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Dossier

L’étranger de l’étranger : « les gens du voyage »

Rose Marie Lagrave
p. 151-160

Résumé

At the suburb of Caen, city situated in Normandy,in a deprived neighbourhood, a field has been arranged for the « People of the Trip », administrative term designating the tsiganes. On the basis of an oral inquiry, the logic of social representations, stigmatising the figure of the tsigane as a foreigner and radically different person, has been reconstritued. It has been proved that the apparent opposition tsigane/non tsigane was in fact masking a much more creative and socially operational cleavage : the one between integrated marginal people and rebels that refuse assistance and any sort of dependance towards the social oeder.

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Texte intégral

1Le titre de ce colloque, « ethnologie de l’identité, identité de l’ethnologie », n’est pas seulement un jeu de mots ; il rappelle à bon escient que, pour traiter le plus scientifiquement possible de l’identité, il faut, au préalable, réfléchir aux instruments de connaissance qu’on utilise pour penser l’identité. Cette vigilance méthodologique s’impose tout particulièrement dans le cas d’une recherche sur des groupes sociaux stigmatisés, c’est-à-dire, pour paraphraser Erving Goffman, des groupes définis par des attributs négatifs qui ont pour but essentiel de jeter le discrédit sur des individus ou des groupes sociaux. Tel est le cas des Tsiganes, ou, pour parler le langage bureaucratique ou le langage du travail social, « les Gens du voyage », qui font partie de ces groupes à qui on fait endosser de génération en génération, par une sorte d’hérédité sociale négative, des stigmates tribaux. Vigilance de tous les instants donc, sous peine de rendre l’ethnologie ou la sociologie complices de l’ordre social et politique qui tient pour responsables les stigmatisés de leurs stigmates. Autrement dit, il ne faut pas se tromper de cible, en prenant les effets pour les causes, amalgame au fondement du racisme ordinaire. On l’aura compris, il ne s’agit pas, pour l’instant, de présenter une analyse de l’identité sociale des Tsiganes, mais tout au contraire, d’analyser la formation des stéréotypes à leur égard, phase particulièrement salutaire avant toute enquête de terrain pour se départir des prénotions que tout chercheur véhicule inconsciemment. Cette communication a donc pour objet de saisir comment des non Tsiganes constituent les Tsiganes en étrangers, quelles sont les catégories utilisées pour penser en termes d’altérité radicale, « les Gens du voyage ». On va donc s’attacher à l’analyse des identités attribuées aux Tsiganes, ces identités pour autrui et par autrui, en essayant de dégager le principe générateur et la logique qui produisent, construisent les Tsiganes comme étrangers et étranges, comme radicalement autres. Cette approche constructiviste de la production sociale de l’étranger s’oppose à tout exotisme qui, faisant appel à la différence, à la spécificité, est le gage même de la méconnaissance. Pour rendre compte des identités attribuées aux Tsiganes, on présente, dans un premier temps, les caractéristiques sociales de la population enquêtée, puis les éléments constitutifs du stéréotype du « mauvais sauvage », qui permettront de définir l’altérité radicale. Enfin, on montrera comment les mécanismes de domination de l’ordre social produisent, parmi une même population d’exclus, des dominés et des insoumis.

Gens de la Guérinière, Gens du voyage

  • 1   Cette recherche collective faite par G. Althabe, M. de la Pradelle, J. Bazin, M. Mercadier et R.M (...)

