Avant-propos
Texte intégral
1A l’heure où les grands systèmes idéologiques sont mis en échec dans leurs applications réelles de par le monde, et où la fin de la confrontation Est-Ouest laisse apparaître crûment la domination du Nord sur le Sud ainsi que l’extension du Sud dans l’Est, ou encore un certain repli frileux du Nord sur le Nord par delà les crises industrielles et les tensions commerciales qui le déchirent, apparaît au grand jour l’entremêlement complexe des groupes ou des liens mobilisables autour de symboles d’identité ethnique, quels que soient leurs liens plus ou moins réels ou illusoires avec la réalité sociale et historique. La remise en question des alliances, des valeurs et des repères anciens ont un effet de catapulte sur l’ancrage identitaire. En témoigne l’évolution sémantique en Amérique latine de termes fondés sur une stratification socioethnique ; elle s’oriente en effet dans un sens qui fait davantage référence à une différenciation affirmée et revendiquée d’un monde alternatif au monde dominant d’origine coloniale qu’à l’attitude de soumission, ou au mieux défensive, de la part de ceux qu’ils sont censés désigner. Ainsi, le terme indiotraditionnellement associé aux couches sociales indigènes colonisées, cesse d’être un qualificatif dévalorisant pour se muer en emblème de nouvelles identités sociales et de projets sociaux alternatifs. Comme tout emblème, il est investi de projets souvent contradictoires et le lieu sémantique de manipulations multiples.
2Insérés de manière discriminatoire dans les rapports internationaux, notamment avec l’Europe qui y exerça sa domination coloniale, les Etats-nationaux et les acteurs privés ou collectifs divers de l’Amérique latine tentent, cinq cents ans après l’invasion espagnole et européenne, de se resituer par rapport à l’Europe ; ils le font notamment face aux états-unis, auxquels l’effondrement des régimes communistes de l’Europe de l’est a enlevé une grande partie de leurs prétextes interventionnistes. L’Europe a gardé, malgré l’influence nord-américaine prépondérante, une place de choix en Amérique latine, particulièrement sur le plan culturel, mais également comme partenaire essentiel dans des rapports politiques qui peuvent contrebalancer la prédominance américaine, et cela en substitution à l’ancienne Union Soviétique. Elle offre notamment à l’Amérique latine l’image, quoique déformée, de l’accomplissement unitaire des grands rêves bolivariens de la première moitié du siècle dernier. Vue d’Europe, l’Amérique latine, de son côté, constitue un partenaire potentiel d’importance en matière de coopération et d’échanges économiques qui, compte tenu de ses expériences déjà anciennes en matière d’industrialisation, et de ses organisations sociales plus proches de celles de l’Europe occidentale que de celles d’autres lieux, pourraient être plus équilibrés que les échanges avec d’autres régions du monde particulièrement dévastées, traditionnellement plus proches de l’Europe occidentale. L’Europe occidentale semble cependant plus préoccupée actuellement de gérer et digérer tant bien que mal l’effondrement de sa frontière orientale, qu’ils s’agissent des redéfinitions de frontières et de résurgences ethniques ou des tourbillons laissés par le chaos économique des pays ex-communistes en état de libéralisation sauvage.
3À l’intérieur même de l’espace latino-américain, le ballet des rencontres, des heurts et des échanges interethniques se poursuit au sein comme à travers ou indépendamment des Etats-nationaux. Une première série d’articles leur est consacré dans ce numéro spécial. Ces derniers abordent, dans leur diversité d’approches, la manière dont les unités locales, autochtones par rapport aux sociétés plus vastes qui les englobent sans les assimiler, expérimentent et construisent certains aspects d’un monde qui leur est propre en recréant ou en réaménageant leurs représentations et leur organisation sociale. Cette construction autochtone peut être directement celle de la population locale, comme il apparaît dans l’article de D. de Laveleye en ce qui concerne la dynamique des représentations religieuses issue à la fois de certaines traditions héritées par des groupes d’origine particulière et des rapports interethniques complexes dans lesquels ils s’insèrent, ou encore de J. Malengreau, en ce qui concerne la nature et le fonctionnement du pouvoir politique local autochtone par rapport au pouvoir central. Cette construction constitue également le produit du regroupement de représentants d’espaces autochtones locaux divers auprès des instances étatiques ou face à ces dernières ; leur action est analysée dans l’article de J. Garcia-Ruiz. Elle peut également être celle d’agents de ces mêmes instances étatiques ou de groupes intellectuels extérieurs aux groupes autochtones concernés, bien que souvent originaires de ces derniers, comme nous le montre M. Dauzier dans son étude.
