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Dossier

Identité et migration : l’exemple d’une communauté grecque en France

Cécile Zervudacki
p. 119-139

Résumé

As regards a specific area, the article raises the question of the criterias, the strategies and what is at stake for the ethnieal auto-determination of an emigrated population. This population, about whieh the article clearly demonstrates that it constitutes a community, established itself since the First World War in the French Isère region through two important successive movements – (1916 - 1926) and (1950 - 1970) –on the occasion of a man’s urbanisation project, A. Grammont, influenced by the 19th century utopian building ideology. The text, which presents the results of a long field research carried out in the beginning of the 80s, concerns the reasons for this population’s quite unpredictable ethnie choice. its « founding myths » of positive positioning, and the contrasted manipulation of an institution that the group established : the church. The author concludes this analysis by underlining the importance of the rural/ urban cleavage in the origins of emigrants. and mostly by privileging the principle signification of the notion of « diaspora » as being the creative force of a political ethnie group with no ambition of state control

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Texte intégral

« Je montais et descendais Birger Jarlsgatan, un véritable repaire de courants d’air, je regardais toutes ces fenêtres allumées en espérant qu’une d’entre elles allait s’ouvrir, que quelqu’un crierait mon prénom, que j’avais déjà changé de Théodoros en Théodor, puis Théo, tout cela pour me rendre la vie plus facile, pour rendre mon nom plus facile dans l’espoir que quelqu’un le dise. Mais cela a duré longtemps, tellement longtemps que j’étais en train d’oublier comment je me prénommais. Cependant, je n’ai jamais oublié mon nom, car il n’était pas seulement le mien, mais également celui de mon père, le prénom n’était qu’un épisode, tandis que le nom était une épopée ; quand les nuits sont devenues trop longues, je m’installais devant un tout petit miroir ( ... ), et je me disais à moi-même « tu es son fils, ne l’oublie jamais », comme si j’étais le fils d’un empereur déchu, mais je me sentais tout de suite moins seul ; derrière mon visage dans le miroir, j’apercevais celui de mon père, les longues moustaches de grand-père et tous ces hommes qui portaient le même nom ; ainsi allais-je au lit blindé par la patience de générations. »

  • 1   *roman traduit du suédois par A. Gnaedig, p. 49 de l'éd. française, Denoël, 1990).

Théodor Kallifatidès Un long jour à Athènes1

  • 2   Le terme de "romantique" conviendrait peut-être mieux. Cf. ici même l'article de V. Mïhaïlescu, q (...)
  • 3   Les travaux de Fredrik Barth, auxquels nous faisons allusion plus loin, sont les plus fondamentau (...)
  • 4   Nous renvoyons le lecteur à l'analyse que nous avons faite de la série historique des termes d'au (...)

1Lorsque nous avons entrepris, au début des années 80, l’étude de la communauté grecque de Pont-de-Chéruy, dans le département français de l’Isère, notre propos n’était pas de nous situer dans la tradition des études sur le « caractère national ». Celles-ci furent remises en honneur aux U.S.A. au cours de la deuxième guerre mondiale, sous la double contrainte des circonstances militaires (« Pourquoi les Allemands sont-ils devenus le plus méchant peuple du monde ? »), et du déferlement de la psychanalyse, du moins sous sa forme pédagogique (« Pourquoi, si le complexe d’Oedipe est bien universel, y a t il des éducations différentes ? Etpourquoi et comment devient-on Américain et pas Samoan ? »). Ces études, essentiellement américaines, furent probablement le dernier avatar de ce que l’on peut appeler une conception « classique »2 de l’identité ethnique. Elle nous semblait remise en cause de façon définitive par les études récentes concernant les migrations3. Nous ne pouvions en rester ainsi à la recherche d’une variante locale, une sorte de réalisation iséroise particulière d’une essence hellène dont les critères de référence auraient pu être choisis parmi les nombreuses définitions que cette ethnie s’est donnée d’elle-même au cours de sa longue histoire4.

  • 5   Pour une recension récente des nombreux travaux sur la diaspora grecque, actuelle et récente, cf. (...)

2Nous ne pouvions pas non plus, laissant de côté ce que les Américains appellent « native doctrine », nous contenter d’aller à la découverte de critères, cette fois d’ordre purement empirique, de la même hellénité, éventuellement remodelée au contact de cette région particulière du monde, nous situant ainsi dans un domaine de recherches comparatif, qui compte déjà un certain nombre de travaux5, ce qui est fort compréhensible étant donné la distribution aujourd’hui universelle de cette ethnie.

  • 6   Entre les lignes, car les explicitations théoriques sur ce sujet sont rares ...
  • 7   La tendance de l'ethnographie américaine des groupes déplacés a été fortement dominée, ces derniè (...)

3Ce que nous avons appris6 des études récentes sur les groupes migratoires, c’est que la situation d’émigration, à Pont-de-Chéruy comme à Chicago ou à Stuttgart, ne pouvait être prise comme un fait brut.. En effet, à la différence du groupe natif qui vit sa localisation et ses comportements comme faits de nature – du moins dans les limites floues que recouvrent les éventuels irrédentismes aux frontières de l’Etat-nation –, le groupe émigré développe un discours d’auto intelligibilité de la situation d’exil ; ainsi, une migration, du point de vue de l’ethnologue, ne peut être étudiée comme un simple déplacement dans le temps et dans l’espace, d’une culture originelle, ni même seulement comme le produit éventuellement complexe d’une mixité culturelle liée à une « situation de contact »7avec une autre culture. Elle relève aussi d’une étude de sociologie cognitive, Cette dimension d’ « autoréflexivité pratique » – elle n’a pas besoin, en effet, de se présenter sous la forme d’un discours conscient – ne doit donc jamais être oubliée dans la description effective de la situation d’un groupe immigré, ce qui ne préjuge en rien, cependant, de ses caractéristiques sociales objectives, ni même de son vécu par les membres de ce groupe.