2Analyser les discours sur les Tsiganes, c’est d’abord savoir qui tient ces discours, puis il faut décrire le contexte dans lequel vit la population enquêtée. Nous avons fait une vingtaine d’entretiens non directifs1avec des personnes qui, toutes, sont en contact direct, à un titre ou à un autre, avec des Tsiganes. Ces personnes interviewées habitent ou travaillent dans un quartier périphérique de la ville de Caen, en Normandie, un quartier appelé « La Guérinière ». La Guérinière est le premier ensemble HLM construit en France, dans les années 1950, juste après la guerre, à la place d’un bidonville, appelé « Tonneauville ». La population de la Guérinière est une population de déshérités composée d’ouvriers peu ou pas qualifiés, d’anciens paysans victimes de l’exode rural, d’immigrés. La Guérinière se caractérise par un taux de chômage élevé, notamment chez les jeunes, par une sous scolarisation, malgré la mise en place de zones d’éducation prioritaire, par un alcoolisme et une délinquance endémiques, mais également par une intense vie associative qui tisse de nombreux liens de solidarité entre les habitants et un fort sentiment d’appartenance. Pour les habitants de Caen, La Guérinière est un quartier de mauvaise réputation, un quartier défavorisé, et comme nous l’a confirmé un de nos interlocuteurs, « habiter La Guérinière, c’est déjà une mauvaise carte de visite ». A la périphérie du quartier de La Guérinière, le département et la ville de Caen ont financé l’aménagement d’un terrain pour les « Gens du voyage », terrain entouré d’un grillage de deux mètres de haut surmonté de fils barbelés. Nous n’avons jamais pénétré sur ce terrain, mais le responsable de l’action sociale, gestionnaire du terrain, le décrit dans ces termes : « Avant 1981, c’était simplement un terre-plein, un cloaque, bon, on mettait un peu de graviers tous les ans pour pas que ça fasse trop deboue, tandis quemaintenant, c’est un véritable terrain goudronné avec des caniveaux, des pentes correctes... Chaque famille bénéficie d’un emplacement decent mètres carrés, goudronnés, avec l’eau courante bien sûr, robinet, compteur et électricité individuels, un local sanitaire au centre duterrain, deux gardiens pour simplifier les choses, et un homme d’entretien qui assure l’entretien des circulations principalement, notamment et bien sûr, des sanitaires ». On le voit, la topologie des lieux distingue les gens de l’errance ; ils sont assignés à résidence dans un espace réservé, distinct des autres espaces du quartier. « Cela medonne l’impression que c’est un camp de concentration » nous dira la bibliothécaire. Ainsi, l’espace sert à distinguer et donc à classer les gens de La Guérinière et les Gens du voyage, en une sorte de ghetto dans un ancien bidonville. Toutefois, nous n’avons pas interrogé seulement des gens de La Guérinière, mais plus largement, on a choisi d’interviewer des personnes en fonction de la nature des relations qu’elles entretiennent avec les Gens du voyage. Globalement, on peut distinguer quatre types de relations : des relations administratives et bureaucratiques (à ce titre, ont été interrogés des représentants de la municipalité et de l’action sociale de Caen) ; les relations qui relèvent du travail social (infirmière. assistante sociale, éducateur, etc) ; les relations éducatives et de formation (la Maison de Culture, l’école. le curé), enfin les relations de voisinage (les habitants les plus proches du terrain des Gens du voyage) ; toutes ces personnes sont donc en interaction avec les Gens du voyage, soit au titre de leur profession, soit en raison de leur proximité spatiale. Ces personnes, que disent-elles des Gens du voyage, quelles sont leurs catégories de perception à l’égard des Tsiganes ?

Le stéréotype du mauvais sauvage

3L’analyse des entretiens permet de mettre au jour les processus de catégorisation par lesquels la population enquêtée construit les identités génériques attribuées aux Tsiganes. La concentration et la redondance des catégories utilisées dessinent le stéréotype du mauvais sauvage en sorte qu’on peut faire une sémiologie des Tsiganes tels qu’ils sont perçus.

