Navigation – Plan du site

AccueilNuméros42-1Première partieSyncrétisme afro-brésilien : Vers...

Première partie

Syncrétisme afro-brésilien : Vers une logique totémique ?

Le cas du "Tambor de Mina" de Sao-Luis
Didier de Laveleye
p. 27-52

Résumé

This author analyses the progressive structuring of Maranhao’s (North-East of Brazil) Afro-Brazilian cults, called Tambor de Mina’, by studying the basie process that de termines the links between the African, Amerindian and Catholic religions. The ethnographie enquiry that he carried out in 1991 enabled him to observe that the racial half-breeding, while proloking a loss of meaning conceming ethnie identity of every group, showed coherent cultural and religious values as regards the Afro-Brazilian cults of bewichment. This cultural half-breeding is indeed based on a « totemic logic » that, thanks to a new deployment of intercultural differences, presently copied on a topographie analogy, enable to introduce a principle of exchange. Syncretism would therefore refer to a mecanism of adaptation related to historical evolution. based on a mode of innovation and tradition at the same time.

Haut de page

Texte intégral

  • 1   Bien que Bastide ait consacré une part importante de son oeuvre au problème du syncrétisme, celui (...)

1Trop souvent on a privilégié, en anthropologie afro-brésilienne, la recherche d’une authenticité africaine. Des chercheurs comme Roger Bastide ou Pierre Verger se sont essentiellement attachés à développer la thèse de la permanence des modèles culturels africains dans le Nouveau-Monde. Tant et si bien que le volumineux dossier sur les religions afro-brésiliennes, s’il possède d’innombrables et précieuses informations sur l’Afrique, ne consacre paradoxalement que très peu de place à ce qui est pourtant qualitativement et quantitativement plus présent au Brésil : la rencontre entre les divinités africaines, les saints catholiques et les esprits amérindiens1.

2Nous allons tenter de recentrer quelque peu l’analyse d’une de ces religions afro-brésilienne, le Tambor de Mina de Sao-Luis, en la situant au coeur d’une évolution ethno-historique culturellement déterminée. Nous essayerons également de démontrer, à l’aide de nouvelles données ethnographiques, que ce culte d’origine africaine a élaboré une fabuleuse stratégie culturelle lui permettant à la fois de préserver sa tradition religieuse tout en s’ouvrant à sa nouvelle identité brésilienne.

Le Tambor de Mina, culte de l’authentique ou religion métisse ?

  • 2   Verger P., 1956, Le culte des Vodouns d’Abomey aurait-il été apporté à Saint-Louis de Maranhon pa (...)
  • 3   Pout une analyse critique et complète de l’histoire de cette communauté, cf. Ferreti, S., 1986, Q (...)

3À Sao-Luis, capitale de l’État du Maranhao au Brésil, la présence culturelle africaine est marquée par l’existence, au coeur même de la cité brésilienne, d’une petite communauté religieuse qui trouve son origine dans l’ancien Royaume du Dahomey (actuel Bénin). En effet, c’est la reine Na Agontimé qui, selon Pierre Verger, aurait apporté au Brésil le culte des divinités de son royaume, les voduns. En 1797, à la mort du Roi Agongolo, cette reine aurait été vendue comme esclave aux Portugais par Adondozan. qui usurpa le trône à son légitime héritier, le jeune Ghézo2. Débarquée au Brésil, Na Agontimé. qui reçut alors vraisemblablement le nom de Maria Jesuina, fonda à Sao-Luis du Maranhao une petite communauté religieuse, la Casa das Minas3.

  • 4   VERGER, P., op.cit.

4Grâce à un rigoureux système d’initiation, la tradition dahoméenne s’est perpétuée dans cette prestigieuse maison de culte. Cette religion de possession, à l’égal de toutes les religions afro-brésiliennes, consiste à rechercher la transe par des chants et des danses, permettant aux dieux d’apparaître sur la scène rituelle en investissant le corps de leurs fidèles. Mais l’élément le plus singulier à la Casa das Minas, est que parmi les quatre familles de voduns, l’une d’entre-elles renvoit à la généalogie divinisée des rois du Dahomey4. C’est ainsi que les nuits de fêtes religieuses, les fidèles de la Casa das Minas se travestissent à l’image de ces divinités, transformant symboliquement la véranda qui les abrite en une cour royale prestigieuse. Les danses rituelles, relevées par des cantiques chantés en langue africaine et rythmés par les traditionnels tambours fon, forment un spectacle fabuleux auquel un public toujours nombreux, ravis d’un repas digne d’une cuisine de palais, assiste respectueusement.

5Bien qu’il revienne à la Casa das Minas tout l’honneur d’être à la source des cultes afro-brésiliens du Maranhao, ceux-ci, qu’on appelle Tambor de Mina, ne peuvent cependant pas être considérés comme relevant de cette unique tradition dahoméenne. Ceci en raison du fait que les initiés de la Casa das Minas, toujours en nombre restreint, n’ont jamais tenté de diffuser leur religion en créant de nouvelles communautés semblables. Ils ont plutôt laissé cette tâche à un second groupe d’esclaves, les yorubas.

  • 5   Au sujet de la Casa de Nagô et des divinités qui y sont reçues : SANTOS, M. do RC., 1989, Boborom (...)
  • 6   Régulièrement, des initiés d’une communauté religieuse partent fonder leur propre maison de culte (...)
  • 7   Notamment bantoue. Pour de plus amples informations sur la présence africaine au Brésil, cf. RAMO (...)

6La tradition orale rapporte en effet que la fondatrice du culte dahoméen, Maria Jesuina, aurait aidé des esclaves originaires du pays yoruba (Nigéria) à fonder leur propre maison de culte, la Casa de Nagô5. Ce fait historique est important car il explique la raison pour laquelle, à l’origine, on retrouve dans les cultes afro-brésiliens du Maranhao, à la fois des éléments appartenant aux traditions dahoméennes et yorubas. À partir de la Casa de Nagô, ce syncrétisme afro-africain va en effet s’essaimer à travers toute la région6, être repris par d’autres groupes et rencontrer encore d’autres traditions religieuses7

7La Casa das Minas est donc, au Maranhao, la seule communauté religieuse qui peut être considérée comme étant purement ethnique, c’est-à-dire qu’elle rend exclusivement un culte aux divinités de sa tradition d’origine, les voduns. Partout ailleurs la sincérité des cultes de possession n’est pas aussi rigoureusement soumise au dogme d’une identité ethnique. Il n’y a que dans la Casa das Minas que les fidèles, leurs rites et leurs pensées, suivent fidèlement une seule tradition d’origine. Depuis la Casa de Nagô jusque dans les communautés religieuses les plus reculées de la forêt qui prétendent appartenir au Tambor de Mina, non seulement les divinités yorubas, les orishas, se mêlent à leurs homologues dahoméens, mais quelques esprits issus de la cosmogonie amérindienne investissent aussi ce panthéon africain.

  • 8   FERRETTI. S., 1991, Repensando 0 Sincretismo, Estudo sobre a Casa das Minas. Thèse de doctorat, U (...)
  • 9   À propos de ce « principe de coupure », voir BASTIDE R., 1960, Les religions africaines au Brésil (...)

8La singularité que présente la Casa das Minas, en ne laissant entrer sous son toit que ses traditionnels voduns, ne peut dès lors limiter l’étude de cette religion, étant donné que cette communauté n’y prend part que dans les limites étroites que lui confèrent son statut de maison fondatrice du culte africain au Maranhao. La Casa das Minas joue donc en quelque sorte un rôle de modèle auquel l’ensemble des communautés religieuses du Tambor de Mina se réfèrent sans pour autant s’y conformer totalement. De cette singulière « pureté » du culte, les membres de la Casa das Minas retirent une position prestigieuse au sein de la religion afro-brésilienne. C’est sans doute aussi cette singularité qui leur permet d’être considéré comme formant une élite parmi les Noirs de la classe inférieure8i. Il en résulte que l’authenticité du culte africain dans cette communauté doit être entendu ici comme étant la conséquence d’un refus, conscient et avoué, de s’ouvrir à la réalité de la population métissée, lui permettant, de ce fait, d’y tenir une position dominante. Dès lors, le maintien de la « pureté » de ce culte est moins la conséquence d’une coupure isolant cette communauté africaine de son environnement social et culturel9, que le fait d’une claire prise de position idéologique par rapport à un dogme religieux.

De la prière des hommes à la danse des dieux

9Le Tambor de Mina est donc une religion qui tout en plongeant ses racines dans une pure tradition africaine, résulte de son histoire brésilienne. Nous verrons plus loin quelles sont les implications réelles de ce métissage, à la fois ses limites mais aussi la structure sous-jacente dont il dépend au quotidien. Mais avant d’entrer dans l’analyse de la rencontre positive des différentes cultures qui composent les cérémonies de Tambor de Mina, nous devons nous arrêter sur celle qui concerne les saints catholiques et les dieux africains.

