1À l’automne 1890, le procureur général de la cour d’appel d’Angers donne instruction de requérir l’ouverture d’une information contre Jules-Louis Gasnier, notaire de la ville, François Dubranle, son clerc, et Édouard Cherruau, son caissier. La rumeur publique les tient pour responsables d’importants détournements de fonds, et une plainte tardive a été déposée contre eux par l’un des clients de l’office qui se dit victime d’abus de confiance. Au terme de plusieurs perquisitions et saisies, de dizaines d’auditions et d’une minutieuse expertise comptable, l’instruction préparatoire confirme l’implication de ces protagonistes, tout en mettant en évidence l’existence d’un préjudice considérable pour plus de deux cent cinquante clients ayant laissé leur argent en dépôt dans l’étude. En juin 1891, les prévenus sont sur le point d’être renvoyés devant les assises du Maine-et-Loire, lorsque la chambre des mises en accusation ordonne coup sur coup deux suppléments d’information contre l’avis du ministère public. À chaque fois, le conseiller Degors est désigné pour en assumer la charge et procède à de nouvelles investigations, mais des fautes lourdes et des manquements graves à ses devoirs professionnels sont bientôt mis au jour. Indiscrétions aux journaux, conseils aux créanciers, excès de zèle et « torture morale » infligée à un témoin, les incidents se sont multipliés pendant la procédure. Or, les personnalités impliquées comptent parmi les notabilités influentes du parti royaliste de l’Anjou, et la presse départementale d’opposition qui est pour l’essentiel entre leurs mains s’empare aussitôt de l’affaire pour en dévoiler les péripéties au public. Quant aux journaux parisiens, qui eux aussi lui donnent un écho retentissant (L’Autorité, La Patrie, Le Figaro), ils y trouvent prétexte à fustiger les procédés employés par les juges pour parvenir à la « vérité » et dénoncent incidemment les représentants d’une justice « républicanisée » par les épurations politiques.
- 2 Garnot (1997); O’Brien (1982).
- 3 Chauvaud (2000, pp. 325-336); Chauvaud (2002); Petit (2002).
- 4 Martinage (1993, pp. 171-189).
2Pour singulière que soit l’affaire Gasnier, le cas de criminalité « en col blanc » qu’elle illustre n’en est pas moins révélateur de la crise que traverse le notariat français en cette fin de XIXe siècle2. Derrière les pratiques coupables de certains praticiens, il faut voir les conséquences d’une dépression économique qui se prolonge et les effets d’une concurrence accrue entre des titulaires aux prises avec l’évolution d’une clientèle dont les attentes se sont profondément modifiées. Au demeurant, par delà les déchirements d’une frange de cette société élitaire provinciale en mutation, c’est le fonctionnement d’une justice pénale française à la recherche d’un « impossible modèle républicain »3 qui nous intéresse ici. Depuis le début des années 1840, des débats récurrents ont cours dans les milieux libéraux, judiciaires et politiques, sur les réformes à introduire dans la procédure inquisitoire dont les plus grands criminalistes ne cessent de condamner les excès. Des avancées ont été proposées en 1842, puis en 1870 (commission Ortolan) et en 1878 (commission Hélie), mais les difficultés juridiques soulevées et les oppositions parlementaires suscitées ont empêché qu’elles aboutissent au plan législatif. À l’aube de la IIIe République, on achoppe toujours sur l’équilibre à trouver entre protection des intérêts de la société et préservation des libertés individuelles4.
3L’action des magistrats instructeurs, conçue sur le modèle de l’ancienne ordonnance royale de 1670, demeure l’objet d’inquiétudes aussi vives que légitimes. Par bien des aspects, la procédure secrète, écrite et non contradictoire que constitue l’instruction préparatoire, demeure singulièrement archaïque. Elle est certes encadrée par les articles du code de 1808, mais le juge qui en a la charge peut la mener à sa guise, sans que l’inculpé soit tenu au courant du déroulement de l’information, ni que le dossier lui soit communiqué. Souvent écrasé par la volonté répressive d’un parquet omniprésent, cet inculpé est dans l’impossibilité de présenter quelques moyens de défense que se soit car la présence de l’avocat est encore interdite à ce stade de l’enquête. Ne connaissant pas les charges qui pèsent contre lui et n’ayant aucune prise sur le déroulement de la procédure, il peut, à l’occasion, succomber aux artifices et aux procédés déloyaux employés par un juge d’instruction peu scrupuleux. L’impartialité dont celui-ci doit faire preuve n’est en effet nullement garantie dans la pratique, et le code d’instruction criminelle est lui-même muet sur les moyens dont il peut user pour parvenir à la « vérité judiciaire ». Tantôt dominé par l’ascendant du parquet, tantôt par l’autorité de la chambre des mises en accusation, ce magistrat instructeur peut même être soumis à la duplicité de son propre rôle, qui consiste à réunir les preuves, puis ensuite à les apprécier.
4L’intérêt de l’affaire Gasnier analysée ici est précisément de permettre l’observation minutieuse du fonctionnement de cette justice pénale et de laisser entrevoir les possibles dérives de la « machine judiciaire » française à la fin du XIXe siècle. Rendue possible grâce à la conservation du volumineux dossier de procédure qui y a trait, elle est facilitée par l’existence des rapports échangés entre les autorités judiciaires angevines et la division criminelle du ministère de la Justice. Les pièces contenues dans les dossiers individuels des magistrats placés au cœur de cette enquête sont aussi d’un apport crucial, de même que les compléments fournis par la correspondance administrative ou la presse. Leur lecture croisée souligne d’abord le rôle prépondérant du ministère public dans la mise en mouvement de l’action répressive, ainsi que celui trop souvent négligé de la chambre d’accusation dans le processus d’incrimination (I). En éclairant ensuite le travail du magistrat instructeur au sein de son cabinet, ces documents dévoilent le cheminement parfois tortueux qui conduit à l’imputabilité pénale (II). Enfin, de l’effervescence politique et journalistique qui, d’une certaine façon, « surdimensionnent » l’affaire, découlent des conséquences juridiques et judiciaires qui en montrent les enjeux sous-jacents (III).
