1Les recherches sur le nationalisme relancées ces derniers temps (Gellner 1983, Anderson 1983, Hobsbawn-Ranger 1983) ainsi que les travaux suédois d’anthropologie concernant l’édification de la culture nationale (Frykman-Löfgren 1989a, Löfgren 1989b) nous ont conviés à nous interroger sur les procédés d’hier et d’aujourd’hui d’édification culturelle de la nation roumaine et, par rapport à elle, de la nationalité hongroise de Roumanie. Un argument de plus pour notre démarche a été l’apparition, en langue hongroise, des premières traductions d’études ainsi que des premiers essais d’interprétation concernant la construction de la nation (Hofer-Niedermüller 1987, Hofer-Niedermüller 1988).
2Le point de départ de notre analyse est une observation empirique : dans le département de Harghita, peuplé en proportion de 90 % de Hongrois, la mise en relief de l’autodéfinition, du caractère soi-disant harghitéen, a fait dépenser beaucoup d’énergie. En remontant les événements jusqu’à la constitution du département (1968), on constate que dans cette région s’est déroulé un processus d’édification culturelle régionale dont les mécanismes coïncident avec ceux d’édification culturelle nationale. Cette similitude ne peut pas être fortuite, car le département de Harghita a été créé par mesure administrative du jour au lendemain, et comme dans la Roumanie de Ceausescu, c’était le soi-disant « département hongrois », les politiciens et les intellectuels qui vivaient ici ont considéré comme une tâche importante de remplir « le vide culturel », de créer le caractère harghitéen, l’homme harghitéen et la culture harghitéenne.
3Le département de Harghita – pareillement aux autres départements de Roumanie – s’est formé en 1968 à la suite de la réorganisation territoriale et administrative du pays. Cette réorganisation a été envisagée et réalisée par le régime Ceausescu en quelques mois, sans égard pour les traditions régionales. Les frontières du département, née de la fantaisie des autorités centrales, ont relié des territoires tout à fait différents, tout en coupant en deux une région indépendante. Cette pratique de tracer artificiellement les frontières n’a pas tenu compte non plus de la configuration géographique du territoire selon les cours d’eau, l’ordre hiérarchique des localités, le rôle régularisateur des voies de communication, les lignes de migration à petite échelle, etc. Le département ne fonctionne pas aujourd’hui comme un territoire unitaire, la séparation au niveau mental des différentes contrées s’étant maintenue elle aussi.
4Malgré la délimitation artificielle de la frontière et la diversité de chaque région, le système des clichés linguistiques exprimant l’unité et l’unicité du département s’est construit relativement vite en un an ou deux. Plus tard, grâce aux moyens des mass-media et aux allocutions prononcées à l’occasion des fêtes, il est devenu général puis exclusif. Dans notre étude, nous avons l’intention de suivre la formation de ce système de clichés linguistiques du caractère harghitéen. Nous allons présenter les procédés les plus fréquents par lesquels les éléments de ce système de clichés se sont sélectionnés au niveau de la communication institutionnelle pour s’intégrer après dans un discours officiel unitaire. Les informations de notre analyse sont tirées du quotidien du département, du calendrier départemental édité annuellement, ainsi que des autres publications périodiques. Nous y avons recherché les procédés pragmatiques à la suite desquels les éléments d’harghitéanisme se sont sélectionnés ; on a ensuite changé leur signification et enfin ils se sont constitués en une ambiance virtuelle qui, pour les habitants de cette contrée était censée agir en tant que système de référence de la vie quotidienne.
5La condition première de la création de l’harghitéanisme a été la construction d’une sphère publique. Dans cette sphère, on pouvait montrer à tout le monde les éléments de la culture régionale à créer et expliquer les nouveaux sens de ces éléments. Ce n’est pas par hasard que, aussitôt le département constitué, le journal départemental parût sous le titre « Harghita » et que chaque année de plus en plus de publications ont été éditées. A côté de la presse, une partie importante de la sphère publique était constituée par des rencontres, des manifestations à caractère culturel. A ces occasions, les dirigeants politiques et culturels du département, les volontaires qui se considéraient comme dirigeants, tenaient des conférences, présentaient des textes protocolaires. Il n’y avait pas de radio et de télévision locales et à cause du caractère unitaire du programme d’enseignement, l’école n’a eu qu’un rôle insignifiant dans la formation de la conscience harghitéenne.
6Comme Löfgren l’avait signalé (Löfgren 1989a), dans l’éditification des nations, les tâches les plus importantes sont l’intégration et la standardisation. Cela est valable aussi pour la naissance de l’harghitéanisme, avec la particularité que ce n’était pas la langue nationale qui a été le moyen d’intégration : la population hongroise de Roumanie vivant parsemée dans plusieurs départements, la langue hongroise ne pouvait pas être spécialisée pour le seul département de Harghita. La difficulté de l’intégration fut augmentée par le fait que le département est constitué de plusieurs régions plus ou moins grandes qui disposent d’une identité régionale spéciale et que cette identité est définie d’habitude par opposition aux régions limitrophes. Ces régions ne pouvaient pas être intégrées d’un coup et c’est la raison pour laquelle dans les premiers numéros du journal local on a publié des articles qui mettaient en évidence les traits spécifiques de telle ou telle région plus petite. Derrière la tolérance initiale qui a duré très peu, il y avait déjà des mouvements d’homogénéisation : on présentait les marques régionales spécifiques tout en soulignant que les traits de chaque région plus petite n’ont de sens que par l’appartenance à l’unité plus large du département.