  • 10   Informations recueillies personnellement lors de notre enquête à Sao-Luis en été 1991.

10Dans le Tambor de Mina, comme dans toutes les religions afro-brésiliennes, les fidèles ont établi une correspondance entre leurs divinités africaines et les saints catholiques, permettant d’identifier chaque orisha et vodun à tel ou tel saint reconnu par l’Église. C’est ainsi que les jours de cérémonies de Tambor de Mina correspondent le plus souvent aux dates où l’Église catholique rend hommage à ses saints. On fête, par exemple, l’orisha Xangô et le vodun Badé, divinités respectivement yoruba et dahoméenne, le 29 juin, jour de la Saint-Pierre, et Averquete, autre vodun, tous les seconds dimanches d’Août, lors de la procession catholique en l’honneur de Sao Benedito10

11Ce système de correspondance a une valeur très inégale à travers tout le Brésil car, hormis les différences qu’il présente d’une région à l’autre, certains croient que les esclaves l’avaient utilisé comme stratagème dans le but de tromper leurs maîtres catholiques, alors que d’autres fidèles lui accordent une réelle valeur cosmogonique. Les fidèles du Tambor de Mina appartiennent dans leur grande majorité à cette dernière catégorie. Même dans la communauté la plus africaine, la Casa das Minas, une informatrice de l’ethnologue brésilien Sergio Ferretti déclarait :

  • 11   FERRETTI. S., 1986, op.cit., p.  90. La traduction française est nôtre : « Se nao for através do (...)

« Si ce n’était pas par l’intermédiaire de notre vodun le saint ne viendrait pas jusqu’à nous, car les saints ne descendent pas ( ... ) Nous avons besoin des voduns pour parvenir à les atteindre »11.

12Bien que les fidèles du Tambor de Mina soulignent ici l’ambiguïté existant entre leur culte et le catholicisme, ils affirment aussitôt que les saints « ne descendent pas », ce qui signifie qu’ils ne donnent jamais la transe. Dès lors, étant démunis du caractère le plus fondamental, le catholicisme se voit interdire l’accès aux rituels de possession.

13C’est ainsi que, lors d’une cérémonie de Tambor de Mina, une stricte séparation oppose le rituel catholique au rituel africain. Dans un premier temps, les fidèles se rassemblent devant un autel catholique, généralement situé dans la pièce la plus proche de l’entrée, les volets grand ouverts. C’est dans cette chapelle qu’ils invoquent le saint correspondant à leur vodun ou orisha, par des prières chantées en latin et rythmées par un groupe de fanfare, dont on a loué les services pour l’occasion. Mais une fois ces litanies publiques terminées, on ferme la chapelle et ses volets pour se retirer sous une véranda, située à l’arrière de la maison. C’est ici qu’a lieu le rituel africain. Les musiciens se sont retirés avec leurs instruments pour laisser place aux tambours traditionnels de la maison, conduits par des initiés. Le latin est remplacé par une langue africaine (fon ou yoruba). Mais le changement radical d’attitude des fidèles est sans doute l’élément le plus marquant : si la prière catholique pouvait donner l’impression d’une statique expression de tristesse, l’appel des divinités africaines s’exprime quant à lui au travers d’une voluptueuse chorégraphie. Enfin, la simple invocation des saints catholiques aboutit dans le culte africain, par des chants et des danses, à la transe. Les dieux, tout en prenant possession des qualités charnelles de leur fidèle, offrent ainsi aux hommes la possibilité de partager leurs histoires mythiques.

14Une inversion est donc apparue entre ces deux formes de communications avec le surnaturel : d’un côté ce sont les mortels qui, par leurs prières, s’adressaient au divin alors qu’ici ce sont les dieux qui, via la possession, s’adressent aux hommes. La clef qui articule cette opposition n’est autre que la transe, interdite aux premiers alors que recherchée par les autres. Celle-ci semble donc constituer le paradigme fondamental qui oppose ces deux cultes, invocation catholique et possession africaine, plutôt que de les concilier dans un véritable syncrétisme afro-catholique.

15Les fidèles du Tambor de Mina n’ont donc pas réellement intégré le catholicisme à leur religion africaine. Ils ont simplement juxtaposé les deux modèles rituels en deux espaces-temps distincts et différenciés par leurs stéréotypes culturels respectifs (musiques, langues, chorégraphie, mode de communication avec le surnaturel, etc.). Le fait d’avoir établi des équivalences entre les panthéons africain et catholique marque sans doute la volonté de la part des fidèles de légitimer leurs croyances au sein d’une société hostile au fétichisme tribal et horrifiée par la possession qu’elle identifie toujours à Satan. En ce sens, le lien entre ces deux religions se limite à une représentation collective du sacré, car, tout en réunissant les saints catholiques et les divinités africaines dans une cosmogonie commune, elle n’aboutit pas pour autant à réunir les deux cultes. En ce sens, ce syncrétisme afro-catholique se voit être restreint à une conception idéologique de la rencontre entre le noir et le catholique, qui, si elle peut avoir une portée sur la pensée religieuse et mythique, n’atteint en aucun cas le rite.

L’Eau Salée, l’Eau Douce et la Forêt

  • 12   Guma ou gume est le nom d’origine Fon que l’on donne, dans les communautés les plus traditionnell (...)

16Bien que le catholicisme ne soit pas entré dans la guma, dans l’espace sacré des rituels africains12, nous ne pouvons conclure, comme Bastide, que la religion afro-brésilienne soit de ce fait restée isolée du monde pluriethnique qui l’entoure. Bien au contraire, ce qui a toujours été refusé aux saints catholiques ne l’est pas aussi rigoureusement à une multitude d’autres entités spirituelles d’origines culturelles diverses. Certains esprits n’appartenant pas à la mythologie africaine parviennent en effet, à s’infiltrer sur la scène rituelle pour danser à leur tour dans la ronde sacrée. Tant et si bien que, à l’exception de la Casa das Minas, l’espace rituel des communautés de Tambor de Mina n’est plus confiné à sa seule tradition d’origine, mais présente plutôt l’aspect d’une fabuleuse plate-forme sacrée où s’entrecroisent tous les mythes et légendes des hommes appartenant de près ou de loin à l’histoire du pays.

17Ainsi, toutes sortes d’entités spirituelles peuvent apparaître dans les cérémonies de Tambor de Mina, sous une forme ou une autre, associées ou non à une divinité africaine et parfois aussi à un saint catholique. On peut ainsi rencontrer lors d’une cérémonie de possession de nombreux rois et nobles ayant une quelconque relation avec l’histoire des monarchies catholiques de l’Europe coloniale. On remarque par exemple, parmi ces illustres personnages portés au rang des dieux, Dom Joâo, Roi du Portugal et aussi Dom Luìs, Roi de France. Cependant, identifier historiquement cette noblesse divinisée reste une entreprise délicate. Simplement, l’Histoire, tel que nous la reconstruisons, n’est pas comparable avec la pensée mythique du Tambor de Mina. Ce qui distingue ces deux formes de récits, c’est justement la nature de la distance qui sépare le présent du passé. La pensée mythique, contrairement à l’histoire, disjoint radicalement deux temps, deux mondes : l’un empiriquement palpable, le profane et l’autre, inaccessible aux seuls outils de la raison et de la critique, le sacré. Si les récits rapportés par ces esprits lors de leurs réapparitions parmi les fidèles, se rapportent à une certaine réalité vécue par la société brésilienne d’avant l’abolition de l’esclavage, c’est avant tout pour marquer la nature sacrée du mythe ou de la légende qu’ils incarnent. Ce faisant, les dieux africains, comme toutes les autres entités spirituelles, expriment la continuité qu’eux seuls peuvent prétendre atteindre entre un passé fondateur dont ils sont les acteurs et le présent vécu par les mortels.

18Dom Joâo, par exemple, est sans doute historiquement identifiable à Jean-IV-du-Portugal (1604-1656) parce que celui-ci est connu dans la région pour avoir reconquis la ville de Sao-Luis sur les Hollandais. Mais Dom Luìs se réfère-il à l’esprit du roi Louis XIII qui fonda cette ville en 1612, ou plutôt au Saint Louis IX qui combattit les Maures lors de l’Ultime Croisade ? Tout s’éclaire quand on apprend que Jorge Itacy, célèbre parmi les fidèles de la ville, associe cette entité spirituelle indifféremment à l’un et l’autre de ces rois de France. Il justifie par là l’immatérialité de ce « dieu » ; car si notre logique butte sur la contradiction, le sacré quant à lui s’en trouve par contre renforcé : un homme n’est jamais qu’un mortel, mais une entité spirituelle peut bien en valoir deux, cela ne fait qu’assurer son pouvoir d’immortalité.