4Les manifestations ethniques apparaissent à travers les articles présentés ici comme le produit d’une histoire particulière, non seulement par la succession d’un héritage traditionnel, mais également à travers une recréation ou un remodèlement de ce dernier dans son rapport à des héritages différents de même que dans son insertion au sein d’un cadre social, économique ou politique déterminé, et notamment l’Etat central, généralement associé à un métissage physique, social et culturel souvent plus proclamé que réalisé, quand ce n’est pas à une couche socio-ethnique déterminée. Les frontières ne sont pas pour autant abolies, mais apparaissent confrontées dans les cas présentés à une nécessaire redéfinition, tandis que les symboles autour desquels elles s’organisent sont empruntés ou recréés, voire manipulés par des pouvoirs externes.
5La stratégie culturelle élaborée par des cultes religieux d’origine africaine du nord-est brésilien étudiée par D. de Laveleye est un exemple de la manière dont des héritages culturels, sans pour autant être reniés, et tout en servant de points de ralliement ethnique pour certaines catégories de la population, reproduit sur le plan culturel le métissage physique et social en cours des populations. Cette stratégie implique en effet un rapport analogique entre éléments naturels différents liés à un espace topographique donné, les liens éparpillés et entrelacés des descendances africaine, amérindienne ou européenne, ainsi que ceux qui s’établissent entre des cultes d’origine ethnique différente. Dans ce cadre. l’auteur distingue trois types de cultes : celui de l’eau salée de la mer représentant les origines africaines, celui de l’eau doucereprésentant les origines amérindiennes et le culte de la Forêt traduisant les origines des métis. Les divers cultes se définissent comme distincts ethniquement ; mais cette distinction ethnique glisse de la référence aux origines ascendentales spécifiquement humaines, qu’imposaient les descendants africains, à la référence totémique à des éléments de la nature, plus spécifiquement amérindienne. Des transferts symboliques s’opèrent entre les entités spirituelles de l’Eau salée et celles de l’Eau douce, à l’image de la rencontre de la mer, lien africain, et du fleuve, lieu amérindien ; ceux qui ont lieu entre le culte de la forêt, lieu de conquête métisse, et celui de l’Eau salée, remémorant l’Afrique, sont encore plus évidents et portent sur une interpénétration plus complète. Selon l’auteur, les populations qui pratiquent les cultes entendent contrôler de la sorte l’anarchie du métissage et la perte de lien ethnique, tout en identifiant des groupes séparés selon une logique totémique à la fois ancienne et amérindienne, logique qui implique de leur part une rupture symbolique avec les ancêtres humains du berceau africain. Le maintien de cultes séparés par des groupes sociaux différents, mais qui ne sont pas des castes, ainsi que l’interpénétration d’éléments culturels d’origine diverse dans le cadre d’une logique unique d’adoption, reflètent une situation qui n’est pas sans analogie avec celle rapportée par J. Malengreau pour deux communautés villageoises situées à des endroits très différents des Andes du Pérou.
