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Mémoires et thèses

Clercq Lucien-Laurent, Transformations socioculturelles des Aïnous du Japon : rapports de pouvoir, violence et résistance aborigène à Hokkaidō

Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie soutenue sous la direction d’Augustin Berque (EHESS), 2017, 707 p.

Texte intégral

  • 1 L’appellation englobait également les îles Kouriles et Karafuto. Hokkaidō elle seule était désignée (...)

1Cette enquête d’ethnologie traite des rapports de pouvoir entre les Aïnous (Ainu アイヌ), la société et l’État japonais, et cherche plus particulièrement à décentrer le point de vue de la majorité concernant les Aborigènes et la conquête coloniale, en étudiant les transformations socioculturelles des Aïnous à travers la lente appropriation de l’île par le Japon. Elle privilégie, en étudiant les archives de l’histoire combinées aux données d’une ethnologie de terrain de plus de dix ans, ce que les Aïnous disent d’eux-mêmes et d’un passé marqué par le traumatisme de leur incorporation au corps national japonais après un long processus d’acculturation les ayant relégués au rang de minorité ethnoculturelle au statut encore précaire. Les historiographies japonaises et occidentales concernant la colonisation de l’ancienne île d’Ezo (Ezo-ga-shima1, 蝦夷ヶ島), se basant essentiellement sur le point de vue des conquérants, occultent par principe celui de ce peuple qu’elles qualifient parfois de disparu, et dont la subordination matérielle forcée avait déjà commencé bien avant, malgré la création d’un réseau de négoce remarquable.

2Ces archives et les données d’un travail ethnographique continu peuvent aider à mieux comprendre cette communauté et les événements ayant façonné les épisodes de son histoire et de celle du Japon, longues séquences de transformations de leurs organisations socioculturelles et politiques respectives. Depuis l’annexion d’Ezo, et la lente préparation qui la précéda, l’étude de cet ensemble de données éclaire sur les modes opératoires des deux temps de la gouvernementalité d’un pouvoir ayant cherché à les manipuler à des fins politiques, après les avoir réifiés. Cet essai d’ethnohistoire, s’inscrivant dans le champ plus spécifique de l’anthropologie de la violence en situation coloniale et postcoloniale (symbolique lorsqu’elle prend les traits ponctuels de la discrimination raciale ou du déni d’existence, ethnique durant la période de la loi de l’indigénat de 1899 et des expérimentations de l’anthropologie physique), cherche à prendre en compte l’historicité de sources bibliographiques et ethnographiques jusque-là peu étudiées tout en se basant sur un travail de terrain de première main auprès des Aïnous, afin de nuancer la production d’une histoire du pouvoir exclusivement basée sur les discours de l’État, tendant à minimiser le fait aïnou au point de le rendre anecdotique, voire absent de l’histoire du pays. Les Aïnous apparaissent en effet comme les créateurs et les détenteurs d’une historicité que l’on a longtemps voulu leur nier pour mieux les déposséder.

3Loin d’être restée passive face à ces bouleversements, la communauté aïnoue se caractériserait plutôt par une valorisation de la combativité et une forte capacité de résistance à travers certaines figures héroïques (chefs de guerre d’antan, artistes, écrivains et militants d’aujourd’hui), malgré les tentatives d’acculturation à répétition auxquelles elle a dû faire face. De plus, la création d’un statut concernant l’indigénat aïnou dans une nation se pensant monoethnique nous semble annoncer une volonté de conceptualiser des structures coloniales, appliquées et modifiées ensuite dans les autres territoires annexés. Enfin, à travers son exploitation académique en tant que sujets de l’anthropologie physique japonaise à ses débuts, elle semble avoir joué un rôle non négligeable dans la constitution des nouveaux savoirs du Japon moderne importés de l’Occident.

4Luttant éperdument pour se libérer du carcan de la loi de l’indigénat et de la violence socioculturelle et académique en renversant à leur avantage les stéréotypes d’êtres primitifs fusionnés avec la nature, les Aïnous sont parvenus patiemment à intégrer le réseau international du militantisme autochtone, en élaborant un vaste programme de réinvention culturelle axé sur les grands principes de l’autochtonie. Depuis leur reconnaissance en 2008 en tant qu’Aborigènes du Japon, ils tentent de se positionner aujourd’hui à l’époque critique de l’Anthropocène, à l’instar de nombreux peuples aborigènes, comme les gardiens de leurs milieux menacés par une croissance globalisée effrénée reposant sur le profit économique, sans pour autant avoir recours au nationalisme ou au repli identitaire. Ces analyses cherchent à apporter un éclairage nouveau sur leur pensée et ces stratégies en phase avec leur temps et d’une grande contemporanéité que les Aïnous sont parvenus à élaborer malgré un contexte défavorable, pour répondre et réagir aux transformations socioculturelles qui les ont traversés jusqu’à ce jour.

