Manigot Vincent, Universalité et surréalisme : le peintre Kitawaki Noboru (1901-1951) et les avant-gardes japonaises
Texte intégral
1Peintre japonais habituellement rattaché au surréalisme, et dont la période d’activité, assez courte mais très dense, s’étend du début des années 1930 à la toute fin des années 1940, Kitawaki Noboru (1901-1951) naît à Nagoya mais déménage très tôt à Kyoto, où il passera sa vie. À l’écart de l’agitation et des influences multiples de la capitale japonaise, il développe un travail artistique et théorique particulièrement singulier.
2Étudiant tôt les techniques picturales auprès de peintres reconnus, Kitawaki met entre parenthèses son activité l’année de ses vingt ans, pour y revenir une dizaine d’années plus tard et entamer une carrière alors qu’éclot le surréalisme au Japon ; c’est en fait plus largement la période qui voit apparaître dans l’archipel nombre de mouvements se réclamant des avant-gardes. À la suite des peintres Koga Harue (1895-1933) et Fukuzawa Ichirō (1898-1992), ou de Takiguchi Shūzō (1903-1979), poète et principal théoricien du mouvement au Japon, Kitawaki s’engage rapidement sur une voie à rapprocher du surréalisme. Comme ces derniers toutefois – certes à des degrés divers et bien que l’approche et les visées soient différentes – il prend rapidement ses distances du modèle original, non pas tant par rejet que par sentiment d’insuffisance : les théories d’André Breton ne sont pas moins dignes d’intérêt que d’autres, mais elles sont justement celles d’un surréaliste parmi d’autres, et se limitent plus largement à la pensée surréaliste, c’est-à-dire à un mode de réflexion et d’expression parmi de très nombreux autres, dont aucun ne saurait en aucun cas se suffire. Kitawaki entame ainsi bientôt une exploration artistique particulièrement singulière au travers de ses « peintures schématiques » (zushiki kaiga 図式絵画), qui visent à construire le modèle d’une réalité qui semble échapper à tout cadre et à toute tentative de compréhension. Artisan tout autant qu’artiste, son travail s’apparente à bien des égards à celui d’un cartographe.
3Les tentatives alors initiées par Kitawaki, et qui jusque dans ses derniers travaux se poursuivront de manière continue – malgré d’évidentes évolutions – se nourrissent des domaines les plus divers, sans véritable limitation temporelle, géographique, ni disciplinaire, puisqu’il emprunte à la philosophie (antique comme contemporaine, occidentale comme orientale), aux sciences (mathématiques, biologie ou chimie), aux théories portant sur la peinture, l’esthétique (Nakai Masakazu), la poésie (Matsuo Bashō), le théâtre (Zeami) ou le cinéma (Sergueï Eisenstein), ou encore à la religion. Ces influences se retrouvent dans ses œuvres, mais aussi ses écrits : il rédige en effet nombre de textes au sein desquels il développe les théories les plus diverses. À elle seule, son œuvre semble à même d’illustrer la richesse et le foisonnement que connurent les avant-gardes japonaises. À l’image de nombreux artistes de la même époque, japonais mais pas uniquement, il semble multiplier les expériences et faire feu de tout bois. Cependant, comme autant de faisceaux, toutes ces tentatives semblent bientôt tendre vers un même objectif : la définition d’une universalité au centre de gravité japonais.
4Cette question de l’universalité correspond chez le peintre à une tentative de parvenir à un dépassement de catégories qui font de moins en moins sens et dans lesquelles, d’une part, il ne se retrouve pas et se sent trop à l’étroit, et qui lui semblent d’autre part ne pas être à même de permettre à l’art de parvenir à ce à quoi il devrait tendre selon Kitawaki : un fonctionnalisme (kinōshugi 機能主義) aux possibilités illimitées. Ces catégories qu’il souhaite dépasser sont souvent des systèmes dualistes tels que l’opposition entre le local et l’universel, ou l’opposition entre cultures modernes ou contemporaines et cultures traditionnelles. La volonté de dépassement concerne également celles des catégories artistiques tout d’abord, et plus largement culturelles, mais aussi les catégories spatiales (local/universel) et enfin temporelles. Son intérêt pour les œuvres collectives, dont il donne quelques exemples, apparaît comme un moyen employé pour repousser encore un peu ce type de cloisonnement.