6Dans les cas rapportés par J. Malengreau, il s’agit d’une intégration par des communautés villageoises autochtones de normes de fonctionnement politique légalement définies par un pouvoir central représentant un monde ethnique métis dominant ; cette intégration est abordée sous forme comparative dans deux régions différentes du monde andin péruvien. Les normes de sélection des autorités et les règles d’exercice du pouvoir local sont moulées dans un cadre qui a été imposé à ce dernier par le pouvoir central, et donc de manière extérieure. Mais le mode de sélection et l’exercice du pouvoir tel qu’ils se manifestent concrètement au niveau local expriment davantage des normes sociales prévalant coutumièrement dans la tradition villageoise, tout en faisant l’objet de la part des habitants d’une adaptation au cadre nouveau et d’une réinterprétation des directives venues d’en haut et d’ailleurs. C’est ainsi que la prédominance d’une équipe à la suite d’une élection se resitue au sein d’un espace de pouvoir consensuel annulant les divisions partisanes. Mais cet espace consensuel et l’unanimisme de façade qu’il représente reposent fondamentalement, tant dans l’élection que dans l’exercice du pouvoir, sur un rapport plus ou moins équilibré bien qu’inégal entre deux clans ou deux moitiés en relation de réciprocité. Le pouvoir local autochtone fait ainsi pendant au pouvoir plus centralisé et plus vertical de l’État, officiellement associé à une nation métisse, mais davantage lié à des couches sociales principalement hispano-créoles et largement extérieures au monde andin. Les notables locaux sont montrés par l’auteur comme les personnages frontières entre l’État et la communauté locale, personnages qui jouent un rôle d’interface dans les disparités de sens entre la politique nationale et l’exercice local du pouvoir. L’auteur souligne par ailleurs le fait que les deux villages abordés diffèrent l’un par rapport à l’autre, tant dans le degré de hiérarchisation sociale de la dualité que dans la rigidité de la stratification sociale, ainsi que dans l’extension au sein de la population de la rotation des charges politiques. Les notables locaux constituent dans un des villages surtout des personnalités individuelles, parfois un peu marginales, tandis que dans l’autre, ils tendent à former une caste. Ces différences traduisent ainsi, selon l’auteur, des environnements historiques distincts au niveau régional. À la recréation de certaines continuités coutumières locales en matière de l’exercice du pouvoir en regard de la structure étatique, s’ajoute donc la marque des différences historiques régionales dans cet ajustement. La combinaison de la coutume locale, du cadre régional spécifique et de l’invention collective propres à chacune des deux communautés constituent des éléments objectifs de regroupements différenciés sur le plan de l’ascendance au sens large et de la culture, tant au sein de l’État qu’en regard de ce dernier. Il existe par ailleurs une forte identification ethnique associée à chacune des communautés villageoises, tant à l’égard de leur environnement immédiat qu’à l’égard de l’État, vécu comme réalité influente mais extérieure, et dont les représentants ne parviennent pas totalement à imposer leur sens, pas plus qu’ils ne parviennent réellement à capter celui des communautés villageoises.
7Ce ne sont plus des notables villageois mais des fonctionnaires de l’État mexicain des années 70, chargés par ce dernier de l’éducation et de l’encadrement culturel des populations autochtones dont ils sont originaires, que nous entretient M. Dauzier, pour les mettre en regard des nouveaux dirigeants autochtones à revendication ethnique au niveau national qui leur ont succédé dès la fin des années 80. Les fonctionnaires, des promoteurs culturels, apparaissent dans leur discours sur le monde paysan autochtone comme les hérauts d’une politique nationale intégrationniste et modernisante ; leur discours traduit une vision qui définit les indigènes par des caractéristiques négatives en regard du monde métis de la ville, souligne davantage la résistance conservatrice indigène que sa créativité constructive, ne considère les traits culturels que comme isolés et enfermés dans des communautés villageoises ou dans un lointain passé datant de l’invasion espagnole, sans les considérer comme des éléments de créativité nouvelle au niveau national. Les « promoteurs culturels » apparaissent ainsi isolés des communautés villageoises réelles comme d’ailleurs du monde urbain. Par contre, des nouveaux représentants du monde indigène, au début des années 90, conçoivent la culture indigène dans un espace beaucoup plus large et puisent dans l’héritage culturel matière à innovation et à entreprises nouvelles. Ainsi, ceux qui se revendiquent d’une identité indigène spécifique et distincte au sein de l’État national ne le font plus au nom de leur communauté villageoise, ni d’une minorité ethnique protégée, folklorisée et située en dehors de l’histoire, mais bien au nom d’un peuple qu’ils veulent à part entière, dont la culture est repensée comme élément essentiel constitutif de la nation mexicaine en devenir, et non plus comme un résidu archaïque et marginal. Selon l’auteur, les représentants de ce mouvement nouveau semblent mieux enracinés dans la population et plus indépendants des autorités que les « promoteurs culturels » des années 70.
