Navigation – Plan du site

AccueilNuméros42-2DossierEn/quête d’identité - une introdu...

Dossier

En/quête d’identité - une introduction

Vintilă Mihăilescu
p. 9-19
Cet article est une traduction de :
In Quest of Identity - An Introduction [fr]

Texte intégral

1A l’instant où, devant les articles qui composent ce volume, nous essayons d’écrire cette introduction, une image d’enfance nous revient à l’esprit : un méchant petit nain, du nom de Rumpelstilchen, danse dans sa forêt autour d’un feu tout en chantant : « Ach wie gut dass niemand weiss, Das ich Rumpelstilchen heis » (Heureusement que personne ne sait que Rumpelstilchen est mon nom). C’est un conte des frères Grimm dans lequel tout le pouvoir du petit esprit de la forêt réside dans le fait que personne ne connaît son vrai nom. Et l’histoire finit quand, caché derrière un arbre, le héros entend Rumpelstilchen chanter. Le lendemain, il l’appelle par son nom et devient ainsi vainqueur du nain.

2Nommer, être nommé ... Le conte des frères Grimm est une histoire parmi tant d’autres qui témoignent de la magie du nom . Avoir (s’acquérir) un nom, donner un nom – et même « traiter quelqu’un de tous les noms » – ont toujours été les gestes rituels d’un jeu de pouvoir. Pouvoir qu’on peut considérer d’ordre « ontologique », tant ce jeu fait partie de la condition humaine. Seul le bon Dieu, le Grand Anonyme, « Celui qui est celui qui est », échappe à ce jeu de la dénomination.

3Cette image en tête, on regarde les articles et on se demande si identité n’est pas devenu le nom de famille des Rumpelstilchen de notre temps. Terme plus « technique » et désenchanté, certes, l’identité désigne les nouveaux « esprits du lieu », brouillant les pistes des nouveaux jeux (voire enjeux) de pouvoir. Les contes de notre enfance sont devenus méconnaissables ...

4On peut se demander alors, avec Christian Bromberger, si l’identité n’est pas devenue « une sorte de fourre-tout, d’ouvre-boîte universel qui permettrait d’aller vite en besogne en dispensant d’une analyse en profondeur des faits ? » . Et l’on peut se demander encore si cet usage de l’identité n’est issu que de la volonté des acteurs eux-mêmes ou si les discours des observateurs (anthropologues compris) n’y sont pas aussi pour quelque chose. Décrire « objectivement » les identités, n’est-ce pas, en quelque sorte, les nommer, leur donner un nom ? Enquêter sur l’identité n’est-ce pas une manière d’être en quête d’identité ? On l’a déjà remarqué pour l’ethnicité : en parler, c’est la produire un peu. « Je ne sais pas si vous réalisez, Monsieur Rumpelstilchen, mais c’est de l’identité dont vous parlez là ... »

L’héritage de l’identité

5Les problèmes de l’identité, surtout ethnique, tendent à occuper l’avant-scène de l’opinion publique et des préoccupations scientifiques. Multipliés par les médias et par une inflation de colloques, numéros spéciaux de revues, entretiens et manifestations professionnelles de toutes sortes, les propos identitaires ont acquis un caractère dramatique et exceptionnel. Les « soupçons » engendrés par ces « excès » (pour utiliser les termes de Bromberger) ne font qu’amplifier à leur tour le sentiment de nouveauté et d’originalité du phénomène identitaire. En fin de compte, on est tellement pris par le discours qu’on en perd de vue la réalité. Alors, en posant un « regard éloigné » sur ce « complexe identitaire », on est tenté de se poser ouvertement la question : de quoi est-il donc question et pourquoi en parle-t-on lorsque l’on tient des propos sur l’identité ?

6Les articles réunis dans ce volume essaient de faire le tour de la question.