  • 13   BASTIDE, R, 1967, Les Amériques Noires, Payot, p. 138.
  • 14   Pour de plus amples informations sur la présence du caboclo dans le Tambor de Mina, voir la très (...)

19Toutes ces entités spirituelles non africaines possèdent donc la même nature divine que les traditionnels voduns et orishas : ce sont des ancêtres fondateurs qui, suite à leurs actions spectaculaires instaurant un certain ordre dans la pensée des hommes, ont vaincu la mort. Déjà une partie du panthéon dahoméen, la famille de Davice, n’est autre que l’ancienne famille royale de ce peuple. De plus, ces mêmes rois « avaient déjà l’habitude d’intégrer dans leur propre panthéon les dieux des peuples qu’ils avaient vaincus à la guerre »13. Rien de moins étonnant dès lors que ce processus d’assimilation se soit perpétué au Brésil avec d’autres rois appartenant maintenant aussi à l’imagerie populaire des esclaves de la société impériale du XVIIIème siècle. De la même manière que les orishas se sont trouvés associés au panthéon dahoméen, les entités spirituelles issues de la noblesse européenne ont intégré avec la même logique ce panthéon africain. Et puisqu’ils sont eux aussi catholiques, on peut également les faire correspondre aux saints de leur Eglise, tel l’orishaXangô par exemple, qui pour être fêté le jour de la Saint-Jean, est associé à l’entité Dom Joâo. D’autres entités spirituelles comme le Rei-da-Turquia, ne sont pas catholiques mais musulmans, et de ce fait n’apparaissent pas associées à un saint. Leur apparition sur la scène rituelle se justifie par les nombreuses croisades qui les ont mis en conflit avec leurs « cousins », les souverains catholiques. Ils ont donc également été intégrés au panthéon afro-brésilien. D’autres encore ne sont pas d’origine noble, ce sont les caboclos. Ceux-ci sont considérés comme étant plus proche du contexte historique et social brésilien. Le caboclo est en général issu des couches populaires, ou tout au moins partage-t-il avec la population les mêmes conditions sociales14. C’est pour cette raison qu’il est généralement lié aux petits villages de l’intérieur du pays, loin des palais et proche de l’indien, du noir ou du créole.

20Nous voyons donc que si la transe constituait le paradigme culturel fondamental permettant de tenir le catholicisme en dehors des rituels de Tambor de Mina, celle-ci provoqua, par contre, une confusion à l’adresse d’autres entités spirituelles d’origines diverses. A lui seul ce principe ne pouvait plus suffire à délimiter un champ religieux précis, étant donné que d’autres origines culturelles, les bantous d’un côté et les amérindiens de l’autre, favorisent également ce mode d’exaltation pour entrer en contact avec leurs esprits. Dès lors, le Tambor de Mina, religion d’origine africaine, était amené à se fondre dans l’imbroglio culturel qu’il avait lui-même provoqué. Cependant. bien que le panthéon africain se soit laissé infiltrer par d’autres entités spirituelles, il maintient malgré tout une position privilégiée lors des rituels de possession. Dans une cérémonie traditionnelle l’entrée des entités caboclos par exemple, ne peut se faire qu’après que les fidèles aient adoré leurs dieux africains. Tout se passe comme si ces nouveaux esprits représentaient une seconde nature, tolérée sur la scène rituelle mais soumise à ses maîtres fondateurs. Dans la tradition fon et yoruba un seul dieu venait habiter chaque fidèle, instaurant un rapport privilégié entre un individu et un élément de l’univers sacré. Maintenant cette alliance sacrée s’est démultipliée, car elle marque sans doute de cette manière la dualité culturelle des fidèles, à la fois étrangers et indigènes du pays qu’ils occupent. Toute la mystique de la religion d’origine africaine a donc été reformulée sur base d’une réalité vécue par les hommes. Le rapport à l’Afrique ne pouvait plus suffire à définir seul l’identité des afro-brésiliens du Maranhao, surtout à partir du moment où ceux-ci peuvent aussi bien être noirs, créoles ou amérindiens. La référence raciale a donc nécessairement dû laisser la place à une nouvelle définition du sacré, basée cette fois-ci sur la pluriethnicité du groupe.

21L’évolution historique installa un dangereux désordre dans la pensée religieuse des afro-brésiliens. Elle mena à confondre les diverses identités ethniques, non seulement celles de la population métissée mais aussi celles des divinités composant le panthéon afro-brésilien. Il s’avérait dès lors indispensable de formuler une nouvelle répartition de soi et de l’autre, permettant aux fidèles du Tambor de Mina de cerner leur identité afro-brésilienne, spécifique à leur pratique religieuse, tout en considérant la réalité historique du métissage racial et culturel. C’est ainsi qu’une nouvelle classification symbolique – à laquelle les chercheurs n’ont accordé jusqu’ici que peu de place et qui pourtant nous est apparue essentielle dans la compréhension du phénomène religieux afro-brésilien – a été mise en place par les fidèles du Tambor de Mina.

22Trois catégories symboliques fondamentales viennent en effet répartir l’ensemble des divinités ou esprits connus dans la région, permettant aux fidèles des cultes de possession d’intégrer leur identité respective dans un contexte plus proche de leur réalité quotidienne. Ce nouveau classement recoupe la Nature dans un ordre à la fois stable et mouvant, celui de la perpétuelle rencontre entre l’eau salée de l’Océan et l’eau douce des rivières, au centre de laquelle se trouve la forêt, à la fois envahie régulièrement par les marées et inondée à chaque saison par la pluie. L’Eau Salée, la Forêt et l’Eau Douce symbolisent, par le système qu’elles constituent, la rencontre entre les peuples du Maranhao :

231. L’Eau Salée : est la catégorie symbolique la plus fondamentale pour les fidèles du Tambor de Mina puisqu’elle regroupe toutes les entités spirituelles qui sont arrivées au Brésil, comme les esclaves, par la mer. En réunissant les divinités africaines et les autres entités d’origine outre-Atlantique autours du symbole marin, les fidèles sont parvenus à revaloriser leur panthéon d’origine face à la profusion d’esprits amérindiens, tout en justifiant leur assimilation à d’autres entités non africaines. Comme le lien ethnique n’a pu être maintenu, la mer remplaça cette origine sacrée, obstacle divin et monstrueux qui sépare le Noir de ses origines. Elle devient dès lors le moyen terme qui relie le monde profane habité par les hommes au sacré investi par les dieux. On aurait donc tort de définir cette religion comme étant africaine, sans précision aucune. Le Tambor de Mina est une religion africaine dans la limite où s’agissant d’un culte de possession, il met en place des ancêtres fondateurs divinisés ; mais ce culte n’a plus aucun lien ethnique ou culturel spécifique à partir du moment où en s’adressant à une population métissée, il définit son identité sur base d’une distance Outre-Mer et non plus sur un espace culturel spécifique. Les divinités du Tambor de Mina sont donc toutes celles qui ont traversé cette modalité symbolique, l’Eau Salée.

  • 15   Au sujet de l’intégration des religions bantoues dans la culture amérindienne, cf. BASTIDE, R. 19 (...)
  • 16   Pour une analyse des différences essentielles entre transe chamanique et transe de possession, cf (...)

242. L’Eau Douce : Cette catégorie symbolique se veut être l’antithèse de la première. Les mystiques africaines et amérindiennes se trouvent dangereusement rapprochées car toutes deux valorisent la transe comme moyen de communication privilégié avec le surnaturel. Cependant les esprits des amérindiens ne sont pas comparables aux dieux de la mythologie africaine. Les premiers ne sont pas plus des dieux qu’ils ne sont liés à la création du Monde. Tout au plus s’agit-il d’anciens hommes qui, pour une raison inconnue, ont perdu leur apparence physique, se sont « enchanté » pour ne rester qu’esprits invisibles. Cette nature ambiguë fait qu’ils étaient considérés autrefois plus dangereux que bénéfiques. Ayant le pouvoir de s’emparer de l’âme des hommes et de leur santé, ces vilains esprits étaient la cible des chamane-guérisseurs, capables d’en apprivoiser quelques-uns pour lutter contre eux et extirper le mal des malades. Aujourd’hui on retrouve encore certains éléments de ce chamanisme indigène dans des cultes à vertu essentiellement thérapeutique, typiques de l’Amazonie. Ces cultes, appelés pajelance, ont repris du chamane ses techniques de cure tout en leurs faisant subir une forte influence africaine, principalement bantoue15. Le principal ritualiste, le pajé, continue à apprivoiser certains esprits salvateurs appartenant à la mythologie amérindienne dans le but d’obtenir leur pouvoir de guérison au bénéfice de sa clientèle. Mais la transe chamanique s’est transformée en une transe de possession, car ce n’est plus l’âme de l’officiant qui part lutter dans un monde fantastique, mais plutôt des esprits bénéfiques qui s’emparent du pajé pour traiter le patient16.