8Le Guatemala est un autre exemple du développement d’une identification nationale utilisant une culture autochtone comme élément de référence ; cette culture cesse alors d’être réduite, comme elle le futdepuis l’époque coloniale, à une survivance anachronique ; la nouvelle identification qui se fait jour implique, comme dans le cas mexicain, une organisation de la population autochtone à un niveau débordant largement le milieu villageois dans lequel elle avait été enfermée par l’administration coloniale. Comme nous le montre l’article de J. Garcia-Ruiz, cette mobilisation s’est faite dans le cadre de la résistance à ce qui constitue l’héritage d’une politique de domination coloniale de strates sociales privilégiées blanches sur la population autochtone. L’auteur souligne en effet que les dirigeants indépendantistes du XIXe siècle considéraient les « indiens »comme un héritage légué en leur faveur par leurs prédécesseurs que constituaient les autorités de la Couronne espagnole, tandis que les hommes politiques libéraux qui occupèrent les fonctions supérieures de l’État guatémaltèque à la fin du XIXe siècle constituèrent les « indiens »en citoyens à éduquer pour en faire des sujets conformes au modèle culturel européen dominant, et à rentabiliser en tant que main-d’oeuvre exploitable et rentable dans le cadre du capitalisme. Mais dans les années 1940, des révoltes indiennes conduisirent à une politisation de ses participants, à une reconnaissance d’un cadre de vie propre minimal et à inéliabilité des terres indigènes. Dans les années 1950 et 1960, l’action d’organisations religieuses catholiques et protestantes servirent de lit à une mobilisation sociale plus organisée et plus permanente des populations indigènes au niveau local et régional ; cette mobilisation contribua à développer une conscience d’appartenance à une strate sociale dominée, comme au désir d’identification à un monde meilleur inspiré des images héritées du passé face à un monde que beaucoup d’indiens ne pouvaient pénétrer. Ces mouvements de conscience débouchèrent sur des organisations de type ethnique qui s’opposèrent aux organisations politiques classiques et revendiquèrent l’autonomie nouvelle d’un peuple autochtone au sein de l’Etat-nation guatémaltèque. Mais les contradictions entre les revendications ethniques et le choix nécessaire entre des politiques nationales diverses menées par les différents partis du pays semble avoir conduit le mouvement indigène dans une impasse au moins provisoire.
9Les exemples cités, qui ne sont pas exhaustifs, manifestent en Amérique latine une affirmation sociale et une créativité culturelle des populations autochtones ou d’origine ethnique autre qu’ibérique, dans la restructuration des états contemporains, qui furent jusqu’à présent encore largement les héritiers des nations décrétées quelque peu artificiellement par Bolivar et San Martin au siècle dernier. Mais si elles s’affirment de la sorte au sein du monde de l’Amérique qui est dite latine par la volonté de ses anciens colonisateurs, les populations diverses du continent américain du centre et du sud renvoient à une redéfinition des structures néocoloniales non seulement en son sein, mais dans l’espoir d’un réaménagement de l’espace qui lie ce continent à celui de l’Europe. Ici également la route est longue et semée d’embûches.
10L’évolution récente et les perspectives des relations entre l’Amérique latine et l’Europe, plus particulièrement la Communauté Européenne et ses pays membres, constitue le thème de la seconde partie de ce numéro spécial. Les années quatre-vingt auront été celles de la généralisation et de la consolidation du processus de re-démocratisation de l’Amérique latine, terrain privilégié de la coopération politique entre les gouvernements des deux régions ; elles ont, aussi et surtout, été celles de la crise économique, de la dette extérieure et des politiques d’ajustement avec la détérioration générale des conditions de vie des populations latino-américaines. A l’heure où certains pays semblent renouer avec la croissance, l’Europe saura-t-elle jouer le rôle de partenaire économique et participer de manière positive au développement économique de la région ?