5Kitawaki rejette l’art pour l’art, et voit au contraire en lui des possibilités non pas décoratives mais transcendantales. L’art doit permettre ce qu’aucune discipline n’a jusqu’alors été en mesure de faire : comprendre le fonctionnement de l’univers et la place qu’occupe l’homme au sein de celui-ci. Nombre de tentatives ont cependant, au fil des siècles, été menées, et Kitawaki entend bien s’appuyer sur certaines d’entre elles : il s’agit de les combiner, comme il combinera sur la toile techniques et motifs, pour parvenir par le biais d’une sorte de savoir universel à résoudre ce qui n’a pas encore pu l’être. Une méthode, à bien des égards, scientifique.
6Malgré la singularité de son travail, Kitawaki a été très peu étudié jusqu’à la fin des années 1990, puisqu’une seule étude importante lui a été consacrée en 1968. Au Japon déjà, mais plus encore à l’extérieur du pays, c’est en fait plus largement le surréalisme japonais qui ne suscite pendant longtemps que peu d’intérêt. Kitawaki est resté très peu connu jusqu’à la fameuse exposition Le Japon des avant-gardes, 1910-1970 qui s’est tenue en 1986 à Paris, au Centre Pompidou, et qui marque un premier véritable tournant. À cette occasion, une quinzaine d’œuvres de Kitawaki, réalisées entre 1937 et 1951, sont présentées : il est donc, et de loin, le peintre le plus représenté de l’événement. Autre indice de l’importance que lui accordent les organisateurs de l’événement : il est alors le seul artiste d’avant-guerre à qui une salle est consacrée. À l’époque, quelques études paraissent qui traitent de Kitawaki et du surréalisme japonais, dont certaines sont aujourd’hui encore des jalons importants ; mais, en dehors du Japon, l’intérêt suscité de manière plus large par les avant-gardes japonaises porte en fait principalement sur les mouvements postérieurs à la Seconde Guerre mondiale (notamment le mouvement Gutai), et les artistes tels que Kitawaki retombent dans un relatif oubli. Toutefois, qu’une telle importance lui ait été accordée par les organisateurs de l’événement du Centre Pompidou met en lumière le fait que, parmi les spécialistes tout du moins, la valeur de son travail ne pose pas question, et qu’il doit figurer dans une exposition présentant à l’Occident la valeur artistique d’un Japon non plus antique ou prémoderne, mais cette fois bien moderne, « avant-gardiste » même.
7En 1997, le Musée d’art moderne de Tokyo (MOMAT) a organisé une importante rétrospective de l’œuvre de Kitawaki, qui a été l’occasion pour beaucoup de découvrir ce peintre. Outre les œuvres alors exposées qui y sont présentées, le catalogue de l’événement mentionne le titre de nombreux autres travaux disparus, dont les reproductions de quelques-uns sont même présentées. À ce titre, cet ouvrage constitue aujourd’hui encore un précieux outil de travail, et ce même si de très nombreuses œuvres n’y sont toutefois pas présentées. À l’époque de la rétrospective du MOMAT paraissent aussi diverses publications sur Kitawaki, ce qui pourrait constituer un deuxième pic d’intérêt pour son travail après celui du milieu des années 1980 et, depuis la fin des années 1990, plusieurs études ont abordé le peintre, principalement en japonais, mais aussi en anglais et, fait plus notable, en français. La plupart de ces études offrent cependant une image assez souvent semblable du peintre, qui s’appuie sur un découpage temporel de ses différentes périodes de création relativement étanche. À ce titre, le rôle du catalogue de l’exposition de 1997 est évident : précieux outil, il a également posé certaines conceptions qui semblent aujourd’hui aussi bien installées que quelque peu partiales. C’est tout particulièrement le cas du jugement porté au sujet de l’évolution de son travail.