7C’est tout d’abord Giulio Angioni qui s’emploie en toute sérénité à faire rentrer l’identité dans les rangs, à la ramener à la « banalité » d’un sentiment universel, élémentaire et bien plus ancien que sa flamboyante mise en scène actuelle. En considérant la conscience en général, son intersubjectivité et plus spécialement le sentiment d’appartenance, ce qu’on appelle identité collective reste « l’un des sentiments les plus constitutifs et les plus universels des groupes humains ». Par la logique antithétique qui la sous-tend et qui oppose le Soi à l’Autre, par la territorialité qui traduit cette opposition et l’agressivité qui accompagne cette territorialité, l’« identité » « nous rapproche du reste de ce qu’on appelle le règne animal ». L’éthologie humaine s’ingénue d’ailleurs à offrir plus d’un argument à l’origine biologique de la « production de l’étranger’.

8Même si l’on n’accepte pas d’aller aussi loin, il reste l’autre « banalité », toute « anthropologique » celle-ci, dont parlent toutes les introductions à l’ethnologie et qui oppose depuis toujours « nous, les hommes » à « eux, les non-humains ». Marianne Mesnil et Assia Popova ont traqué cette « banalité » à travers les « Wallons, Wales et autres Valaques ».

9Ainsi retrouve-t-on, au delà du langage identitaire actuel une problématique beaucoup plus ancienne. Le concept d’identité hérite d’un phénomène humain constitutif, vécu et perçu différemment selon les époques et les cultures. Mais puisqu’on se retrouve avec l’identité dans un jeu dont les formes de manifestations sont certes historicisées mais dont les règles sont quasiment immuables, pourquoi tout cet affolement autour de l’identité ? Pourquoi lui accorde-t-on cette priorité réservée aux nouveautés surprenantes et décisives ? Pourquoi tout ce va-et-vient « entre excès et soupçons », entre exaltation et angoisse ?

Identité et rage de dents

10Dans les coulisses de l’un de ces nombreux colloques sur l’identité, quelqu’un faisait la remarque suivante : « l’identité, c’est comme une dent ; on y pense seulement quand ça fait mal » . Plaisanterie mise à part, c’est sans doute vrai qu’on ne se pose pas tellement de questions sur son « identité » tant qu’on est dans la « routine d’exister », tant qu’on peut rester en paix et content de vivre tout simplement. C’est seulement lorsque cette routine insouciante coince pour une raison ou pour une autre qu’apparaissent les soucis identitaires.

11Face à la recrudescence du discours et des revendications identitaires actuelles, on devrait donc s’interroger sur la « rage » qui touche de nos jours l’humanité.

12C’est en quelque sorte dans cette optique que François Laplantine arrive à considérer « ces différents mouvements de protestations identitaires » comme des processus de « démodernisation réactionnels », Au-delà du terme même de « démodernisation » – peut-être discutable – ce qui subsiste malgré tout, c’est la crise globale du projet de modernité et les réactions identitaires par rapport à celui-ci.

13La « mort des idéologies » semble, après tout ce qu’on a écrit à ce sujet, un fait accompli. L’écroulement récent du communisme n’est ainsi que le point final dramatique d’un processus de plus longue date qui a érodé les grands systèmes de référence faisant office de « routine » pour la vie d’une majorité de gens. L’opposition entre communisme et capitalisme surtout a joué un rôle de berceuse identitaire, en offrant une grille de lecture revue et corrigée de la pérenne opposition entre « nous, les hommes » et « eux, les non humains ». (Enchaînant sur l’analyse mythologique de Mesnil et Popova, les ressortissants de l’Est vont sans doute se souvenir à quel point les cheveux longs des jeunes occidentaux étaient présentés comme l’expression même de la décadence, voire de l’état de « barbarie » de l’Ouest et combien on s’évertuait à prouver notre civilité par une stricte discipline du poil autochtone !) Cette partition avait l’avantage d’être simple et à portée de la main, d’être générale (le Tiers Monde étant un « tiers inclus », bon gré mal gré, dans la confrontation des deux champs) et réversible (chacun pouvait définir à son gré le champ des « bons » et le champ des « mauvais »). Bref, à condition qu’on ne fût pas trop exigeant (et qu’on n’en fût pas la victime !), ce conflit pouvait offrir des références « identitaires » minimales à tout le monde. D’autant plus que le système offrait aussi les conditions d’existence à des identités rêveuses du refus, du « moi pas comme les autres ».

