Amandine Thiry, Le tribut des temps troubles. La justice face aux homicides attribués à la « Résistance » dans l’arrondissement judiciaire de Mons (avril 1943-novembre 1944)
Amandine Thiry, Le tribut des temps troubles. La justice face aux homicides attribués à la « Résistance » dans l’arrondissement judiciaire de Mons (avril 1943-novembre 1944), Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, coll. « Histoire, justice, sociétés », 2015, 230 p., ISBN : 2-87558-436-7
Texte intégral
1Cet ouvrage issu d’un mémoire de maîtrise en histoire soutenu en 2013 bénéficie d’emblée d’une préface des deux promoteurs de cette recherche (Jonas Campion, Xavier Rousseaux) qui en pose clairement les enjeux. Servie par un plan efficace en trois parties, cette belle étude revisite la question hautement sensible des homicides attribués à la « Résistance » dans une séquence chronologique qui couvre à la fois la fin de l’occupation et la libération en Belgique. S’appuyant sur un remarquable corpus de sources judiciaires, toujours analysées de manière scrupuleuse par l’auteure, l’étude porte sur l’arrondissement judiciaire de Mons au sein du Hainaut. Le choix de cet espace, au cœur de la Wallonie, se révèle particulièrement pertinent pour l’objet de la recherche si l’on en juge par ses caractéristiques : région industrielle (charbon, métallurgie), population ouvrière majoritaire, bonne implantation du parti ouvrier belge (POB) avant-guerre, zone de résistance armée parmi les plus actives du pays sous l’occupation, « front » majeur de tensions entre collaborationnistes (rexistes) et résistants, paupérisation facteur de banditisme au sortir d’années noires aussi sur le plan économique et social… Ce cadre étant posé, ce livre présente un intérêt manifeste dans au moins trois directions.
- 1 Lowe Keith, L’Europe barbare 1945-1950, Perrin, 2013 [1re éd. anglaise 2012].
2Le choix de la période d’abord, puisqu’il s’agit de saisir « des temps troubles » ou encore « les turbulences de la Libération » c’est-à-dire un temps très particulier marqué à la fois par la fin de l’Occupation, la Libération, la difficile transition sociale et politique de la guerre à la paix mais aussi vers la démocratie. Un temps de brutalisation et de radicalisation qui est commun alors à toute l’Europe avec des intensités variables1. À l’aube de temps nouveaux, nuit et jour se confondent encore fréquemment contribuant à l’extraordinaire confusion qui règne alors au sein de nombreux territoires libérés autour des frontières mouvantes du lent retour à la légalité. Signe de ce temps confus marqué par d’importantes zones d’ombre, si difficiles à saisir pour l’historien·ne, la Belgique connait une flambée d’homicides sans précédent en 1943-1944 (p. 25). Si le phénomène était déjà perceptible avec une bien moindre intensité au sortir de la Grande Guerre, il atteint ici des sommets restés inégalés depuis. Un phénomène particulièrement net dans la région de Mons avec plus de 228 homicides attribués à la « Résistance » enregistrés dans 63 des 145 communes dont 177 (77 %) entre juin et septembre 1944 (p. 42). L’étude nous plonge donc au cœur d’un épicentre de cette sortie de guerre violente où l’été 1944, à l’instar de la France, apparaît comme l’été de tous les dangers.
3L’entrée par le judiciaire constitue sans nul doute la seconde plus-value de l’analyse proposée. Alors que beaucoup d’historien·ne·s s’arrêtent aux seules affaires jugées, la centralité accordée à l’enquête judiciaire (chapitre 2) ouvre de nombreux horizons. Elle permet d’emblée de saisir des enjeux différents selon deux moments. Sous l’occupation d’abord, le traitement judiciaire réservé à ces affaires attribuées à la « Résistance » questionne les relations entre administration militaire allemande et autorités belges restées en place (secrétaires généraux, magistrature notamment) constituant un « perpétuel point de friction » (p. 82) non sans tentatives d’ingérence, y compris des polices supplétives rexistes (p. 138-144). À la Libération, dans une période où le monopole de l’autorité et de la force publiques est fréquemment contesté, le sort réservé aux dossiers incriminant des résistants revêt alors un double enjeu de régulation et de légitimation. Dans les deux cas, on ne peut être que frappé par le rôle clé dans le dispositif judiciaire du procureur du roi, marqué ici par la personnalité remarquable de Maurice Schmit en fonction à Mons de 1930 à 1962. Un rôle déterminant dans l’orientation des affaires qui n’est pas sans rappeler la fonction de commissaire du gouvernement en France qui, au même moment, conditionne le bon fonctionnement de l’épuration judiciaire. Sous cet angle, les pages consacrées aux motifs des classements intervenus après la libération (59 dossiers) sont aussi riches d’enseignements sur les conditions d’une sortie de guerre au cœur d’une société en épuration. On y mesure alors tout le poids du « on dit » et des « mauvais renseignements » recueillis sur la victime. Comme souvent, dans l’immédiat après-Libération, on observe que la parole du collabo ou présumé tel est délégitimée, l’opinion moyenne couvrant assez largement les violences perpétrées contre eux. Nombre d’enquêtes se heurtent alors à « un mur de silence » (p. 146) qui ne sera parfois rompu que beaucoup plus tard, comme en témoigne en France la récente publication du roman-enquête de Grégoire Kauffmann (Hôtel de Bretagne, Flammarion, 2019).
