’école de Birmingham comme un trait commun d’une majorité de sous cultures des jeunes (cf. O’Donnell, 1985). Mais l’identité-fan est-elle une « solution » ou seulement l’expression confuse d’une quête, d’un malaise qui n’a pas trouvé encore de nom ?
16On peut retrouver aujourd’hui Oana, l’une des plus ferventes « idéologues » du « Michael Jackson fan club » de Bucarest, parmi les rockers, où elle est allée chercher une deuxième chance ...
Notes
1 L’enquête a été menée au « Michael Jackson fan club" et à l’occasion du concert donné par la star américaine à Bucarest. Les focus groupes investigués ont été organisés en fonction du niveau d’âge des fans.
2 Selon une expression de Gérard Althabe au colloque « Visages et usages de l’autre", Bucarest, 2-3 Juillet 1993.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Costel Olaru, « Des jeunes en quête d’identité : Michael Jackson et ses fans de Bucarest », Civilisations, 42-2 | 1993, 249-253.
Référence électronique
Costel Olaru, « Des jeunes en quête d’identité : Michael Jackson et ses fans de Bucarest », Civilisations [En ligne], 42-2 | 1993, mis en ligne le 01 décembre 1996, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/civilisations/2396 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/civilisations.2396
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