- 5 Archives Nationales (AN). BB18. 1831. 2909. A90. Lettre du procureur général au garde des Sceaux, 2 (...)
5Lorsqu’au début du mois d’octobre 1890, Me Gasnier cède son office moyennant la somme de 359 000 francs, le bruit court déjà depuis plusieurs semaines qu’il aurait détourné à son profit des sommes considérables. Les graves irrégularités comptables que laisse soupçonner la liquidation de son affaire font remonter les manœuvres frauduleuses à l’époque même de son installation, et la plainte déposée en novembre par le comte de Bernard de Gautret, riche propriétaire angevin qui se dit victime du notaire, semble en accréditer l’existence. Comme il en a la possibilité, le procureur général diligente aussitôt une enquête officieuse au caractère exploratoire, et ses conclusions lui donnent « la certitude que de nombreux abus de confiance ont bien été commis »5; notamment par le clerc Dubranle, parent avec le précédent titulaire de l’office (M. Loriol de Barny), qui apparaît comme étant « le complice, sinon le coauteur » des actes criminels. Fort de sa compétence à poursuivre (principe d’opportunité des poursuites), il prescrit donc l’ouverture d’une information officielle au substitut de première instance, et une dizaine de jours plus tard, prend « seul la responsabilité des mesures sévères » qui consistent à ordonner l’arrestation des deux notables nommément incriminés, puis à les placer sous mandat de dépôt.
- 6 Bernaudeau (2003, pp. 199-218).
- 7 Machelon (1993).
6Comme il l’indique à la Chancellerie, dans cette « grave affaire » où les protagonistes se rejettent mutuellement la responsabilité des détournements, l’institution judiciaire doit « s’attendre à des difficultés nombreuses et de tout genre ». Les héritiers de Loriol, qui passent pour avoir reçu des sommes importantes de leur parent Dubranle, occupent non seulement « une situation en vue dans le parti royaliste de l’Anjou », mais ils « ont tous des relations étendues dans la contrée ». Or, le contexte politique local est peu favorable au gouvernement, et depuis l’affaire des décrets (1880), les tensions entre républicains et cléricaux ne se sont pas apaisées6 Par le biais de la presse quotidienne à gros tirage qu’elle dirige, la « réaction » prend à partie les membres d’une magistrature « républicanisée » depuis l’épuration de 18837. Et chaque fois que l’occasion lui est offerte, elle fait des affaires judiciaires l’enjeu d’une charge contre le ministère à travers la critique de l’institution qu’elle vise. Le procureur général est convaincu que les notables d’opposition intéressés de près ou de loin par ce qui constitue déjà l’affaire Gasnier « ne seront pas disposés à apporter leur concours à l’information ». Fort de cette conviction, il informe donc la Chancellerie qu’il sera nécessaire d’exercer « une surveillance ferme et attentive sur l’instruction » pour qu’elle ne soit pas retardée de manière abusive.
- 8 Farcy, Kalifa, Luc (2007).
7La lenteur des procédures criminelles est l’un des problèmes majeurs posé par le fonctionnement de la justice pénale française. Dans les affaires d’importance comme celle-ci, les formalités substantielles qui incombent aux magistrats sont toujours multiples et les éléments de preuves si souvent difficiles à réunir que cela retarde d’autant la clôture de l’instruction. Il y a là une menace pour les droits des victimes qui espèrent se voir offrir une réparation rapide en contrepartie du préjudice qu’elles ont subi, mais aussi pour ceux des inculpés qui attendent d’être jugés dans des délais raisonnables. Si les actes de procédure sont à la fois nombreux et complexes, la justice n’est pas non plus à l’abri d’une instrumentalisation de la part des parties ou de leurs conseils. Certains forment fréquemment des oppositions, déposent des mémoires ou des recours, et les chicanes ainsi suscitées entraînent un allongement de la procédure qui alourdit les frais de justice (commissions rogatoires, citations, indemnités accordées aux experts et huissiers, frais de saisies ou de mises sous séquestre, etc.), tout en provoquant le mécontentement de l’opinion publique envers les praticiens du droit et l’appareil judiciaire8.
8Conscients de ces écueils, et particulièrement soucieux de l’image que renvoie l’institution qu’ils représentent, les magistrats estiment qu’une justice pénale efficace reste une justice prompte; surtout ceux du ministère public, qui se montrent d’autant plus désireux d’imprimer une certaine célérité à l’expédition des affaires criminelles qu’ils savent leur crédit professionnel (et parfois politique !) en dépendre auprès de la Chancellerie. Pour les procureurs généraux, une action publique mise en mouvement et dirigée sans discontinuer, témoigne en effet qu’ils ont su exercer leurs attributions dans leur plénitude et user de toute l’autorité nécessaire auprès du personnel qui leur est subordonné dans le cadre de l’enquête. En outre, répondre aux exigences de la répression pénale, c’est anticiper sur les possibles mouvements d’une opinion publique qui se montre particulièrement sensible au fait criminel, mais qui est quelque peu défiante à l’égard de l’institution et qui dénonce déjà les prémisses d’une crise en la matière9.
- 10 Robert, Faugeron (1980, p. 63).
- 11 Farcy (2005); Aubusson de Cavarlay (1993); Schnapper (1991, pp. 375-391).
- 12 AN. BB6II. 910. 2943. Dossier Good.
9Dans cet « entonnoir muni de filtres successifs »10 qu’est le système judiciaire français, la place du ministère public est essentielle. Situé au début de la « chaîne » pénale, c’est généralement lui qui reçoit les plaintes ou les dénonciations et qui déclenche le processus répressif après avoir opéré la sélection des affaires11. Comme le veut l’usage depuis les années 1830, c’est à lui que revient aussi la faculté de distribuer les dossiers au cabinet d’instruction; pratique permettant au procureur d’écarter les magistrats qui lui paraissent les moins zélés à l’égard de la partie publique, ceux qui seraient tentés de marquer par trop leur indépendance. Ainsi sous l’empire du code d’instruction criminelle, ces fonctions d’instruction sont-elles souvent confiées à de jeunes magistrats inexpérimentés, qui se montrent d’autant plus enclins à déférer aux suggestions du parquet qu’ils en attendent beaucoup pour leur carrière; même si, lorsque surviennent des affaires d’une gravité ou d’une complexité exceptionnelle comme celle qui nous occupe ici, la délégation d’un suppléant pour l’expédition des affaires quotidiennes devient alors une disposition fréquente. À preuve, en vertu du décret du 1er mars 1852 et de la loi du 17 juillet 1856, l’intérim au tribunal d’Angers est ici confié à Frédéric Good, suppléant de 26 ans, en poste depuis à peine six mois, tandis qu’au titulaire échoit la délicate mission d’assurer le traitement exclusif de la procédure relative au notaire12.