11Les articles qui suivent étudient les diverses dimensions des relations politiques, commerciales et financières entre les deux régions, à partir de différentes approches qui permettent d’esquisser une vision globale du cadre dans lequel ces relations continuent d’évoluer et de rendre compte des perceptions souvent divergentes des mêmes problèmes auxquels leur renforcement se heurte régulièrement. Ces relations s’inscrivent dans le cadre plus général d’un monde en mutation, qui cherche à définir de nouvelles normes pour réguler des relations internationales, politiques et économiques, qui reflètent les nouveaux rapports de pouvoir au niveau mondial; c’est en les replaçant dans ce contexte que A. Van Klaveren étudie leur spécificité. C’est aussi dans un cadre de tendances contradictoires ou complémentaires vers la globalisation et la régionalisation de l’économie mondiale, que M. Rimez esquisse les lignes de l’agenda des années quatre-vingt-dix où se côtoient convergences et divergences d’intérêts qui peuvent se convertir en autant de domaines de coopération ou de conflits économiques. Les nouvelles formes de coopération, à travers l’action des organisations non-gouvernementales, sont analysées en profondeur par G. Granda, qui montre le potentiel d’une coopération qui implique directement les agents des sociétés civiles respectives. M. Ossandon étudie le rôle et l’impact de l’Europe et de ses agents économiques dans l’évolution des grands problèmes économiques que l’Amérique latine continue d’affronter dans ses efforts pour retrouver le chemin d’un développement durable et compatible avec les exigences du respect ou de la restauration d’un environnement naturel particulièrement menacé. Enfin, V. Loynaz brosse le panorama de l’ensemble de ces questions, tendant à rendre une perception atypique des relations entre les deux régions et leurs implications pour le futur de l’expérience cubaine.
12A. Van Klaveren s’insurge contre la vision traditionnelle de révolution récente de la région, encore trop souvent basée sur les clichés simplistes des effets de « l’hégémonie des états-unis », de la « marginalisation » du sous-continent sur la scène internationale, tant en termes politiques qu’économiques ou de la « décennie perdue » pour le développement suite à la crise de la dette extérieure. Pour étayer une autre vision, il met en avant les facteurs économiques et institutionnels qui permettent de visualiser une certaine reprise de la croissance de la plupart des pays latino-américains, la consolidation notable des régimes démocratiques dans la région, avec quelques exceptions notables, le développement de la coopération politique entre les principaux pays, la tombée des tensions bilatérales ou subrégionales et la relance des processus d’intégration régionale, soit un ensemble de facteurs qui consolident les structures internes, nationales et régionales, et constituent autant d’atouts pour lui permettre de mener à bien la nécessaire redéfinition de ses relations internationales, politiques et économiques, face à un monde en transition. Sur cette base, ilpropose une analyse détaillée de relations extérieures, complexes et diversifiées, où, certes, les États-Unis gardent une position privilégiée qu’ils ont tenté de consolider à travers l’Initiative pour les Amériques, mais où l’Europe est également considérée comme un partenaire fondamental, même si les relations économiques n’ont pas été à la hauteur des avancées enregistrées dans le domaine politique. Les relations croissantes avec les pays du Pacifique, et surtout la consolidation de la coopération intra-régionale, confortent cette vision qui se veut pragmatique du futur de la région sur la scène internationale.
13Suivant une démarche similaire, M. Rimez présente une analyse des grandes tendances qui ont caractérisé révolution récente de l’économie mondiale : internationalisation productive, globalisation des marchés, régionalisation, pour situer dans ce cadre l’évolution des relations économiques entre l’Amérique latine et la Communauté européenne durant la dernière décennie. À partir de cette interprétation, sont analysées les questions qui, selon l’auteur, devraient constituer l’agenda économique des relations entre les deux régions dans les prochaines années : les conditions d’accès des exportations latino-américaines au marché communautaire, la dette extérieure, les flux d’investissement, l’impact des relations privilégiées avec les pays d’Europe de l’Est et l’environnement. Dans tous ces domaines, on retrouve des convergences d’intérêt qui peuvent se traduire en champs de coopération, mais aussi des divergences susceptibles de se traduire en conflits plus ou moins déclarés. Finalement, la question déterminante se réfère au rôle que l’Europe voudra ou non jouer dans le processus de réinsertion de l’Amérique latine dans l’économie mondiale, soit en acceptant les conséquences des rapports de force qui s’expriment dans les « lois du marché », soit en reconnaissant à l’Amérique latine le statut de partenaire responsable et actif qu’elle réclame sur la scène internationale.
