Introduction régionale
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1Les forêts tropicales humides africaines couvrent la majeure partie (1.900.000 km2) du Bassin congolais, inégalement réparties dans six pays : la Guinée Équatoriale, le Cameroun, le Gabon, le Congo, la République Centrafricaine et le Zaïre, Ces régions forestières sont habitées par près de 24 millions de personnes. Douze millions d'entre elles vivent en milieu rural, généralement au sein de petites communautés dispersées suivant une densité très faible (6,5 hts/km2 en moyenne), mais aussi dans des centres semi-urbains plus peuplés.
2Les populations rurales d'Afrique Centrale représentent une réelle mosaïque culturelle, linguistique et économique : près de 730 langues sont parlées et au moins cinq types d'économies sont pratiquées. Les essarteurs traditionnels, communément appelés agriculteurs sur brûlis, sont les plus nombreux (80 % de la population rurale). Ils pratiquent l'agriculture itinérante et, de façon complémentaire, la chasse, la collecte et la pêche ainsi que, dans certains cas, les cultures de rente (café, cacao, voire coton) ou l'exploitation minière artisanale. Les chasseurs-cueilleurs Pygmées et d'autres spécialistes, tels que les pêcheurs fluviaux, les pêcheurs maritimes et les agriculteurs-pêcheurs sont moins nombreux (sans doute 20 % de la population rurale). Quelle que soit leur économie, ces populations dépendent toutes des produits sauvages de la forêt, qu'elles pratiquent elles-mêmes la chasse, la collecte et la pêche, ou qu'elles se fournissent auprès de chasseurs-collecteurs ou de pêcheurs spécialisés.
3Les représentants d'une même ethnie sont souvent répartis dans plusieurs pays, au sein de villages exerçant des économies différentes. Ainsi, au Congo, les Bakota sont des essarteurs-exploitants miniers artisanaux dans certains villages et au Gabon, des essarteurs traditionnels. De même, les Bakwele de l'extrême sud-est du Cameroun exercent la pêche en eau douce associée à l'agriculture, la chasse et la collecte, alors qu'ils sont plutôt des essarteurs traditionnels dans le nord du Congo. Quant aux Pygmées, contrairement à une idée très répandue, ils ne représentent qu'une minorité de la population rurale (probablement 5 %) dispersée de l'Atlantique à la région des Grands Lacs, entre le 4ème parallèle nord et le 4ème parallèle sud. Ils sont représentés par de nombreux groupes linguistiquement différents et isolés les uns des autres. Par contre, ils sont étroitement associés, depuis des générations, à d'autres populations forestières, particulièrement les agriculteurs, avec lesquels ils partagent les habitudes culturelles et quelquefois la langue. Sociologiquement parlant, les Pygmées et leurs voisins agriculteurs constituent ainsi une entité.
4Mais qu'entend-on exactement par peuple indigène en Afrique Centrale ? Le critère ethnique étant peu représentatif et la seule minorité ethnique, les Pygmées, étant imbriquée dans le reste de la population, la définition est pour le moins malaisée. Ne considérer que les populations les plus anciennement implantées en milieu forestier (les Pygmées, en l'occurrence) signifierait que 95 % de la population rurale seraient exclus d'une telle définition du peuple indigène. Dans notre recensement sur La situation des peuples indigènes des forêts denses et humides (Bahuchet & al., 1994), nous avions pris le parti de ne considérer que les populations dépendant étroitement de l'écosystème forestier. Les critères économiques et ethniques n'étant pas des indices suffisants pour déterminer le degré de dépendance au milieu, nous avons retenu celui de la densité de population, compte tenu des deux cas extrêmes suivants : les chasseurs-cueilleurs traditionnels qui exploitent de très vastes territoires avec une densité de moins de 1 ht/km2 ; les agriculteurs installés aux carrefours commerciaux et qui exploitent un territoire figé, limité, avec une densité de plus de 50 hts/km2, la plupart des populations se situant entre ces deux extrêmes. Ainsi, le cadre de notre définition du peuple indigène ne concerne pas les groupes qui, au-delà de 50 hts/km2, ont rompu l'équilibre entre populations et ressources forestières. Suivant ce critère et d'après une estimation très globale, les peuples indigènes des forêts tropicales en Afrique Centrale représentent certainement trois millions de personnes dépendant étroitement des écosystèmes forestiers pour leur subsistance et leur bien-être.