- 13 Bernaudeau (2007).
- 14 AN. BB6II 581. Lettre du procureur général au garde des Sceaux, 12 novembre 1883.
- 15 AN. BB6II 581. Id.
10Quand ce dossier lui est confié, Renault-Morlière est loin d’être un magistrat novice. Il a déjà 54 ans, pas moins de vingt-deux années de service derrière lui, dont près de dix passées à l’instruction. Bien qu’il ait débuté sa carrière en 1868 comme substitut, ses convictions républicaines sont « sûres ». Il appartient à une famille qui ne fait pas mystère de ses préférences politiques, et l’un de ses cousins, député opportuniste du département de la Mayenne voisine, a contribué à le maintenir dans ses fonctions à deux reprises. Une première fois lors de l’avènement du gouvernement de la Défense Nationale, puis, quelques années plus tard, lors de la « révolution judiciaire » qui est venue épurer massivement les rangs de la compagnie angevine13. Substitut à Angers au moment de l’exécution des décrets anti-congréganistes (1880), il a su faire preuve « d’une grande fermeté » dans l’accomplissement de sa tâche et d’une « impassibilité digne d’éloges face au véritable déchaînement d’outrages et d’injures » que lui ont opposé les réactionnaires du « pays »14. Promu inamovible en janvier 1882 pour ces loyaux services, il est devenu titulaire du cabinet d’instruction quelques mois plus tard, mais aux dires du procureur général lui-même, « l’irritation que [cette promotion] [a] excit[é] dans un certain milieu social n’est pas encore complètement calmée [en 1890] et sa personnalité est [toujours] prise à partie dans les nombreux journaux [cléricaux] d’Angers »15.
- 16 AN. BB18. Ibid., Rapport du procureur général au garde des Sceaux, 22 novembre 1890.
- 17 Hélie (1866-1867, t. 4, p. 108).
11Cette désignation de Renault-Morlière ne doit rien au hasard puisqu’elle a été mûrement concertée entre la Chancellerie et le procureur général. Celui-ci reste persuadé que les faits rapportés vont déboucher sur un procès d’ampleur et que l’implication de notables va faire grand bruit, bien au delà des limites du ressort. Aussi s’est-il assuré que le magistrat en charge du dossier allait être à la hauteur de l’enjeu, tout en indiquant lui-même éprouver le « besoin de suivre personnellement » la procédure pour « diriger au plus près »16 l’action publique. S’il est en effet de principe que le cabinet du juge reste inaccessible au ministère public, ce dernier peut vouloir activer la poursuite des auteurs d’infractions à la loi et assurer la prompte répression de leur crime. Il en va de l’efficacité de la justice criminelle, et de l’image même du procureur général qui l’incarne, que l’enquête soit menée avec diligence et que l’instruction aboutisse à la traduction rapide des coupables présumés devant la juridiction de jugement. Certes, les règles de l’enquête préliminaire interdisent aux parquetiers d’aller jusqu’à prescrire la marche à suivre dans une affaire, ordonner la délivrance d’un mandat ou « blâmer les actes du juge d’instruction dans la sphère de son pouvoir »17, mais leurs attributions sont nombreuses et leur autorité suffisante pour qu’ils participent de manière plus ou moins directe à ses différentes phases.
12D’abord, le parquet peut inviter le magistrat instructeur à accomplir des actes qui lui paraissent utiles à l’action publique qu’il dirige et lui demander compte de l’état de l’affaire dont il est saisi. Il a la faculté d’avoir communication des pièces de la procédure à tous les stades de l’information, et si le juge refuse de satisfaire sa demande, il peut toujours faire appel de la décision en vertu du droit le plus absolu qui est le sien; notons qu’en cas d’affaire particulièrement difficile, c’est parfois le magistrat instructeur lui-même qui désire « faire partager sa responsabilité en ordonnant la communication des pièces »18. Ensuite, le parquet peut s’enquérir des retards qu’éprouve l’enquête en donnant des instructions pour les faire cesser. Le magistrat instructeur est en effet un officier de police judiciaire placé sous sa surveillance, et s’il l’estime utile, il est loisible d’émettre contre lui un avertissement, de le faire citer à la chambre du Conseil ou de soumettre à la Chancellerie une notation défavorable sur son compte. Enfin, ce pouvoir qu’imprime le ministère public sur l’action judiciaire est d’autant moins neutre qu’avant de décider d’un transport sur les lieux, d’une perquisition, de la délivrance d’un mandat d’arrêt ou d’une ordonnance de mise en liberté provisoire, le juge d’instruction est tenu d’obtenir ses conclusions préalables.
- 19 Morizot-Thibault (1906).
- 20 Chauvaud (2003a, pp. 221-239); Chauvaud, Dumoulin (2003).
13Face à un parquet aussi omniprésent, Renault-Morlière a cependant des pouvoirs d’enquête très étendus et il dispose de la plus grande liberté dans la direction des investigations19. Il emploie d’ailleurs tous les moyens légaux que le code d’instruction criminelle lui autorise, en procédant aussitôt aux premiers actes d’informations qui lui paraissent indispensables à la manifestation de la vérité. Il soumet Gasnier et Dubranle à plusieurs interrogatoires dans le huis clos de son cabinet, délivre des dizaines de commissions rogatoires aux juges de paix du département pour qu’ils procèdent à des auditions, organise des confrontations entre inculpés et victimes, fait effectuer des perquisitions aux domiciles des principaux protagonistes mis en cause, et diligente des saisies dans les locaux de l’étude pour disposer des registres, bordereaux, reçus et autres notes de comptabilité. Parallèlement à son activité juridictionnelle, qui l’amène à rendre des ordonnances statuant tantôt sur la compétence et sur la recevabilité de l’action publique, tantôt sur la liberté des personnes (mandats de comparutions, de dépôt ou d’arrêt), le magistrat angevin est donc doté d’un rôle actif dans la recherche des preuves. Parmi les moyens auxquels il a recours, il en est un, l’expertise, qui devient de plus en plus fréquent dans les procédures pénales en cette fin de XIXe siècle; non que la preuve testimoniale perde en importance, loin de là, mais à cette époque déjà, les développements de la science et des techniques les plus diverses contribuent à l’immixtion croissante de la preuve « expertale » dans le champ judiciaire20.