  • 17   L’utilisation d’hallucinogènes est sans doute l’élément le plus marquant qui distingue les rituel (...)

Au Maranhao, cette mystique amérindienne africanisée, pour avoir essentiellement une fonction curative, est aussi appelée « Tambor de Cura ». Au contact des communautés de Tambor de Mina cette pratique religieuse est aussi classée dans la catégorie symbolique de l’Eau Douce. Celle-ci, par opposition à l’Eau Salée, est considérée comme relevant de cet univers peuplé d’esprits divers mais qui se sont tous « enchantés » dans le Nouveau-Monde. Ils n’ont donc pas les qualités du panthéon de l’Eau Salée et de ce fait sont formellement exclus du Tambor de Mina. Surtout, ceux-ci fument et boivent jusqu’à s’enivrer17, ils bavardent et plaisantent, mais ne dansent pas. Bref, ils ont une attitude totalement opposée à celle des divinités africaines et de la noblesse de l’Ancien Monde, face à qui ils sont considérés comme étant impolis et irrévérencieux ; en d’autres mots, les fidèles du Tambor de Mina considèrent ce panthéon comme étant peuplé d’esprits sauvages.

  • 18   En 1819 la population du Maranhao comprenait deux-tiers d’esclaves, alors que dans les autres Éta (...)
  • 19   On peut assister par exemple à des danses dites « Kongo ».
  • 20   MUNDICARMO Ferretti, 1991, op.cit., p. 128.
  • 21   Ibidem, p. 136.
  • 22   Le caboclo est, bien sûr, aussi un descendant de colons portugais.  L’influence du catholicisme a (...)

253. La Forêt : Le panthéon de la Forêt renvoie à une catégorie nettement moins tranchée que celle de l’Eau Salée et de l’Eau Douce. Dans sa représentation symbolique, elle se situe à la fois dans l’une et l’autre des deux Eaux. La forêt est, dans l’imagerie populaire, tout d’abord l’espace privilégié du caboclo. Or, ce personnage avant d’être une représentation mystique de l’homme rural au Brésil, est un métis. C’est lui qui a investit l’intérieur du pays et l’exploite à l’échelle de sa famille restreinte ; et, pour avoir largement remplacé l’indien, est considéré comme étant aujourd’hui le véritable indigène brésilien. Au Maranhao, qui a été l’État du Brésil où l’implantation d’esclaves a été la plus forte18, ce caboclo, bien que métis, a su préserver un folklore noir à dominante bantoue19. C’est ainsi que le panthéon de la Forêt, adoré lors de cessions appelées « Tambor da Mata », renvoie à cette origine bantoue métissée et que l’entité principale de ce culte est Legua-Buji-Bua, chef d’une grande famille d’« enchantés » , les cabindas de l’Angola20. Mais, bien qu’une partie de ce panthéon soit lié à une origine africaine, ses entités spirituelles sont plutôt associées à la vie indigène du Nouveau-Monde. La Forêt brésilienne marque avant tout l’espace où se sont « enchantés » les esprits qui l’investissent. Aussi, les cabindas, bien que considérés comme étant des noirs d’origine angolaise, sont surtout présentés comme appartenant aux populations esclaves de l’intérieur du pays. En d’autres termes, le panthéon de la Forêt s’adresse aux ascendants mythiques ou légendaires de cette population rurale qui, bien qu’elle ait été à dominante bantoue au Maranhao, est aussi fortement imprégnée de mythologie amérindienne. C’est ainsi que parallèlement à cette « lignée » bantoue, la catégorie de la Forêt abrite également la famille des Surrupiras, considérés comme étant de sauvages amérindiens21. Dès lors, l’unité de ce panthéon forestier se situe dans le fait qu’il est constitué d’un ensemble d’ancêtres, mythiques ou légendaires, protecteurs de toute une population rurale. En alliant ces deux origines, bantoue et amérindiennes22, les caboclos se sont constitués une nouvelle représentation du groupe, ils ont formé une nouvelle ethnie, non plus liée à une filiation commune, mais sur le sol qu’ils occupent conjointement.

26Cette classification de l’ensemble des entités spirituelles des cultes de possession du Maranhao en trois catégories symboliques, Eau Salée, Eau Douce et Forêt, est au coeur de toute la problématique du syncrétisme au sein de laquelle trois univers culturels distincts sont quotidiennement confrontés. Le Tambor de Mina, le Tambor de Cura et le Tambor da Mata sont trois religions qui, à l’origine, se rapportaient à trois cultures distinctes, respectivement soudanaise (Fon et Yoruba), amérindienne et bantoue. Mais ces traditions culturelles se sont enlisées dans l’histoire contemporaine de ces populations qui, dès 1888, se sont vue octroyer leur liberté. La fin de la traite marqua sans aucun doute la fin d’un passé fondateur, qui instituait le noir et l’indien dans des catégories distinctes. La constitution d’une démocratie multi-raciale, bien qu’elle n’abolisse pas une injustice sociale, mena le Brésil à ne plus distinguer ses origines culturelles et à favoriser son métissage. Il en résulte que les différentes traditions ethniques, bien que toujours présentes dans les différentes religions afro-brésiliennes, ne peuvent plus être aujourd’hui liées à d’uniques groupes de descendances.

  • 23   On distingue ainsi, au Brésil, diverses « nations » dans les cultes afro-brésiliens, soit : les j (...)

27Bastide nous expliquait que déjà durant la période esclavagiste, les communautés religieuses afro-brésiliennes, bien qu’encore liées à leurs origines ethniques, avaient pris le relais des groupes parentaux abandonnés en Afrique23. Aujourd’hui, alors que les liens avec les ethnies d’origines ont été rompus, les fidèles s’adressent toujours à leurs communautés de culte pour défmir leurs identités de groupe. La perte d’une relative pureté culturelle n’empêche pas le maintien d’une diversité, elle permet aussi, en s’adaptant à la réalité historique, de garantir l’authenticité de chaque culte. En effet, comme nous l’avons déjà évoqué, cette diversité culturelle, ou son corollaire la spécificité de chaque groupe, n’est plus fixée sur une filiation précoloniale, mais s’adresse directement au citoyen brésilien, à son actualité post-esclavagiste. Le lien qui s’établit entre un homme et son panthéon résulte avant tout aujourd’hui d’une communauté de sol, d’un voisinage immédiat auquel est attaché une histoire sociale particulière. La perte de la filiation ethnique signifie en même temps l’appropriation par les fidèles d’une culture populaire nationale, qui dans un pays aussi grand que l’Europe, présente d’importantes différences du Nord au Sud, de la ville à la campagne, de la côte atlantique à la forêt amazonienne.

Du système de castes à la logique totémique

28En instaurant une nouvelle répartition des groupes, non plus basée sur une ascendance lignagère, mais sur une filiation symbolique liée à un espace, les cultes de possession du Maranhao ont fondamentalement modifié l’identité socioculturelle qu’ils symbolisaient. Sans doute que ce nouveau modèle culturel avait pour but initial de se substituer à l’originelle répartition ethnique, étant donné que, depuis la fin du trafic servile, les liens ethniques ne pouvaient plus être ravivés par un flux constant de « matière » africaine. Il devint dès lors indispensable de se réapproprier cette identité, ce qui signifia pour les communautés africaines, d’ancrer celle-ci sur le territoire qu’elles occupent, en les resituant au sein d’une réalité quotidienne. Finalement, la redéfinition du support symbolique de chaque groupe, calquée maintenant sur une analogie topographique, instaurant un rapport privilégié entre certains groupes et certaines divinités ancestrales, finit par substituer les anciens clans ethniques. Chaque groupe peut donc ainsi prétendre au même statut, pour le moins au niveau de l’activité religieuse, en délimitant son univers symbolique en fonction de son panthéon respectif. Les communautés religieuses ont donc repris symboliquement le rôle des clans, en basant leur unité sur les ancêtres mythiques ou légendaires des populations concernées, divinités fondatrices du nouvel ordre pluriculturel afro-brésilien.

  • 24   Les fidèles de l’Eau Salée utilisent le terme de « beta » à la fois comme valeur dénominative à l (...)
  • 25   Un système à castes est un système d’organisation sociale où chaque groupe hiérarchisé, bien que (...)