4Le renouvellement des études sur l’ethnicité qui a commencé aux U.S.A. dans les années 70 – c’est la « new ethnicity » de John Bennett (Bennett, 1975) –, a également fleuri en France quelques années plus tard, où le terme d’ « identité » a commencé à envahir la littérature ethnologique de langue française. Indissolublement lié à des mouvements sociaux plus ou moins violents qui renvoyaient à la dimension problématique des Etats-nations pourtant très anciennement constitués (entrée de la communauté noire américaine sur la scène politique, pour la première fois en tant que telle, phénomènes français comme l’émergence des mouvements régionalistes ou de la « génération beur » etc.), cet effort de réflexion scientifique a certainement contribué à faire sortir le questionnement « ethnique » du pur cadre de référence statique qui liait a priori agrégat de population et catégories ethniques, quand bien même l’idée de localisation « native » devait être abandonnée. Les travaux de Lehman (1967) et surtout de Barth (1969) introduisent l’idée d’un rapport à la fois problématique et dynamique entre groupes et catégories ethniques : comme si lesdites catégories étaient une sorte de matériau social à disposition des groupes et des individus, sujettes ainsi à manipulation et à usage sélectif. Ces auteurs établissent un lien direct entre ce phénomène et celui de la délocalisation migratoire, comme si dans un monde d’intercommunication généralisée les vieilles catégories ethniques, fondées sur l’isolement, ne pouvaient plus fonctionner que comme catégories cognitives à usage de stratégies de comportement : en quelque sorte, une analyse de l’ethnicité en milieu migrant serait désormais une forme de recherche sociologique – et non plus ethnologique – qui reviendrait à décrire une forme particulière de ressource sociale, au but semblable à tous les autres : consommer à un niveau désiré c’est-à-dire parfois simplement survivre.

5Cela entraîne cependant la conséquence suivante, rarement aperçue dans les travaux dont nous parlons : le pourquoi du choix d’une telle ressource sociale reste tout de même à trouver en amont. L’ethnicité n’est pas, en effet, une « ressource sociale » comme les autres, ne serait-ce que par sa « manipulabilité » bien plus grande que celles qui font référence à l’âge et au sexe (particularité que Barth souligne lui-même), mais surtout parce que la dynamique d’agrégation d’un groupe social qui « déciderait » de la manipuler doit tout de même reposer sur d’autres bases sociales (matérielles et mentales), et toute la question est plutôt alors de savoir quels sont les liens, parfoisétonnants, de ce faisceau de conditions particulières avec l’ethnicité,

Ethnicité, urbanisme industriel et diaspora à Pont-de-Chéruy

  • 8   Dans bien des études ethnologiques descriptives, qu'elles relèvent ou non de la classique "monogr (...)

6Lorsque nous avons fait le choix du terrain de Pont-deChéruy, il y a quelque dix ans, nous étions bien loin de percevoir la nécessité d’un tel éclaircissement théorique. En effet, ce qui s’offre presque immédiatement à l’oeil de l’enquêteur, c’est la belle unité de trois communes (Pont-de-Chéruy, Charvieu, Chavanoz) en une seule agglomération, elle-même bien nettement distincte des deux métropoles voisines (Lyon et Grenoble). La sensation d’évidence de l’objet (toujours si délicate pour l’ethnologue8) y est encore renforcée par le spectacle urbain à la fois clos et grandiose, traces visibles d’un projet utopiste sur le modèle du patronat bâtisseur du 19e siècle : usine, logements ouvriers, hôpital, maternité, crèche etc.

  • 9   Recherche de terrain de 1982 à 1988, sur appel d'offre d'ethnologie urbaine.

7Tout semble concourir, prenant ainsi en charge la sphère entière du « privé », à l’inscription d’une population dans un espace prioritairement professionnel. Qu’il existât en ces lieux une communauté grecque, seule bien distincte dans un magma multiculturel ambiant, nous paraissait relever à première vue d’une recherche d’ethnologie urbaine, voire peut-être d’une simple sociologie industrielle. Et c’est nantie de ces belles évidences que nous avons proposé cette recherche au Conseil français du Patrimoine Ethnologique9, soucieux alors de penser la ville et ses contraintes, et les contraintes du travail dans la ville ...

  • 10   Les guillemets marquent la distance entre ce terme qui est celui par lequel s'auto-désignent les (...)

8Pourtant les données d’archives révèlent une réalité tout autre : elles montrent, entre 1916 et 1958 – qui sont les bornes temporelles d’un mouvement migratoire en deux vagues – l’existence d’une population « grecque »10 quatre à cinq fois supérieure à la capacité maximale des logements du capitaine d’industrie Grammont. Ces ouvriers sont par ailleurs d’une mobilité considérable : entre 1916 et 1930, aucun n’enregistre moins de trois passages discontinus à l’usine de Charvieu, et ses autres lieux d’emploi incluent aussi bien la Bretagne que le Midi ou le Nord de la France. Cette période d’expansion économique secrète justement un univers labile d’embauches brèves et précaires, que le caractère étranger de la main-d’oeuvre facilite encore. Ainsi donc la cité utopique ne crée aucun lieu de fixation, elle ne crée pas de grande famille laborieuse autarcique, elle n’est qu’une cité de transit. La population que nous avions sous les yeux était une population résiduelle, et si lien communautaire il y avait, il ne pouvait être recherché dans la pesanteur favorable d’un travail préféré à d’autres – d’ailleurs Grammont payait mal, et les Grecs se sont, de plus, désintéressés de la promotion ouvrière – ou d’un confort quotidien vite rendu inadéquat par la promiscuité ...

  • 11   Il existe aujourd'hui par ailleurs une "école grecque", où la Grèce depuis l'aprés guerre, envoie (...)

9Pourtant, c’est bien intimement produite par ce contexte de travail industriel que l’ethnicité va apparaître. Aucun « nationalisme » , aucune affirmation de soi, mais une forme très ancienne : celle du mythe fondateur. A l’écoute du discours communautaire, le capitaine d’industrie qui a habilement puisé dans les quotas d’ouvriers étrangers fuyants les guerres balkaniques était un philhellène. D’ailleurs ne s’appelait-il pas Alexandre ? Et ne leur a t-il pas construit une église orthodoxe ? Et une école grecque ? Et ne les invitait-il pas au mariage de sa fille ? Et ne tolérait-il pas les vols en nature à l’usine, qui améliorent l’ordinaire ? Et, et... Qu’importe, à y regarder de plus près, que l’église n’ait pas d’autel tourné vers l’Orient, – et pour cause, c’était au départ un projet de ... cuisine collective ! – Qu’importe que l’école « grecque » ait été destinée à enseigner le ... français11 à ces gaillards d’ailleurs si peu respectueux envers l’institutrice que l’expérience ne dura que quelques années ... Admirable fondement ! ... « Au commencement étaient les ouvriers grecs, et le patron les aimait ... parce qu’ils étaient grecs ! »Il est vrai que cette mode du philhellénisme qui transforma temporairement les passionnés d’études humanistes en supporters du jeune état néogrec en train de naître dans la guerre (1825), a eu un certain succès entre Rhône et Saône. En font foi de belles collections d’art académique empilant les massacres turcs dans les greniers lyonnais. Mais il est peu probable, et surtout aucun document ne permet d’affirmer qu’Alexandre Grammont – qui agrandit l’usine de son père à partir de 1890, au point d’accueillir en 1916, entre autres ouvriers étrangers, 1600 « Grecs » en un même jour d’Août – ait pu conserver cette idéologie plusieurs générations après que les évènements qui lui avaient donné naissance aient disparu de l’actualité. Mais il est en revanche plus que probable que le patron ait volontiers accepté cette référence à base ethniciste que ses ouvriers lui proposaient ainsi. C’est dès 1917 en effet (comme une belle plaque le rappelle toujours sur le misérable hangar que constitue encore aujourd’hui l’église communautaire) qu’il renonce à son projet de cuisine collective et qu’il accorde le droit de culte, un an donc à peine après l’installation des premiers arrivants, Aubaine sans doute que ce choix de positionnement positif à son égard, dans un contexte éminemment dominé par la lutte ouvrière ? La prégnance mythique de ce sentiment d’élection est telle, en tous cas, que certains arrivés macédoniens de la fin des années 50 ont encore pu évoquer la renommée des « usines Grammont » et affirmer que la bienveillance locale envers les « ouvriers grecs » avait atteint leur village ... Quand on sait que les « usines Grammont » ne sont plus « Grammont » depuis .,. 1925, où l’usine familiale fut vendue aux Tréfileries et Laminoirs du Havre, et que les « ouvriers grecs » étaient au départ noyés dans une population industrielle immigrée qui comprenait pêle-mêle des Russes, des Géorgiens, des Arméniens, des Polonais et quelques autres nationalités exotiques, on mesure l’efficacité de ce « mythe fondateur » qui justifie à la fois la nouvelle terre d’installation du groupe et son activité professionnelle monolithique a un coût d’agressivité sociale minimum.