- 21 Ottenhof (2001).
- 22 AN. BB18. Ibid. Rapport confidentiel du procureur général au garde des Sceaux, 28 mars 1891.
- 23 Idem.
14Bien que rompu aux affaires de l’instruction par son expérience antérieure, Renault-Morlière est peu au fait de la comptabilité notariale et de ses éventuelles subtilités. Pour évaluer le préjudice subi par les victimes et établir la qualification juridique du crime commis21, il doit donc faire procéder à un minutieux rapport par un homme de l’art. Le 21 novembre 1890, il désigne M. Cinqualbre, arbitre de commerce installé à Nantes, afin que les jeux d’écritures et l’ampleur des manœuvres frauduleuses auxquels le notaire et ses probables complices se sont livrés lui soient révélés. La démarche est pleinement justifiée par la nécessité d’entrevoir les ressorts comptables de l’affaire, mais elle suscite les plus vives inquiétudes d’un parquet général conscient de l’impact que cela peut avoir sur le déroulement de la procédure. Ce dernier entrevoit notamment que la cour d’assises ne pourra être saisie avant la session d’août, car, dit-il, la gestion de l’étude « ne semble pas sincère, et par suite, chaque détournement exige l’audition de nombreux témoins »22. En mars 1891, les premiers comptes rendus d’expertise indiquent en effet que les abus de confiance affectent déjà plus de 200 personnes, alors qu’il n’a été procédé qu’au dépouillement de la moitié des comptes créditeurs. Reste l’ensemble des comptes débiteurs, et pour instructif que puisse être leur examen au sujet des « causes du déficit et [de] l’emploi des fonds détournés »23, les actes auxquels il faudra procéder pour y parvenir repoussent d’autant la clôture de l’instruction.
- 24 AN. BB18. Ibid., Rapport du procureur général au garde des Sceaux, 12 avril 1891 (les citations de (...)
15Si le parquet doit s’inquiéter des délais, il lui faut également tenir compte de l’équité pénale et se montrer soucieux du contexte local. Or, la multiplicité des actes nécessaires à l’avancement de l’enquête lui pose la délicate question du prolongement de la détention préventive des notables et de ses effets. « Obligé de soumettre les inculpés à d’incessants interrogatoires », Renault-Morlière « désirerait les conserver sous la main de justice »24, mais ils ont déposé des demandes de mise en liberté motivées sur leur mauvais état de santé, et pour l’un d’eux, sur l’urgence d’une opération chirurgicale. Trois médecins ont du reste été commis pour vérifier les allégations contenues dans leurs requêtes, et à la date des 7 et 8 avril 1891, les rapports ont conclu favorablement à leur demande. Pour le procureur général, il s’agit là d’une mesure « à laquelle on ne pourrait se soustraire sans inhumanité » puisque Gasnier et Dubranle sont incarcérés à la prison d’Angers depuis la mi-novembre 1890. Toutefois, il reconnaît que les nombreuses victimes protesteront contre « une chose rare dans une affaire de cette nature et de cette importance », et que cela « produira sur l’opinion publique en général, et sur le parti républicain d’Angers en particulier, une fâcheuse impression ».
16Il redoute que ce dernier ne rappelle la position éminente occupée par M. Loriol de Barny parmi les chefs du parti conservateur, ainsi que celle tenue par M. Huguet de Chataux, gendre de sa sœur, Mme Appert. À tort ou à raison, on soupçonne en effet cet ancien procureur de l’Ordre Moral, devenu depuis l’une des personnalités les plus remuantes de l’opposition municipale, d’avoir très largement usé du crédit ouvert par Gasnier et Dubranle en sa faveur. Le procureur général « ne pense pas que la crainte de telles critiques doive empêcher M. le juge d’instruction de faire droit s’il y a lieu à la requête », car, dit-il, « il suffira que ce magistrat et mon substitut s’entourent de toutes les garanties qu’exige cette situation particulière avant de prendre une décision ». Mais lui-même souhaite veiller « avec soin » à ce qu’aucune détermination n’intervienne de parti pris, en sorte de concilier « avec bienveillance » les égards dus à l’état de santé des inculpés et les nécessités de l’information. Conscient qu’en la circonstance il y aurait une grave atteinte aux libertés individuelles si l’incarcération des deux hommes se prolongeait, il affirme, après concertation avec la Direction des affaires criminelles et des grâces, qu’il ne s’opposera donc pas à leur éventuelle sortie de prison25.
- 26 Lévy (1992, pp. 123-153).
- 27 AN. BB18. Ibid. Lettre du procureur général au garde des Sceaux, 29 avril 1891.
17Depuis le vote de la loi de juillet 1865, c’est cependant le juge d’instruction qui est souverain pour apprécier s’il convient d’ordonner ou non cette mesure26. Or, le 18 avril 1891, Renault-Morlière opte pour son rejet, et malgré les oppositions immédiatement formées, la chambre des mises en accusation vient confirmer cette décision (arrêt du 23 avril). Aucune mesure de clémence n’est accordée ici aux inculpés, si ce n’est la possibilité pour Dubranle d’être transféré à l’hôpital d’Angers pour y être « entouré de tous les soins nécessaires »27. Il y a là l’expression de stratégies judiciaires divergentes, sinon contraires, entre les magistrats du parquet et leurs homologues inamovibles. Soucieux de préserver avant tout les intérêts de l’enquête, ces derniers ne sont guère portés à l’indulgence et semblent faire peu de cas des mouvements éventuels de l’opinion publique. Tandis que les autres considèrent les raisons médicales avancées comme largement justifiées, tout en ne restant pas insensibles aux arguments « extra-judiciaires »; le procureur général estimant d’ailleurs préférable de s’exposer aux réactions négatives des victimes et aux remontrances républicaines en cas de remise en liberté, plutôt que de provoquer les susceptibilités des représentants du parti réactionnaire, dont il sait l’exploitation politique qu’ils feront d’une décision défavorable aux inculpés.
