Recomposition du religieux et réaffirmation identitaire dans l’Europe de la fin du XXème siècle
Résumé
A sense of uprooting, along with the meeting of different cultures, the speeding up of time, the doubt about the certainties of tradition and the promises of modemity, as well as the fact that societes cannot fulfil the aspirations and anguish that they arouse, leadfrom the 1975s onwards to the reconstruction of what gives sense and value to human behaviours in every society and « link » people together : religion. Attempts to reconstruct confiscated identities–whether lost or more and more difficult to assume–, as well as the quest for meaning, are processes which for the most part are the concern of religions. Therefore an important part of the work towards regaining the identities is taking place in the very religious field. It happens in ways that had not been forseen, in two main directions :
1.Ignoring the characteristic (religious and non-religious) frontiers of « traditional » and « rational » civilizations, new religions spring up and, through syncretism. produce novelty, whereas a diffuse form of religiosity, formed within the « New Age » wave, meets with a tremendous success.
2.Holding on to these same frontiers. religions may also reat against modemity by reasserting the value of traditions, that will not mix up this time, but clash. The revival of all forms of fundamentalism in Catholicism as well as Protestantism, Islam and Judaism during the past 25 years can be taken as an example.
This paper points out the ambivalence of contemporary religiosity and proposes several concepts : identity universalism and particularisms, which develop in continuous relation to one another in a permanent interaction ; identity by subtraction ; processes of demodernization.
Entrées d’index
Haut de pagePlan
Haut de pageTexte intégral
1Ce qui est caractéristique de la civilisation européenne, c’est qu’elle est héritière d’une double tradition : grecque, puis latine ; judéo-chrétienne.
2A la Grèce, nous devons non pas la raison, mais l’autonomie de la raison, qui est l’une des formes spécifiquement européennes de la raison : ce que l’on peut appeler la rationalité qui historiquement en Europe – et seulement en Europe – s’est affranchie de la tutelle de la religion. Seulement les « aventures dela raison européenne » comme dit Edgar Morin, sont complexes et tumultueuses.
3D’un côté la raison dialogue avec ce qui n’est pas elle et la contredit. Par exemple, le sacré doit pouvoir être étudié sans être profané. La raison exerce une fonction critique, et notamment critique d’elle-même qui, s’auto-examinant, pose ses propres limites.
4Mais d’un autre côté, tout en trouvant son origine dans la même matrice culturelle et historique – ici réside le point central de la contradiction européenne –, il existe une raison devenue folle (je me réfère encore à Edgar Morin), une raison qui ne dialogue plus avec le monde, l’autre, le religieux, le mythe, une raison autosuffisante qui n’a plus aucune limite et se transforme en système européocentrique universalisant. Cette raison-là refuse toute légitimité à ce qui n’est pas elle. Elle considère le religieux comme erreur, superstition, illusion. Elle procède à son absolutisation. Elle s’auto-déifie. Il convient dans ce cas de parler plutôt de rationalisation, au sens notamment où Freud utilise ce terme et qui peut conduire aux délires paranoïaques de la logique. La raison se transforme alors en foi, en foi dans la raison, dans la science, dans le progrès, dans l’histoire.
5A ces processus de rationalisation, s’opposent historiquement en Europe toute une série de réactions : réactions religieuses, existentielles, réactions du romantisme, réaction de ce que l’on appelle, par carence conceptuelle, l’irrationalisme, bref réactions créées par le désenchantement des mythes de la raison.
6Toute l’histoire de l’Europe est scandée par ces tensions bipolaires : Pascal contre Montaigne, Rousseau contre Voltaire, Kierkegaard contre Hegel, Bergson contre Durkheim ... Mais ces tensions, notons-le, se trouvent aux origines de la rationalité européenne, qui n’a jamais triomphé en Europe, ni a fortiori à l’extérieur de l’Europe et qui a notamment été marquée par l’histoire de ces dérives, lesquelles ont suscité des antidotes.
7La rationalité critique libère, ouvre des espaces immenses à la création européenne. La « raison devenue folle » (Morin) asservit, voire assassine. La science sans fin démystifie et remystifie, critique les mythes et produit d’autres mythes.