5Ainsi, cette thèse d’un volume, comprenant une introduction générale, huit parties constituées de seize chapitres, une conclusion, un double glossaire (japonais/aïnou) et un index, est un essai ethnohistorique cherchant à présenter une histoire socioculturelle des Aïnous de leur point de vue, et non plus des colonisateurs japonais, des observateurs shamo (シャモ, terme vernaculaire aïnou désignant les wajin, 和人, les Japonais non autochtones d’origine), ou étrangers. Il décrit notamment les rapports de domination exercés par la société japonaise sur les Aïnous et la résistance que ces derniers lui ont opposée. L’étude des relations particulières entre les deux groupes montre rapidement qu’elles s’inscrivent largement dans le type de celles existant entre colonisateurs et colonisés : les Aïnous, dénués des moyens démographiques et techniques nécessaires pour repousser la violence de cette colonisation massive, n’ont pas pu contrôler l’équilibre des rapports, pendant ou après la conquête. Cette thèse s’interroge donc sur les stratégies élaborées par les Aborigènes pour faire face à ces bouleversements de tout ordre : sont-ils vraiment restés passifs devant cet effacement généralisé d’eux-mêmes et la naissance de cette figure nouvelle de la japonité hokkaïdoise ? Ou bien se sont-ils transformés eux aussi à l’instar de leurs concitoyens, notamment par le biais d’une hybridation culturelle, comme le laisse à penser leur reconnaissance tardive en tant que peuple autochtone du Japon le 6 juin 2008 ?

6Les réponses originales aux problèmes que leurs communautés rencontrent, immergées dans un monde moderne complexe, sont ainsi abordées dans ce travail. Sa principale difficulté, réside dans la transition d’une histoire ancienne à une histoire contemporaine, sensible politiquement et en train de se faire, selon une perspective anthropologique s’appuyant sur une ethnographie du quotidien. Pour aborder cette étude sur le temps long, la thèse adopte donc une approche diachronique et pluridisciplinaire. Tout d’abord, afin que le Japon puisse annexer pleinement ce territoire, il a fallu auparavant contester à ces habitants les plus anciens leur statut d’autochtones, autour de fervents débats académiques cherchant également à démontrer que leurs origines étaient différentes de celles des Japonais wajin (chapitre un). Cette affirmation sera au cœur de l’émergence du savoir anthropologique insulaire, conférant aux Aïnous une place essentielle dans la réflexion des Japonais. En se définissant par rapport à eux en une opposition constante, ils les ont rendus indispensables à ces constructions identitaires. L’accent avait déjà été mis dans les premiers temps de la rencontre sur leur altérité supposée comme absolue, en développant un imaginaire les concernant oscillant entre une vaste fantasmagorie et un genre pictural appelé ainu-e (アイヌ絵, chapitre deux), soutenant en filigrane le système féodal les obligeant à rendre hommage aux figures de l’autorité shogounale par l’apport de tributs durant des cérémonies particulières appelées omusha (オムシャ) et uimam (ウイマム, chapitre trois). Si celles-ci furent longtemps les conditions obligatoires du négoce dans les lieux prévus à cet effet, il n’en demeure pas moins que des insurrections armées d’envergure (guerre de Koshamain en 1457, guerre de Shakushain en 1669, insurrection de Kunashiri-Menashi en 1789) tentèrent à plusieurs reprises de briser ces contraintes socioéconomiques lorsqu’elles devenaient insupportables. La transformation progressive des places de commerce (akinaiba, 商場) lors du développement des basho ukeoi seido (場所請負制度, littéralement « postes de commerce sous contrat ») en de vastes exploitations piscicoles ou forestières, montre comment l’économie préindustrielle de l’époque Edo a mis sur pied des mécanismes d’exploitation économique sévère. Elles devinrent en effet de véritables lieux de travaux forcés pour les Aïnous (chapitre quatre).