- 28 Archives départementales de Loire-Atlantique (AD 44). 5U232. Rapports d’expertise, 25 mars et 15 oc (...)
18Malgré ces soubresauts, l’information judiciaire suit son cours et cinq mois après son ouverture, le procureur général est en mesure d’expédier un rapport confidentiel au garde des Sceaux sur l’état de la procédure. On y comprend que l’instruction préparatoire a mis au jour les conditions douteuses dans lesquelles Gasnier et ses complices ont acquis l’étude notariale, ainsi que les pratiques criminelles dont ils se sont rendus coupables depuis lors. En décembre 1878, lorsque Loriol de Barny cède son office moyennant la somme de 450 000 francs, sa situation semble brillante. Après quatorze années d’exercice notarial à Angers, il jouit de l’estime publique qui entoure le praticien reconnu et passe pour être un notable fortuné qui sait « tenir son rang » en remplissant les devoirs qui s’y rattachent. Pourtant, le rapport d’expertise commandé par le juge montre que dès cette époque sa position financière « est en réalité très embarrassée », et que « s’il eût liquidé rigoureusement sa situation dans les mois qui ont suivi la cession, il se serait trouvé en présence d’un actif tout à fait nul »28. Parfaitement conscient que cela pouvait entraîner « sa ruine immédiate », il a donc agi de manière à préserver au mieux sa réputation sur la place d’Angers. Pour faire face à la décrue constante des produits de son office, il « n’a pas hésité à déposer à la Banque des titres appartenant à ses clients sous son propre nom dans le but de réaliser des emprunts pour ses besoins personnels ». Mais surtout, « pour masquer cet état de chose et lui permettre d’effectuer sa liquidation en sauvegardant son honneur », Loriol a décidé de conserver les avantages que lui procurait le fonctionnement de son étude en « ne cherchant pas un cessionnaire sérieux » et en trouvant « dans l’acquéreur de son office, un homme complaisant, dont la caisse serait à sa disposition ».
- 29 AN. BB18. Ibid. Rapport du procureur général au garde des Sceaux, 28 mars 1891 (les citations de ce (...)
- 30 Comme en atteste le livre de caisse saisi à l’office notarial, le compte débiteur de Loriol était d (...)
19Gasnier, son principal clerc, consentit à être cet homme-là. Certes, il est alors sans fortune, mais « il est engagé envers lui par les liens de la reconnaissance »29 et est surtout le seul à avoir fait le stage réglementaire qui permette de prendre le titre de notaire. Le second associé, Dubranle, n’est que simple clerc, mais il inspire d’autant plus confiance qu’il est son parent par alliance. Quant à Cherruau, l’employé, il rend depuis longtemps de précieux services qui en font un partenaire légitime et presque indispensable. Tous les éléments sont ainsi réunis pour que Loriol trouve pleine satisfaction dans cette configuration où, « en réalité, Gasnier n’achetait pas l’étude pour son compte ». Dès le début de son exercice, l’association dont il était le représentant a d’ailleurs manqué « aux règles les plus élémentaires de la probité notariale ». Elle s’est uniquement préoccupée « d’exploiter » l’office de Loriol sans se soucier de la destination des fonds déposés dans l’étude par les clients, et les trois hommes ont puisé sans compter dans la caisse, tantôt pour satisfaire aux demandes dudit Loriol, « auquel ils ne pouvaient rien refuser », tantôt pour leurs besoins personnels ou pour désintéresser en capital et en intérêts des clients vis-à-vis desquels leur responsabilité était engagée pour des sommes très importantes. Sans y être autorisés, ils ont même consacré une partie de ces fonds à éteindre le passif laissé par Loriol à son décès, le 1er octobre 1884, substituant ainsi des créances douteuses à des dépôts30.
- 31 Sur la délinquance et la criminalité financières au XIXe siècle, voir Lascoumes (1986); Schnapper ( (...)
20Derrière les pratiques criminelles de ces praticiens, les premiers actes d’instruction révèlent ainsi la crise profonde que traverse le notariat provincial, confronté à une conjoncture dépressive. Bien qu’ils ne puissent faire de leur office des « maisons de banque » ou des établissements de courtage en vertu de l’ordonnance royale du 4 janvier 1843, les actes économiques, et notamment les opérations de crédit, n’ont cessé de prendre une part grandissante dans leurs activités à partir des années 1880. Gasnier, qui était à la fois un interlocuteur de confiance et de proximité, un notable respecté pour son savoir juridique et ses compétences techniciennes, n’a pas échappé aux contraintes de ce marché en pleine recomposition, ni aux espérances qu’il pouvait lui laisser miroiter. Ne se contentant plus de conserver l’argent mis en dépôt dans ses caisses et d’en servir les intérêts à ses clients, il a entrepris de faire circuler les sommes entre prêteurs et emprunteurs en se posant comme un intermédiaire privilégié mais peu scrupuleux; n’hésitant pas à se servir d’importantes commissions pour son profit personnel ou celui de ses proches à l’occasion de ces mouvements de capitaux, mais oubliant du même coup qu’il était le gardien des intérêts privés qui lui étaient confiés et qu’il devait rester l’arbitre des transactions de ses clients31.