Des économies symbiotiques aux économies spécialisées
5En général, les sociétés forestières d'Afrique Centrale s'inscrivent dans des complexes symbiotiques régionaux. Plus une société est spécialisée (pêcheurs spécialisés, chasseurs-collecteurs, agriculteurs), plus ses membres ont tendance à vendre ou à échanger ce qu'ils produisent et à se procurer auprès de leurs voisins ce qu'ils ne produisent pas. Partout, les essarteurs complètent leur alimentation par des denrées forestières suivant deux stratégies principales : soit qu'ils se les procurent auprès de groupes voisins, soit qu'ils se spécialisent eux-mêmes dans la chasse et la collecte et qu'ils augmentent le temps consacré aux activités forestières. Dans le Bassin congolais, les grands fleuves forment de vastes extensions marécageuses de forêt inondée ; ces niches écologiques particulières ont favorisé le développement de systèmes économiques spécifiques, comprenant des groupes de pêcheurs établis dans les îles au milieu des rivières et des pêcheurs-agriculteurs cultivant les terres alluvionnaires. Depuis très longtemps, ces zones sont caractérisées par des échanges symbiotiques régionaux et par la spécialisation des activités dans la pêche et dans les échanges commerciaux.
Les essarteurs traditionnels
6L'habitat des essarteurs traditionnels comprend un hameau de bordure de piste et des campements temporaires de chasse, de collecte et de pêche implantés sur le terroir de la communauté. L'aire d'exploitation forestière d'un hameau s'étend bien au-delà des parcelles cultivées et des jachères ; elle couvre plusieurs dizaines d'hectares de part et d'autre de la piste. Quoique l'agriculture fournisse l'essentiel de l'alimentation, le régime alimentaire des essarteurs dépend aussi des produits sauvages de la forêt, particulièrement en ce qui concerne l'apport en protéines. Le droit foncier coutumier porte à la fois sur les terres de culture (y compris les jachères) et sur le terroir forestier. Partout, de vastes forêts de chaque unité clanique ou lignagère forment un tout aux limites définies par des cours d'eau et des montagnes. En général, l'institution politique est peu centralisée et se confond avec la structure sociale : la parenté constitue le modèle de régulation des rapports sociaux et trace les limites au-delà desquelles les actions d'appropriation individuelle et de partage collectif sont en conflit avec les communautés.
Superficie des cultures vivrières chez des essarteurs traditionnels en Afrique Centrale
Ethnies |
Taille des villages |
Superficie agricole exploitée par femme/an |
Sources |
Boyela, Zaïre |
200 |
0,8 ha |
Sato, 1983 |
Fang, Cameroun |
70 à 600 |
0,5 ha |
Alexandre & Binet, 1958 |
Mbo, Zaïre |
50 à 400 |
0,5 ha |
Rösler, 1993 |
Mvae, Cameroun |
50 à 100 |
1 ha |
Dounias, 1992 |
Ntumu, Gabon |
250 |
Plus de 3 ha |
Ganyo 1985 |
Bakwele, Congo |
200 |
0,8 ha |
Guillot & Diallo, 1984 |
Bulu, Cameroun |
150 |
0,7 ha |
Santoir, 1992 |
Les chasseurs-cueilleurs1
- 1 Ce paragraphe a été rédigé en collaboration avec Serge Bahuchet (voir Joiris & Bahuchet. 1994)
7Les divers groupes Pygmées qui sont, en réalité, autant d'ethnies différentes, vivent traditionnellement selon une économie fondée sur la chasse et la collecte, c'est-à-dire basée sur l'exploitation de ressources naturelles, sans transformation du milieu par l'agriculture ou l'élevage. Actuellement, la plupart de ces groupes sont semi-nomades, en prise avec un processus de sédentarisation croissant. Leurs déplacements saisonniers s'effectuent toujours à l'intérieur d'une aire de forêt, territoires restreints aux limites définissables. Dans tous les cas, une des extrémités de ce territoire est le village des essarteurs avec lesquels les membres du camp effectuent des échanges. Cette aire de déplacement couvre de vastes superficies évaluées à 400 km2 pour un ensemble de trois à quatre camps Aka de République Centrafricaine [Bahuchet, 1992] et de 150 à 300 km2 pour les Mbuti, au Zaïre [Ichikawa, 1978]. Dans toutes les ethnies Pygmées, l'unité socio-économique est le campement. C'est à ce niveau que les activités collectives s'opèrent ; c'est aussi à ce niveau qu'ont lieu les partages et les distributions. Même pour les plus sédentarisés d'entre eux (comme les Kola/Gyeli du Sud-Cameroun), les familles conjugales rendent souvent visite à leurs parents vivant dans d'autres camps, pour des durées plus ou moins longues. L'organisation politique est de type acéphale, non hiérarchisée. Actuellement, on observe un peu partout une tendance à la fixation de l'habitat pendant une période longue de l'année (la moitié ou plus), dans des villages installés à proximité des routes. Cette sédentarisation saisonnière si l'on peut dire, ne s'accompagne pas nécessairement d'une adoption de l'agriculture comme activité de subsistance principale. Au contraire, l'attrait pour les activités forestières (chasse et collecte) reste le facteur de mobilité essentiel et l'agriculture n'est qu'une activité complémentaire. Cependant, les groupes Pygmées ne cessent pas d'entretenir des relations d'échanges avec les agriculteurs, plutôt que de développer leurs propres champs. Tous les Pygmées sont liés à des groupes d'agriculteurs, d'une manière personnelle et très étroite, depuis des siècles. Ces relations qui furent équilibrées pendant longtemps, sont potentiellement sources de conflits et d'inégalités dans un contexte de crise sociale et économique comme celui que vivent la plupart des pays équatoriaux actuellement. Il est néanmoins de première nécessité de tenir compte de ces relations ancestrales entre Pygmées et agriculteurs pour tout projet de développement tourné vers les Pygmées, sous peine d'échec et de désordres graves pour les gens mêmes que l'on cherche à aider. Ainsi, dans les projets tournés vers les Pygmées, il n'est pas certain qu'il soit opportun de poser en préliminaire une rupture des relations d'association avec les agriculteurs, comme on le croit souvent. Il semble préférable d'étudier des projets en considérant le couple Pygmées-agriculteurs.