  • 2 Poème épique de la littérature orale aïnoue racontant les exploits des héros humains. Le terme vari (...)

7Après l’ultime défaite de 1789, signant l’arrêt des oppositions militaires au pouvoir japonais, on tenta cette fois de les civiliser et de les assimiler en gommant tant bien que mal les aspérités de la différenciation ethnoculturelle : il fallait rapidement mettre un terme définitif à l’insatiable appétit de conquête des Russes dans la région en affirmant que les habitants des territoires du Nord étaient tous japonais. On opta pour le passage au contrôle direct d’Ezo, s’accompagnant également de mesures politiques sans précédent, dont une nouvelle médecine sponsorisée par le shogounat, touchant à son apogée avec la vaccination des Japonais installés dans l’île, mais aussi des Aïnous décimés par les maladies apportées par les colons (la variole en particulier, tennentō, 天然痘) et la promiscuité forcée dans les pêcheries. Ces campagnes d’immunisation médicale marquèrent la volonté assimilationniste de l’État et le début de la période moderne japonaise (xviie-xixe siècles). Les répercussions sur l’autonomie des Aïnous furent sérieuses, car il était urgent pour la nation de les assimiler sans plus attendre, afin de consolider les marges de ce nouvel État moderne en création. Les conceptions culturelles aborigènes de la maladie, étroitement liées au savoir traditionnel, en furent bouleversées, fragilisant considérablement un équilibre déjà chancelant entre les deux sociétés (chapitre cinq). Les débuts officiels de la colonisation se firent sous les directives du Kaitakushi (開拓使), bureau chargé de ce grand projet, optant pour l’acquisition des techniques modernes de l’Occident et de vastes campagnes d’encouragement à l’immigration à travers tout le pays. Les Aïnous quant à eux, dont la plupart avaient sombré dans une misère éprouvante, imputèrent la cause de leurs tourments à la dégradation des relations qu’ils entretenaient avec leurs dieux, comme le montre leur littérature orale (yukar2). Les kamuy (カムイ) étaient partis en les abandonnant à leur triste sort, puisqu’ils n’étaient pas arrivés à remplir leurs obligations animistes vis-à-vis de la nature. Leur rôle culturel de « gardiens de la nature » ne fonctionnant plus, l’écosystème traditionnel fut presque totalement détruit, en parallèle au dépérissement sémantique des rites religieux, qui ne tardèrent pas à se figer face à la toute puissante entreprise de rationalisation du monde moderne (chapitre six).

8Cette abrasion des hommes et d’Ainu Moshiri (アイヌモシリ, la Terre des hommes) fut accélérée par la création du Secrétariat d’État à Hokkaidō, le Dōchō (道庁), bientôt doté d’un appareillage permettant cette fois le décollage définitif et la pérennité de la colonisation. Durant ce processus, les colonies pénales et la création des bagnes shūjikan (集治監, en activité de 1879 à 1903) permirent de remplacer la main-d’œuvre aïnoue, sans toutefois jamais apparaître comme une possibilité vraisemblable de peuplement à grande échelle, dont les sociétés de colonisation spécialement créées à cette occasion avaient la charge. Corvéable à souhait, cette manne de prisonniers disparaissait facilement après avoir été utilisée jusqu’à la corde. La transformation de l’île en territoire japonais s’acheva avec les premiers succès de la culture du riz à grande échelle, denrée que les Aïnous prisaient déjà au moins autant que leurs voisins immédiats. Difficilement accessible à la majorité d’entre eux, sa production à grande échelle une fois lancée engendra néanmoins un bouleversement de leurs habitudes alimentaires, accélérant de fait la « japonisation » de leur alimentation et une dévalorisation des mets traditionnels (chapitre sept).

9La mise en place des premières politiques officielles visant à contrôler presque tous les aspects de la vie des Aborigènes se poursuivit alors par des tentatives de conversion au bouddhisme, d’assimilation par le biais d’écoles spécialement pensées pour les enfants aborigènes (kyūdojin gakkō, 旧土人学校) mais empêchant en définitive leur assimilation, et par de nombreuses relocalisations forcées, doublées de véritables désastres écologiques comme la disparition du loup d’Ezo (Ezo ookami, 蝦夷狼), bientôt éradiqué du paysage hokkaïdois et de la mythologie insulaire. Enfin, pour mieux cerner le processus colonial japonais et les stratagèmes que l’État inventa pour contrôler les Aïnous, l’analyse de la loi de protection des Aborigènes de Hokkaidō (Kyūdojin Hogohō, 旧土人保護法), votée en 1899, souligne les préjudices profonds qu’elle engendra à l’encontre de ceux auxquels elle était destinée sans parvenir jamais à les assimiler (chapitre huit).