21À la charge de Gasnier et consorts sont imputés plus de 260 abus de confiance qui concernent presque autant de victimes, toutes notables. Parmi elles figurent de nombreux représentants de l’aristocratie terrienne, tels le comte de Terves, député, ou les anciens conseillers à la cour d’Angers, de Soland et Picault de la Férandière. Mais on remarque aussi de riches industriels comme le distillateur Adolphe Cointreau, des professionnels de santé, des membres de la bourgeoisie de robe (dont un conseiller à la Cour de cassation originaire d’Angers), ainsi que des religieux. Certes, l’importance numérique de ces notables ne reflète qu’imparfaitement leur poids réel dans la population locale, mais ils sont en revanche très représentatifs de la clientèle de l’étude dirigée par Gasnier. Cette dernière est en effet établie au cœur d’Angers depuis plusieurs décennies et les victimes comme les principaux bénéficiaires des détournements de fonds appartiennent tous aux mêmes réseaux d’interconnaissances. Ils ont entre eux des relations d’affaires parfois anciennes, fréquentent les mêmes lieux de sociabilité, sont implantés dans les quartiers où se concentre « la bonne société », et certains sont même liés par des attaches familiales. Les solidarités sociales et les connivences professionnelles se doublent donc d’une proximité idéologique et d’une promiscuité géographique qui donnent un relief particulier à l’affaire.
- 32 AN. BB18. Ibid. Rapport du procureur général au garde des Sceaux, 28 mars 1891 (même remarque conce (...)
22Face au juge d’instruction et à ses victimes auxquels on le confronte, Gasnier ne nie pas son implication dans les manœuvres frauduleuses mais tente de les minimiser. Dubranle ne vacille pas et se défend quant à lui d’être le complice ou le coauteur des nombreux abus de confiance. Il rejette « toutes les responsabilités sur le titulaire de l’office » en arguant de sa situation subalterne, mais le parquet général se dit « certain qu’en réalité il était le cogérant, [qu’]il a participé et profité des importants détournements »32. Non seulement c’est entre ses mains qu’a été saisi l’acte qui constate l’association des trois hommes, « association dont il avait toujours nié l’existence et qui était restée secrète jusqu’à cette date ». Mais c’est en outre lui qui était chargé de la liquidation de la succession de Loriol et qui avait été désigné comme le mandataire de Mme Appert, sœur et légataire universelle de ce dernier. Sa prépondérance au sein de l’office est donc avérée pour les magistrats, qui considèrent aussi sa parenté avec Loriol comme la seule explication plausible au fait qu’en 1879, Gasnier qui « était pauvre et est resté pauvre », ait pu devenir titulaire d’une charge dont le prix était fort élevé. Dubranle peut d’autant moins s’exonérer des charges qui pèsent contre lui que l’enquête révèle aussi à son profit des prélèvements annuels d’un montant de 120 000 francs sur tous les produits de l’étude, « en vue d’achats de terrain et de constructions de maisons, dont il avait soin, pour échapper aux conséquences de la déconfiture qu’il prévoyait, de faire reposer la propriété sur la tête de l’un de ses frères ».
23Estimant que les faits sont établis et que leurs auteurs sont ainsi formellement identifiés, en juin 1891, le juge d’instruction provoque les conclusions du parquet en lui transmettant les pièces du dossier par le biais d’une ordonnance de règlement, dite ordonnance de soit-communiqué. Il épuise là ses propres pouvoirs en se dessaisissant momentanément de l’affaire pour que le procureur général la mette « en état » dans les vingt-quatre heures. Puis, statuant sur des réquisitions qui expriment leur plein accord avec l’ordonnance portant renvoi des inculpés devant la cour d’assises du Maine-et-Loire, il délivre ensuite une ordonnance de transmission par laquelle il saisit cette fois la chambre des mises en accusation de la cour. Cette juridiction du second degré doit statuer sur la légalité procédurale et sur la motivation de la prévention, car c’est à elle que revient désormais le pouvoir de donner une solution définitive à l’instruction. Ici, elle intervient à la fois sur le règlement de la compétence et sur la recevabilité de l’action, mais elle se penche aussi sur l’examen de faits et doit dire si les charges pesant contre les personnes inculpées d’abus de confiance qualifiés et de complicité sont suffisantes pour renvoyer l’affaire devant la juridiction de jugement33.
- 34 En cas d’impossibilité, elle doit le faire dans un délai maximum de trois jours, sans désemparer.
24C’est en vertu de l’article 218 du code d’instruction criminelle, après demande du procureur général et sur convocation de son président, que cette chambre des mises en accusation se réunit en chambre du conseil le 27 juin 1891. À cet instant, il lui faut se déterminer sur l’instruction écrite de renvoi, entendre le rapport oral du ministère public et statuer sur les réquisitions de ce dernier. Composée de cinq membres désignés selon le renouvellement annuel, elle se prononce à la majorité des voix après une délibération à huis clos qui a lieu en l’absence du procureur général34. C’est là, entre la clôture de l’information préliminaire et le renvoi possible des inculpés devant la cour d’assises que se construit le véritable paradigme de la poursuite pénale; notamment parce qu’avec l’instauration de la loi du 17 juillet 1856, les pouvoirs de la chambre du conseil des tribunaux de première instance ont été supprimés au profit de celle du second degré. Désormais, les chambres de mises en accusation n’ont plus seulement à s’assurer de la régularité des actes d’instruction, mais à examiner et à statuer sur les charges, c’est-à-dire qu’elles détiennent ce « pouvoir de règlement » qui auparavant leur échappait. En vertu des articles 228 et 235 du code d’instruction criminelle, elles ont même la liberté d’élargir leur propre saisine en faisant jouer un droit d’évocation d’office. De sorte qu’elles sont souveraines pour apprécier l’opportunité d’un supplément d’information, et peuvent décider, contre l’avis du ministère public, de compléter puis d’étendre les poursuites si elles estiment que certains pans de l’instruction restent obscurs.
- 35 Guyenot (1964, p. 561).
- 36 Idem (p. 582).
- 37 Hélie, 1866-1867(t.5, p. 208).
25En s’emparant ainsi de l’affaire au fond, par un « acte de puissance et d’autorité », la chambre des mises en accusation d’Angers use d’une technique procédurale qui constitue « l’expression parfaite de son impérialisme »35 à l’égard du magistrat instructeur. Sans que ce dernier ait commis la moindre négligence ou irrégularité, elle décide de l’irrecevabilité de son ordonnance et le prive de son pouvoir d’enquêteur en lui substituant un conseiller choisi dans ses propres rangs. Non seulement elle se saisit de l’affaire car elle estime que c’est une nécessité pour la « bonne administration » de la justice, mais elle fait aussi en sorte de diligenter cette instruction par un juge du degré supérieur, « investi d’un prestige plus grand » et censé être plus « loin des passions locales »36. Ce dessaisissement marque son double souci d’imprimer une nouvelle direction à l’information et d’étendre les poursuites : soit à des faits connexes qui lui semblent devoir être rattachés à l’affaire, soit à des personnes qui étaient exclues de l’enquête initiale. L’usage d’un tel droit ne fait donc pas qu’élargir le cercle des investigations par simple opportunité juridique, il donne également de nouvelles proportions à la prévention en activant ce « pouvoir discrétionnaire qui n’a de limites que dans la conscience du juge et dans la possibilité de se procurer la preuve supplétive »37.