29Nous pouvons aisément considérer que l’idéologie première qui guida ce processus avait pour but d’exclure une confusion de l’ensemble du panthéon afro-amérindien. En ce sens, en rétablissant une distinction interculturelle, la pensée afro-brésilienne agit comme si, tout en reconnaissant l’autre, elle s’attacha à le maintenir hors de son groupe. Chaque clan symbolique se définit ainsi par complémentarité par rapport aux autres, en s’appropriant l’exclusivité d’une partie du panthéon. Les fidèles du Tambor de Mina, donc du clan de l’Eau Salée, expriment très clairement l’idéologie de ce système quand ils donnent leur point de vue sur les deux autres lignées symboliques. Ceux-ci considèrent en effet que chaque groupe doit continuer à pratiquer son culte d’origine et exclusivement celui-là. Pourtant. bien que les fidèles du Tambor de Mina reconnaissent aux autres cultes certaines qualités esthétiques et religieuses, ils considèrent les panthéons de l’Eau Douce et de la Forêt, et donc dans une certaine mesure les groupes qui s’y rattachent, comme étant inférieurs à celui de l’Eau Salée24 En ce sens, le système classificatoire Eau Salée-Forêt-Eau Douce, renvoie, dans l’idéologie du Tambor de Mina, à une représentation hiérarchisée de la population afro-brésilienne. Dès lors, fonctionnant selon une typologie commune, hiérarchisée et complémentaire, la nouvelle répartition du panthéon afro-brésilien veut fonctionner comme un système de castes25 Elle a pour objectif d’interdire toute alliance mystique entre les trois sous panthéons afro-brésiliens, ou du moins de justifier l’endo-mysticisme des trois populations qui lui sont apparentées.

Figure 1 : La répartition des cultes afro-brésiliens

Figure 1 : La répartition des cultes afro-brésiliens

30Ce qu’il est important de relever dans le schéma ci-dessus, c’est que la substitution des liens ethniques par les relations symboliques Eau Salée /Forêt /Eau Douce passe d’abord par une conception unifiée du sacré. L’établissement du nouveau système de répartition implique en effet de concilier les différences culturelles au sein d’une même Nature. En d’autres termes, la distinction interculturelle opérée à l’adresse des différents groupes du Maranhao passe par une médiation symbolique qui contraint les afro-brésiliens à se penser dans un cadre structurel commun. Il faut également rappeler que ce nouveau système ne reproduit pas la situation d’origine. L’Eau Salée a élargi son panthéon fon d’abord aux orishas yorubas, et ensuite à toutes les divinités d’outre-Atlantique. De même, la Forêt a étendu son origine bantoue à la réalité pluriculturelle de ses fidèles, c’est-à-dire aux caboclos, métis du noir et de l’indien. Enfin, l’Eau Douce n’a maintenu de son origine chamanique que sa spécialité thérapeutique, bien utile aux noirs dès qu’ils avaient à s’occuper eux-mêmes de leur santé et qu’ils ne pouvaient plus, une fois libérés, bénéficier aussi facilement de la médecine du blanc.

31Finalement, si ce schéma reproduit un mécanisme ethnohistorique, il ne met pourtant pas fin à l’évolution culturelle qui a été engagée. Dans son instantané celle-ci paraît aboutir à une nouvelle stabilité, à une tradition. Pourtant, nous allons voir que le système amorcé n’est pas parvenu à maintenir son idéologie de base, c’est-à-dire le rétablissement d’ensembles religieux isolés les uns des autres. Tel quel, ce système insiste avant tout sur ce qui distingue chaque unité nouvellement définie. Mais pour parvenir à penser ces oppositions, les afro-brésiliens ont utilisé des éléments appartenant à la nature, pensant sans doute leur octroyer une valeur sacrée et intangible. Or, cette opération ouvre en même temps la voie au bricolage. Imaginons un instant que suite à d’autres bouleversements historiques, certains éléments appartenant au « clan » de la Forêt s’infiltrent dans une cérémonie de l’Eau Salée. La pensée symbolique afro-brésilienne devra dès lors aménager une logique cohérente afin de préserver le système établi. Les lois qui régiront ce nouveau mécanisme devront donc suivre les principes de la structure classificatoire Eau Salée /Forêt /Eau Douce. Comme nous allons maintenant le voir, ce syncrétisme s’amorcera en suivant une logique totémique, c’est-à-dire qu’on abandonnera l’isolement des trois panthéons pour adopter une logique d’échange entre ces clans symboliques.

De l’Eau Salée à la Forêt

  • 26   Période à laquelle il n’y a pas de cérémonies de Tambor de Mina.

32Nous avons vu que l’Eau Salée est l’élément essentiel du Tambor de Mina. L’Océan est le passage obligé qui relie cette religion à ses origines. Les voduns la traversent encore régulièrement, au moins une fois par an, au moment du Carême26. Toutes les entités spirituelles qui appartiennent à ce clan symbolique ont ce même lien marin, étant toutes originaires de l’autre face du Monde. Tout se passe donc comme si le passage en mer garantissait une authenticité de par le fait qu’il implique une distance fondamentale entre les divinités et les hommes, que seule la transe peut abolir.

  • 27   BASTIDE, R., op. cit. , 1960.

33Pourtant, malgré cette cohérence symbolique, certains caboclos appartenant originellement au clan de la Forêt entreront sur la scène rituelle du Tambor de Mina, sous la guma, et parviendront dès lors à se faire une place dans le panthéon de l’Eau Salée. Cependant, ces deux univers symboliques ne vont pas se rencontrer de n’importe quelle manière ; l’Eau Salée va entrer dans la Forêt en respectant les règles qui les relient toutes deux à la nature. S’il faut parler ici d’« interpénétrations des civilisations » comme le faisait Roger Bastide27, c’est au regard de la structure symbolique qui les lie, en suivant l’homologie postulée entre cette nature et l’ordre du sacré.

  • 28   En fait ce n’est pas à proprement parler Pai Euclides qui a dévoilé ce mythe, mais plutôt l’entit (...)

34Un mythe nous relate concrètement la rencontre entre le panthéon de l’Eau Salée et celui de la Forêt. Nous reproduisons ici l’essentiel du récit, retranscrit par l’ethnologue Mundicarmo Ferretti28 et dévoilé par Pai Euclides, célèbre chef de culte d’une communauté de Sao-Luis :

  • 29   La ‘Colline de la Croix’ garde encore aujourd’hui la marque de la bataille où les Hollandais fure (...)

« Le Roi de Turquie vint sur les eaux du Maranhao avec le navire enchanté de Dom Joao – dont il est le cousin. Le navire accosta dans le port de Sao-Luis et le Roi de Turquie alla se promener du côté d’Outeiro da Cruz29. À son retour il constata qu’il avait été trahi par Dom Joâo car celui-ci avait déjà levé l’ancre. ( ... )  Continuant seul sa route, le Roi de Turquie arriva dans le village du Caboclo-Velho, l’indien Sapequara, en Basse-Amazonie. Le village était en fête, le Roi l’apprécia beaucoup et trouvait la fête fort belle. Le Caboc1o-Velho convia le Roi de Turquie à se joindre à son groupe, celui-ci accepta et se résolut à y rester. Ensuite, afm d’être mieux accepté par le village, beaucoup de turcs adoptèrent des noms indigènes – Ubirajara, Tabajara, Jaguarema, Iracema, ... qui se nommaient auparavant Francisco, Bartolomeu, Felipe,... Le Roi de Turquie et le CabocloVelho devinrent de grands amis, presque des frères, tant et si bien que chacun adopta les fils de l’autre. Pour cela beaucoup pensent qu’ils sont frères ».

  • 30   FERREIRA, Euclides (Pai Euc1ides). 1987, Casa de Fanti-Ashanti e seu Alaxé, Sao-Luis, Ed. Alcânta (...)

35Retenons jusqu’ici que ce mythe nous relate la rencontre de deux importantes entités spirituelles, le Roi de Turquie et le CabocloVelho. Le premier, sans aucun doute, appartient à l’Eau Salée puisqu’il est arrivé au Maranhao après un voyage enchanté en mer et qu’il est aussi présenté comme étant le cousin de Dom Joâo. Comme le précise Pai Euclides Ferreira, les turcs ne sont pas des caboclos proprement dits, mais plutôt des nobles musulmans d’une famille impériale de l’Orient30, ce qui les classe dans la ligne des Eaux Salées, comme l’atteste ce cantique chanté par ce même Roi de Turquie au moment de son incorporation dans un de ses fidèles :

Estava em terra de Mouro,

J’étais sur la terre de Maures,

Rei do Mar me chamou.

le Roi de la Mer m’appela.