10Mais le raffinement des élaborations mentales du groupe ne s’arrête pas là, comme on va en juger : Le discours communautaire connaît deux « vagues » d’immigrants, les « Anciens » et les « Nouveaux ». Si l’on demande des précisions historiques, on obtient invariablement « les années 20 » pour le premier groupe et les « années 50 » pour le second. Les « Anciens » donnent pour origine de leur arrivée en terre iséroise la « Grande Catastrophe » (de 1922) qui les a chassés de leur terre millénaire, l’Asie Mineure. Pourtant, ce caractère homogène de la « première vague » n’est pas corroboré par l’analyse des documents d’archives. Ceux-ci montrent au contraire deux courants assez distincts :

  • le premier pendant la Première Guerre Mondiale, et jusqu’en 1918, correspondant à la fin des guerres balkaniques, amène à Pont-de-Chéruy des chômeurs quittant un pays bouleversé par la guerre, en quête d’un travail dans des entreprises étrangères, tout comme ils avaient travaillé en Turquie pour ces mêmes entreprises (françaises et britanniques) installées depuis longtemps déjà sur le sol turc. Des « travailleurs immigrés », en somme, au sens moderne du terme, dont la motivation à l’exil est essentiellement économique.

  • le deuxième courant, nettement distinct du premier, débute en 1923-24 et s’arrête en 1928. Ceux-là sont nés à Smyrne, Adana, Césarée ou Trébizonde, mais leur lieu de provenance immédiate est Athènes, Salonique ou la Crète. Ceux-là ont bien fui devant les armées turques victorieuses, mais leur caractère de réfugiés « politiques » est rien moins que douteux. En effet, la crise économique entraînée en Grèce même par leur présence a amorcé un mouvement d’émigration considérable, en particulier vers les U.S.A. (Nous savons par ailleurs qu’il est difficile de se fier, après 1924, aux déclarations d’ « origine micrasiatique », le gouvernement grec ayant décidé de faciliter toutes démarches consulaires aux réfugiés d’Asie Mineure : octroi de passeports grecs, réception de demandes d’indemnité sur simple déclaration d’identité, même en l’absence de toute preuve écrite : ceci a beaucoup intéressé les immigrants de toutes provenance géographique, et surtout les ressortissants du Dodécanèse encore sous autorité italienne, qui émigraient pour fuir la misère économique endémique des îles du Sud).

11Ce qui nous importe ici, c’est que les deux flux successifs qui constituent pour la mémoire collective la vague des « Anciens » se trouvent noyés en un tout homogène, dont la cause affirmée est une cause éminemment politique et particulièrement sacrée dans la présentation populaire de l’histoire nationale. Que l’économique n’ait pas de statut imaginaire valorisé dans les sociétés indo-européennes n’est certes pas fait pour nous étonner, et chacun sait bien, depuis Dumézil, qu’il vaut mieux pour son prestige appartenir à l’ordre des « guerriers » plutôt qu’à celui du Tiers-État … (bien que sans doute une civilisation qui met l’économique désormais au sommet de ses valeurs devrait bientôt quelque place mythique plus favorable à ceux qui ne peuvent trouver d’autre motivation à leurs comportements sociaux ... ). Mais pour en revenir à ce second mythe fondateur, de type « diluvien » (« Au commencement était la catastrophe ».... ). nous pouvons remarquer qu’il parachève de façon remarquable la légitimité de la présence des Grecs en tant que Grecs (légitimité ethniciste) puisqu’il étend cette légitimité à l’acte de migration lui-même : « On nous a chassés de là-bas (Grande Catastrophe), et on nous a demandé de venir ici (philhellénisme du patron).

12Mais comment les « Nouveaux » ont-ils pu s’intégrer aussi facilement à cet espace matériel et mental qui était donc déjà fortement structuré lors de leur arrivée à Pont-de-Chéruy dans les années 50 ? C’est que les faits sont là : le sentiment d’appartenance à une communauté unique est massif. Mais qu’est-ce qui peut bien rapprocher ces anciens paysans de Macédoine et de Thrace occidentale, (victimes paradoxales de la sollicitude du gouvernement grec dans les années d’après-guerre, qui finit par mettre au chômage une grande partie de la population de ces régions de culture du tabac, pour cause de modernisation trop brutale), des « Anciens », émigrants d’Asie Mineure, dont une partie au moins était déjà ouvriers et citadins avant le grand départ, gens sans passeport grec et sans espoir de retour ?

13Nous avons d’abord tenté un repérage typologique de cette vague migratoire, qui s’étend de 1950 à 1970 environ, avec les deux « pics » classiques (ici exactement en 1956-57 et 1967), de l’émigration économique des « trente glorieuses » d’après-guerre, qui déplaça massivement la population jeune et active des pays dits de la « périphérie » européenne, – essentiellement méditerranéenne – vers l’Europe du « Nord ». Pour la population originaire de Grèce continentale, les lieux de destination étant majoritairement l’Allemagne Fédérale de l’époque, nous avons tout naturellement tenté de relier le néo-établissement grec de Pont-de-Chéruy à cette émigration vers l’Allemagne. Nous nous proposions donc de rechercher si les « Macédoniens » isérois étaient ou n’étaient pas passés par l’Allemagne, (la R.F.A. de l’époque ayant installé des bureaux de recrutement à Salonique), puis d’essayer de comprendre pourquoi ils auraient  »choisi«  la France, terre où l’émigration grecque après-guerre est quasiment négligeable. Nous supposions un type d’émigration très différent de celui de la vague des « Anciens »: une émigration temporaire, étalée sur l’âge de la vie active, tendue vers la retraite et le retour au pays. D’ailleurs, nous avions sous les yeux ce phénomène de retour, amorcé et encouragé avec la crise économique dans les années 80.