4Le premier signe qui fonctionne comme un insigne, c’est le nom, le nom par lequel les non-Tsiganes désignent, nomment l’Autre. Le registre sémantique comprend huit noms différents : forains, tsiganes, manouches, gens du voyage, gens du terrain, bohémiens, gitans, romanichels. Le répertoire des termes utilisés identifie le groupe soit à des origines ethniques mythiques (Bohémiens, Tsiganes, Gitans, Romanichels), soit à leur lieu d’implantation (Gens du terrain), soit au métier (Forains), soit encore aux classements administratifs (Gens du voyage). Plus on représente l’administration, plus on a recours au terme « Gens du voyage » perçu comme désignation neutre, parce qu’officielle. A l’inverse, l’ensemble des interviewés reconnaissent que le nom d’adresse le plus courant est celui de Manouches, terme-insulte comme le souligne le curé de la Guérinière : « Quand ils sont pris en haine, ils sont toujours nommés les Manouches » et la bibliothécaire de la Maison de Culture de préciser : « Nous, quand on parle d’eux, on dit Manouches, et ça fait un peu péjoratif ; quand on veut faire bien, on dit, ils sont du voyage, mais entre nous on dit Manouches ». Ce nom, cette carte d’identité qu’on leur donne ne sont pas seulement des images négatives ; le trait le plus sociologiquement remarquable et pertinent, c’est que ce nom s’impose collectivement à tous les acteurs en relation avec les Tsiganes. Aucune des personnes interrogées ne les désignera en tant que Français. Par exemple, le curé de la Guérinière nous dira qu’un Manouche a épousé une Française, puis se reprenant dira : « une sédentaire, parce qu’il faut surtout pas leur dire qu’ils ne sont pas français ! Ah ! ça, ils se défendent bien ! Ils disent, quand ils sont considérés comme étrangers, nous on a fait la guerre, nous, nos ancêtres ont lutté ». Ainsi. la production de l’autre comme étranger s’effectue dès l’énonciation du nom qui sert à étiqueter, à stigmatiser.

5Cette stigmatisation par le nom s’accompagne d’un processus de naturalisation : les Tsiganes sont l’archétype et le stéréotype du sauvage et de surcroît du mauvais sauvage. Quelle que soit la position sociale des personnes interrogées, les discours s’accordent tous sur un point : les Tsiganes sont encore dans l’ordre de la nature, ce sont des individus mus par l’instinct, en proie à un élan vital irrépressible : « par rapport à nous, dira un représentant de la Maison de Culture, ce sont des impulsifs, ils ont envie de vivre l’instant, ce qu’ils ressentent. S’ils ont envie de dire une grossièreté, ils font une grossièreté ... Enfin, ils vivent dans l’instant, ils ne réfléchissent pas. Ils ont pas ce que nous on appelle la culture ... C’est qu’il y a pas de refoulé, ils éclatent comme ils disent ». La référence à l’état de nature ne fait cependant pas des Tsiganes des bons sauvages, mais des mauvais sauvages. Tous les qualificatifs utilisés pour les définir sont dans le registre négatif : ils sont bruyants. grossiers, insolents, instinctifs, violents, menteurs, provocateurs, voleurs. Cette violence impulsive et méchante est expliquée par l’absence de socialisation des Tsiganes. Aucune instance de socialisation ne parvient à endiguer cette impulsivité : « ils n’ont pas d’éducation rigide, ils sont peu scolarisés, ils ne travaillent pas comme nous », telles sont les raisons avancées pour expliquer leur violence sociale. Pour la population enquêtée, la société, ou plutôt la socialisation est correctrice de l’état de nature, ou encore la nature est mauvaise, la société est bonne. Ces représentations sont la réplique inversée des représentations sociales sur la paysannerie. Dans une autre étude, j’ai montré que l’image positive des paysans est fonction de leur état de nature et que le paysan perverti est celui qui, au contraire, est socialisé. Or, pour les Tsiganes, c’est exactement l’inverse. Dès lors, rien d’étonnant à ce que les liens entre Tsiganes et non-Tsiganes se tissent entre adolescents. Les personnes interrogées qui habitent à proximité du terrain disent toutes combien leurs enfants nouent des liens d’amitié ou des relations amoureuses avec des adolescents tsiganes. Un éducateur dira que « les Tsiganes ont gardé leur violence d’adolescents », tout comme les adolescents « sont attirés par les Tsiganes par leur besoin de liberté ». Parce que les uns et les autres sont perçus comme encore non socialisés, les relations entre jeunes sont possibles.