Quemfaltou na guma,

Qui manquait sous la véranda,

Rainha Leonor.

  • 31   Cantique chanté par Pai Euclides et cité par Mundicarmo Ferretti, op.cit., 1991, p. 123. La tradu (...)

la Reine Léonore31.

36La doctrine de l’Eau Salée est ici très clairement avancée : le Roi de Turquie a été appelé par la Mer, ce passage justifie son apparition dans la guma, sous la véranda africaine. Le voilà donc très clairement assimilé au panthéon de l’Eau Salée.

  • 32   Ibidem, pp. 111-115.

37La seconde entité spirituelle présentée dans le mythe, le Caboclo-Velho, jouit par contre d’un statut plus ambigu à Sao-Luis. Tout d’abord il faut savoir que cette entité spirituelle est très répandue dans tout le Nord du Brésil, mais personne ne s’entend sur son origine. Comme tente de nous l’expliquer Mundicarmo Ferretti32, le Caboclo-Velho est considéré comme appartenant tantôt à la Forêt et tantôt à l’Eau Salée. Il serait en tout cas le premier caboclo à être « entré » dans le Tambor de Mina. Aussi, cette entité est parfois considérée comme l’ancêtre des indigènes, « Roi des Caboclos » au Maranhao et « Roi des Indiens » au Para (l’État au Nord du Maranhao). Avant d’entrer dans le Tambor de Mina cette entité spirituelle était déjà reçue dans les salons des pajés indigènes (chamanes), ce qui confirmerait son appartenance au monde de la Forêt. Cette assimilation avec les indiens lui vaut parfois d’être représenté paré d’un arc et de flèches. Le Caboclo-Velho, indien Sapequara, est ici illustré dans ce cantique :

Eha, êha, ê Sapequara, indio velho brasileiro ;

c’est Sapequara, le vieil indien brésilien ;

Desceu na guma,

Il descendit sous la véranda,

ao redor de seu tacueiro ;

sous la ronde de combat ;

Desceu na guma,

Il descendit sous la véranda,

indio velho brasileiro.

  • 33   Cantique enregistré en 1938 par Oneyda ALVARENGA et retranscrit par M. FERRETTI, op.cit., p. 112. (...)

le vieil indien brésilien33

38Pourtant, le Caboclo-Velho est souvent considéré comme appartenant au culte de l’Eau Salée. Ce dernier cantique le présente déjà comme étant entré dans la guma, la véranda africaine, et non dans un salon de pajelance indigène. Dès lors, bien que ce « vieil indien brésilien » soit toujours lié au monde indigène, cette entité semble être assimilée à l’univers de l’Eau Salée. Les cantiques l’identifient quelquefois comme étant un indien originaire de ‘Barra do Cariri’ (sur la côte) qui aurait dû migrer ensuite en Basse-Amazonie (en forêt) :

Eu sou Caboclo Velho, da Barra do Cariri,

Je suis le Caboclo Velho, de Barra do Cariri,

Lagoa Grande secou, todos morreram e eu nao morri

Le Grand Lagon s’est asséché, tous sont morts sauf moi.

Foi numa raiz de coral, o lugar onde eu nasci,

C’était dans une racine de corail, le lieu où je suis né,

Sou eu, Caboquinho, sou eu, da Barra do Cariri.

  • 34   Recueilli par Mundicarmo FERREITI dans le Terreiro de Pai Jorge Itacy à Sao-Luis, Ibidem, p. 79. (...)

Je suis, Caboquinho, je suis, de Barra do Cariri34

39Quoiqu’il en soit cette assimilation Eau Salée /Forêt se trouve pour le moins renforcée et astucieusement justifiée par le mythe que nous avons reproduit plus haut. Car, comme nous le racontait l’informateur lui-même, c’est suite au mélange des deux familles, turque et indigène, qu’on n’arrive plus vraiment aujourd’hui à les distinguer. Dès lors, indien de bord de mer réfugié en Basse-Amazonie, ou turc de la forêt par adoption, le Caboclo-Velho réunit dans une alliance mythique et symbolique les deux univers tenus jusqu’ici soigneusement séparés : l’Eau Salée et la Forêt.

40L’origine mythique de cet indien Sapequara, qui le fait naître dans un lagon d’eaux salées, n’aurait sûrement pas suffi à justifier sa présence parmi les entités spirituelles provenant de l’autre côté de l’Océan. Le Caboclo-Velho était avant tout un indigène et la doctrine du Tambor de Mina le plaçait inévitablement hors de son univers sacré. Il a fallu qu’un de leurs pairs, le Roi de Turquie, s’enfonce dans la forêt et se lie avec lui par diverses alliances pour qu’on lui accorde l’entrée dans la danse. Ce n’est qu’ensuite que son attache à l’Eau Salée, mythique ou réelle, peu importe maintenant, viendra justifier son droit à s’immiscer sous la véranda africaine.

41En retournant à ce mythe, nous voudrions insister sur la chute du récit, car celle-ci nous relate justement l’alliance interculturelle entre les deux clans : une fois réunis dans le village, les descendants du Roi de Turquie (Eau Salée) et ceux du Caboclo-Velho (Forêt) bénéficient d’une adoption mutuelle. Tout se passe comme si ce mythe développait une stratégie ayant pour but de justifier la « confusion » existant actuellement entre l’une et l’autre famille. Alors que les deux catégories symboliques, Eau Salée et Forêt, au niveau de leur identité religieuse, présentaient leur panthéon à l’égal de deux ethnies ou clans endogames, ce mythe de l’adoption ouvre la voie aux alliances. Les deux chefs, Caboclo-Velho et Rei-da-Turquia, en adoptant les fils de l’autre, permettent de cette manière d’entreprendre des relations d’échanges. À partir de ce moment, dans les cérémonies de Tambor de Mina, les entités spirituelles du clan symbolique de la Forêt ont donc légitimement le droit de participer aux fêtes organisées en l’honneur de leurs frères mythiques du clan de l’Eau Salée.

42La répartition du sacré des populations du Maranhao impliquait d’établir des oppositions symboliques entre des groupes calquées sur une homologie entre des éléments appartenant à la nature. Ce faisant, les afro-brésiliens ont élaborés un système culturel de type totémique, en formant trois clans distincts. Mais une fois cette opposition établie, il devenait donc possible de penser une médiation, un échange. L’anarchie provoquée par leur métissage et la perte du lien ethnique d’origine se transforma dès cet instant en règle, qu’une culture nouvellement instituée peut maintenant contrôler.

43L’Eau Salée est entrée dans la Forêt. On a vu que leur coexistence est malgré tout possible dans le Tambor de Mina. Mais cette rencontre ne signifie pas qu’ils se mélangent totalement ni définitivement. Tout se passe comme si, à l’égal de la marée, l’Eau Salée envahissait une partie de la Forêt, mais que cette rencontre n’était que superficielle et strictement limitée à l’épreuve du temps. Car, si ces deux éléments peuvent occuper le même espace (la terre battue de la véranda ou celle de l’île de Sao-Luis), ils respectent le cycle marin. Dans un rituel de Tambor de Mina, d’abord viennent les divinités de l’Eau Salée, ensuite seulement elles quittent les lieux et permettent aux esprits originaires de la Forêt d’y prendre place. C’est ainsi qu’on attend l’invocation de Averquete, le plus jeune et donc le dernier des voduns du panthéon fon, pour débuter l’appel des esprits de la Forêt. A ce moment, le rythme des tambours sacrés s’accélère, c’est le signe que la musique se dirige maintenant vers cet autre panthéon. Mais la cérémonie se termine toujours par une invocation aux divinités de l’Eau Salée, tel le cycle des marées permet inlassablement à la Mer d’entrer et de ressortir du Continent, à son propre rythme.

De l’Eau Salée à L’Eau Douce

44Cette analogie entre le modèle naturel et la logique du syncrétisme afro-brésilien semble être parfaitement respectée. Si la juxtaposition entre la Forêt et l’Eau Salée est pensable en termes naturels, et donc aussi en termes culturels, tel n’est pas le cas entre l’Eau Salée et l’Eau Douce. Ces deux éléments naturels ne peuvent en effet investir le même espace au même moment. L’eau est soit salée, soit douce ; quand elle est dans les rivières, elle est douce, mais une fois qu’elle se jette dans la mer, elle est salée.

