Fabrice Brandli et Michel Porret, avec la collaboration de Flavio Borda d’Agua et Sonia Vernes-Rappaz, Les corps meurtris. Investigations judiciaires et expertises médico-légales au XVIIIe siècle, Préface de Patrice Mangin, PUR, coll. « Histoire », 2014, 392 p., ISBN 978 2 753533752
Texte intégral
1Faisant suite à quelques ouvrages collectifs sur les violences faites aux corps, à l’instar du corps violenté, des corps saccagés, des corps brutalisés, Michel Porret, spécialiste bien connu du crime à l’époque moderne et de l’histoire de la médecine légale, et Fabrice Brandli, auteur d’un ouvrage remarqué, intitulé Le nain et le géant, ont dirigé Les corps meurtris qui scintillent comme un astre noir car ils renseignent sur les blessures des vivants, les cadavres, l’autopsie, la demande de rationalité, la médecine légale en mouvement. Pour mener à bien une telle entreprise, ils se sont assurés le concours de Flavio Borda d’Agua et de Sonia Vernhes-Rappaz. Le résultat est une vraie réussite et le livre proposé est sans équivalent. En effet, l’ouvrage est divisé en deux parties. La première s’avère être une mise en perspective qui suit le cheminement et l’essor de la médecine légale au siècle des Lumières dans la pratique judiciaire. Une présentation limpide, en une quarantaine de pages dotées de notes infrapaginales judicieuses et efficientes, donne l’état de la médecine légale au XVIIIe siècle et retrace ses évolutions. Né au moment de la Renaissance, l’examen des corps devient une branche du savoir autonome. La médecine légale a pour visée de fournir des données constatées et vérifiables sur les corps morts et vivants. Au service de la vérité judiciaire, les praticiens diligentés par la justice fournissent un ensemble de connaissances qui seront progressivement rassemblées et constituées en une doctrine préparant ainsi le passage de l’ancien régime médico-légal au nouveau dans lequel les experts seront amenés à jouer un rôle crucial. Dans cette perspective, Ambroise Paré ou Paolo Zacchias sont de véritables précurseurs et à la fin de l’époque moderne, François Emmanuel Fodéré incorporera dans une vaste synthèse les travaux de ses prédécesseurs et de ses contemporains, mêlant exemples empiriques et observations réitérées.
2Science de l’observation, la médecine légale s’impose progressivement et bénéficie d’une véritable reconnaissance, le mot lui-même s’avère être un néologisme français diffusé plus largement à la fin du XVIIIe siècle. Il s’agit, pour les médecins et les chirurgiens assermentés en justice, de constater les faits sur la scène médico-judicaire. Ces spécialistes sollicités par la justice doivent avant tout observer et transcrire. Les chirurgiens, les médecins, la levée du corps, la constatation des faits et les lieux du crime, la rédaction des rapports sont passés au crible par Fabrice Brandli et Michel Porret. Le lecteur trouvera également dans cet ouvrage des développements neufs sur le « contentieux médico-légal », point le plus souvent ignoré ou traité hâtivement. Mais les directeurs de ce volume n’en restent pas là, ils s’interrogent sur les manières de penser la médecine légale. Ils suivent aussi les savants et les praticiens du XIXe et du début du XXe siècle qui trouvent une place de choix dans la présentation générale. Vibert, Locard et bien d’autres défilent sous les yeux du lecteur. La science du crime en développement passe par l’examen des « débris humains ». Les traces corporelles deviennent des indices dans un système rationnel. Tous ces aspects, comme également la « dignité du justiciable », attestent de la modernité des investigations judiciaires dans la république protestante de Genève et dessine une généalogie permettant de saisir dans sa complexité l’art des praticiens au service de la science médico-légale. En effet, la question de la « certification » qui n’est pas tout à fait une preuve atteste de nouvelles pratiques et d’une configuration propre au siècle des Lumières, préparant ainsi un nouveau régime d’historicité où la médecine légale sera non seulement généralisée mais surtout institutionnalisée, d’abord dans des Écoles puis dans des Facultés de médecine.
3Michel Porret et Fabrice Brandli ont rassemblé pas moins de 238 expertises, offrant ainsi à la communauté des chercheurs et des curieux un matériau inestimable et passionnant. Les analysant de manière panoramique, ils ont confectionné un remarquable tableau des procédures de l’expertise (p. 66-67), précédant l’anthologie des rapports. Chacun d’entre eux a fait l’objet d’une transcription minutieuse, d’un appareil critique de qualité. Chaque « cas » peut comporter plusieurs rapports et se trouve précédé d’un petit texte efficient précisant les circonstances, le contexte et les protagonistes. Les textes ne sont pas regroupés par grand thème, comme la noyade, le suicide, les « excès », l’empoisonnement, la prostitution, mais ils sont classés chronologiquement. Un index bien conçu permet de circuler aisément parmi les rapports. Le plus ancien daté de décembre 1716 et traite d’un cas d’infanticide, le plus récent correspond à l’été 1792 et concerne un suicide. Ce travail n’est pas sans rappeler par certains aspects le beau livre publié en 2006 aux éditions antipodes Penser l’archive (sous la direction de Mauro Cerutti, Jean-François Fayet et Michel Porret). Il est ici préfacé par Patrice Mangin, l’actuel directeur du Centre universitaire romand de médecine légale. Ces corps meurtris publiés aux PUR constituent indéniablement un modèle. Il reste à souhaiter que cette anthologie ne reste pas isolée et qu’elle soit suivie, dans les prochaines années, par d’autres.
Pour citer cet article
Référence papier
Frédéric Chauvaud, « Fabrice Brandli et Michel Porret, avec la collaboration de Flavio Borda d’Agua et Sonia Vernes-Rappaz, Les corps meurtris. Investigations judiciaires et expertises médico-légales au XVIIIe siècle, Préface de Patrice Mangin, PUR, coll. « Histoire », 2014, 392 p., ISBN 978 2 753533752 », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies, Vol. 20, n°1 | 2016, 392.
Référence électronique
Frédéric Chauvaud, « Fabrice Brandli et Michel Porret, avec la collaboration de Flavio Borda d’Agua et Sonia Vernes-Rappaz, Les corps meurtris. Investigations judiciaires et expertises médico-légales au XVIIIe siècle, Préface de Patrice Mangin, PUR, coll. « Histoire », 2014, 392 p., ISBN 978 2 753533752 », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies [En ligne], Vol. 20, n°1 | 2016, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chs/1656 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chs.1656
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page