  • 12   Pour plus de détails, nous renvoyons le lecteur à notre article de "Migrations" (1989 : 100-107).

14En fait, nous n’avons pas pu repérer de trajets passant par l’Allemagne avant 1966-67. Dans les douze années antérieures, les « Nouveaux » émigrants grecs arrivaient directement à Pont-de-Chéruy, attirés par une rumeur favorable concernant les Établissements « Grammont ». Ils parlent de « connaissances » ou de « famille » déjà installées dans la région, mais il est très difficile de repérer des individus précis. En fait, aux termes d’un protocole de recherche qui s’est imposé dans un va-et-vient incessant entre travail d’archives et entretiens de plus en plus directifs – qu’il est malheureusement impossible de retracer dans le cadre restreint du présent article12 –, nous avons dû accepter comme centrale la dimension d’origine diasporique de cette population. Nous nous contenterons de rappeler ici que les échanges de populations rendus obligatoires par le Traité de Lausanne (1923) aboutirent au fait que la toute nouvelle Macédoine grecque (Traité de Neuilly, 1919) se retrouve peuplée, dès le milieu des années 20, et ceci à prés de 50 %, par des immigrants d’origine micrasiatique. (Ils sont même plus de 70 % dans le nome de Kavala qui est un lieu d’origine fréquent de nos Macédoniens isérois). Mais il ne faut pas en déduire immédiatement que ces « pseudomacédonies » se retrouvent à Pont-de-Chéruy parce qu’ils sont au fond les mêmes, quelques générations plus tard, que les « Anciens ». Les « Nouveaux » n’avaient en effet pas « ontologiquement » besoin des « Anciens », puisque les « micrasiatiques de Macédoine » sont aussi la source principale de l’émigration grecque vers la R.F.A., qui elle, ne connaissait pas d’émigration grecque antérieure aux années 50. Parce que, d’autre part, il n’est pas sûr que l’expression « Grec d’Asie Mineure » ait un sens homogène : le terme peut désigner aussi bien :

  • des Grecs autochtones dits « Pontiques », en fait diffusés dans toute la péninsule, parlant ou non un dialecte grec et culturellement « turquisés » à des degrés très variables, et dont la religion orthodoxe conjointe à un sentiment d’appartenance ethnique plus ou moins diffus pourraient être le dénominateur minimal commun ;

    • 13   Idem

    d’anciens émigrants de l’expansion grecque en Asie Mineure au 19e siècle, eux plus proches encore des Grecs du continent13

15Ainsi, un « Grec d’Asie mineure » pouvait différer assez nettement d’un autre « Grec d’Asie Mineure »... , sauf sur un point central : le sentiment d’origine diasporique. Que faut-il entendre par là, et en quoi cet encadrement mental particulier de l’ethnicité que constitue la diaspora permet-il une intégration plus douce à un milieu d’exil comme la France qui, faut-il le rappeler, est aussi étranger que possible – à la différence de la tradition anglo-saxonne – voire hostile, à ridée de communautés allogènes sur son territoire ?

  • 14   Cf. à ce propos les travaux de Marguerite Hari et de son équipe (GRECO 25 du EC.N.R.S.), et en pa (...)

16Il convient sans doute d’admettre au préalable que le terme de « diaspora » n’est en rien un concept précis qui permettrait d’analyser a priori une réalité ethnique quelconque. Il constitue plutôt une métaphore ancienne, liée à l’idée « d’ensemencement » d’un champ labouré (dia-speiro), qui est certes un terme grec, mais qui désigne dès l’origine une réalité étrangère à la civilisation grecque, puisqu’il vise un type d’habitat juif, à l’époque où ce peuple emploie le grec comme langue maternelle14. De cette création lexicale déjà complexe au départ dans sa référence à l’ethnicité, il convient à notre avis de tirer deux enseignements :

  • le premier est que « diaspora » est un terme éminemment positif (le peuple juif dispersé ensemence les Nations),

  • et d’autre part que tout transport du terme dans une réalité ethnique autre qu’israélite met le chercheur en quelque sorte en position de contribution sémantique particulière à la richesse terminologique du mot, décidant de privilégier tel ou tel aspect de la réalité ethnique originaire qui peut lui paraître généralisable.

17Pour ce qui nous occupe en l’occurrence, nous pensons retenir les traits d’un genre d’ethnicité fort différent des nationalismes du 19e siècle, et par là même étranger à la revendication d’un lien nécessaire à un territoire politique national. Benedikt Anderson (1983) souligne que si la croyance ethniciste est bien de l’ordre de l’imaginaire, – ce qui ne signifie pas qu’elle n’existe pas, ô combien ! –, les communautés doivent être distinguées, non par leur caractère artificiel vs authentique (falsity vs genuineness), mais par le style dans lequel on les imagine, – et en ce sens Etats-nations et communautés dispersées sont du même ordre abstrait, « toutes les communautés plus larges que les villages élémentaires (primordial villages) de contact face à face (étant) de l’ordre de l’imaginaire (imagined) » –. On comprend alors qu’en situation d’émigration, l’absence de lien privilégié à une idée de territoire national constitue une aubaine imaginaire immédiatement utilisable, qui expliquerait que le choix de la ressource ethniciste puisse être fait plus facilement dans un univers « moderne » où tout sociologue attend que les liens au travail industriel uniformisant et à l’habitat citadin étranger « déculturalisant » mettent justement à distance les différences ethniques devenues franchement « folkloriques » dans le nouveau univers social. C’est ainsi que nous avons découvert que les « Nouveaux » à Pont-de-Chéruy sont moins différents des « Anciens » que le comportement de « retour au pays » (en « Grecs à passeport » qu’ils sont) ne le laissait supposer. Il ne correspond pas à un projet délibéré des immigrants, qui auraient préféré rester si la crise économique ne les poussait dehors. Ce qui fait aussi que, paradoxalement, ils peuvent même accepter cette nouvelle émigration imposée vers l’Etat-nation, parce que leur ancrage socioculturel est quasiment devenu ambulant (on touche ici les limites entre définition diasporique de l’identité et ... nomadisme !).

