Introduction régionale
Texte intégral
1L'essentiel des forêts tropicales humides d'Amérique du Sud se situent dans une vaste unité géographique — la Grande Amazonie, couvrant les bassins de l'Amazone, de l'Orénoque et du drainage atlantique des trois Guyanes. Au total 9 pays se partagent cette région s'étalant sur plus de 8.800.000 km2, où vivent environ 30 millions de personnes.
2Aujourd'hui, seulement 2,3 % de la population amazonienne (soit 700.000 individus) peuvent être considérés comme étant amérindiens, c'est-à-dire descendants des populations précolombiennes qui s'identifient encore comme appartenant à une unité indigène nommée et culturellement marquée [Cameiro da Cunha, 1986]. Bien que, par rapport aux estimations les plus sérieuses, ce chiffre ne représente que le dixième de la population d'avant la Conquête, rappelant la décimation drastique causée par la colonisation (maladies importées, exploitation servile et génocides), nous notons aujourd'hui pour la première fois une reprise sensible : en 1990, 87 % des 182 ethnies amérindiennes recensées en Amazonie étaient en remontée démographique ; 6 % étaient en stagnation et 7 % seulement, le plus souvent des groupes déjà infimes vingt ans auparavant, étaient en diminution. L'assistance médicale compte sans doute pour quelque chose dans cette embellie, mais elle ne saurait constituer une raison suffisante. Peut-être que le fameux choc microbien du temps de la Conquête est enfin en passe d'être résorbé. Peut-être aussi que le désir de lutter des Amérindiens, le renforcement des organisations indigènes de défense et leurs relais occidentaux ont également permis cette évolution favorable de la natalité amérindienne.
3Si d'un côté le nombre d'Amérindiens a sensiblement augmenté en Amazonie, la présence des populations allogènes s'est également accrue. Les grands projets hydroélectriques, l'exploitation minière et les programmes de développement routier ont favorisé la colonisation agricole et l'élevage à grande échelle. Toutes ces activités, caractérisées par une déforestation importante et permanente (et souvent irréversible), sont associées à l'existence de fronts pionniers, où se mêlent exploitants industriels, paysans sans terre et aventuriers. Cependant, il convient de distinguer cette vague relativement récente d'exploitants forestiers, petits ou grands, d'un ancien colonat familial d'origine européenne ou africaine, présent en Amazonie depuis de nombreuses générations et souvent métissé avec la population amérindienne. Ces populations (évaluées à deux millions de personnes), que l'on caractérise habituellement de « néo-amazoniennes » afin de les distinguer des sociétés indigènes, sont pour une part également des communautés forestières, dans la mesure où elles basent l'essentiel de leur vie matérielle, culturelle et religieuse dans un rapport étroit avec le milieu naturel forestier.
4Il existe encore en Amazonie une cinquantaine de groupes sans contact (soit environ 7.100 individus, non comptabilisés dans les chiffres précédents), c'est-à-dire des communautés qui limitent expressément au minimum leurs relations avec le monde extérieur. Nombre de ces ethnies ne sont en fait le plus souvent que des fractions de groupes déjà connus qui, même si elles présentent toutes les caractéristiques d'un isolat (endogamie, absence d'échanges, économie de repli,...) n'en ont pas moins, dans le passé, fait partie d'ensembles culturels et économiques plus vastes et plus complexes. Il convient donc de considérer ces groupes sans contact non comme des communautés ignorant le monde extérieur, mais plutôt comme se maintenant à distance de celui-ci par une stratégie de repli et de sécurité, face à la pénétration occidentale et la désagrégation des espaces sociaux indigènes.
5Sur les 182 ethnies amérindiennes, 66 % se composent de moins de 2.000 personnes ; ce qui est très faible par rapport aux autres zones forestières du monde. En outre, ces petites ethnies sont elles-mêmes morcelées en communautés restreintes, comprenant pour la plupart d'entre elles, de 50 à 150 personnes. Leurs villages sont aujourd'hui des groupements acéphales ou presque, les chefs ayant des pouvoirs peu marqués. Cependant, de puissants réseaux de solidarité basés sur la famille étendue donnent une cohérence forte à ces groupements ; sur les échanges interfamiliaux, intervillageois et aussi interethniques reposent la vie et l'harmonie de chacune des communautés.
6À quelques rares exceptions près, l'ensemble des sociétés amérindiennes de la Grande Amazonie sont agricultrices. Chaque famille opère à l'année, par le jeu du travail collectif, sur une parcelle jeune, une parcelle mature et une parcelle vieillissante. Pour satisfaire ce cycle cultural, elle coupe annuellement en moyenne 0,5 ha de forêt ; la parcelle la plus ancienne étant abandonnée. La reconstitution du couvert forestier reste, dans tous les cas, la finalité indispensable de ce système de rotation, afin de favoriser, entre autres, la concentration de divers gibiers. Bien qu'encore trop peu nombreuses, les bonnes études de cas nous permettent d'avancer le chiffre suivant : une communauté de 150 personnes a besoin en Amazonie de 250 km2 de forêt ombrophile, pour vivre en toute plénitude d'agriculture sur brûlis (longues jachères incluses) mais également de chasse, de pêche et de cueillette. C'est beaucoup si l'on calcule la densité humaine ; c'est peu si l'on prend en compte le fait que l'agriculture itinérante sur brûlis, pratiquée alors dans ses conditions optimales, nourrit très bien sa population sans provoquer de destruction irréversible de l'environnement.