14La question plus spécifique de la coopération communautaire au développement en Amérique latine est étudiée de manière approfondie par G. Granda, qui évalue les nouvelles formes de coopération qui se sont progressivement développées au cours de ces dernières années. Au-delà des formes, c’est la conception même de la coopération au développement qui enregistre une transformation profonde. Coopération politique ou coopération décentralisée permettent une nouvelle approche dans laquelle des objectifs comme la consolidation de la démocratie ou la protection de l’environnement occupent une place prioritaire par rapport aux objectifs strictement économiques. En particulier, la mise en oeuvre de la coopération à travers de nouveaux agents, les ONGs européennes et latino-américaines, provoque la rencontre des acteurs des sociétés civiles respectives et leur implication dans la définition et la réalisation des projets de développement plus proches des demandes concrètes des populations locales.
15L’article de M. Ossandon propose une approche globale pour analyser les grands problèmes économiques que l’Amérique latine a affronté durant ces dernières années, problèmes tels que la dette extérieure, l’ajustement structurel, les blocages du commerce extérieur ou la destruction de l’environnement, liés aux modalités d’intégration de la région à l’économie internationale. L’auteur s’interroge également sur le rôle joué par l’Europe et les agents économiques européens dans la résolution ou l’aggravation de ces problèmes. Ainsi, sont abordés des sujets comme l’impact des politiques néo-protectionnistes européennes sur les exportations latino-américaines, l’appui des gouvernements aux politiques d’ajustement au sein des organismes financiers internationaux, le rôle particulièrement actif de certaines banques européennes sur le marché secondaire de la dette et les conversions de créances en rachat d’entreprises ou la répartition des coûts dérivés de la protection de l’environnement. Face aux politiques souvent contradictoires de l’Europe, l’auteur plaide pour le renforcement de la coopération internationale, mais aussi pour la prise en main par les peuples latino-américains de leur propre destin.
16La plupart des questions étudiées dans les articles précédents sont abordées par V. Loynaz, à partir d’une perspective relativement atypique. L’auteur présente ainsi l’étude des relations entre l’Amérique latine et l’Europe dans le cadre d’une relation triangulaire qui inclut, outre ces deux régions, les états-unis qui joueraient un rôle déterminant dans ces rapports, tant sur le plan économique que politique. L’auteur insiste également sur le paradoxe, déjà relevé ailleurs, des relations entre les deux régions qui se sont consolidées dans le domaine politique, tandis qu’elles restent caractérisées par une marginalisation réciproque sinon une détérioration sur le plan économique. Il partage l’idée, avancée par d’autres analystes latino-américains, de la substitution progressive de la « diplomatie des partis » t par les « relations internationales de marché » comme filconducteur de la politique européenne vis-à-vis de l’Amérique latine. Enfin, le renforcement des négociations sur une base régionale ou multilatérale est considéré comme un moyen fondamental pour renforcer le pouvoir de négociation des pays latino-américains face à une Europe en voie d’unification économique et politique. Finalement, la spécificité des relations de Cuba avec la Communauté européenne est brièvement exposée.
17Ainsi, tant les espaces culturels et politiques internes que les espaces économiques internationaux, qui font l’objet des contributions présentées dans ce numéro, constituent les lieux de défis majeurs pour l’Amérique latine après 500 ans d’expérience historique euroaméricaine, dans la constitution d’espaces de pouvoir autonomes. Ces derniers apparaissent à la fois comme les lieux de contradiction entre des conceptions divergentes, politiques ou « de marché », de l’ordre social et, à un autre niveau, comme les points d’articulation d’intérêts solidaires de commune dépendance. Ces derniers se manifestent, d’une part entre des populations autochtones jusqu’alors marginalisées et atomisées, et en voie de reconstruction autour de projets de société alternatifs dans le sein des États nationaux, et d’autre part entre des nations en formation que la commune marginalisation ou dépendance à l’égard des pays du Nord tend à réunir dans des projets communs, sans doute à peine esquissés mais appelés à transcender les barrières nationales et ethniques face à un monde dont la globalisation croissante des normes économiques et culturelles de « marché » cache mal les grands écarts à la fois culturels et économiques entre décideurs européens et acteurs latino-américains.
Pour citer cet article
Référence papier
Jacques Malengreau et Marc Rimez, « Avant-propos », Civilisations, 42-1 | 1993, 5-14.
Référence électronique
Jacques Malengreau et Marc Rimez, « Avant-propos », Civilisations [En ligne], 42-1 | 1993, mis en ligne le 30 novembre 1996, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/civilisations/2096 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/civilisations.2096
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