14L’écroulement du communisme – et par ce fait même du partage en deux du monde –, est le dernier événement en date d’un processus plus long de désenchantement du monde (car, pour être athée, le communisme n’en était pas moins une croyance universaliste). La crise qui ne fait ainsi que toucher à son apogée se définit par deux traits essentiels : elle est globaleet elle est une crise de la foi(ce qui ne veut pas forcément dire une crise religieuse). Vus dans cette perspective, une bonne partie des phénomènes dits « particularistes » ne sont en fait que des réactions à cette crise globale de croyance qui essaie d’apporter des réponses globales à ce désenchantement du monde. C’est la diversité de tels phénomènes d’une part, et leur « dissidence » par rapport au projet universaliste dominant d’autre part, qui font qu’on se méprend sur leur vocation universaliste ou, en tout cas, globalisante. Dans ce qu’on appelle – improprement, selon François Laplantine – « le retour du religieux », « il s’agit d’opérer une distinction par rapport à tout le reste de l’humanité » .

15A y regarder de plus près, ce n’est donc pas l’identité en tant que telle qui attire ou fait peur, mais plutôt sa signification hic et nunc. L’irruption identitaire se produit au moment où le projet universaliste de la Raison croyait s’épanouir à travers sa mondialisation, C’est à ce moment précis que sa pression uniformisante atteint son apogée et devient « perceptible », que son poids pèse d’une manière déterminée chez tous ceux qui, pour une raison ou une autre, ne se sentent pas à l’aise dans la peau de « l’homme universel ». Pour ceux-là, c’est donc maintenant ou jamais qu’il faut réagir. D’où l’exaltation identitaire, « désuniversaliste ».

16En même temps, c’est à ce moment précis que l’enjeu devient capital pour tous les partisans du Grand Projet. C’est maintenant que se joue le sort de la superbe utopie civilisatrice des deux derniers siècles. D’où le refus, de la part des « universalistes », d’accepter ces manifestations identitaires qui sont autant de gifles au visage de la Raison.

Identifier les identités et différencier les différences

17Dans cette foulée, réalité et discours s’entremêlent souvent dans un « pan-identitérisme » déconcertant. Mais toute existence sociale ou culturelle n’est pas d’emblée « identitaire ». On n’enterre pas ses morts dans un but « identitaire » ! C’est seulement quand on s’aperçoit qu’on ne les enterre pas comme les autres, quand cette différence correspond à un enjeu de différenciation et quand on se met à élaborer un discours intentionnel sur ces particularités liées à l’enterrement que les funérailles peuvent devenir une « marque identitaire ». Reste à savoir pourquoi on a choisi les funérailles comme signe identitaire et pourquoi, d’une manière générale, on a besoin de tels signes. L’inflation des discours identitaires dont il est question est due pour une bonne part à la confusion entre ces différents niveaux d’existence sociale qui fait que tout peut être traité de phénomène identitaire. Dans cette nuit conceptuelle, toutes les identités sont noires …

18Face à ce dérapage conceptuel, un besoin se fait sentir chez les différents auteurs de ce volume, de délimiter le niveau d’existence propre de l’identité, d’identifier ce qui est et ce qui n’est pas identité ou les différents types d’identité. C’est, le plus souvent, entre un niveau de la structure sociale, des pratiques comportementales, des données empiriques du moi d’une part, et un niveau de présentation du moi, de discours ou d’image qu’on se donne de la réalité première d’autre part, qu’on se sent obligé d’opérer une distinction. C’est la distinction entre « identité interactionnelle » et « identité idéologique » d’Imre Eros, entre « appartenance » et « référence » chez Pierre Centlivres, entre « identité substantielle » et « identité performative » chez Christian Bromberger, etc. Et chacun – ou presque – se plait à dénicher les décalages entre les deux niveaux, les distances entre identité pratiquée et identité racontée, les « conversions collectives » qui font changer l’image identitaire d’une même réalité sociale selon les circonstances.