7Les éléments les plus importants du harghitéanisme ont été définis dès les premiers mois. L’élément-clé devient, paradoxalement, la chaîne montagneuse qui sépare en deux le territoire du département d’Harghita. Ce qui dans l’espace physique sépare les régions l’une de l’autre reçoit, au niveau culturel, un rôle unificateur. Cette montagne donne son nom au journal départemental, au département, à une série d’usines, de restaurants, d’hôtels ; elle est au centre des déclarations lyriques liées au département. Elle apparaît aussi comme surnom féminin. Dans les textes concernant le département, les villages sont « blottis au sein de l’Harghita », les rivières en prennent leur sources, la pluie et le vent viennent du côté de cette montagne et c’est de là que proviennent la plupart des éléments qui jouent un grand rôle dans l’édification de la culture.
8Outre la montagne, une signification particulière revient, dès les premiers mois, aux sapins de Harghita, aux bois de sapins, aux parfums de sapins, à la pierre, à la rivière, à l’air frais.
9Le nom de chaque région apparaît de temps en temps dans les pages du journal, mais leur diversité se dissout dans le « paysage harghitéen ». Peu après, d’autres syntagmes font leur apparition : « l’homme harghitéen » et un peu plus tard « la communauté harghitéenne » (voir dans ce sens la notion de « imagined community », Anderson 1983).
10Du fait que le département de Harghita en tant qu’unité géographique et/ou administrative n’a jamais existé, il n’est pas surprenant que les éléments historiques n’entrent pas en jeu dans la définition du harghitéanisme et que les marques identitaires tournent, au moins au début, surtout autour des éléments naturels du département.
11Les éléments-clé de l’harghitéanisme sont apparemment des mots quotidiens : le bois, la pierre, la montagne, la forêt, etc. Mais le lieu et la manière de leur usage nous rappelle plutôt la rhétorique identitaire que l’usage de tous les jours. Nous croyons que ce que Löfgren affirme concernant les deux niveaux du processus de construction de la nation (Löfgren, 1989a) est aussi valable dans le cas de l’harghitéanisme : au premier niveau de l’édification culturelle, les éléments sélectionnés deviennent des symboles ou des clichés rhétoriques et ce n’est que dans un second temps qu’ils seront à même de fonctionner comme cadre de la vie quotidienne. Notre étude est consacrée au premier niveau, celui de la formation du système des clichés rhétoriques, qui comporte deux aspects différents :
12Les éléments sont sélectionnés pour le système des clichés rhétoriques à travers un filtre d’interprétation. Le bois, la montagne, la forêt, chacun se caractérise par une multitude de traits mais tous ne participent pas à la construction des signes représentatifs de la même manière. Dans le cas du sapin par exemple, on n’en retient que les suivants : il reste toujours vert, il reste debout, il se hausse, il s’accroche au sol, il est utile. Ces éléments partiels sont mis en valeur tandis que tous les autres s’effacent.
13Les signes relevés des éléments-clé deviennent le sujet de la pratique stylistique. L’essor de l’arbre, la dureté de la pierre, la pureté de l’eau, le caractère du folklore, l’envie de travailler des gens sont rendus sensibles par des personnifications, des comparaisons, des métaphores ou des épithètes. Un procédé très fréquent est l’hyperbole, l’emploi de superlatifs. Les exemples abondent : le rocher est opiniâtre ; les ressources du sol sont inépuisables ; la montagne contemple ce qui l’entoure du haut de sa grandeur ; le sapin suggère le sentiment de la pureté, de la grandeur ; les sources cristallines de la vie culturelle et spirituelle jaillissent de plus en plus puissantes, etc. L’enjeu de tous ces procédés est l’authentification, la légitimisation : ils sont censés éveiller chez le lecteur le sentiment que les éléments relevés sont vraiment les éléments caractéristiques de la région.
14Dans les tropes entourant les éléments relevés, on trouve souvent des formes linguistiques archaïques. On y rencontre des mots plus anciens mais surtout la topique, l’enchaînement des propositions et les variantes archaïques de l’emploi des verbes. Etant donné que ces éléments archaïsants sont liés aux éléments-clé de l’harghitéanisme, la signification du texte entier gagne une perspective historique, insinuant une récupération du passé de la région.