- 2 Capdevilla Luc, Les Bretons au lendemain de l’Occupation : imaginaire et comportement d’une sorti (...)
- 3 Bergère Marc, L’épuration en France, Paris, PUF/Humensis, coll. « Que sais-je ? », 2018.
4Le troisième apport majeur de l’étude réside dans l’analyse sociologique au ras du terrain des protagonistes des affaires entre portrait de groupe (les 209 « victimes » comme les 295 exécutants ou complices identifiés) et étude de cas. On est alors frappé par la place des femmes, surreprésentées parmi les victimes (46 %) mais marginales chez les exécutants (1 %, soit 4 femmes/295). Une approche genrée qui confirme qu’en Belgique aussi, l’épuration est « une affaire d’hommes » dont les femmes constituent l’une des cibles spécifiques. La typologie précieuse des faits reprochés (p. 162-169), si elle recense bien 1/3 de collaborateurs avérés parmi les victimes des homicides, révèle surtout l’ampleur de la zone grise des représentations de la collaboration en ces « temps troubles ». Entre les simples « suspects » ou accusés de collaboration, les « enrichis » ou « nantis », les éléments « gênants » de la résistance (imprudent « trop bavard », agent double, authentique « bandit » parfois) sans oublier quelques règlements de compte plus personnels, on embrasse ici tout l’éventail de la figure du traître ou du stéréotype du collabo à la Libération. Une zone grise renforcée par le fait qu’après enquête, une petite moitié seulement des exécutants (137/295) appartient de manière avérée à un mouvement de Résistance (p. 177) et en particulier ici dans le Hainaut aux Partisans armés ou à l’Armée secrète. Comme souvent, on y constate donc la capacité de l’épuration « de voisinage »2 ou « au village »3 à se travestir dans la complexité des relations sociales. Le cas de l’exécution du juge d’instruction Dupont-Lacroix le 8 novembre 1944 devant son domicile se révèle dès lors exemplaire (p.179-204) de toutes les tensions qui traversent la société locale : « dictature généralisée de la suspicion », concurrence entre autorités de droit (représentants de l’État) et autorités de fait (issues de la Résistance) en matière d’ordre public, conflits sociaux entre classes populaires et élites, défiance entre Résistance et magistrature, peur d’une « 5e colonne » fasciste ou collaborationniste… Une peur réelle ou fantasmée des représailles qui ne fait que prolonger le climat « de terreur contre terreur » (p. 55) des derniers mois de l’occupation. Une spirale de violences antagonistes entre résistance armée et bandes « rexistes » (Cheron, Duquesne) responsable pour large partie de l’escalade et de la flambée d’homicides constatées. Une étude de cas qui débouche in fine sur une justice impossible en 1952-1953.
5Voilà donc un livre riche de nombreux enseignements et qui s’empare avec succès d’un sujet difficile ce qui, en soi, est déjà une performance pour un premier travail de recherche. On relèvera par ailleurs que l’étude s’achève sur un constat d’insatisfaction générale qui, hier comme aujourd’hui, semble dans de nombreux pays être le sentiment le plus partagé à l’égard de l’épuration. Sans nul doute, ce sujet lourd reste de part et d’autre porteur de séquelles mémorielles qui resteraient à développer. Il en va de même du poids de la mémoire de la Grande Guerre et de sa première épuration comme Amandine Thiry le suggère d’ailleurs à plusieurs reprises (p. 38, 44, 163).
Notes
1 Lowe Keith, L’Europe barbare 1945-1950, Perrin, 2013 [1re éd. anglaise 2012].
2 Capdevilla Luc, Les Bretons au lendemain de l’Occupation : imaginaire et comportement d’une sortie de guerre 1944-1945, Rennes, PUR, 1999.
3 Bergère Marc, L’épuration en France, Paris, PUF/Humensis, coll. « Que sais-je ? », 2018.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Marc Bergère, « Amandine Thiry, Le tribut des temps troubles. La justice face aux homicides attribués à la « Résistance » dans l’arrondissement judiciaire de Mons (avril 1943-novembre 1944) », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies, vol. 25, n°1 | 2021, 158-161.
Référence électronique
Marc Bergère, « Amandine Thiry, Le tribut des temps troubles. La justice face aux homicides attribués à la « Résistance » dans l’arrondissement judiciaire de Mons (avril 1943-novembre 1944) », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies [En ligne], vol. 25, n°1 | 2021, mis en ligne le 05 août 2021, consulté le 11 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chs/3010 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chs.3010
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page