8En effet, celui-ci est souvent présenté comme composé de quatre périodes distinctes. Du réalisme académique de ses débuts (1930-1936), le peintre passerait ensuite aux peintures d’inspiration surréaliste (1936-1939), puis à des « peintures schématiques » (1939-1945), et la fin de sa vie s’apparenterait enfin plus à une sorte de synthèse de ses différentes expériences, et une réflexion sur soi, qu’à un courant bien distinct (1945-1951). Ce découpage temporel peut dans les grandes lignes se justifier, mais il donne l’impression de périodes compartimentées, ce qui n’est pas le cas. Ainsi, les influences du surréalisme se feront sentir jusque dans plusieurs des dernières œuvres de Kitawaki, et l’on peut retrouver des échos de sa période d’apprentissage dans certaines toiles de l’après-guerre. Et c’est l’un des objectifs de cette étude, qui est de montrer que la carrière de Kitawaki, loin d’être faite de ruptures, s’inscrit bien au contraire dans une véritable continuité.
9Ce travail se donne deux ambitions principales, sous la forme des deux tomes qui le composent. La première est de présenter la question de la synthèse et de l’universalité dans le travail pictural, mais aussi écrit, de Kitawaki, et d’en exposer les principales manifestations. Pour ce faire, le premier volume est divisé en trois chapitres.
10Le premier, qui s’ouvre sur une courte biographie de Kitawaki, a pour objet de présenter les avant-gardes japonaises qui ont précédé l’arrivée du surréalisme au Japon, puis l’évolution de ce mouvement, d’abord dans la littérature, ensuite dans la peinture. Une telle étude n’existait pas en français, et c’est pourquoi ce travail préliminaire s’est imposé, afin de permettre de mieux comprendre l’œuvre de Kitawaki, difficile d’accès. L’accent est principalement porté sur le surréalisme japonais et offre, outre le travail du peintre, plusieurs présentations d’interprétations plus personnelles du surréalisme, à travers celui d’autres artistes. Une place importante est enfin réservée à la question de l’universalité et de la synthèse dans le domaine des avant-gardes, qui sous-tendent les réflexions de Kitawaki.
11Le deuxième chapitre a pour vocation de permettre de découvrir l’œuvre et la pensée de Kitawaki : l’objectif est de donner à voir et entendre le peintre et son œuvre. Pour ce faire, quatre articles écrits par le peintre et traitant de thématiques majeures dans son travail sont présentés, traduits et analysés. Plusieurs œuvres significatives et représentatives des « peintures schématiques » sont ensuite présentées et analysées. L’accent est notamment porté sur la question de la japonité chez les artistes japonais de cette époque, indissociable de la montée du nationalisme et de la politique expansionniste, depuis les années 1930 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Leur travail, plus précisément celui de Kitawaki, ne peut se comprendre sans une analyse plus large, mais aussi plus fine, du contexte sociohistorique.
12Enfin, le troisième chapitre précise la question de l’universalité chez Kitawaki, et les différentes tentatives mises en œuvre pour essayer d’y parvenir. Y sont présentées les diverses influences du peintre, et la manière dont il les a mêlées dans ses toiles comme ses écrits. Une place toute particulière est réservée à un point spécifique de son travail, majeur dans son œuvre et pourtant quasiment jamais abordé : celui de son rapport au vide pictural, du rôle que cette omniprésente absence, si visible, joue dans ses compositions. Vers la fin de sa carrière, l’intérêt du peintre s’éloigne en effet de plus en plus des motifs pour se porter sur le fond, ou plus justement encore sur la manière de combiner les quelques motifs peints sur le fond laissé vide – mais parfaitement agissant – de ses toiles.