10À partir de cette date, un processus de « racialisation » systématique de l’ethnie aïnoue, parangon de l’altérité, s’accompagna d’un acharnement scientifique et d’exactions à leur encontre. Décrétée comme une race mourante (horobiyuku minzoku, 滅び行く民族), elle devint alors un sujet d’études académiques, prisonnière d’un cortège d’images stéréotypées générées à dessein par l’aïnologie occidentale et japonaise de 1912 à 1945, dont les séquelles perdurent encore aujourd’hui (chapitre neuf).

11Durant cette période, des débats concernant les politiques d’éducation à adopter en faveur d’une implacable assimilation (dōka, 同化) mettent en exergue la prédominance d’une idéologie impériale, dont l’appétit ne tarderait plus à se tourner bientôt vers d’autres peuples. Pourtant, loin d’être restés passifs face à l’appareillage idéologique cherchant à les faire disparaître, les Aïnous, malgré une paupérisation dramatique, conceptualisèrent les prémices de l’activisme autochtone en tentant de s’accommoder notamment des expositions coloniales, étendards de cette politique, pour en tirer quelques avantages. On voit comment ils ont été perçus par la société japonaise en général, notamment à travers cette « visibilisation » des stéréotypes comme le « zoo humain » du hall de l’Humanité (Gakujutsu jinruikan, 学術人類館) de l’exposition universelle d’Osaka de 1903, renforçant par contraste l’identité japonaise elle-même (chapitre dix).

12Face à ces contraintes, c’est durant la démocratie de Taishō (1912-1926) qu’une conscience identitaire et un sentiment d’appartenance ethnique croissants se consolidèrent à travers les principales figures des mouvements socioculturels aïnous (missionnaires, instituteurs et poètes). Une transformation cruciale de la littérature orale traditionnelle en des formes écrites contemporaines fidèles à la langue japonaise s’opéra autour d’une poignée de jeunes écrivains bilingues, notamment Yaeko Batchelor (バチェラー八重子 1884-1962), Iboshi Hokuto (違星北斗 1901-1929) et Nukishio Kizō 貫塩喜蔵 1908-1985), fortement influencés par la poétesse Chiri Yukie (知里幸恵 1903-1922). Le militantisme de ces essayistes fut l’une des premières formes de la résistance politique qui allait inspirer toute une génération de jeunes Aïnous, dont beaucoup étaient issus de l’embryon de classe moyenne aborigène, né du très petit nombre de réussites économiques agricoles (chapitre onze).

13La création de l’association Hokkaidō Ainu Kyōkai (北海道アイヌ協会) en 1930 confirme la naissance d’une élite socioculturelle et économique autochtone cherchant dès son émergence à fédérer les communautés disséminées à travers l’île, en inventant une première union politique à grande échelle. Son but était de faire supprimer la loi de 1899, perçue comme un frein aliénant à l’amélioration des conditions de vie de l’ethnie. Sous sa pression, une première révision de la loi en 1937 n’apporta cependant que de maigres satisfactions. Dès lors, ils n’eurent de cesse de concentrer tous leurs efforts pour la faire abroger. Considérablement affaibli après la fin de la Seconde Guerre mondiale et la défaite japonaise, le gouvernement s’engagea sous la tutelle américaine dans de profondes transformations qui touchèrent également les Aïnous. Une réforme agraire lourde de conséquences pour eux (Jisakunō sōsetsu tokubetsu sochi hō, 自作農創設特別措置法, Loi spéciale de 1946 pour la création des propriétaires agricoles, rendant obligatoire la vente des terrains dont les propriétaires étaient absents à des prix minimaux aux fermiers les exploitant jusque-là) conduisit à une perte de l’aura de l’association, impuissante à s’y opposer, et à une fragilisation encore plus intense de la communauté. Dans la mesure où les terres aïnoues étaient pour beaucoup louées à des fermiers wajin, à travers les coopératives privées, et que beaucoup d’Aïnous travaillaient loin de chez eux en tant que journaliers, une importante partie des meilleures terres garanties par la loi de l’indigénat tomba dans la catégorie de cette redistribution (chapitre douze).