Ethnicité, Église et ... tentatives de traductions françaises

18Que l’ « Église » constitue l’axe central, le « marqueur de communautarisation » privilégié de notre petite communauté « grecque » en terre française n’étonnera certainement aucun balkaniste. La situation confessionnelle particulière de l’orthodoxie, qui met cette communauté immigrée en posture de « petite différence » par rapport à l’environnement français est extrêmement riche pour le maniement culturel qui peut en être fait. En effet, le choix paraît relativement possible, au plan logique, entre la décision de donner à la « petite différence » de « grandes conséquences » ou non ... Cette différence portant, de plus, sur un élément aussi particulier – pour une religion ! – que la question de l’allégeance à un pouvoir externe, même spirituel, (le Vatican), permet d’ores et déjà de comprendre la conception qu’on pourrait dire intrinsèquement politique du religieux dans un tel groupe social.

19On peut remarquer ainsi qu’il existe d’emblée un triple lexique pour désigner toute notion culturelle manipulée dans ce registre de l’Église :

  • « orthodoxe » : lexique religieux .. On peut y lire en creux la notion d’ « hérésie’’.

  • « autocéphale »: lexique politique. Met en jeu la notion de pouvoir Vatican, c’est-à-dire facilement  »français«  pour cette population.

  • et enfin « grecque »: lexique national, utilisé, rappelons-le, par une population qui se réfère peu à l’Etat-nation, lequel existe pourtant bel et bien avec son consulat à Lyon, son ambassade à Paris, et même son instituteur « en poste à l’étranger » renouvelé tous les cinq ans depuis les années 60 ...

  • 15   Cf. notre "Rapport Final ... ", op. cit. p. 164 sqq
  • 16 Note de la rédaction. Église uniate ou greco-catholique : En 1700, l'Église roumaine de rite greco (...)

20Nous ne pouvons évidemment retracer ici l’histoire de l’église grecque de Pont-de-Chéruy15. A grands traits, nous dirons simplement qu’elle fut la première fondée dans la région rhônalpine (celle de Lyon, pourtant actuellement siège d’un évêché grec orthodoxe, n’étant au départ qu’une annexe de celle-ci). Le sceau circulaire de l’association culturelle qui régit l’Église porte la date de fondation de 1915, date extrêmement précoce pour l’histoire de la communauté. De la chronologie très mouvementée des évènements ecclésiastiques, nous retiendrons simplement ici qu’elle manifeste deux mouvements graves de dissidence uniate16, le premier commençant en 1929 avec le licenciement du pope orthodoxe pour « moeurs libres », et culminant en 1936, avec l’arrivée d’Athènes d’un pope uniate, qui s’installera dans les locaux , puis l’achat d’une imprimerie à Lyon et la parution régulière d’un journal uniate. Jusqu’en 1939, la violence des attaques intra-communautaires est très grande. La deuxième vague de dissidence uniate commence après la parenthèse de la guerre, mais le mouvement s’éteint peu à peu, avec la mort du dernier prêtre uniate en 1948.

21Face à l’Église, l’histoire de la communauté est jalonnée par la création d’associations culturelles, toutes éphémères, dont aucune ne subsiste aujourd’hui. Elles se proposaient pour but une activité théâtrale et musicale, et souvent une aide sociale mutuelle.

22Voilà a priori un tableau bien banal des activités ethnicisantes d’une petite communauté d’origine culturelle grecque : un encadrement « noble » par l’association culturelle, et des groupements divers pour les activités profanes. Pourtant, à Pont-de-Chéruy, les deux types d’associations sont considérées comme absolument incompatibles (ou plutôt « ont été » considérées, puisque la première, l’association culturelle qui régit l’église, a réussi littéralement à « avoir la peau » des secondes, les associations culturelles). Il s’agit donc de comprendre pourquoi en terre d’exil, les domaines, certes séparés, mais bien reconnus, du profane et du sacré se retrouvent en position d’exclusion radicale. En termes plus simples, pourquoi n’est-il donc pas symboliquement possible à Pont-de-Chéruy de, par exemple, se marier à l’église et de jouer de la trompette à l’orphéon le samedi après-midi ?

  • 17   Dépendantes pourtant en dernière instance du Patriarcat Oecuménique de Constantinople !

23L’ « Association culturelle » qui régit l’Église fait donc aujourd’hui office d’organe représentatif du groupe. Il s’autodénomme « Conseil de la communauté », et il élit un président tous les cinq ans. En fait, cet organe n’a aucune autonomie de mouvement, ni par rapport à l’Église, naturellement, mais pas non plus par rapport au consulat grec de Lyon, ou même, dans les cas graves, par rapport à l’ambassade de la République de Grèce à Paris. Nous avons pu constater – en consultant la correspondance officielle triangulaire consulat /sommités ecclésiastiques17 / Conseil communautaire – que toute élection au Conseil est soumise à un contrôle strict des autorités civiles grecques qui récusent volontiers tel ou tel membre de la communauté dans un registre lexicale patriotico-religieux. Cela est d’autant plus intéressant que presque tous les membres de ladite communauté possèdent la nationalité française et très peu la nationalité grecque, surtout en ce qui concerne les « Anciens » !

24En consultant les documents relatifs à la vie (brève) des diverses associations « laïques », nous constatons par ailleurs le soin pris par leurs membres fondateurs de se faire reconnaître eux aussi par les autorités civiles (consulat de Lyon, ambassade de Paris) et le renvoi constant de ces dernières à ... l’autorité ecclésiastique !

25Un passionnant dialogue de sourds, donc, entre un modèle urbain et moral de la culture (ce n’est pas pour rien d’ailleurs que les associations laïques ont particulièrement fleuri aux deux époques de dissidence uniate, au moment où le modèle identitaire concurrent était en danger sur son propre terrain), et un modèle conservateur, et totalement exotique pour les Français, de confusion des pouvoirs Église/État/identité nationale dont est dépositaire le groupe majoritaire (appuyant ainsi sans aucun intérêt propre les tentatives de redéfinition nationalitaires du consulat de l’Etat-nation).

26Mais si l’on commence bien à percevoir qu’il y a ainsi « concurrence identitaire » entre les deux modèles, si l’on sent bien leurs différences éminentes quant à leurs prétentions institutionnelles, comment cependant expliquer à la fois l’acharnement des uns contre les autres et surtout l’échec patent des seconds ?