6L’absence de socialisation des Tsiganes est toutefois relativisée sur un seul point : la socialisation familiale. Pour nos interlocuteurs, le seul espace de socialisation et d’identification pour les Tsiganes, c’est la famille, mais une famille archaïque. Pour décrire les modes de vie familiaux des Tsiganes, les personnes interrogées ont recours à un langage qui se veut anthropologique. On parle de tribu, de caste, de lignage, de mariage entre eux et entre cousins, de patriarche, d’esprit de clan, de solidarité tribale vis-à-vis du monde extérieur, bref, ce qui est décrit, c’est un âge de l’humanité quasi préhistorique ou exotique.

7Deux autres indicateurs fondent cette vision d’un groupe archaïque : le rapport à la mort et aux enfants d’une part et le rapport au sacré d’autre part. Pour des gens de la Guérinière, les Gens du voyage vivent constamment avec la mort, et s’ils se sédentarisent à Caen, c’est parce que leurs morts y sont enterrés. Les Tsiganes vont à l’église uniquement pour les baptêmes et les enterrements, en raison du caractère sacré de la vie et du caractère sacré de la mort. De l’avis du curé de la Guérinière, ce sont les Tsiganes qui ont les enterrements les plus beaux. Il décrit les inhumations comme des cérémonies somptuaires et ostentatoires :

« Ils extériorisent beaucoup plus que les autres. C’est des cris, c’est des pleurs, c’est des hurlements, les femmes entre autres. On est obligé de se mettre sur un autre registre que les sédentaires. Ce qui marche avec eux, les symboles par exemple, c’est la lumière, ils ont beaucoup de cierges, si on allume beaucoup de cierges, ça leur parle. Il y a énormément de fleurs, c’est quelquefois des millions de fleurs et quelquefois il faut des camions de pompes funèbres pour transporter les fleurs. C’est toujours eux qui ont les plus beaux cercueils pour des sommes fabuleuses. Si vous allez au cimetière, il y en a même qui ont des chapelles ardentes, et puis ils vont toujours au cimetière et c’est toujours fleuri ».

8Pour les gens de la Guérinière, les Tsiganes ont un culte des morts qui n’existe plus dans nos sociétés : « quand ils parlent des gens, ils ne disent pas le mort, y a un gars qui est mort, ils disent le défunt ... ils ont un truc par rapport à la mort », commente le représentant de la Maison de la Culture qui ajoute que la plus grande insulte est « Mange les morts » : en cas de conflit, c’est tout de suite le gros truc :« mange les morts ». Par contre, ça m’est arrivé de leur dire « Mange tes morts, mange les tiens, quoi, alors là c’est fou, là j’ai dû passer les bornes, parce que c’est une insulte pour eux qui est très forte, qu’on n’a pas le droit de dire mais qu’on a le droit de recevoir ». Ce rapport archaïque à la mort se double d’un sens du sacré, du religieux, du surnaturel que les gens de la Guérinière disent avoir perdu et qu’ils retrouvent chez les Tsiganes. Le curé dit « qu’ils ont un grand respect pour le prêtre. Ils m’appellent Rachan. Y a un respect qu’on ne trouve pas chez les sédentaires. Ils sont assez superstitieux. Tout ce qui vient du religieux, enfin je crois qu’on représente pour eux une force plus ou moins occulte et qu’ils en ont peur , alors ils ne veulent pas avoir de conflits avec nous, ça pourrait leur porter malheur. Je suppose que ça leur traverse l’esprit. C’est quand même typique de leur mentalité ». Ainsi, l’ensemble des discours sur les Tsiganes développent la même logique d’exposition : les Tsiganes sont des individus non socialisés, encore mus par l’instinct naturel, ils vivent dans des groupes aux normes archaïques, bref, ils appartiennent à l’infra-humain, à l’infrasocial, sortes de vestiges de la préhistoire de l’humanité. La figure du Tsigane, telle qu’elle apparaît dans les discours, se présente comme la face honteuse, abyssale de l’homme, comme le double persistant d’une sous-humanité.