14C’est dans ce contexte, alors que le Japon entrait dans une formidable période de croissance économique de 1952 à 1990, qu’ils tentèrent d’en bénéficier à leur tour, par le recours à un artisanat et un ethnotourisme s’articulant autour d’expressions socioculturelles particulières. Pérennisant l’émergence d’une classe moyenne plus nombreuse, tout en renforçant les bases du militantisme autochtone, cette nouvelle forme de tourisme dans les villages aïnous (kankō kotan, 観光コタン) se développa à travers un processus de revalorisation de la culture aïnoue centrée sur des pôles ethno-identitaires régionaux, soutenue par la vente d’objets de tous types. L’analyse de la folklorisation contemporaine de la culture des Aïnous par eux-mêmes montre comment se partagent le mercantilisme et l’affirmation d’une identité toujours vivace dans des manifestations autant destinées à un public extérieur qu’à la consolidation d’un sentiment d’appartenance à un monde traditionnel évanescent (chapitre treize).

15S’inscrivant dans une longue tradition de négoce, l’artisanat autochtone accompagnait déjà depuis le début du xixe siècle la vente des produits issus de la pêche et de la chasse. Il commença alors à opérer une transformation progressive, en un complément du tourisme hokkaïdois dans son ensemble. La production en série de cet artisanat de plus en plus codifié, issu des pôles ethnotouristiques, a également permis l’émergence d’un art primitif, dont les représentants les plus talentueux, Sunazawa Bikky (砂沢ビッキ 1931-1989) et Fujito Takeki (藤戸竹喜 1934-) en tête, donnèrent au genre ses lettres de noblesse, tout en amplifiant la flamme du militantisme autochtone (chapitre quatorze).

  • 3 Nous empruntons la traduction du néologisme Blackamerican à l’écrivain américain francophone Eddy L (...)

16Simultanément à ces développements, l’intensification de l’activisme politique s’est restructurée autour des mutations socioculturelles que traversait l’ethnie. Vers le milieu des années 1960, un important mouvement s’est engagé dans un effort de reconstruction et de protection de l’identité aïnoue et de son histoire, en s’inspirant en partie des expériences amérindiennes et noir-américaines3, marquant son insertion croissante dans un réseau international afin de se désenclaver de son isolement japonais et faire pression sur le gouvernement (chapitre quinze).

17Cette reformulation de l’identité s’est faite à travers l’établissement d’un calendrier des événements socioculturels et par la construction de nouveaux marqueurs identitaires fonctionnant selon une logique segmentaire, cherchant à valoriser la culture aïnoue dans un effort constant de réappropriation ethnohistorique, sans gommer les particularismes des tribus. Ainsi, de nombreux drames marquant l’histoire aïnoue ont été réinterprétés stratégiquement pour être célébrés comme des actes fondateurs de bravoure et de résistance à l’oppression, lors de grandes cérémonies annuelles : interdiction de la pêche au saumon (Ashiri chiep nomi, アシリチエプノミ, célébration commémorant le retour du kamuy saumon à Sapporo), défaite du héros Shakushain (Shakushain hōyōsai, シャクシャイン法要祭, célébration mémorielle de Shakushain à Shizunai), exécution des martyrs du Cap Nokkamappu (Nokkamappu icharupa, ノッカマップイチャルパ, cérémonie icharupa du Cap Nokkamapu), profanations et vols des ossements des ancêtres par les professeurs des universités du pays (Hokkaidō daigaku ainu nōkotsudō icharupa, 北海道大学アイヌ納骨堂イチャルパ, cérémonie icharupa de l’ossuaire aïnou de l’université de Hokkaidō). Ils ont servi de levier à l’action ethnopolitique pour intensifier la pression sur le pouvoir étatique et obtenir finalement le 6 juin 2008 le statut de peuple autochtone si longtemps refusé, tout comme l’abolition de la loi de l’indigénat. Riches des enseignements du passé et de l’activisme autochtone international dont ils se sont faits les représentants lors du Sommet des peuples autochtones à Hokkaidō en 2008 (Senjūminzoku samitto Ainu Moshiri, 先住民族サミットアイヌモシリ), les Aïnous d’aujourd’hui et de demain, après s’être réinventés, cherchent à se positionner désormais, non sans difficulté, en tant que gardiens de la nature et du milieu hokkaïdois (chapitre seize).