19Dans le sillage de cette première mise au point, on peut – et on doit – aller plus loin. Car (prenant à tout hasard la terminologie d’I.Eros comme référence), « l’identité interactionnelle » connaît plusieurs types d’interactions tout comme « l’identité idéologique » se soumet à des idéologies différentes. Les analyses présentées dans ce volume en témoignent largement. Tout d’abord, il y a des contextes interactionnels structuralement et objectivement différents : le tissu relationnel n’est pas le même en situation de nomadisme, dans les diasporas ou dans les communautés autochtones compactes. L’autre, l’étranger, n’a pas le même statut quand on passe d’un étranger à l’autre au gré des chemins de transhumance, quand on reçoit l’étranger chez soi et quand on va s’installer chez lui.

20Par sa note sur les Aroumains, Irina Nicolau nous apporte un témoignage exemplaire : cette population (essentiellement des bergers et plus tard des commerçants disséminés dans les Balkans) n’utilise pas moins de 65 ethnonymes ! (sans compter les noms dérivés des toponymes). Comment peut-on vivre dans une telle ambiguïté « identitaire » ? – se demande l’auteur. A y regarder de plus près, l’ambiguïté se dissout pour laisser la place à une logique relationnelle souple mais cohérente. On n’utilise pas n’importe quand et n’importe comment les 65 ethnonymes. En fait, ceux-ci ne sont pas synonymes mais définissent des dualités relationnelles diverses : « Les Grecs nous appellent Ku]ovlahi , les Aroumains de Grèce Vîryareni , les Bulgares Vlasi , les Aroumains farsirot Cipani , les Roumains de Roumanie Machedoni. Personne ne sait que nous sommes Gr’mu[teani » déclare un vieillard de 80 ans. Et Rumpelstilchen, vous vous souvenez ?

21Moins spectaculaire mais tout aussi typique, le cas de la communauté villageoise roumaine nous offre l’exemple d’un rapport entre nous et les autres, qui, selon I.Popescu « ne forme pas une opposition binaire nette du type bon/mauvais, bénéfique/maléfique, vrai/faux. Le système compensatoire pratiqué par la mentalité traditionnelle euphémise ces rapports pour mieux les gérer : inconnu/ connaissable, contaminé/ guérissable, dangereux/ apprivoisable ». L’autre n’a pas le caractère absolu et exclusif de l’antithèse nous – les autres. Ensemble, nous et les autres forment une matrice relationnelle constitutive où l’étranger n’est jamais total ou définitif et l’autochtone est toujours positionnel. T. Guéorguiéva nous apporte le témoignage d’échanges et de négociations semblables entre Bulgares, Turcs et Pomaks des Rodopes, que les conflits identitaires souvent dramatiques n’épargnent pas pour autant

  • 1   De ce point de vue, le fameux interactionnisme à l’américaine traite de relations entre termes qu (...)

22Une forme plus générale de « l’identité interactionnelle » semble se profiler ainsi au-delà des exemples particuliers. On est tenté de la nommer relationalisme. Elle donne le primat aux relations communautaires sur les termes individuels des relations ; elle suppose une réglementation sociale (une ritualisation en l’occurrence) qui porte plutôt sur les relations entre les gens que sur les « droits et devoirs » des individus comme tels. En simplifiant, on peut dire que dans le cas du « relationalisme » c’est la relation qui engendre et définit ses termes et non pas les termes qui se mettent en relation. Dans ce dernier cas, on préfère parler d’essentialisme, car les termes des relations sont ramenés à des essences individuelles qui interactionnent « après coup »1. L’essentialisme, qui est propre à nos sociétés individualistes et à nos habitudes mentales de catégorisation « claire », suppose une logique comportementale différente de celle, plus laxiste, du relationnisme.