- 38 Archives départementales de Maine-et-Loire (AD 49). 2U45. Arrêt daté du 27 juin 1891.
- 39 AN. BB18. Ibid. Lettre du procureur général au garde des Sceaux, 28 juin 1891 (les deux citations q (...)
26Le supplément d’information demandé par la chambre angevine est motivé par le fait que l’instruction n’est pas complète concernant les causes de la déconfiture de l’étude Gasnier; notamment pour ce qui regarde « les circonstances qui ont précédé ou accompagné les abus de confiance et les faits de complicité révélés »38. Ce que souhaite avant tout la juridiction du second degré, c’est « rechercher si les agissements de Loriol et de ses héritiers, représentés par Mme Appert et son gendre, M. de Chataux, ne sont pas l’une des causes du déficit laissé par Gasnier »39, chez lequel un large crédit leur avait été consenti. À cet égard, l’avis du procureur général est pourtant catégorique puisqu’il émet immédiatement la plus grande réserve. Les investigations du juge d’instruction ont selon lui « suffisamment éclairé ce côté de l’affaire » en constatant que la responsabilité civile desdits héritiers pouvait être engagée, mais que rien n’établissait leur complicité dans les abus de confiance au point de vue criminel. Aussi, regrette-t-il que « la situation préventive des inculpés soit prolongée sans qu’il apparaisse que l’information supplémentaire ordonnée puisse produire un résultat véritablement utile ».
- 40 AN. BB6II. 798. 1804. Dossier Degors (même remarque concernant les citations suivantes du paragraph (...)
27Conformément aux dispositions réglementaires, la chambre des mises en accusation délègue Jules Degors, plus jeune conseiller de la cour, pour procéder aux nouvelles investigations. Âgé d’à peine 41 ans, ce magistrat a débuté sa carrière à la faveur de l’épuration politique qui a eu lieu au sein du corps judiciaire en 1879. Tour à tour suppléant à Brive, substitut à Nantua, procureur à La Roche-sur-Yon, puis à Blois, il a été promu conseiller à la cour de Douai en février 1889, mais a refusé de s’installer dans cette résidence. Bien introduits auprès du ministère, ses protecteurs d’alors lui ont aussitôt obtenu qu’il occupe des fonctions identiques à Angers, où il est arrivé au mois d’avril suivant, précédé d’une réputation de fonctionnaire « intelligent et laborieux »40. Administrateur chevronné, il a montré beaucoup de détermination et d’« esprit de suite » lors de l’exécution des décrets (1880), a déjà porté la parole avec succès aux assises et toujours donné de « bonnes conclusions au civil ». Sans jamais briller, Degors s’est révélé être un magistrat combatif dans les fonctions exigeantes du ministère public, mais au début des années 1890, il n’a que de très modestes compétences pour occuper le cabinet d’instruction; son expérience en la matière se limitant à un très court intérim de quelques semaines, effectué en début de carrière.
28Or, comme son homologue de première instance, il dispose de la plus grande liberté d’appréciation sur l’opportunité des mesures à prendre et des actes à accomplir dans le cadre de l’enquête supplétive qui l’occupe désormais41. L’information est ouverte contre personne dénommée, mais il peut l’étendre à toutes celles que l’instruction a fait connaître et les faire citer en vertu de l’article 71 du code d’instruction criminelle. C’est d’ailleurs parce qu’il dispose de cette faculté, qu’en octobre 1891, il invite M. de Chataux, propriétaire, à comparaître en son cabinet pour déposer comme témoin. À ses yeux, le rapport de l’expert corrobore les déclarations des principaux inculpés et ses conclusions tendent à accréditer l’idée d’une complicité de cet ancien magistrat dans les détournements frauduleux orchestrés par le notaire. Au même titre que Loriol, son oncle par alliance, qu’Arthur de Chataux, son propre frère, ou que Paul Desjardins, beau-frère de ce dernier, Ambroise de Chataux s’est en effet lancé dans des opérations boursières douteuses à la fin des années 1870 et s’est retrouvé engagé dans des achats de titres que ses ressources financières ne permettaient pas de lever lors du Krach de L’Union Générale, en 1882.
- 42 AD 44. 5U233. Rapport de l’expert Cinqualbre au conseiller instructeur, 15 octobre 1891 (les citati (...)
29À cette date, le coulissier de l’établissement Roffay, par l’intermédiaire duquel il a spéculé, semble ne pas disposer du capital suffisant pour faire face à la situation. Il ne peut honorer ses engagements auprès de ses clients et de Chataux qui se sent menacé dans sa fortune, envisage alors de solliciter son oncle Loriol, qui en apparence est le seul membre de la fratrie à être solvable. Il obtient de lui l’avance d’une somme de 84 000 francs en deux versements : d’une part, pour servir à sa commandite dans la maison de banque parisienne, d’autre part, suivant une inscription faite par Dubranle sur le registre des valeurs dépendant de la succession Loriol, en accord avec ce dernier. Toutefois, comme cela ne semble pas lui suffire, il « arrache » également la signature de son oncle pour contracter un emprunt auprès d’un dénommé Salomon Beleys, qu’il présente comme disposé à tirer le courtier d’embarras, et par là même, à solder ses engagements vis-à-vis d’eux. Malheureusement, « ce prêteur complaisant »42 n’est autre que le parrain du coulissier Roffay et la transaction ne peut s’opérer que si lui sont achetées 4 000 actions de la Société des terrains de Mandelieu, fondée quinze jours auparavant, pour plus d’un million de francs.