  • 4 Naepels Michel, 2013, Conjurer la guerre. Violence et pouvoir à Houaïlou (Nouvelle-Calédonie), p. 2 (...)

18Cette thèse cherche ainsi à saisir de quelle manière ces hommes à l’origine d’une culture animiste unique et de rapports socioculturels régionaux d’une grande richesse, s’étant d’abord insérés dans des réseaux tribaux locaux puis des « économies-mondes4 » détruites par le pouvoir colonisateur, ont fait face, avec une combativité sans faille, à une logique étatique implacable cherchant à les aliéner par le travail forcé sédentaire, puis à les assimiler d’un bloc pour mieux les effacer d’une histoire pourtant commune. Ceux-ci, par le biais de réponses originales individuelles et collectives, articulées autour de différentes temporalités, ont combattu cette violence par des types divers de mobilisation (guerrière, militante, littéraire, culturelle, rituelle, associative, politique) dont la plus récente est celle pour l’obtention et l’application des droits autochtones, par l’intermédiaire d’une nouvelle loi conforme à leurs attentes. En effet, s’ils sont désormais officiellement les membres du peuple aborigène du Japon, ils ne disposent toujours pas des droits concrets découlant de ce statut. En mêlant des sources hétérogènes, les archives historiques et une ethnographie de proximité, nous avons tenté de mieux cerner l’imbrication et le poids du politique et de la violence dans les transformations socioculturelles, afin de contrebalancer la vision officielle de la colonisation de Hokkaidō, qui n’a jamais été une terra nullius. Les Aïnous n’ont cessé de lutter contre la dépossession matérielle et identitaire, et de développer des stratégies complexes pour faire entendre leurs revendications sur les scènes locales, nationales et internationales, allant jusqu’à créer le premier Sommet des peuples autochtones sur leurs terres natales en 2008. Les Aïnous, revendiquant une identité nouvelle de par son hybridation culturelle, comme bon nombre de leurs compagnons aborigènes, montrent à l’heure de la mondialisation et d’une uniformisation effrénée de l’humanité, qu’il est possible de valoriser la diversité culturelle en encourageant le développement de nouvelles formes de gouvernance locale, en étroite relation avec les milieux et les écosystèmes des peuples premiers, dont beaucoup continuent à être menacés. Ils n’en poursuivent pas moins leur combat contre la violence étatique et une discrimination aux multiples facettes. Elles sont la cause des querelles intestines tenaces vrillant les communautés, empêchant la bonne conduite de projets communs d’émancipation, symptômes chroniques ne relevant pas d’une quelconque spécificité socioculturelle aïnoue, mais plutôt des structures inégalitaires paternalistes postcoloniales perpétrant la croyance en une société monoculturelle obsédée par l’authenticité. Face à cette situation oppressante, l’instrumentalisation par une caste bureaucratique et la privation de droits fonciers, l’un des grands défis de demain pour les Aïnous sera de parvenir à s’unir et à parler d’une voix commune pour dépasser ces stratégies cherchant à les diviser toujours un peu plus. À cette fin, le soutien d’autres communautés autochtones solidaires, passées maîtres dans la réconciliation communautaire et dans l’art de déjouer ces processus coloniaux cherchant à fragmenter les minorités, serait un atout considérable.

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Notes

1 L’appellation englobait également les îles Kouriles et Karafuto. Hokkaidō elle seule était désignée du nom d’Ezo chi, la terre des Ezo (蝦夷地).

2 Poème épique de la littérature orale aïnoue racontant les exploits des héros humains. Le terme varie selon les communautés (sakorpe, yaierap ou hauki à Sakhaline).

3 Nous empruntons la traduction du néologisme Blackamerican à l’écrivain américain francophone Eddy L. Harris.

4 Naepels Michel, 2013, Conjurer la guerre. Violence et pouvoir à Houaïlou (Nouvelle-Calédonie), p. 257.

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Pour citer cet article

Référence électronique

« Clercq Lucien-Laurent, Transformations socioculturelles des Aïnous du Japon : rapports de pouvoir, violence et résistance aborigène à Hokkaidō »Cipango [En ligne], 25 | 2023, mis en ligne le 25 janvier 2024, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cipango/5741 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cipango.5741

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