8Ce qui est donc caractéristique des sociétés européennes, c’est ce dialogue – éminemment conflictuel – entre la raison et la foi : la raison raisonnable, mais aussi la raison rationalisante, la foi explicitement religieuse, mais aussi la foi scientifique, la foi politique. Tantôt la raison se résigne à coexister avec la religion, tantôt elle ne veut pas en entendre parler et cherche à s’en débarrasser. Quant à la religion, elle-même diversifiée en plusieurs rameaux (romain, oriental, réformé en ce qui concerne le christianisme), tantôt elle accepte de reconnaître l’autonomie de la raison, tantôt elle cherche à soumettre la raison.
9Telle est la spécificité de la culture européenne : la permanence de ces tensions, de ces conflits, de ces dialogues entre la foi et la raison, mais aussi à l’intérieur de la foi et à l’intérieur de la raison. Nous voyons donc le caractère assez curieux de la culture européenne, si on accepte, comme tout anthropologue doit s’efforcer de le faire, de la considérer aussi de l’extérieur, et par culture européenne, je n’entends pas exclure ceux qui s’en réclament sur d’autres continents. Elle trouve l’un de ses fondements dans l’autonomie de la raison. Mais profondément divisée par le statut même de cette raison, elle nous a conduit vers ce que Milan Kundera a appelé les « paradoxes terminaux ».
10De l’autre côté (mais qui est tout aussi constitutif de la genèse et de l’histoire de la civilisation à laquelle nous, Européens, appartenons) le christianisme, recueillant l’héritage grec et juif, exerce un rôle fondamental dans la formation del’identité européenne. Mais nous nous trouvons ici pratiquement confrontés au même phénomène : l’Europe, unie par le christianisme, se trouve désunie par les religions chrétiennes : catholicisme et orthodoxie très tôt dans l’Europe, puis dès le 17ème siècle, le conflit entre quatre confessions majeures : catholique, luthérienne, calviniste, anglicane.
Tendances universalistes et tendances différentialistes
11Cette fin du 20ème siècle me semble pouvoir être caractérisée par la rencontre conflictuelle de deux mouvements : d’un côté les valeurs d’universalité, de rationalité, de modernité, valeurs « civilisatrices » qui transcendent les particularismes culturels, les identités et les traditions et qui ont été imposées telles quelles en Amérique latine ; de l’autre les résistances et les révoltes différentialistes réactualisant le thème identitaire. Cette rencontre conflictuelle trouve sa correspondance au sein même de notre propre discipline. Je veux parler de la tension existant entre l’anthropologie , dont la vocation est résolument universaliste et métaculturelle, et l’ethnologie dont l’objet même est l’étude des différences et des variations et dont l’une des conséquences pratiques est souvent l’engagement du chercheur qui prend la défense des minorités dominées.
12Cette confrontation entre la rationalité ou plutôt la rationalisation historique (notamment coloniale et technologique) qui est une perversion de la raison et l’identité ne date pas d’hier.
13Les revendications identitaires se sont exprimées de manières extrêmement diversifiées au cours du 20ème siècle : dans les fascismes européens des années 1930, dans la contre-culture nord-américaine des années 1965, dans le mouvement écologique, dans les positions occidentales de Khadafi, Khomeni, des Khmers Rouges, de Saddam Husseim ou dans les mouvements de résistance indienne.
14A mesure que les sociétés se modernisent, se rationalisent et se mondialisent, plus jaillissent des réactions identitaires de différentiation. La modernité, séparant le présent du passé, sépare aussi l’individu de son milieu naturel (la terre, qui pour toutes les sociétés indiennes est sacrée) ainsi que les générations. La modernité déracine, universalise, acculture. Et les processus de modernisation sont des processus d’urbanisation et d’immigration forcées qui détruisent le tissu social, mais ce faisant, ces processus modernisateurs produisent leur contraire : la réaffirmation du sentiment national et régional, la montée de tendances anti-cosmopolites, le rejaillissement des nationalismes et des populismes (Menem en Argentine, Collor au Brésil), des vagues de xénophobie, d’anti-sémitismes et d’intégrismes religieux. Bref l’exaltation du national, du régional et du traditionnel. C’est ce qu’Octavio Paz a appelé « la vengeance des particularismes ». Ces différents mouvements de protestation identitaire, cette réactivation du thème différentialiste, sont des processus que je qualifierai de démodernisation, réactionnels aux deux massifs qui ont formé la civilisation européenne et ses prolongements américains : le massif grec dont est issue la rationalité scientifique et le massif judéo-chrétien dont sont issus, souvent à notre insu, beaucoup de nos comportements.