Les « Anti-cléricaux »

27Il est plus simple de désigner ce groupe minoritaire de la sorte, même si le terme a des relents de IIIe République française. En effet, nos anti-cléricaux sont loin d’être des « libres-penseurs » au sens français du terme. On rencontre même plus sinon d’athées, du moins d’indifférents religieux dans le groupe majoritaire que dans celui-ci (mais on a déjà compris que la seule chose que ne régit pas l’Église, c’est justement la religiosité de ses membres ... ). Les exigences de moralité personnelle sont même plutôt plus grandes dans ce groupe. Le désir d’allégeance envers les autorités civiles, et surtout la tentative de les distinguer des autorités religieuses marque bien l’ambition de représenter un projet de définition identitaire substituable au modèle dominant. Quand les « Anti-cléricaux » tentent de recruter des spectateurs ou des acteurs pour leurs représentations théâtrales ou leur orphéon, lorsqu’ils inscrivent dans les statuts de leur association « l’entraide mutuelle » et « l’éducation des enfants de ses membres suivant les principes helléniques », ils manifestent évidemment une conception de l’ « héllénité » assez différente de celle de leurs concurrents :

  • ils s’adressent individuellement à chacun. Pour eux, être « grec » ne relève pas d’une sorte d’hérédité collective transmise par les rituels canoniques et immuables de l’Église. Être grec, c’est faire acte volontaire et passer par la mise en jeu d’un savoir, voire d’une créativité,

  • ils demandent que soit dévolu au travail identitaire tout le temps libre du loisir, ce qui est énorme pour cette population de travailleurs,

28On mesure ainsi les raisons de l’échec de leur modèle identitaire, échec doublement observable : d’abord quand à leur projet de représenter une alternative institutionnelle : demander de mettre en jeu des exigences individuelles fortes, savoir, créativité, moralité et compassion, n’est pas tolérable pour une institution ; trop risqué, trop fragile quand ce qui est en jeu est de l’ordre d’une survie. Leur échec est aussi tout simplement un échec pratique : trop de temps exigé, trop de conscience de soi ...

Les « Cléricaux » et la menace uniate

29En lisant la presse communautaire de l’époque, en constatant encore aujourd’hui les hauts cris poussés par la majorité des « Anciens » – et répétés complaisamment par leur enfants – à propos du scandale des mariages uniates célébrés dans l’église du « Réveil » (le quartier grec), en écoutant les longues explications de ces lamineurs et fondeurs à la retraite concernant les « menées subversives » du Vatican contre la vraie foi orthodoxe, on est saisi d’un profond sentiment d’exotisme, et l’on peut être à nouveau tenté de prendre ce discours au pied de la lettre : voilà, en plein 20e siècle, en pleine France industrielle, une véritable affaire théologique, sur fond d’hérésie ... N’est-ce pas là l’indice d’une profonde culture religieuse, la preuve d’une pure culture traditionnelle, ou si l’on a l’esprit plus négatif, ces gens-là ne sont-ils pas des dinosaures culturels ? N’en croyons rien : les popes de l’Église communautaire fréquentent volontiers le centre oecuménique de Taizé, tout proche et les ouvriers « grecs » ont un taux très convenable de syndicalisation, et certains s’agitent passablement dans divers partis politiques, français et grecs .... Non, ce n’est pas le Moyen Age ...

30Pour approcher le véritable sens de la dissidence uniate, il faut essayer d’abord de définir exactement ce que signifie l’Église pour ce groupe majoritaire que nous avons appelé « les Cléricaux ». Il serait faux de dire que pour ceux qui observent ce mode de définition identitaire, l’Église soit l’équivalent d’une structure politique : les prêtres sont peu respectés, facilement congédiés, à peine soutenus financièrement (le Conseil de l’Église doit périodiquement faire face au problème de son entretien ; le titulaire actuel est d’ailleurs employé dans une imprimerie lyonnaise pour subvenir à ses besoins). La hiérarchie ecclésiastique n’exerce aucun pouvoir sur la communauté. Elle n’est d’ailleurs en aucune manière confondue avec les autorités civiles (consulat et ambassade) dont le pouvoir sur la communauté n’est pas non plus strictement politique, puisque, comme on l’a vu, cette population n’est que très minoritairement de nationalité grecque. Non. Si « l’union du sabre et du goupillon » (pour rester dans le même espace historique de la IIIe République française ! ... ) ont un tel poids à Pont-de-Chéruy, c’est qu’ils sont le seul visage du patriotisme. Le fait n’est pas si banal, et on aurait tort de clore le débat en parlant de culture « traditionnelle » pour une population habituée à la diaspora. Il suffit de rappeler que les Arméniens, nombreux dans la région, et qui font sur bien des points office de communauté « sœur », sont éparpillés en une multitude de confessions, y compris catholique, et en un certain nombre de groupements qui s’intitulent explicitement « partis politiques ».

31Ainsi, ce qui était si choquant dans la dissidence uniate ne relève aucunement de l’horreur face à l’hérésie. Si l’on essaie de relever les éléments pertinents du comportement uniate, on peut déceler les caractéristiques suivantes :

  • les prêtres uniates ont eu une visée sociale prépondérante.

32Ils s’occupaient de la misère économique de leurs ouailles, et leur propagande religieuse s’appuyait avant tout sur cet aspect : mise en place de caisses d’aide mutuelle, aide financière aux nouveaux arrivants, collaboration avec le curé français de la paroisse de Pont-de-Chéruy, qui comme tout curé catholique de paroisse ouvrière, pratiquait ce genre d’activité.

  • le discours uniate, corrélativement, insistait sur la morale : prêtres non mariés, plus respectables ainsi pour le monde français (alors que le précédent pope du « Réveil » avait été congédié pour « moeurs libres ») remarques sur la vie privée des paroissiens, sur le mode des prêtres catholiques ;

  • et, naturellement, il tenait un discours proprement religieux de rattachement au Vatican, le seul explicitement retenu par ses adversaires orthodoxes.

33On voit que ces traits pertinents ont tous un point commun : une tentative de mimétisme avec un des éléments de la culture française, sa religion dominante, le catholicisme. En ce sens la dissidence uniate a bien été prise pour ce qu’elle était par le groupe grec majoritaire, à savoir une tentative de francisation, d’assimilation de la communauté. En regard d’un tel enjeu, les aspects séduisants (visée sociale et façade morale) parurent bien négligeables. D’ailleurs, ils n’entraient pas dans la définition orthodoxe du rôle de l’Église, pour laquelle un prêtre n’est pas un guide moral, mais une sorte de « délégué aux rituels » élu et congédié par la communauté, son caractère d’homme marié et de travailleur étant d’ailleurs les signes de sa participation au lot commun. Quand à raide sociale, elle est toujours suspecte et chacun cherche à déceler l’intérêt qu’elle masque ...