23Sans aller ici plus avant dans une telle analyse, une prudence méthodologique minimale semble tout de même exiger un usage quelque peu nuancé des catégories à la mode comme « nous et les autres », « étranger », « xénophobie » etc. qui n’ont pas forcément la même portée et le même sens dans les deux contextes qu’on vient de différencier.

24Une différenciation similaire (mais non pas synonyme) s’impose au niveau de « l’identité idéologique ». Louis Dumont l’a suggérée au début de son livre sur l’idéologie allemande par cette constatation contrastive : « J’ai ainsi contrasté le Français :  »Je suis homme par nature et Français par accident«  et l’Allemand :  »Je suis essentiellement un Allemand, et je suis un homme grâce à ma qualité d’Allemand« , ( ... ) Il doit être évident que si ces deux hommes nous parlent de la diversité des cultures, il ne disent pas la même chose, ils ne parlent pas au même niveau : l’Allemand parle de l’essentiel, le Français de diversités contrastées, mais secondaires. » (Dumont, 1992)

L’identité entre essence et apparence

25Pour des raisons historiques évidentes, « l’idéologie allemande » de l’identité fait souvent peur. A l’identité-essence on préfère volontiers l’identité-apparence ; les analyses critiques des phénomènes identitaires actuels parlent plutôt d’identité qui « se fait » que d’identité qui « est ».

26L’idée de la « production de l’identité » – illustrée dans ce volume par Gérard Althabe et Rose-Marie Lagrave – peut être considérée, en simplifiant, comme une synthèse d’idéologie universaliste à la française et de méthodologie interactioniste à 1'américaine. Comme approche, c’est un instrument efficace et subtil pour démonter les prétentions exaltées de tous les « Nous, les Thraces », « Nous, les Celtes » et autres identitaires. Ses présupposés plus ou moins tacites peuvent être résumés comme suit : si identité il y a, elle est une et universelle, celle de la nature humaine ou de l’humain tout court ; tout ce qui est « au-dessus » est le produit d’un contexte interactionnel particulier et reste particulier et secondaire. Par contre, la « production » elle-même, se fait peut-être par des mécanismes universels : la production de soi et /ou de l’autre serait alors l’invariant des « différences identitaires ». Et c’est cette invariabilité-là qui est essentielle et qu’on doit rechercher.

27Pour être subtile et féconde, cette approche « constructiviste » n’en soulève pas moins de problèmes. La première question qu’on peut se poser est de savoir si la « production de l’identité » est soumise aux mêmes règles dans n’importe quel contexte historique et culturel, si le transfert conceptuel et méthodologique d’une situation à l’autre est licite ou pas.

28Un autre problème est suggéré, plus ou moins indirectement, par Christian Bromberger : « Si le repérage, la production, l’affirmation, la perception des identités ont fait l’objet de nombreuses études ponctuelles, l’ethnologie de la France s’est, en revanche et paradoxalement, beaucoup moins interrogée sur les effets sociaux que produit la conscience d’une commune appartenance. » On a scruté les identités « en amont - à travers leur organisation -, dans l’instant - à travers les comportements des acteurs -, plus rarement en aval - à l’écho de leur résonance à court et à long terme ». Le fait de se donner une identité « performative », qui déborde l’identité « substantielle », reste-t-il sans marquer cette identité « substantielle » même ? L’identité « produite » reste-t-elle en dehors des « propriétés structurelles des phénomènes » ? Pour paraphraser Kundera, cela nous emmènerait à une insoutenable légèreté de l’identité. Et pourtant, cette identité garde une indéniable « pesanteur », qui n’est pas sans rapport avec la croyance. La croyance d’être quelqu’un et pas quelqu’un d’autre ...