15La crise de la modernité que nous sommes en train de vivre est une crise de ces valeurs universelles et universalisantes. C’est une crise de crédibilité et de légitimité des promesses de la science, de la raison, du « progrès », devenus aussi illusoires pour beaucoup de nos contemporains que les certitudes de la tradition. Ce qui me semble radicalement nouveau, car cela n’avait jamais existé à ce point depuis la révolution industrielle européenne du 19ème siècle, c’est la crise même de l’idée de « futur », qui peut s’exprimer par une dévalorisation de ce futur vécu comme une menace.
16La fin du 20ème siècle est donc en train d’être marquée par les révoltes contre le modèle universaliste (ou plutôt universalisant et occidentalisant) qui exerce par ailleurs la fascination que l’on sait, par les révoltes de ceux qui sont écrasés par la logique de la modernité. Or ces révoltes contre la raison et contre la science (ou plutôt contre les représentations qu’une partie d’entre nous ont de la raison et de la science) portent un nom : retrouver son identité.
Les deux grandes voies de la recomposition religieuse
17L’un des présupposés largement partagés en Europe par beaucoup d’observateurs du social (présupposé découlant non de la raison mais de la rationalisation) était, jusqu’à ces dernières années, celui d’une contradiction voire d’une incompatibilité entre le religieux et la modernité, et en particulier la modernité dans son expression urbaine. La science, se disait-on, finira bien par dissoudre la religion. Aussi l’une des surprises de l’époque contemporaine a-t-elle été la recrudescence des sensibilités religieuses, en particulier dans les sociétés sécularisées : la modernité ne conduit pas à la disparition du religieux, mais à sa recomposition. Au désenchantement qu’elle provoque, répondent des tentatives de réenchantement par le religieux.
18Ce que l’on appelle, assez improprement d’ailleurs, le « retour du religieux », en invoquant souvent à l’occasion une formule célèbre attribuée à André Malraux (« Le 20ème siècle sera spirituel oune sera pas »)est sans doute l’un des phénomènes sociaux et culturels les plus significatifs de la modernité des années 1970-1990. Ce phénomène se constitue en une série de réponses – diversifiées et contradictoires – à la crise de cette modernité.
19Le déracinement, la rencontre des cultures, l’accélération du temps, le doute généralisé sur les certitudes de la tradition et les promesses de la modernité, le fait que les sociétés ne peuvent combler les aspirations et les angoisses qu’elles suscitent conduisent à partir des armées 1975 à une recomposition de ce qui, dans toute société, donne signification et valeur aux comportements, « relie » les hommes entre eux : le religieux.
20Les tentatives de reconstruction des identités confisquées, perdues ou de plus en plus problématiques, sont des processus qui relèvent pour une part importante des religions. C’est donc dans le champ même du religieux qu’une grande partie de ce travail de reconquête des identités et du sens va s’effectuer. Mais il s’effectue selon des formes que l’on n’avait pas prévues et vis-à-vis desquelles l’anthropologie classique des religions est d’un piètre secours. Ce processus de recomposition s’effectue dans deux directions principales.
-
1. Ignorant les frontières (religieuses mais aussi extra- religieuses) caractéristiques des temps des civilisations « traditionnelles » ou « rationnelles », de nouvelles religions jaillissent qui produisent, par syncrétisme,de l’inédit : l’Umbanda, puis plus récemment l’idéologie du « terceiro milénio » au Brésil, l’Age du Verseau en France et au Québec, le « New Age » aux États-Unis, la cérémonie aux pyramides de Teotihuacan lors des deux équinoxes, qui regroupent de nouveaux croyants venus d’horizons spirituels différents.
-
2. Se crispant sur les frontières, les religions peuvent également réagir à la modernité en revalorisation des traditions qui, cette fois-ci, ne se mélangeront pas, mais s’affronteront. C’est le regain de tous les intégrismes et de tous les fondamentalismes que l’on observe depuis quelques vingt-cinq ans, tant dans le catholicisme que dans le protestantisme, l’Islam ou le judaïsme.
21En 1977, pour la première fois dans l’Histoire d’Israël, les mouvements sionistes religieux effectuent une percée électorale. Une partie importante de la population d’Israël remet en question la tradition dominante, majoritairement laïque et socialiste. La réaffirmation de l’identité juive, du peuple élu de Dieu qui doit rester séparé des autres peuples va s’exprimer dans le monde entier au sein de différents mouvements de rejudaïsation, dont l’un des plus actifs de nos jours est le mouvement loubavitch .