9Désignation stigmatisante, naturalisation, archaïsme forment entre eux une configuration logique et constituent les trois modalités par lesquelles se construit le stéréotype du mauvais sauvage. Quelles sont donc, à présent, les fonctions sociales de ce stéréotype ? Sa fonction principale, et c’est le troisième point, est de produire, entre les Tsiganes et les non-Tsiganes, une altérité radicale.

L’altérité radicale

10L’altérité radicale est construite par la pensée dualiste de nos interlocuteurs. L’analyse de leurs discours révèle une pensée structurée en une logique binaire de couples sémantiques antagonistes qui marquent une différence irréductible entre « eux » et « nous ». Les descriptions bipolaires s’opposent terme à terme : clan /individu, liberté /règle, voyageur /sédentaire, instinct /raison, violent /éduqué, autant de clivages qui construisent les Tsiganes en un groupe radicalement étranger. « Les forains, dit un interlocuteur, c’est pire que les étrangers, car finalement les étrangers on les connaît : eux c’est pas pareil : c’est un monde à part ». Ce monde à part est le leitmotiv de tous les discours. Parce qu’ils ne sont pas socialisés, les Tsiganes sont perçus comme vivant dans une société dont ils ne connaissent pas les règles :  « Je pense qu’on ne peut rien faire sans règle : je vois descartes, bon, il faut des règles, sans ça c’est pas possible de jouer, moi je crois quec’est ça : ils veulent jouer avec nous, mais on n’a pas les mêmes règles de vie », explique un employé de la Maison de la Culture. On est en présence de deux logiques sociales incompatibles : celle des Tsiganes, régie par des règles perçues comme infra-sociales, et celle des gens « normaux », c’est-à-dire normalement socialisés. Que vienne à s’estomper cette différence et l’administration s’emploie à la recréer. Ainsi, par exemple, puisque les institutions ont défini les Tsiganes comme « Gens du voyage », ils doivent voyager. Or, nombre de Tsiganes, sédentarisés depuis plusieurs générations, veulent rester sur le terrain. Le règlement administratif leur impose de voyager au moins deux fois par an et d’avoir des caravanes en état de marche. Assignés à résidence toute l’année, on les somme de circuler, on les oblige à l’errance pour être conformes à l’image administrative des Gens du voyage. Or, de l’avis même du responsable de la gestion du terrain, « il y a un tiers de sédentaires parmi les Gens du voyage et ces sédentaires-là sont très courtois, très corrects, très propres ». Ainsi, lorsqu’il y a un début d’intégration, l’administration crée la différence, dévoilant ainsi que la différence est bien une construction sociale. Dans ce face à face entre « eux » et « nous », la violence sociale est la seule manière de vivre ensemble. La violence sociale structure les rapports sociaux puisqu’ils sont fondamentalement des rapports de forces. Dans ce rapport de forces, chaque camp essaye de faire plier l’autre à ses propres règles. La société tente d’intégrer les Tsiganes, mais aucune instance de socialisation n’est adaptée à eux. Le curé, le directeur de l’école, la bibliothécaire, le responsable de la mission locale pour la formation professionnelle, tous disent qu’il est très difficile de les faire entrer dans nos structures d’accueil. « ils sont toujours en dehors dela course », mais chacun également de préciser « qu’il faudrait commencer par l’écoute » pour adapter les structures à leurs besoins. A l’inverse, les Tsiganes, eux, entendent bénéficier des services de la société où ils vivent, et par exemple, nous dira le curé de la Guérinière, « il faut que le prêtre se plie à leurs principes ou sinon il ne fait pas son travail de prêtre ». Ainsi, parce que les caractéristiques attribuées aux Tsiganes, les attitudes qu’on leur prête, les explications qu’on donne à leurs comportements sont toutes porteuses de la logique de l’Autre comme totalement Autre, c’est du même coup, à travers les Tsiganes, de soi qu’on parle. Comme le psychanalyste nous remet en face de nous-mêmes quand nous parlons des autres, les agents sociaux qui parlent des Tsiganes parlent d’eux-mêmes. Dès lors, il s’agit moins d’altérité, de l’autre, que du même. On est en présence d’un soliloque détourné où l’Autre n’est qu’un motif pour se situer socialement. Les Tsiganes constituent en quelque sorte le« stade du miroir », un stade du miroir social pour les gens de la Guérinière qui leur sert de point de repère pour apprécier leur degré de socialisation par rapport à une sous-humanité et qui les renvoie à ce qu’ils sont, à la position qu’ils occupent, une position de dominés.