« Traduction littérale » et « transposition adaptée » pour l’environnement français

34On aurait pu s’attendre, du côté français, à un certain soutien envers ce nouveau mode de définition de la communauté grecque. Il n’en a rien été. Pourquoi une telle indifférence à ce qui était une visible tentative de « formation mixte », d’intégration de valeurs culturelles du pays d’accueil ? Parce que la dissidence uniate a commis une erreur de base dans son analyse pratique de la culture française. Elle a mis l’Église à la place centrale qu’elle occupe dans la culture grecque sans voir que dans la France des années 30, la dissociation des rôles politique/économique/ecclésiastique est largement achevée : qu’importe l’Église à un capitaine d’industrie comme Grammont ! Plus : point de symbole particulier dans le catholicisme pour un ouvrier français ...

35Cette erreur d’analyse se révèle jusque dans les méthodes uniates de relation avec l’usine : la pratique de « recommandation à l’embauche », souvent demandée par les prêtres uniates à leur homologue catholique français, insistant sur les qualités morales du candidat, n’ont eu aucun effet sur les recruteurs de l’usine ... Recommander à l’embauche tel ou tel parce qu’il appartiendrait à tel ou tel clan est une méthode grecque qui met en jeu le fonctionnement du clientélisme. Un tel comportement est déjà obsolète dans les milieux industriels français de l’époque.

36Ainsi, pour résumer, l’échec de la tentative d’ajustement culturel uniate repose sur sa définition de la communication entre les groupes ethniques : les Uniates emploient ce qu’on pourrait appeler une traduction littérale. Ils gardent le même centre à leur système de valeurs (l’église) en tentant simplement de l’orner à la mode étrangère (ils se « catholicisent »), ne comprenant pas qu’en face, l’axe central du système est tout autre ... On peut voir là une sorte d’ethnocentrisme qui paradoxalement, a rendu les Grecs uniates plus étrangers à la culture française que ceux qui refusaient tout mimétisme par rapport à elle ...

37On découvre ainsi une autre des raisons centrales de la réussite identitaire du groupe « clérical »: sa très juste évaluation des rapports à l’environnement français. Que fait donc un  »clérical orthodoxe«  pour faire renvoyer de l’usine un ouvrier uniate ? Il le dénonce comme « communiste ». (Ce n’est sans doute pas par hasard en effet que les deux « crises » uniates sont apparues en même temps que des crises politiques et idéologiques majeures, à la fois dans l’histoire française et dans l’histoire grecque, 1936 : Front Populaire en France, établissement du régime fasciste de Métaxas en Grèce ; 1946-48 - les anciens « collabos » se cachent en France (il y en a eu dans cette communauté comme ailleurs ... ) et en Grèce, la guerre civile a failli donner la victoire au Parti communiste). Dénoncer un ouvrier comme « communiste » en 1936 est évidemment plus efficace que de le traiter d’ « uniate » pour le faire renvoyer ... Mais pas seulement ! C’est aussi parce que « communiste » est l’exacte transposition d’ « uniate » dans le monde français, puisque l’ouvrier communiste met en péril l’axe central de la culture française de l’époque, c’est-à-dire la dimension politico-économique, exactement comme l’ « uniate » est le danger majeur pour la culture communautaire en voulant redéfinir le rôle de son Église.

38Il ne faudrait pas déduire de tout cela une hostilité du groupe clérical envers la culture française, ni même envers l’Église catholique. Le positionnement favorable est toujours vivant, soixante-dix ans après le premier acquiescement de Grammont ...

39Il faut comprendre aussi que les signes d’appartenance exigés par ce groupe sont si minces au regard extérieur, que toute personne non avertie parlerait volontiers d’assimilation en face de tant de membres de la communauté qui ne parlent pas le grec, et ont francisé leur nom ... Pourtant au regard interne, leur appartenance ne fait aucun doute : ils ont observé les maigres rituels ecclésiastiques nécessaires, ils ont ainsi fait appel à la collectivité ethnique pour les rites de passages de leur vie d’hommes : ils se sont mariés à l’Église grecque, y ont fait baptiser leurs enfants, et ils font chaque année leurs Pâques ... La mixité culturelle existe et est alors vécue comme telle (double mariage, doubles prénoms aux enfants, etc.).

40C’est ainsi que dans le double travail que doit produire une communauté étrangère pour justement devenir une communauté, et par ailleurs pour perdurer comme étrangère, travail qui consiste d’abord à se spécifier (travail de communautarisation). puis à s’y retrouver par rapport à l’environnement français (travail de communication où il s’agit de se faire reconnaître mais sans perdre son être), le groupe clérical a découvert un instrument à la fois très efficace du point de vue interne et très adéquat d’un point de vue externe : l’Église.

41Le caractère étrangement archaïque de ce mode de communautarisation ethnique pose cependant question : pourquoi la conscience du groupe lui-même doit-elle se dire en termes ecclésiastiques ?

42L’hypothèse religieuse est évidemment à écarter d’emblée : la foi n’est pas plus vivante ici qu’ailleurs, la pratique religieuse très faible (sauf pour la fête de Pâques), et le moralisme sexuel quasiment inexistant ...

43La seconde hypothèse, celle d’un modèle de survie élaboré sous l’occupation turque, nous a retenu plus longtemps. Nous ne croyons cependant pas devoir le retenir. En effet, il ne peut y avoir de confusion pratique pour un Grec de France, quand bien même il possède la nationalité grecque, entre l’Église et l’État : l’Église orthodoxe en France ne distingue pas les origines nationales : les fidèles russes, géorgiens, arabes et même français y sont mélangés dans un même ensemble qui n’est d’ailleurs pas autocéphale, puisqu’il est directement relié au Patriarcat de Constantinople ... Les Grecs de France n’ont donc jamais eu à passer par l’Église pour leur reconnaissance civile et administrative, comme c’était le cas en Grèce jusqu’à la loi de laïcisation de l’État civil de 1982. D’ailleurs, vivant en France, ils ont appris à penser le politique en dehors de l’Église.

44D’autre part, personne n’a vécu évidemment, même parmi les premiers arrivants, une époque de soulèvement contre les Turcs (La guerre catastrophique d’Asie mineure n’a pas fait suite à une révolte populaire nationaliste. Elle a été décidée par Athènes comme guerre de (re)conquête). Ceci est important, car c’est seulement dans ces moments-là que les chefs religieux pouvaient vraiment faire office de chefs politiques et militaires (le président-evêque Makarios à Chypre en fut certainement le dernier représentant).

45Et d’ailleurs, et surtout, ce sont justement les vieux Smyrniotes qui sont les plus anti-cléricaux ...