22La même année 1977, le cardinal polonais Karol Wojtyla est élu pape. Après la période d’ « agiornamento » de Vatican II, c’est-à-dire d’adaptation aux valeurs de la modernité, la hiérarchie catholique s’engage dans une critique de la sécularisation, c’est-à-dire de rupture avec la modernité séculière allogène venue d’Occident.
23En 1976, Jimmy Carter est élu président des États-Unis. C’est un baptiste convaincu. Son successeur, Ronald Reagan, est élu avec les voix des électeurs évangélistes et fondamentalistes. A partir de cette époque vont s’intensifier les « croisades » pour « sauver l’Amérique », c’est-à-dire rechristianiser le pays, par le moyen notamment de la télévision (les prédicateurs « télévangéliques »). Gilles Kepel estime à environ 60 millions le nombre de nord-Américains qui se proclament « christians born again » et à 60 millions également le nombre de ceux qui, dans leur mouvance, sont hostiles au divorce et à l’avortement et aux orientations sociales du protestantisme libéral.
24Ces mouvements de rigidification des expressions religieuses du social sont aujourd’hui universels . En Inde, l’hindouisme qui entend être la plus forte affirmation de l’identité nationale hindoue, s’est radicalisé. Certains parlent même d’expulser de l’Inde les musulmans (au nombre de 100 millions) et les chrétiens. Pour la première fois au Brésil, qui était jusqu’à maintenant un pays de très grande tolérance religieuse, des mouvements résolument sectaires issus de la mouvance pentecôtiste nord-américaine, connaissent une véritable popularité : les adeptes de l’Iglesia Universal doReino deDeus, qui traquent le diable en imposant les mains et dénoncent le Carnaval, se comptent par millions, tandis que se multiplient dans le Candomblé, les « casas » dites « de reafricanisacao ».
25Dans pratiquement toutes les sociétés et à partir de la même époque, il semble donc que nous nous trouvions en présence du même phénomène de rejet de la modernité des années 1960 : contre la pensée universalisante issue de la philosophie des Lumières et elle-même issue d’une matrice judéo-chrétienne, la présence universelle des crispations identitaires, des expressions religieuses les plus radicales du social, et j’y reviendrai plus loin, des nationalismes.
26La fin du 19ème siècle avait vu l’élaboration d’un judaïsme, d’un catholicisme, d’un protestantisme, d’un Islam libéral, réformé, moderniste, fondé sur la critique des textes de la Révélation, la relativisation des rites et débouchant sur une politique sociale. Un siècle plus tard, il ne s’agit plus de moderniser l’Islam, mais au contraire d’islamiser la modernité. La reconquête identitaire s’effectue selon les voies d’une re-judaïsation, d’une re-catholicisation, d’une réévangélisation, d’une re-hindouisation ...
27Mais les processus de recomposition du religieux sont loin aujourd’hui d’être l’oeuvre des seules grandes institutions religieuses qui viennent d’être mentionnées. La recomposition des identités s’effectue aussi d’une manière rigoureusement inverse par rapport à la précédente : non plus cette fois par la réactivation de la mémoire collective de nos racines, mais par ce que nous captons par nos antennes qui sont de plus en plus en interconnexion planétaire. Les hommes et les femmes de cette fin du 20ème siècle choisissent les religions qui leurs conviennent pour ainsi dire « à la carte ». Dans un processus que Lévi-Strauss a qualifié de « bricolage », ils composent leurs menus à partir d’éléments éminemment disparates : les paganismes (en particulier venus d’Orient) qui font retour, la contre-culture des armées 1965 dont la veine est loin d’être épuisée, les traditions parallèles occidentales (ésotérisme, occultisme), un fonds judéo-chrétien toujours disponible, la science enfin ou plutôt cet imaginaire de la science qui est la science-fiction.
28C’est ainsi qu’à côté de la résurgence des orthodoxies les plus intégristes et les plus fondamentalistes, nous voyons apparaître depuis 20 ans les hétérodoxies les plus exotiques. C’est donc à une transformation impressionnante du paysage religieux que nous sommes confrontés. Nous voyons s’élaborer notamment des formes « impures » de religieux, des comportements qui ne sont pas purement religieux, dans lesquels « Dieu » n’est que l’un des ingrédients. Et lorsque les nouveaux croyants sans Église (unchurched) se réfèrent à la transcendance, c’est souvent une conception plus déiste que théiste, sans élaboration théologique de la foi.