29On touche ainsi à une question essentielle, posée ouvertement par Cécile Zervoudacki : le pourquoide toute l’histoire, « L’ethnicité n’est pas, en effet, une 'ressource sociale' comme les autres. On ne peut donc pas l’envoyer à la fosse commune. il nous faut chercher son pourquoi en amont », peut -être encore plus loin que ne le pense l’auteur. Il nous faut remonter des chemins brouillés de la condition humaine si on ne veut pas « réduire le rôle de l’ethnologue à celui d’un Zorro dénonçant des impostures » (Bromberger).

30Et nous voilà ainsi devant le problème incontournable du sens qui, rejeté par la porte de nos sciences « objectives », revient nous faire un pied de nez par la fenêtre ...

Manipulation et kitsch

31« ... Le besoin d’identité, pour être abstrait, n’en est pas moins tangible. Les besoins d’enracinement dans une société locale n’ont pas disparu » – déclaraient les maires des grandes villes de banlieue de Provence dans un livre blanc publié en 1985 (cité par Morel). Le malaise qu’exprimaient les élus était hors de doute ; ce qui restait plus douteux c’était le traitement préconisé. « Les élus font de l’enracinement de la population un élément clé de leur politique. Mais comment « enraciner » des populations si elles n’ont pas pris racine ? ( ... ) Le phénomène complexe d’enracinement qui implique durée, relations fusionnelles, interconnaissance etc. ... est réduit à l’un de ses aspects : le sentiment d’appartenance à un lieu ». L’enjeu ne se résume-t-il pas alors à « inventer de nouvelles formes de solidarité sociale qui soient cohérentes avec la logique dominante de la société ? ».

32La réponse que donne Andreas Bimmer à cette interrogation est sans équivoque : les fêtes modernes montées par les municipalités pour « enraciner » leurs populations font penser plutôt au « folklore politique » qu’à la notion de fête ...... Ce ne sont plus les orientations spatiales et régionales qui déterminent la formation de l’identité. Quant à la fête moderne, elle ne suffit plus pour fonder une nouvelle identité. ». L’analyse d’une de ces fêtes (la Hessentag) lui en fournit la preuve,

33A une autre échelle, Zoltan Biro et Julianna Bodo suivent la construction volontariste d’une identité régionale, d’un « sentiment d’appartenance à un lieu » dans le cas d’un département nouvellement créé en Roumanie : le Harghita. Cette « production de l’identité » retrouve presque tous les éléments formels d’une construction de l’identité en général. Et pourtant, le harghitéanisme refuse de naître et les gens n’arrivent pas à « prendre racines » dans l’espace administratif qu’on leur propose comme étant le leur. Ce qui n’empêche pas le « folklore politique » de suivre son train.

34Un exemple plus classique est offert par Zusana Stefanikova qui analyse la constitution identitaire du « costume national » slovaque et ses fluctuations « réactives » anti-hongroises du temps des Habsbourg, anti-allemandes au temps du Troisième Reich, etc. L’exemple n’est pas seulement plus « classique » mais aussi différent du fait que le « costume national » gardait un référent permanent dans le « costume folklorique » reconnu et partagé par la communauté comme étant le sien « depuis toujours ». Et c’est justement cette différence qui nous permet d’entrevoir un manque fondamental des manipulations identitaires récentes.

35Dans un tout autre contexte, Pierre Centlivres affirme, en s’appuyant sur ses enquêtes concernant la naturalisation en Suisse, que « c’est à la patrie qu’on adhère par les fibres de la diachronie. La naturalisation n’intègre pas l’historicité ». D’autres tentatives d’enracinement n’y parviennent pas non plus, semble-t-il.

36Le besoin de s’incorporer l’histoire, un passé plus ou moins mythisé mais partagé par la communauté est une composante fondamentale de l’identité. La « réussite » de la communauté grecque de Pont-de-Chéruy décrite par Cécile Zervoudacki semble passer par l’élaboration et l’acceptation d’un « mythe fondateur » ad hoc.