45Le syncrétisme culturel prendra exemple sur cette incompatibilité naturelle. Le panthéon de l’Eau Douce n’intégrera donc pas la scène rituelle de l’Eau Salée. Mais si la séparation entre ces deux cultes se justifie naturellement, cela ne signifie pas que l’idéologie de caste sera maintenue entre ses deux groupes. S’il ne semble pas y avoir de coexistence possible entres ces deux doctrines religieuses, africaine (Eau Salée) et amérindienne (Eau Douce), les hommes peuvent par contre tout aussi bien nager dans la mer que dans les lacs et rivières. Bien que ces deux pratiques soient impossibles simultanément, les fidèles peuvent un jour adorer l’Eau Salée et le lendemain vénérer l’Eau Douce. C’est exactement ce qui se produit dans certaines communautés de la ville. Généralement d’anciens guérisseurs ou pajés, aujourd’hui à la tête d’une communauté de Tambor de Mina, peuvent continuer, certains jours de l’année, à pratiquer leurs cultes de l’Eau Douce. Tout simplement ces cérémonies religieuses, appelées « Tambor de Cura », se déroulent à des moments strictement distincts des jours de cultes du Tambor de Mina. L’Eau Salée et l’Eau Douce sont chacune maîtresses de l’île de Sao-Luis et des hommes qui l’habitent, mais à des moments strictement distincts.

46Ce partage temporel du même espace religieux pose pourtant un nouveau problème, car dans un tel rapprochement le panthéon de l’Eau Douce et celui de l’Eau Salée se rejoignent forcément au sein des mêmes personnes. Comment vont se comporter les entités spirituelles de l’Eau Douce si théoriquement elles n’ont pas le droit d’apparaître dans un rituel de Tambor de Mina ? Les dieux se tiennent-ils gentiment à leur place en respectant l’ordre imposé par les hommes ?

  • 35   Toutes les citations reproduites ici ont été extraites d’un enregistrement que nous avons eu la c (...)

47La chef d’une communauté religieuse à Sao-José-de-Ribamar nous a peut-être apporté une explication. Nous l’avions rencontrée dans sa maison de culte « Balanca Grande », lors d’une cérémonie de Tambor de Mina en l’honneur de son principal caboclo (son guide), le Caboclo Ita. Durant la cérémonie cette entité spirituelle avait pris possession de la chef de culte. Il avait donc pris la parole ; c’est ainsi qu’il nous déclara : « Ma ligne est ‘de la Cure’ ; moi je ne sais pas danser le Tambor de Mina35.

48Nous nous trouvions dès lors dans une situation peu orthodoxe : la chef d’une communauté de Tambor de Mina, dirigeant dès lors un rituel d’adoration du panthéon de l’Eau Salée, était possédée par un caboclo qui se déclarait appartenir aux pratiques religieuses dite ‘de Cure’, donc de l’Eau Douce ... Mais par la suite le caboclo chanta :

Eu andava procurando,

Je marchais à la recherche,

Na Ma dos Caranguejos,

Dans l’île aux Crabes,

Caboclo Ita se encantou,

le Caboclo Ita s’est enchanté,

Andei, andei, minha senhora,

Je marchais, marchais, madame,

é aqui cheguei.

c’est ici que je suis arrivé.

Na Mina Caboclo Ita é bravo,

dans la Mina le Caboclo Ita est brave, é Mina é, é Minajêje.

  • 36   Même enregistrement personnel (voir note précédente).

C’est la Mina, c’est Mina-jêje.36

49Le Caboclo Ita affirmait ainsi malgré tout son appartenance à L’Eau Salée et donc aussi au véritable Tambor de Mina. Pourtant il s’était présenté à nous comme étant de la ligne ‘de Cure’, donc de l’Eau Douce. Il nous expliqua cette contradiction apparente dans un autre chant qu’il voulut explicitement que j’enregistre, comme s’il avait compris notre besoin d’explication :

« Mas eu nasci nas aguas doces,

Mais je suis né dans les eaux douces,

Nas aguas salgadas eu me criei,

dans les eaux salées je me suis créé, (bis)

Todas aguas brasileiras qu’eu porei.,

Toutes les eaux brésiliennes que j’ai pu, lapassiei ...

  • 37   Ibidem.

Je m’y suis promené.37

50Le Caboclo Ita est donc bien à l’origine une entité de l’Eau Douce. Pour cette raison sa fidèle continue encore aujourd’hui ses pratiques de cure (on dit qu’elle est curandeira). Mais, bien que né dans l’Eau Douce, son Caboclo Ita est passé dans les Eaux Salées : « Dans l’île aux Crabes le Caboclo Ita s’est enchanté », « Dans les eaux salées je me suis créé », pour obtenir un nouveau statut propre à son nouvel univers : « Dans la Mina le Caboclo Ita est brave » et donc ne plus être associé aux esprits sauvages qui peuplent le panthéon de l’Eau Douce, ce qui lui permet aujourd’hui d’être à la tête d’une communauté de Tambor de Mina.

51Plus tard encore, cette charmante personne, toujours incorporée par son caboclo, s’avança pour nous expliquer son appartenance à l’univers sacré de l’Eau Salée :

  • 38   Ibidem.

« Ici la plage est d’eau salée, parce qu’elle ne se couvre pas d’eau douce. C’est Mina. Mais va à Belem du Parâ, la couverture est faite d’eau douce, les cocotiers sont de l’Eau Douce ; il existe seulement quelques salins qui sont d’eau salée. Moi, quand je vais « travailler » à Belem du Parà, je vais dans les salins ; et ici toutes les plages où Ita se rend, ont des avancées d’eaux salées »38.

52On ne pouvait mieux affirmer la doctrine du Tambor de Mina et son opposition à celle de l’Eau Douce. Mais l’irréductible frontière n’empêche pas qu’une entité spirituelle puisse changer de clan symbolique. Dans ce cas, le passage se fera en suivant le même mécanisme que celui que nous avons dégagé à propos de l’introduction des caboclos de la Forêt dans le panthéon de l’Eau Salée. Dans les deux situations tout se passe comme si la nouvelle entité spirituelle changeait de clan totémique. Mais, de manière sans doute plus radicale entre le « clan » de l’Eau Douce et celui de l’Eau Salée, il s’agit d’un véritable changement d’identité (de nom ou d’éponyme) car, comme l’exprimait très clairement le Caboclo Ita, même en gardant ses qualités de guérisseurs (esprit salvateur amérindien), il ne retourne plus dans son panthéon d’origine, dans l’Eau Douce. Le passage d’un clan totémique à l’autre s’effectue donc par un échange entre l’éponyme d’origine et l’espace rituel. Le Caboclo Ita, issu du clan de l’Eau Douce, aujourd’hui appartient entièrement à celui de l’Eau Salée ; et s’il pratique encore ses « travaux » de cure, c’est aujourd’hui exclusivement dans le cadre de la doctrine du Tambor de Mina, dans les salins.

Conclusion

  • 39   BASTIDE, R., 1967, « Religions en conserve et religions vivantes » in Les Amériques Noires, Paris (...)

53Cette brève analyse d’une religion afro-brésilienne, le Tambor de Mina de Sao-Luis, nous a permis de dégager les bases d’un mécanisme interculturel structurant l’environnement pluriethnique du Maranhao. Nous avons pu constater que cette religion d’origine africaine élabore constamment des stratégies de pensée lui permettant d’intégrer pas à pas les bouleversements d’une histoire en perpétuelle formation. Mais, cette adaptation n’y signifie pas, comme le pensait Roger Bastide, que les descendants des esclaves aient cherché avant tout à maintenir une mythique pureté ethnique et, de ce fait, qu’ils se soient isolés des autres civilisations qui peuplent le Brésil39. Bien au contraire, les communautés religieuses de Sao-Luis démontrent plutôt une extraordinaire ouverture sur le Nouveau-Monde. Le noir brésilien a sans doute perdu depuis la fin de la traite, toute attache avec l’Afrique. L’esclave libéré abandonna ses liens ethniques en même temps qu’il accoucha d’une nouvelle identité, car il ne pouvait plus voir exclusivement dans ses ancêtres africains l’image mythique qui signifie les fondements de son actualité.

54Cependant, le noir brésilien en acceptant son métissage, prenait le risque de disparaître dans une culture nationale à laquelle il ne peut participer pleinement sans perdre une partie de lui-même. La pensée afro-brésilienne du dès ce moment substituer ses anciens liens ethniques devenus impensables, par une nouvelle répartition de soi et de l’autre. C’est ainsi que les fidèles du Tambor de Mina scindèrent l’ensemble des divinités et esprits peuplant les cultes de la région en trois catégories symboliques se rapportant chacune à l’élément naturel qui lui est le plus signifiant. L’Eau Salée, l’Eau Douce et la Forêt reconstituent ainsi l’ancienne répartition ethnique, mais intègrent dans le même mouvement une unité symbolique. En pensant les différences interculturelles par le biais de cette analogie avec la nature, les fidèles du Tambor de Mina se donnent également les moyens de penser un échange. Le syncrétisme afro-brésilien du Maranhao suit donc en quelque sorte une logique totémique, à la fois dans son histoire et dans son devenir, lui permettant d’obtenir toute la cohérence de ce qu’on appelle communément une tradition.