L’identité par soustraction
29A travers la réaffirmation du religieux et des religions, c’est souvent la question de l’identité nationale qui est posée ainsi que de la relation du religieux au politique. Les Églises ont pu constituer dans certains pays de l’Europe centrale de puissants moyens de résistance politique de la nation contre l’État. Les populations de ces sociétés ont souffert non d’un excès, mais d’un défaut de nation. Depuis la chute de l’Empire et de l’internationalisme officiel, le religieux apparaît comme l’une des expressions privilégiées des « sentiments nationaux », et les Églises, des instruments utilisés pour faire triompher les revendications ethniques. C’est notamment à partir de l’appartenance confessionnelle que sont posées aujourd’hui les questions relatives aux exigences identitaires. Ce sont dans les Églises (catholique, protestante, orthodoxe) que l’on exalte le plus le « génie national ». L’Église Uniate est l’Église de la nation ukrainienne. Le catholicisme polonais, dans sa ferveur mystique, est l’espace de la plus forte affirmation des droits de la « nation polonaise » choisie par la Providence et protégée par la Vierge. L’Église orthodoxe bulgare estime que la Bulgarie est un peuple saint parlant une langue sacrée (la langue de saint Cyrille et saint Méthode qui ont introduit les Écritures jusqu’en Russie) : le bulgare, qui, avec l’hébreu, le grec et le latin, constitue les quatre langues canoniques de la chrétienté.
30Dans cette perspective, ces nations se considèrent comme des nations-messies, passées par d’extrêmes souffrances et promises à la gloire. Ce qu’elles exaltent, c’est le local contre le global, l’identitaire contre le cosmopolite, le particulier contre l’universel. D’où le regain de chauvinisme, de xénophobie, d’antisémitisme et d’intégrisme, la résurgence des messianismes patriotes et toutes les vagues des idéologies de la pureté perdue et qui doit être reconquise dans un mouvement d’insurrection contre la dissolution des « vraies » identités et des « vraies » « racines ».
31Ce que j’ai surtout mis en évidence jusqu’à maintenant, ce sont surtout des affirmations identitaires exclusives, par enracinement restrictif dans le terroir et la mémoire. La question que l’on peut se poser est, à mon avis, la suivante : parler d’identité culturelle aujourd’hui, n’est-ce-pas au fond la même chose que lorsque l’on parlait de race autrefois ? L’ethnicité ne véhicule-t-elle pas souvent en contrebande du racisme ? Peut-on concevoir une notion même d’identité qui ne serait pas commandée par une pensée de crispation sur soi et de séparation ?
32Évidemment oui. Ma fréquentation des Amériques latines m’a convaincu qu’il existe des sociétés dans lesquelles on se trouve d’emblée confronté à une duplicité (hispano-indienne au Mexique) voire à une triplicité (lusitano-afro-européenne au Brésil), c’est-à-dire à des identités plurielles. Mais dans un certain nombre de cas venant d’être évoqués précédemment, c’est rigoureusement l’inverse : ce qui est visé à travers des rituels et des symboles d’exclusion de l’autre, c’est manifestement la réaffirmation identitaire disjonctive opposée à une conception universaliste de la culture vécue comme menaçante.
33On part à la recherche systématique de ce qui différencie : les manières de s’habiller (chez les juifs, chez les musulmans, parfois chez certains groupes de protestants), la cuisine, l’observance ostentatoire, l’école enfin (hébraïque, musulmane, protestante, catholique) lorsqu’elle est fondée sur un projet identitaire, et qui s’oppose à une autre conception : celle d’une école ou d’une université faite de distance critique par rapport aux différentes affirmations identitaires. Nous nous trouvons ici en présence d’un mouvement d’exacerbation des différences pouvant exister entre groupes ethniques, nationaux ou religieux : la séparation du juif par rapport au goy, et parmi les juifs de l’ashkénaze par rapport au séfarade, du musulman par rapport aux infidèles, des « christians born again » par rapport aux autres. Bref, il s’agit d’opérer une distinction par rapport à tout le reste de l’humanité. Une telle conception se réfère toujours à la notion de pureté (de la race, de l’appartenance ethnique, des convertis) qui serait antérieure épistémologiquement, axiologiquement et politiquement par rapport à l’ennemi : le cosmopolite, l’errant, le nomade.