37Des indices différents semblent suggérer que la référence « horizontale », fonctionnelle et synchronique de l’identité ne suffit pas à l’homme. Un besoin fondamental nous pousse à chercher des références au-delà des limites de notre existence hic et nunc . Des références « verticales », qui puisent dans le passé pour nous en faire cadeau sous forme de croyances, semblent être incontournables, Pour rester Homme, on estplus qu’on vit,

38Or, c’est justement ces « fibres de la diachronie », ces « références verticales », qui ont été systématiquement atrophiées par la modernité, centrée par définition sur le présent. Au-delà des déracinements effectifs, dans l’espace (émigration etc.) et/ou le temps (passage d’une société « traditionnelle » à une forme de société industrielle), la modernité a produit aussi un état général de déracinementpar l’adhésion mondialisée aux valeurs du présent et de son fonctionnement « en surface ». Si on accepte de nommer croyancecette propension verticale de l’identité, on retrouve, en raccourci, le thème du  »désenchantement du monde », le problème du soi-disant  »retour du religieux » et l’explication de l’échec habituel des tentatives d’ « enracinement »: déchirées, les « fibres de la diachronie » ont du mal à se refaire.

  • 2   « La perte de la relation humaine (spontanée, réciproque, symbolique) est le fait fondamental de (...)

39La thérapie privilégiée que les pouvoirs aussi bien que les communautés ont cru trouver à cet « état de déracinement » a été le Patrimoine. Le retour de l’historicité a commencé, selon Edgar Morin, dans les années soixante avec « une brèche dans l’adhésion au présent » (cité par Morel). Des communautés en détresse essayaient de refaire leurs liens sociaux et de leur donner plus de poids, de stabilité et de personnalité. N’arrivant plus à trouver les moyens en eux-mêmes et les relations qu’ils entretenaient, les gens ont eu de plus en plus recours aux objets qui les entouraient. On déléguait ainsi la solidarité humaine aux « catégories » et « systèmes » d’objets et l’histoire à leur ancienneté. Faute d’enracinement, « qui implique durée, relations fusionnelles, interconnaissance etc. », les individus essayaient de se mettre en relation médiée par les objets : leur identité collective se produisait - et se réduisait - par la référence commune à une catégorie d’objets patrimoniaux. Et, dans cette logique, tout pouvait devenir objet patrimonial ... pour être consommé ensuite selon les usages de la société de consommation. Ce qui se voulait une échappatoire, s’avère être un gouffre. La réaction à la modernité et sa perte de relations humaines2 transforme l’homme en un « animal patrimonial » qui se représente sous formes objectivées - sinon d’objets tout court - pour se « dévorer » après.

40Cette « anthropophagie » détournée n’est-elle pas le propre du kitsch ? Un kitsch existentiel, le kitsch de notre existence ...

Haut de page

Bibliographie

BAUDRILLARD, J., 1970-1976, La société de consommation , Paris, Gallimard,

DUMONT, L., 1992, L’idéologie allemande, Paris, Gallimard.

MIHAILESCU, V., 1991, The politics of « Scape goat » in Roumania, in The Anthropology of East Europe, Europe Review, 10, N° 2.

Haut de page

Notes

1   De ce point de vue, le fameux interactionnisme à l’américaine traite de relations entre termes qu’on a d’abord séparés, individualisés. Les interactions sont ainsi des relations faibles, car secondaires, dérivées en quelque sorte de la nature « essentialiste » de leurs termes.

2   « La perte de la relation humaine (spontanée, réciproque, symbolique) est le fait fondamental de nos sociétés. C’est sur cette base qu’on assiste à la réinjection systématique de la relation humaine sous forme de signes dans le circuit social et à la « consommation » de cette relation, de cette chaleur signifiée, » (Baudrillard, 1970-76)

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Vintilă Mihăilescu, « En/quête d’identité - une introduction »Civilisations, 42-2 | 1993, 9-19.

Référence électronique

Vintilă Mihăilescu, « En/quête d’identité - une introduction »Civilisations [En ligne], 42-2 | 1993, mis en ligne le 30 décembre 1996, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/civilisations/2252 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/civilisations.2252

Haut de page

Auteur

Vintilă Mihăilescu

Université de Bucarest

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search