Dominés et insoumis

11Les discours sur les Tsiganes jouent comme caisse de résonance de l’ordre social. Les modes de constitution des Tsiganes comme étrangers irréductibles sont à cet égard, d’extraordinaires analyseurs de l’ordre social incorporé par les gens de la Guérinière qui, pourtant, sont dominés par cet ordre social. En effet, on n’aurait garde d’oublier que les gens de la Guérinière qui se disent « normalement » socialisés, sont eux-mêmes des exclus, car le quartier de la Guérinière concentre nombre de critères de la marginalité sociale (alcoolisme, chômage, délinquance, etc.). Pour eux, comme pour les représentants des institutions chargées de contrôler et de socialiser les Tsiganes, les Tsiganes sont des insoumis. Si Gens du voyage et Gens de la Guérinière sont tous dominés dans l’espace social, ils ne le sont pas au même titre, ni de même façon. Les Gens de la Guérinière sont des dominés intégrés et soumis aux règles de la domination tandis que les Gens du voyage restent rebelles à l’ordre social. Les Tsiganes refusent de se conformer à la norme par leurs manières d’être, d’habiter, de travailler, d’être riches quand tout le monde est pauvre. A l’inverse des habitants de la Guérinière, les Tsiganes ne sont pas des exclus du système social, ils n’y sont jamais entrés et refusent d’y entrer par la petite porte. En outre, non contents de vivre autrement, les Tsiganes dénoncent ouvertement la soumission des gens de la Guérinière. Par exemple, l’employé de la Maison de la Culture nous dira que les Tsiganes l’appellent « le commis, le larbin, le commis qui travaille pour un patron, pour 5000 balles par mois, un commis au service d’un patron ». Le responsable de la formation professionnelle confirmera cette attitude méprisante : « Je l’entends souvent : c’est pas pour moi votre truc. C’est payé des clopinettes à travailler toute la journée, c’est payé 580 F quand on a moins de 18 ans ou 2000 F quand on a plus de 18 ans, c’est pas un vrai boulot ». En refusant de travailler pour un patron, en refusant d’être chômeurs, en refusant d’être pauvres, puis en dévoilant la logique de l’assistanat et de l’exclusion dans laquelle les gens de la Guérinière vivent, les Tsiganes refusent d’être les victimes d’un système dont ils dénoncent les insuffisances et les tares ou dont ils profitent par la ruse et le détour. C’est, au bout du compte, ce mépris et cette fierté, qui sont l’envers du rejet dont sont l’objet les Tsiganes, que les gens de la Guérinière et les représentants institutionnels ne comprennent pas. Au refus d’assimilation des Tsiganes, ils opposent l’intégration fréquemment réussie des Laotiens, des Maghrébins, des Vietnamiens, des Turcs. La résistance à l’intégration des Tsiganes, le fait qu’ils ne se laissent pas apprivoiser, sont perçus comme une attitude subversive par les gens de la Guérinière qui, toute leur vie, ont essayé de s’intégrer à l’ordre social, mais également pour les représentants de l’administration dont le travail est justement de parvenir à intégrer les irréductibles. En raison de cette insoumission sociale, les Tsiganes sont rejetés et par ceux qui sont chargés de diffuser et de faire respecter les normes sociales légitimes, et par les marginaux, parce que les Tsiganes ne partagent pas les mêmes normes de marginalité. La preuve en est donnée a contrario, lorsque certains Tsiganes adoptent les mêmes comportements que certains habitants de la Guérinière. Par exemple, l’alcoolisme permet la fraternisation : le clivage Tsiganes /non Tsiganes disparaît alors au profit d’un autre clivage buveurs /non buveurs, ou comme le dit la bonne du curé, entre « ceux qui ont pris l’abstinence et les autres ».