Haut de page

Notes

1   Bien que Bastide ait consacré une part importante de son oeuvre au problème du syncrétisme, celui-ci centre essentiellement son analyse sur les facteurs socio-économiques déterminant l’acculturation des populations noires dans le moule de la société occidentale. Pour un bon résumé cf. Bastide, R., 1974, « La rencontre des dieux africains et des esprits indiens », Archives de Sciences Sociales des Religions, 38 : 19-28.

2   Verger P., 1956, Le culte des Vodouns d’Abomey aurait-il été apporté à Saint-Louis de Maranhon par la mère du roi Ghézo ?, Les Afroaméricains, Dakar, I.F.A.N., pp. 157-60.

3   Pout une analyse critique et complète de l’histoire de cette communauté, cf. Ferreti, S., 1986, Querbentan de Zomadonu, Etnografia da Casa da Minas, Ed. UFMa, pp. 57-87.

4   VERGER, P., op.cit.

5   Au sujet de la Casa de Nagô et des divinités qui y sont reçues : SANTOS, M. do RC., 1989, Boboromina, Terreiros de Sao-Luis uma interpretaçâo socio-cultural, SIOGE, Sao-Luis, pp. 55-56.

6   Régulièrement, des initiés d’une communauté religieuse partent fonder leur propre maison de culte en réunissant de nouveaux adeptes qui, à leur tour, seront initiés à la tradition africaine.

7   Notamment bantoue. Pour de plus amples informations sur la présence africaine au Brésil, cf. RAMOS, A., Introduçâo à Antropologia Brasileira, F, Rio de Janeiro, Coleçâo Estudos Brasileiros de C.E.B.

8   FERRETTI. S., 1991, Repensando 0 Sincretismo, Estudo sobre a Casa das Minas. Thèse de doctorat, U.S.P., Sao-Paulo, p. 202.

9   À propos de ce « principe de coupure », voir BASTIDE R., 1960, Les religions africaines au Brésil, P.U.F., pp. 533-535.

10   Informations recueillies personnellement lors de notre enquête à Sao-Luis en été 1991.

11   FERRETTI. S., 1986, op.cit., p.  90. La traduction française est nôtre : « Se nao for através do nosso guia, o santo nao chega até nos, pois os santos nao baixam (...). Nos precisamos dos voduns para chegar a eles » .

12   Guma ou gume est le nom d’origine Fon que l’on donne, dans les communautés les plus traditionnelles, au jardin intérieur de la maison de culte, où est planté un arbre sacré et une véranda qui abrite les danses cérémonielles ; c’est donc, dans le Tambor de Mina, l’espace africain par excellence.

13   BASTIDE, R, 1967, Les Amériques Noires, Payot, p. 138.

14   Pour de plus amples informations sur la présence du caboclo dans le Tambor de Mina, voir la très intéressante étude de Mundicarmo Ferretti, 1991, oCaboclo no Tambor de Mina e na dinâmica de um terreiro de Sao Luis : A Casa de Fanti-Ashanti, Thèse de doctorat. Université de Sao Paulo.

15   Au sujet de l’intégration des religions bantoues dans la culture amérindienne, cf. BASTIDE, R. 1960 op.cit., pp. 241-264.

16   Pour une analyse des différences essentielles entre transe chamanique et transe de possession, cf. de HEUSCH, Luc 1971, « Possession et chamanisme », in Pourquoi l’épouser ?, Paris, Gallimard, pp. 226-244.

17   L’utilisation d’hallucinogènes est sans doute l’élément le plus marquant qui distingue les rituels amérindiens des cultes de possession africains où aucune substance n’est utilisée pour provoquer l’état de transe.

18   En 1819 la population du Maranhao comprenait deux-tiers d’esclaves, alors que dans les autres États du Brésil ce rapport ne dépassait jamais la moitié. Cf. RAMOS, A., op.cit., p. 323.

19   On peut assister par exemple à des danses dites « Kongo ».

20   MUNDICARMO Ferretti, 1991, op.cit., p. 128.

21   Ibidem, p. 136.

22   Le caboclo est, bien sûr, aussi un descendant de colons portugais.  L’influence du catholicisme apparaît donc également dans les cultes de Tambor da Mata. Cependant, étant donné que, comme dans le Tambor de Mina, la transe constitue l’acte essentiel des rites, ce syncrétisme trouve ici une limite qu’il n’a pas envers ses origines africaines et amérindiennes.

23   On distingue ainsi, au Brésil, diverses « nations » dans les cultes afro-brésiliens, soit : les jeje(dahoméens), les nagô (yorubas comprenant les keto, yexa, nagô, oyo et leurs composés), les bantous (Angola et Congo souvent confondus) et enfin, les cabodos (indiens ou métis brésiliens). Cf. CACIATORE, O.G., 1977, Dicionario de Cultos Afro-Brasileiros, Rio de Janeiro: Forense Universitaria.

24   Les fidèles de l’Eau Salée utilisent le terme de « beta » à la fois comme valeur dénominative à l’adresse des autres cultes que le Tambor de Mina, mais aussi dans un sens quelque peu péjoratif, méritant moins d’attention.

25   Un système à castes est un système d’organisation sociale où chaque groupe hiérarchisé, bien que complémentaire l’un par rapport à l’autre, reste fermé aux membres des autres groupes. Cf. LEVI-STRAUSS, Cl., 1962, « Totem et Caste » in La pensée sauvage. Plon, pp. 144-177.

26   Période à laquelle il n’y a pas de cérémonies de Tambor de Mina.

27   BASTIDE, R., op. cit. , 1960.

28   En fait ce n’est pas à proprement parler Pai Euclides qui a dévoilé ce mythe, mais plutôt l’entité cabodo Tabqjara (membre de la famille du Roi de Turquie justement) qui incorporait l’informateur durant l’entretien. M. FERRETTI, op.cit., 1991, pp. 121-123.

29   La ‘Colline de la Croix’ garde encore aujourd’hui la marque de la bataille où les Hollandais furent expulsés du Maranhao par le roi Jean IV-du-Portugal en 1644. L’enchanté Dom Joâo serait donc ce souverain portugais.

30   FERREIRA, Euclides (Pai Euc1ides). 1987, Casa de Fanti-Ashanti e seu Alaxé, Sao-Luis, Ed. Alcântara, pp. 66-67.

31   Cantique chanté par Pai Euclides et cité par Mundicarmo Ferretti, op.cit., 1991, p. 123. La traduction est nôtre. La Reine Léonore citée ici serait une des épouses du Roi de Turquie, abandonnée sur sa terre natale.

32   Ibidem, pp. 111-115.

33   Cantique enregistré en 1938 par Oneyda ALVARENGA et retranscrit par M. FERRETTI, op.cit., p. 112. La traduction est nôtre.

34   Recueilli par Mundicarmo FERREITI dans le Terreiro de Pai Jorge Itacy à Sao-Luis, Ibidem, p. 79. L’auteur propose l’hypothèse que ce caboclo serait un chef indien de la tribu des Cariris exterminée au XVIIe siècle ; ce qui justifierait non seulement son origine mythique mais aussi sa « fuite » pour la forêt Amazonienne, Ibidem, p. 113, note en bas de page.

35   Toutes les citations reproduites ici ont été extraites d’un enregistrement que nous avons eu la chance d’effectuer en compagnie de cette chef de culte alors incorporée par son Caboclo Ita : Sao-José de Ribamar (petite ville située sur l’île de Sao-Luis, à une quinzaine de kilomètres de la capitale). Terreiro Balanca Grande, le 5 juillet 1991.

36   Même enregistrement personnel (voir note précédente).

37   Ibidem.

38   Ibidem.

39   BASTIDE, R., 1967, « Religions en conserve et religions vivantes » in Les Amériques Noires, Paris, Payot, pp. 133-155.

Haut de page

Table des illustrations

Titre Figure 1 : La répartition des cultes afro-brésiliens
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/civilisations/docannexe/image/2084/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 14k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Didier de Laveleye, « Syncrétisme afro-brésilien : Vers une logique totémique ? »Civilisations, 42-1 | 1993, 27-52.

Référence électronique

Didier de Laveleye, « Syncrétisme afro-brésilien : Vers une logique totémique ? »Civilisations [En ligne], 42-1 | 1993, mis en ligne le 30 novembre 1996, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/civilisations/2084 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/civilisations.2084

Haut de page

Auteur

Didier de Laveleye

Centre d'Anthropologie, Institut de Sociologie, Université Libre de Bruxelles

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search