34Il me semble que la connaissance anthropologique et d’abord ethnologique de ces processus de recomposition identitaires doit d’abord s’effectuer contre ces idéologisations. Par exemple aux vieilles idéologies – mais qui connaissent ces temps-ci un regain d’intérêt en Europe – de la celtomanie, du pangermanisme, de la slavophilie – qui définissaient l’ethnicité par des essences (la celtitude, la germanité, la slavité), nous devons opposer des processus historiques de formation et de transformation de la différentiation ethnique.
35On rencontre toujours le couple de l’universalisme et des particularismes identitaires, et ces derniers ne sont jamais des essences, mais des processus d’acquisition, d’élaboration, d’interprétation, de réinterprétation, qui se constituent en permanence l’un par rapport à l’autre dans un mouvement d’interaction ininterrompue. On appelle identité culturelle ce qui est l’aboutissement de mélanges et de croisements. Aussi à la notion de pureté originelle, j’opposerai la notion freudienne de « pervers polymorphe » appliquée à la culture. Ce qui signifie à mon avis que l’identité culturelle, de la manière dont elle a souvent été appréhendée, ça n’existe pas, pas même en Europe. Prenons l’exemple de la France. Formé dans le creuset gaulois, ce pays est très tôt acculturé par les Romains. Puis il subit les influences arabo-hispaniques. A la Renaissance, le modèle italien, plus tard les influences anglaises des Lumières. Le surréalisme doit beaucoup à un roumain, Tristan Tzara, qui habitait Zürich, le théâtre français des années 1950 à Beckett qui était irlandais, à Adamov qui était russe et à Ionesco, un autre Roumain. Quant au cinéma de la « Nouvelle Vague », souvent décrit comme typiquement français, il a été très influencé par Hitchcock.
36A l’appartenance simple, unique et exclusive, j’opposerai la polyappartenance et m’orienterai donc vers une définition de l’identité par la pluralité des héritages que je revendique.
La fonction protestataire des religieux
37La polarité Est/Ouest était organisatrice de l’espace social et politique. Elle constituait des repères forts qui permettaient aux identités (notamment de classe) dans certains cas de s’affirmer, dans tous les cas de se situer. Depuis que « l’Est est rentré dans l’Histoire », pour reprendre la célèbre formule de Vaclav Havel, nous sommes entrés dans une époque de déstabilisation. Déstabilisation de la mainmise absolue de l’État à l’Est. Déstabilisation par ouverture d’une ère du relatif à l’Ouest. Dans les deux cas, les conséquences conduisent à des processus de désidéologisation. Et les évolutions en cours sont peut être moins étrangères qu’il n’y paraît. En Europe centrale, le recours au religieux qui avait exercé un rôle de résistance de la nation contre l’Etat, peut aujourd’hui être compris comme une tentative de récupération de ce qui avait été confisqué par cet Etat ainsi que de réconciliation de la mémoire du groupe et de l’Histoire. En Europe occidentale, au moment où des Etats-Nations sont en voie de se fondre dans une unité plus large (l’Europe), on assiste à la fois à la réactivation du thème identitaire ainsi qu’à une culture en gestation formée au confluent de valeurs formées dans le creuset européen et de valeurs non-européennes.
38Nous sommes dans les deux cas confrontés à la suspicion, au refus de la rationalité des Lumières qui était jusqu’à ces dernières années l’un des pivots incontestés (y compris par la majorité des chrétiens) de la civilisation européenne. Le champ religieux devient ainsi l’espace privilégié d’un véritable laboratoire du social et du culturel où s’élabore des formes de réaction à un rationalisme vécu comme insupportable ainsi qu’à une épistémologie qui pose des limites et impose des renoncements. Ce qui se constitue alors, c’est une religion émotionnelle dans laquelle ce qui est valorisé, c’est la libération de l’affectivité à travers des tentatives de reconstitution du lien social.
39Dans une Europe en pleine mutation, les religions réactualisent leur fonction protestataire : l’opposition aux deux matérialismes (dialectique et pragmatique) il y a peu de temps encore rivaux. Elles signalent les limites d’une conception sociale de l’être humain réduit à la dimension de producteur ou de consommateur de biens matériels. Elles constituent – à travers des expressions diversifiées et souvent contradictoires – une série de réponses contre acculturatives à des formes de modernité qui ont déçu ou que l’on souhaite congédier.