« Urbains » et « Ruraux »

46L’examen plus approfondi des rapports de ce groupe minoritaire, avec l’environnement français, nous a mis sur la piste des causes probables du clivage identitaire à Pont-de-Chéruy. Chez les vieux smyrniotes, en effet, il n’y a aucune institution communautaire de référence et donc aucun investissement massif dans les partis politiques français (de gauche). Les différences individuelles sont très grandes, mais, de fait, la pratique de la langue grecque est très valorisée, ce qui autorise beaucoup de mariages avec des non grecs sans le sentiment d’une francisation ou d’une mixité. C’est dans ce groupe que l’on trouve le plus grand nombre de mariages avec des non Français : Polonais, Italiens, Arméniens, Russes, Le rapport au savoir est central, et il s’exerce aussi très facilement vis-à-vis de la culture française. Pourtant. il ne faudrait pas parler trop vite d’ « intel1ectuels » à propos de ce groupe. L’école est peu investie, au contraire même, car il y a une certaine fierté à « rester des ouvriers ». On peut constater une évidente condescendance pour le groupe opposé comparable au sentiment du citadin par rapport au rural. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Le « clivage cléricaux /anticléricaux » recouvre en effet à peu près la partition « origine citadine /origine rurale ». Et même si les paysans en question sont devenus parfois de riches notables, le sentiment de supériorité « culturelle » des anti-cléricaux persiste bel et bien ... On peut peut-être aussi voir là une des raisons de la survie de cette « opposition » des anti-cléricaux : car, malgré leur défaite interne, ils représentent une adaptation « moderne » à la société française, elle aussi citadine et individualiste.

47Nous ne sommes pas loin ainsi de penser que cette communauté grecque de Pont-de-Chéruy, France, au 20e siècle finissant, constitue une société politique élémentaire, qui en toute autre situation que celle d’une diaspora (acceptée comme telle), aurait pu conduire à la création d’un État.

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Bibliographie

Anderson, B., 1983. Imagined Communities, Londres.

Arensbreg, C., & Kimball, S., 1965. Culture and Community , NewYork

Barth, F., 1969. Ethnie groups and Boundaries, Boston, Little Brown and Co.

Bennett, J., 1975. éd. « The New Ethnicity »,1973. Proceedings of the American Ethnological Society , West Publishing Co.

Gordon, M., 1964. Assimilation in American Life : the role of race, religion and national origins, New-York, Oxford University Press.

Kitroeff, A., 1990. « Contemporary Greek Historiography », in Modern Greece : Nationalism and Nationality, ed. by Martin Blinkhorn and Thanos Veremis, London and Athens.

Lehman, F. K., 1967. « Ethnic categories on Burma and the theory of social systems », in : South East Asian Tribes Minorities and Nations, Princeton University Press, vol I.

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Notes

1   *roman traduit du suédois par A. Gnaedig, p. 49 de l'éd. française, Denoël, 1990).

2   Le terme de "romantique" conviendrait peut-être mieux. Cf. ici même l'article de V. Mïhaïlescu, qui montre les origines "herderiennes" de cette problématique. Nous renvoyons également à l'analyse historique que nous proposons dans "Migrations" (1989 : 91 ; 92).

3   Les travaux de Fredrik Barth, auxquels nous faisons allusion plus loin, sont les plus fondamentaux en ce domaine. Mais on peut citer aussi ceux de Arensbreg et Kimball, 1965 ; Gordon, 1964.

4   Nous renvoyons le lecteur à l'analyse que nous avons faite de la série historique des termes d'auto-désignation ethnique grecs dans l'article de "Migrations" (1989 : 93).

5   Pour une recension récente des nombreux travaux sur la diaspora grecque, actuelle et récente, cf. Kitroeff (1990).

6   Entre les lignes, car les explicitations théoriques sur ce sujet sont rares ...

7   La tendance de l'ethnographie américaine des groupes déplacés a été fortement dominée, ces dernières années, par le modèle de "l'ethnography of speaking" de Dell Hymes, qui à la suite des travaux de Fishman, considère presque comme une évidence que l'installation d'un groupe étranger dans un nouveau milieu va produire une néo-formation culturelle avec emprunt aux deux cultures en contact. On verra que dans le cas qui nous occupe, c'est justement la formation "mixte" (la tentative "uniate") qui s'est trouvée en échec ...

8   Dans bien des études ethnologiques descriptives, qu'elles relèvent ou non de la classique "monographie de village", le seul point où le chercheur se sent convoqué à un éclaircissement théorique est souvent celui, préalable, de justifier son terrain en tant qu'objet autonome ; et, à ce titre, la claire délimitation dans l'espace, surtout s'il travaille sur les sociétés complexes, lui fait volontiers office de condition nécessaire, voire suffisante ...

9   Recherche de terrain de 1982 à 1988, sur appel d'offre d'ethnologie urbaine.

10   Les guillemets marquent la distance entre ce terme qui est celui par lequel s'auto-désignent les membres de la communauté, et toute référence à une nationalité, à la pratique effective d'une langue, et en général à toute trace matérielle extérieure d'appartenance objective à l'Etat national grec tel qu'il existe aujourd'hui dans ses frontières actuelles. Pour les affres que rencontre le chercheur dans la désignation de critères d'appartenance à la communauté en question, quand il s'agit du recensement historique de cette population, cf. notre "Rapport Final au Conseil du Patrimoine Ethnologique" (1988 : 82-101). où nous explicitons les critères croisés que nous avons élaborés pour établir notre fichier.

11   Il existe aujourd'hui par ailleurs une "école grecque", où la Grèce depuis l'aprés guerre, envoie un instituteur qu'elle finance. La confusion entre cette réalité présente et l'école d'alphabétisation de Grammont est plus ou moins entretenue dans l'esprit de ceux qui n'ont pas vécu l'époque Grammont ...

12   Pour plus de détails, nous renvoyons le lecteur à notre article de "Migrations" (1989 : 100-107).

13   Idem

14   Cf. à ce propos les travaux de Marguerite Hari et de son équipe (GRECO 25 du EC.N.R.S.), et en particulier La Bible grecque des Septante, du judaïsme hellénistique au christianisme ancien ,éd. du Cerf, 1988, surtout le chapitre 1

15   Cf. notre "Rapport Final ... ", op. cit. p. 164 sqq

16 Note de la rédaction. Église uniate ou greco-catholique : En 1700, l'Église roumaine de rite greco-oriental de Transylvanie s'est unie avec l'Église roumaine catholique, reconnaissant l'autorité du pape mais gardant en bonne partie le rituel orthodoxe.

17   Dépendantes pourtant en dernière instance du Patriarcat Oecuménique de Constantinople !

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Pour citer cet article

Référence papier

Cécile Zervudacki, « Identité et migration : l’exemple d’une communauté grecque en France »Civilisations, 42-2 | 1993, 119-139.

Référence électronique

Cécile Zervudacki, « Identité et migration : l’exemple d’une communauté grecque en France »Civilisations [En ligne], 42-2 | 1993, mis en ligne le 30 décembre 1996, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/civilisations/2323 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/civilisations.2323

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Auteur

Cécile Zervudacki

INALCO, Paris

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Droits d’auteur

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