12Ainsi, cette marginalité tsigane par le refus de l’intégration joue comme révélateur du caractère foncièrement arbitraire des normes sociales, et partant, du rapport de forces inhérent à l’ordre social dominant. Comme l’a souligné, à maintes fois, le représentant de la Maison de la Culture, « les Tsiganes ne jouent pas le même jeu que nous ». Mais ce que ne dit pas cet homme, et ce que l’ethnologie ou la sociologie dévoilent, c’est l’arbitraire des règles du jeu. La règle du jeu social des non Tsiganes n’est perçue comme supérieure à celle des Tsiganes qu’en raison d’une croyance et d’un consensus qui ne sont que le résultat d’un rapport de forces dominant d’une société ethnocentrée qui n’accorde une appartenance identitaire qu’à ceux qui se soumettent à ces règles. La frontière n’est donc pas entre « eux » et « nous », entre étrangers et autochtones, comme voudrait nous le faire croire le sens commun, mais entre conformité et marginalité.

13Dès lors, tout le travail de l’ethnologue ou du sociologue est de rompre avec les désignations toutes faites que les agents sociaux proposent et notamment avec la vision des Tsiganes comme étrangers, ou la vision des Tsiganes uniquement associée à un problème social, pour montrer que les catégories de l’étranger et de l’autochtone ne désignent pas des personnes, mais sont des points de vue qui sont fonction du rôle de légitimation ou de critique de l’ordre social qu’on assigne aux sciences sociales. Et là nous retrouvons le problème de l’identité de l’ethnologie. Reste qu’il faut par la suite confronter les identités attribuées aux Tsiganes avec leurs identités réelles, celles qu’ils revendiquent et celles que l’on pourrait décrire après un travail de terrain avec eux. Sans nul doute, on retrouverait les mêmes mécanismes d’ostracisme fondés sur l’appartenance ethnique. C’est dire que la tâche de l’ethnologie n’est pas d’opposer au stéréotype du mauvais sauvage, le mythe du bon sauvage, ni de réhabiliter les groupes dominés, mais dans tous les cas d’en décrire les règles de fonctionnement. Je terminerai avec Erving Goffman, avec lequel j’ai commencé, pour souligner que « pour comprendre la différence, ce n’est pas la différence qu’il faut regarder, mais l’ordinaire ». Dans cette recherche collective, c’est ce que nous avons essayé de faire.

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Notes

1   Cette recherche collective faite par G. Althabe, M. de la Pradelle, J. Bazin, M. Mercadier et R.M. Lagrave, constitue le premier volet d'une étude comparative sur la production sociale de l'étranger et notamment des Tsiganes, recherche effectuée également en Espagne, et par la suite dans des pays d'Europe centrale et orientale.

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Pour citer cet article

Référence papier

Rose Marie Lagrave, « L’étranger de l’étranger : « les gens du voyage » »Civilisations, 42-2 | 1993, 151-160.

Référence électronique

Rose Marie Lagrave, « L’étranger de l’étranger : « les gens du voyage » »Civilisations [En ligne], 42-2 | 1993, mis en ligne le 01 décembre 1996, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/civilisations/2333 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/civilisations.2333

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Auteur

Rose Marie Lagrave

EHESS, Paris

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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