L’ambivalence du religieux contemporain
40L’affirmation identitaire comme appartenance forte voire exclusive à un groupe qui avait tendance à se constituer autrefois à partir de la classe sociale (en particulier la classe ouvrière), a tendance à se recomposer aujourd’hui à partir du groupe ethnique, national, religieux. Le 20ème siècle a vu l’emprise du social et des idéologies sociales. A l’aube du 20ème siècle se profile l’importance du religieux. L’Islam, par exemple, est en train de jouer un rôle équivalent à celui du communisme dans les années 1950 : exprimer une identité, non plus cette fois sur la base d’une revendication de classe, mais de religion.
41Cependant, ne nous y trompons pas, là où la religion revient à l’avant-scène de la culture, elle ne saurait être considérée par le chercheur comme structure et constitue un phénomène éminemment ambivalent :
-
1. Le religieux est un vecteur par lequel des cultures atomisées ou déstabilisées cherchent à reconstituer un lien au social . Non plus un lien direct à la société globale, mais au petit groupe (exemple : les communautés ecclésiales de base en Amérique latine, les terreiros de Candomblé ou d’Umbanda au Brésil). Des identités problématiques peuvent trouver une solution. Des errances identitaires peuvent être restabilisées. Le religieux sert alors moins d’instrument d’intégration sociale (comme le pensait Durkheim à son époque) que de différentiation sociale et culturelle.
-
2. Ce que l’on appelle le « retour du religieux » n’est pas nécessairement le renouveau de la foi. Nous nous trouvons souvent moins en présence d’une quête de transcendance que d’une demande morale diffuse, sensible en particulier dans la génération des jeunes, souvent qualifiée aujourd’hui de « génération morale ».
-
3. Le thème religieux qui pouvait hier être utilisé comme instrument de combat, de contestation et de critique, peut agir aujourd’hui dans le sens de crispations identitaires. On voit alors la « raison historique » remplacée par une autre forme de déraison, et se profiler à l’horizon le retour massif au passé (d’avant le communisme), le retour au 19ème siècle.
-
4. Il existe une contradiction ou du moins une tension majeure entre des expressions chrétiennes du social et de la culture résolument universalisantes, engagées notamment dans le dépassement des frontières (par exemple la théologie de la libération) et des tendances à l’intérieur des différentes formes de christianismes visant à réactualiser les logiques identitaires.
-
5. Ces processus de démodernisation, vécus par les acteurs sociaux comme processus de reculturation, peuvent être interprétés comme des processus de ré-idéologisation du social et de la culture.
42Il existe aujourd’hui une tension entre les préoccupations identitaires et les questions que l’on considère généralement comme des « questions sociales ». Cette tension se répercute à l’intérieur de nos disciplines : anthropologie culturelle /anthropologie sociale ; ethnologie /sociologie. Les réactions identitaires contemporaines ne doivent pas dissimuler la prégnance des questions sociales qui se manifestent partout à traversl’exclusion, et cela selon trois lignes majeures qui sont l’emploi, l’éducation et l’habitat. C’est bien entendu dans les milieux urbains et particulièrement dans les grandes villes du monde moderne que cette nouvelle pauvreté se constitue dans sa triple dimension : le chômage, l’absence de formation et la ségrégation résidentielle.
43Ceci étant rappelé, un certain nombre d’enjeux majeurs de cette fin du 20ème siècle sont posés à partir de revendications identitaires. Les particularismes historiques, nationaux, religieux, mais aussi les particularismes liés aux groupes sexuels (femmes, homosexuels) et aux classes d’âge (en particulier les jeunes) ne sauraient être dissout par un programme économique, politique ou social et par les disciplines des sciences sociales qui généralement leur correspondent.
44Il convient donc d’articuler les valeurs universelles du droit et de la raison et les spécificités culturelles, la référence universaliste et le thème différentialiste des identités. Le débat majeur de cette fin du 20ème siècle, qui est aussi le débat majeur de l’anthropologie, est en train de se reconstituer dans l’articulation de ce double registre.
Pour citer cet article
Référence papier
François Laplantine, « Recomposition du religieux et réaffirmation identitaire dans l’Europe de la fin du XXème siècle », Civilisations, 42-2 | 1993, 77-89.
Référence électronique
François Laplantine, « Recomposition du religieux et réaffirmation identitaire dans l’Europe de la fin du XXème siècle », Civilisations [En ligne], 42-2 | 1993, mis en ligne le 30 décembre 1996, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/civilisations/2302 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/civilisations.2302
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page