Taille indicative de camps Pygmées
Ethnies |
Nbre huttes |
Nbre adultes |
Sources |
Mbuti |
12-15 |
30 |
Ichikawa, 1978 |
Efe |
8 |
< 20 |
Turnbull, 1965 |
Aka |
8 |
12 |
Bahuchet, 1992 |
Baka |
7 |
14 |
Vallois, 1947 |
Baka |
25 |
85 |
Joiris, 1989 |
Les populations ripuaires
8Un dernier groupe important du point de vue économique est celui constitué par les populations ripuaires, c'est-à-dire les habitants des rives des fleuves et des zones marécageuses qui associent la pêche spécialisée et l'agriculture d'appoint. Souvent, la superficie réduite des terres exondées provoque la concentration de l'habitat formant de grands villages composés de nombreux hameaux hétérogènes sur le plan lignager. Le développement des villes et des centres de commerce accentue ce processus. Dans ce contexte, la terre de culture fait souvent l'objet d'une propriété collective inaliénable (comme chez les essarteurs traditionnels) tandis que les pêcheries et les barrages peuvent relever d'une propriété individuelle très marquée.
De la modernité à l'acculturation
9Les populations indigènes d'Afrique Centrale sont très souvent confrontées à une exploitation forestière intense et quelquefois anarchique, en dehors des régions difficiles d'accès et de circulation comme le Nord-Est du Zaïre ou certaines zones en République Centrafricaine. Localement, des mines artisanales d'or, de diamant, provoquent un afflux d'orpailleurs, cause de désordres sociaux et économiques. Dans l'Ituri, la forêt commence à être envahie par des migrants Nande venant du Kivu, à la recherche de nouvelles terres agricoles. Dans les années 1990, la chute des cours du café et du cacao a entraîné des situations économiques dramatiques dans les régions où les paysans dépendaient de ces types de production. D'une manière générale, la création d'aires protégées est porteuse de danger pour les populations rurales, mobiles ou non, si les surfaces réservées pour leurs activités de subsistance sont calculées sur des bases trop faibles, en négligeant à la fois la nécessité de larges aires de parcours pour la chasse et la collecte et de grandes surfaces agricoles tenant compte de jachères longues. Au Cameroun, un projet de plan de zonage des terres visant à limiter la déforestation pour des causes agricoles au profit de l'enrichissement forestier ne laisserait aux usagers qu'une bande de cinq km de part et d'autre de la route [voir Joiris, ce volume]. Enfin, d'une manière générale, les politiques de sédentarisation et d'encadrement agricole des Pygmées des différents pays, soutenus par un lobby de nombreuses ONG et congrégations religieuses, contribuent et accélèrent un processus d'acculturation qui cause de lourds préjudices à ces populations.
10Les articles suivants traitent de l'agriculture itinérante sur brûlis et de l'impact de la création d'aires protégées sur les populations locales. L'essartage est envisagé par un agronome [Pauwel de Wachter] et par un ethnologue [Michael Rosier], tandis que le thème de la conservation est abordé dans une perspective anthropologique [Daou V. Joiris] et locale [Alfonse Mandjio Médébé].
Notes
1 Ce paragraphe a été rédigé en collaboration avec Serge Bahuchet (voir Joiris & Bahuchet. 1994)
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Titre | Types d'exploitation du milieu forestier en Afrique Centrale |
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URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/civilisations/docannexe/image/1605/img-1.png |
Fichier | image/png, 208k |
Pour citer cet article
Référence papier
Daou V. Joiris, « Introduction régionale », Civilisations, 44 | 1997, 38-43.
Référence électronique
Daou V. Joiris, « Introduction régionale », Civilisations [En ligne], 44 | 1997, mis en ligne le 29 juin 2009, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/civilisations/1605 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/civilisations.1605
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