13À cette première partie s’ajoute une seconde, sous la forme d’un volume annexe composé d’un catalogue des œuvres du peintre, auquel fait suite une liste des ouvrages cités par Kitawaki dans ses écrits, permettant de mieux appréhender les centres d’intérêt et influences qui étaient les siens. Malgré une courte carrière, la production de Kitawaki est conséquente, et ce sont environ 270 œuvres qui sont ici présentées : de celles-ci, environ un tiers a disparu, en grande partie durant la guerre, et ne subsiste parfois qu’un titre, parfois qu’une illustration. Pour chacune, on propose un maximum de détails (date de réalisation, technique, dimensions, localisation, etc.). Il s’agit à ce jour de la présentation la plus complète des œuvres du peintre. Ce travail permettra de mieux comprendre l’œuvre de Kitawaki comme un ensemble cohérent tendant dans une même direction, et donc plus comme une continuité que comme une suite de ruptures. Les deux parties de la thèse se répondent, puisque la partie principale renvoie souvent vers le catalogue des œuvres, qui lui aussi s’appuie sur des concepts développés dans la première partie.
14Précédemment évoquée, la conception de la peinture comme d’un art utilitaire, fonctionnel, n’est pas sans évoquer celle que développe Yanagi Sōetsu (1889-1961), initiateur du « mouvement des arts populaires » (mingei undō 民芸運動). Pour Yanagi, la qualité plastique des objets est déterminée par leur utilité, ce qu’il nomme « la beauté fonctionnelle » (yō no bi 用の美). Le titre d’un article que publie en 1943 Kitawaki en est d’ailleurs bien proche : « Kinōteki naru mono wa subete utsukushii » (Tout ce qui est fonctionnel est beau). Plusieurs des critères qui caractérisent le mingei se retrouvent à divers degrés dans la façon qu’a Kitawaki de concevoir son travail. Élevé à Kyōto, ville dont il souligne à maintes reprises le caractère traditionnel, Kitawaki vit, qui plus est, dans une partie de l’ancienne capitale particulièrement active sur le plan de l’artisanat traditionnel (dentō kōgei 伝統工芸). Artisanat traditionnel, dont le mingei est une composante, que Yanagi définit en 1928 dans Kōgei no michi (La voie de l’artisanat) de la manière suivante : « La beauté est l’expression de la fonction. Ce qui lie fonction et beauté, c’est l’artisanat traditionnel. » Sur la base d’une telle définition de la beauté, très proche de celle dont se réclame Kitawaki, il est permis de considérer la posture du peintre comme assez singulière : à mi-chemin entre celle de l’artiste, et celle de l’artisan.
15Et la fonction majeure qu’est appelée à jouer l’œuvre chez le peintre est celle d’une synthèse des cultures, des époques, des idées. Elle vise à offrir une universalité autre que celle, incomplète, vantée par l’Occident. Kitawaki propose quant à lui un modèle bâti sur le fond comme la forme sur une universalité sans véritable centre de gravité, mêlant Occident et Orient, antiquité et contemporain, ou encore sciences et art. Certes indissociables du contexte, ces tentatives se poursuivront et s’affineront même après-guerre. Comme beaucoup, il s’interrogera sur le rôle de l’artiste dans la reconstruction du pays, mais essayera cette fois surtout de donner aux spectateurs un rôle plus important encore que celui du créateur. Son décès précoce permet seulement d’imaginer quelles évolutions auraient encore pu connaître son travail.
Pour citer cet article
Référence papier
« Manigot Vincent, Universalité et surréalisme : le peintre Kitawaki Noboru (1901-1951) et les avant-gardes japonaises », Cipango, 25 | 2023, 365-371.
Référence électronique
« Manigot Vincent, Universalité et surréalisme : le peintre Kitawaki Noboru (1901-1951) et les avant-gardes japonaises », Cipango [En ligne], 25 | 2023, mis en ligne le 14 décembre 2023, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cipango/5746 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cipango.5746
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