7Bien que l'agriculture domine, il faut souligner que la chasse, la pêche et la cueillette sont tout aussi importantes pour ces sociétés, tant au niveau matériel que culturel ou symbolique. Ces trois activités, reposant sur une excellente connaissance de l'écosystème, constituent les volets les plus ludiques et les plus producteurs d'identité de la vie des Amérindiens. Cependant, bien que ce soit toujours par la chasse, la pêche et/ou la cueillette que l'on caractérise habituellement ces sociétés, il ne faudrait pas oublier que c'est sur une agriculture diversifiée que repose l'équilibre de leur alimentation. On qualifie souvent les Amérindiens de nomades parce qu'ils migrent à la surface d'un territoire censé être sans limites. Les qualifier de semi-nomades, ou encore de semi-sédentaires pour atténuer le sens des mots, ne contribue pas à éclairer le propos. Ce qu'il convient plutôt de retenir, c'est que les Amérindiens effectuent, sur un territoire donné, un cycle saisonnier d'activités extrêmement bien balisées. L'accomplissement du parcours annuel se fait selon un calendrier régulé, qui fait que chacun sait où il va et pourquoi.
8Bien que toutes ces sociétés forestières aient besoin d'un large territoire pour satisfaire leurs activités, le peuplement indigène n'est pas dispersé uniformément sur les 8.800.000 km2 de forêt amazonienne. Les deux tiers des sociétés amérindiennes sont relativement concentrés en quelques zones de peuplement, occupant moins d'un quart de la superficie de la Grande Amazonie, situées sur les têtes des rivières ou des fleuves, et donc à la périphérie de cette vaste étendue géographique, aux zones de partage des eaux, entre les mondes hispanophones et lusophones essentiellement. Très souvent, ces ethnies sont achevai sur deux, voire trois États-nations différents, ce qui, à l'évidence, complique leur situation, chaque pays s'arrogeant les réalisations positives et rejetant sur les voisins la responsabilité des méfaits commis. Le regard que les populations amérindiennes portent sur le droit à la terre, bien qu'il soit aujourd'hui fortement médiatisé par la lutte indigéniste, ne renvoie pratiquement pas à une notion de propriété foncière mais plutôt à une relation usufruitière. Dès lors, les cessions de terre qu'on leur demande d'effectuer au profit d'autrui ou encore les cessions de terres qu'on leur consent, sont absolument sans fondement. Les Amérindiens n'ont jamais compris que l'on puisse vendre ou acheter une terre qui n'appartient pas aux hommes. Si les pensées diffèrent, les conflits n'en demeurent pas moins aigus...
9Au total, on estime que le tiers de la population indigène d'Amazonie pratique une économie essentiellement autosubsistante. Les sociétés amérindiennes qui vivent, par contre, en Interdépendance avec les sociétés nationales tentent de préserver une autonomie culturelle tout en pratiquant des activités lucratives insérées dans l'économie de marché (caractère systématique et organisé du commerce du bois, de l'or, du latex, de noix,...). Il existe dans ce cas toute une gamme d'ajustements entre ces activités idéologiquement orientées vers un capitalisme de prédation et les activités traditionnelles du groupe. C'est cependant souvent parmi les populations les plus liées à la commercialisation des ressources naturelles et vivrières, mais également les plus importantes démographiquement, que l'on note aujourd'hui une très forte revendication politique et une très forte valorisation identitaire (comme les Tikuna [Pacheco Filho, 1990] ou les Tukano [Buchillet, 1990]). En outre, ces populations s'apparentent souvent aux populations métisses natives de la région (les Ribereño au Pérou, les Camba en Bolivie ou les Caboclo au Brésil). Ces métis sont constitués de groupes familiaux ou de communautés qui partagent avec les indigènes une large part de leurs connaissances du milieu amazonien, mais également des éléments culturels et même religieux. Cependant, le poids démographique écrasant des nouveaux migrants liés au développement des grands projets agricoles et miniers (front pionnier), tend à marginaliser ces communautés néo-amazoniennes et à les absorber dans la masse du prolétariat amazonien ; mécanisme somme toute assez similaire à celui que subirent (et subissent encore) les Amérindiens.
10Ce bref bilan ne doit pas nous faire oublier que les 182 ethnies que nous avons recensées, auxquelles s'ajoutent une myriade de communautés néo-amazoniennes, constituent à chaque fois un assemblage unique du génie humain, tels une langue, des techniques, une histoire, une philosophie de la vie particulière, un territoire, enfin, toutes richesses qui constituent une culture. Les quatre contributions qui suivent traitent chacune d'une question spécifique à l'Amérique latine. Pierre Grenand analyse la perpétuation du choc que fut la conquête de l'espace amazonien, à travers ses « cycles » d'exploitations et d'administration des espaces sociaux, économiques, indigènes et occidentaux. Pierrette Ziegler nous propose d'ouvrir la question des luttes indigènes dans leurs contextes locaux et globaux, c'est-à-dire des Yanomamis à l'opinion publique internationale, en passant par les nations brésiliennes et vénézuéliennes. Anne-Marie Losonczy nous offre une étude fort intéressante sur une problématique, peu étudiée, de relations interethniques entre une communauté amérindienne du Choco et une communauté d'origine africaine, mettant en place différents rapports à l'espace et à l'identité. Didier de Laveleye ouvre plus amplement le dossier des sociétés « néo-amazoniennes » en nous démontrant que, dans ce contexte, les notions d'indigènes et d'ethnies s'effacent au regard des multiples métissages culturels et des re-créations identitaires spécifiques à l'Amazonie contemporaine.
Pour citer cet article
Référence papier
Françoise Grenand et Didier de Laveleye, « Introduction régionale », Civilisations, 44 | 1997, 110-114.
Référence électronique
Françoise Grenand et Didier de Laveleye, « Introduction régionale », Civilisations [En ligne], 44 | 1997, mis en ligne le 29 juin 2009, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/civilisations/1619 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/civilisations.1619
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