15Le but de ce procédé est de renforcer un élément commun quelconque, virtuel ou réel. Cela peut se faire par la création d’un trope (le plus souvent d’un symbole), mais aussi par l’explication directe ou la périphrase. Dans un article sur un peintre né dans le département, on peut lire par exemple que « le peintre a juré fidélité éternelle à l’homme des sapins et des rochers ». Celui-ci n’est plus un individu qui a un visage, un nom ou un domicile mais le peintre harghitéen en général. La montagne Harghita « contemple heureusement le travail assidu qui est fait dans son sein », ce qui veut dire qu’ici tout le monde travaille ensemble et en même temps. Selon le message formulé ouvertement ou d’une façon masquée, il y a partout, dans tout le département, de tels éléments. Ici le sapin est toujours et partout superbe, l’homme est laborieux, la pierre est dure, l’air est frais, le paysage attrayant.
16Parmi tous les éléments-clé, c’est à la montagne que revient dans les textes des journaux, le rôle mythique. Le procédé de mythisation n’est pas complet, mais la tendance est évidente. Comme la montagne Harghita se trouve au centre du département – vu comme espace physique – et que, par sa massivité, elle se distingue des autres paysages de cette province, il n’était pas difficile de la revêtir de traits transcendants. Dans les textes, on peut lire souvent que la montagne est au-dessus de nous, elle est hors de nous, il y a une distance entre elle et nous. En plus de l’opposition (en haut/en bas, en dehors/ au dedans), la dichotomie est renforcée par le fait qu’il y a beaucoup de choses qui viennent ou proviennent de la montagne : les ruisseaux y puisent leurs sources, le vent souffle de Harghita, la pluie descend ses pentes. Le rapport montagne/homme signifie l’affluence de l’énergie et des messages tandis que le rapport opposé (homme/montagne) ne contient qu’admiration, contemplation et hommage. L’élément projeté devient abstrait, mystérieux, une sorte de micro-centre universel, d’où dérivent les éléments et les choses.
17On peut rencontrer dans les textes des procédés pragmatiques qui continuent à édifier l’harghitéanisme par opération avec ces éléments transformés. Ceux-ci peuvent avoir deux fonctions : ils justifient directement d’une part, l’unité du département créé par des mesures administratives ou bien, indirectement d’autre part, la continuité de cette unité, sa cohérence immanente.
18Les procédés les plus fréquents sont les suivants :
19Lorsqu’il s’agit de la totalité du département ou des phénomènes valables pour l’ensemble du territoire, on utilise souvent, au lieu d’une référence au département, une énumération spéciale qui indique, les quatre points cardinaux par quatre localités éloignées du département. L’unité est justifiée par une autre sorte d’énumération qui s’opère avec des villes, des villages ou des territoires plus petits, mais toujours en un désordre voulu et avec trois points à la fin de l’énumération.
20Il n’y a pas de texte concernant l’harghitéanisme qui n’utilise plusieurs signes de marque de l’identité départementale. Leur association se fait d’habitude par l’invention de traits émergeants réunissant au moins deux séries de caractéristiques. Par exemple, la montagne Harghita et l’homme harghitéen ont en commun le calme, la sérénité ou la persévérance. Les traits identitaires s’accentuent ainsi réciproquement tout en donnant naissance à des syntagmes nouveaux de l’harghitéanisme en tant que discours.
21Dans le sillage des éléments-clé relevés, il y a souvent des éléments qui ne peuvent pas devenir des parties du système des clichés rhétoriques. Dans l’espace physique et social du département, on trouve des éléments qui contredisent le processus de l’intégration ou s’opposent aux éléments positifs de l’harghitéanisme. Ces « mauvais » éléments, qui sont présents dans la vie quotidienne, doivent être purgés parfois par le système rhétorique. Le plus simple procédé d’élimination est d’exclure complètement ces éléments de la publicité ou bien d’affirmer le contraire. Ainsi, par exemple, le titre d’un article qui traite d’une région totalement isolée et négligée est : « Kaszon n’est pas une île ! », quoique ce soit justement le contraire qui soit vrai. Plus général et efficace est le procédé qui essaie de traiter le rapport des « bons » et « mauvais » éléments en tant que pseudo-opposition. Par exemple, pour deux mots sur la mauvaise qualité du sol, on a tout un discours sur l’application de l’homme harghitéen. Le climat est rude mais tous les gens d’ici ont le cœur chaud. L’opposition n’est faite que pour rendre possible au bon d’anéantir symboliquement (mais publiquement) le mauvais.
22Les fragments des textes qui s’évertuent à édifier ou légitimer l’harghitéanisme sont en même temps une tentative de créer un microcosme virtuel. Le sujet d’un article est le réveil de la nature, le début des travaux agricoles de printemps. L’intention de l’auteur est de présenter le printemps harghitéen spécifique : « Le pan de l’habit de la Harghita s’est effrangée (la neige fond). Les fées se peignent dans le miroir du lac Anne … Des gars robustes sautent dans la selle de fer blanc des tracteurs et partent pour chasser le sommeil des prés assoupis le long des eaux … » Aux yeux du lecteur se profile une image où tout est présent : la montagne enneigée, la neige qui fond à ses pieds, les fées qui s’admirent dans le lac Sainte Anne, les champs assoupis et les tracteurs qui partent. Dans l’espace et le temps réel, ces éléments n’apparaissent jamais ensemble. L’édification du harghitéanisme s’élance vers une « cosmogonie » locale …