30Loriol y consent car, comme l’indique l’expertise, il espère faire « coup double » en favorisant ainsi le placement d’un lot d’actions à Roffay et « en se réservant une bonne commission de la part de Beleys ». En réalité, il est totalement berné car la Société des terrains de Mandelieu n’est autre qu’une de ces « vastes escroqueries » incapable de produire le moindre profit malgré les combinaisons « peu recommandables » que de Chataux lui a fait miroiter pour maintenir sa confiance. En 1884, lorsqu’il décède, la déconvenue est d’ailleurs telle que le même Chataux entreprend cette fois de faire la captation d’une partie des biens de sa propre belle-mère pour se tirer d’affaire. La dame Appert, qui est la légataire universelle de Loriol, n’envisage d’accepter la succession de son frère, qu’elle suppose fortement grevée et compromise dans son actif, que sous bénéfice d’inventaire. Cependant, son gendre « ne l’entend pas ainsi et l’empire qu’il exerce sur l’esprit de la veuve est à ce point absolu qu’elle n’est entre ses mains qu’un instrument d’une docilité complète ». Elle accepte donc purement et simplement la succession, ce qui, aux dires de l’expert, vient « consacrer sa ruine » en la contraignant à rendre les 4 000 actions, dont « pas une seule n’avait été placée ! », et en l’obligeant à payer des intérêts évalués à plus d’un million et demi de francs; l’équivalent de sa fortune personnelle.
31Dans ces différentes manœuvres financières, il apparaît que M. Chataux ait nié les règles les plus élémentaires de la morale publique et les exigences de la solidarité familiale en dépouillant l’une de ses plus proches parentes. La révélation de tels agissements convainc du reste le conseiller-instructeur de l’impérieuse nécessité qu’il y a de provoquer son audition; acte procédural qui est pour lui d’autant plus évident qu’il s’inscrit parfaitement dans la mission que lui a confiée la chambre d’accusation. De prime abord, et avant même que leur face à face ne s’engage, les deux hommes s’opposent en tous points; politiquement, professionnellement et socialement. Degors est un méridional d’origine bourgeoise qui représente les « nouvelles couches » émergeant au sein de la magistrature en cette fin de XIXe siècle. M. Chataux appartient à l’aristocratie du Nord et incarne les anciennes « classes dirigeantes », longtemps prédisposées à embrasser la carrière judiciaire43. Le premier est un républicain convaincu, là où le second est un conservateur de tendance monarchiste affirmée. Si l’un a peu d’expérience puisqu’il débute sa carrière aux premiers jours de l’année 1879, l’autre s’en voit exclu à la même époque pour avoir servi avec zèle les différents cabinets de l’Ordre moral. Dans cette société provinciale cloisonnée et spatialement repliée sur elle-même, aucun des deux protagonistes n’ignore les « qualités » de l’autre, et c’est dans un tel contexte qu’intervient leur mise en présence.
- 44 Chauvaud (2003b, p. 159); David (1902).
32Si le code de 1808 aborde la question de l’audition des témoins (articles 71 à 86), aucune de ses dispositions n’indique cependant comment il doit y être procédé. Or, devant la juridiction d’instruction dont le but est de rechercher et de coordonner les éléments établissant l’imputabilité ou non du fait criminel à un individu, cet acte constitue l’un des moyens les plus puissants qui soit mis entre les mains du magistrat pour étayer sa conviction. De toutes les preuves « subjectives » susceptibles de l’éclairer sur les méandres de l’affaire qui lui est déférée, les témoignages ne sont en effet pas les moindres44. Dans le huis clos de son cabinet, en la seule présence du greffier chargé d’en rédiger le procès-verbal, il fait d’abord connaître succinctement au témoin le sujet de l’information en cours, ainsi que le motif pour lequel il le convoque. Puis, il lui demande de décliner son identité, avant de lui faire prêter serment de « dire la vérité, rien que la vérité ». Garantie juridique en vue d’obtenir la sincérité du témoignage, cette prestation de serment exigée par l’article 75 du code d’instruction criminelle constitue un moyen de sacraliser l’oralité de l’échange à venir. Par cette formalité, avant même que la parole ne se soit « libérée », la loi attire l’attention du témoin sur la gravité de ses déclarations.
33À ce stade crucial de l’instruction, il s’agit pour le juge de recevoir toutes les observations qui portent sur les faits relatifs à la poursuite ou sur les personnes qui y sont impliquées; le cas échéant, de faire expliquer au témoin les aspects de sa déposition qui paraissent obscurs ou ambigus au regard des autres éléments du dossier. Cette démarche de questionnement autorisée par le code est nécessaire à un double point de vue : d’une part, pour fixer l’esprit du témoin sur les points cruciaux sur lesquels il va devoir déposer, d’autre part, pour aider le juge à se forger une conviction. Toutefois, pour ne pas risquer d’entacher la sincérité et la fidélité du récit que rapporte ce témoin, les questions ne doivent en aucun cas orienter ses déclarations, ni être formulées par forme d’interrogatoire. En théorie, le magistrat doit laisser s’exprimer spontanément celui qu’il entend et éviter de le soumettre à l’impact d’interrogations qui seraient par trop suggestives, en veillant notamment au ton qu’il emploie. Contrairement à l’interrogatoire qui trace au prévenu la voie qu’il lui faut emprunter et qui permet au juge de choisir le terrain sur lequel il souhaite le placer en guidant parfois ses réponses, l’audition implique une déposition spontanée, construite par le témoin dans les termes qu’il a lui-même conçus, sans qu’il y soit conduit par un effet de surprise ou une situation embarrassée45.
- 46 Hélie, 1866-1867 (t. 4, p. 492).
34En pratique, le juge peut venir « en aide » à son interlocuteur en lui rappelant les faits sur lesquels doit porter sa déclaration et lui faire comprendre qu’il reste muet ou se contredit sur certains points essentiels. Mais en dépit de cette faculté d’interpellation quant aux circonstances ou aux patronymes omis, au sens qu’il prétend donner à une expression ou à la certitude qu’il croit posséder de tel ou tel aspect, il doit se contenter de « lui mettre sous les yeux l’objet et le cercle de son audition »46. Il ne peut enchaîner sa liberté d’expression en lui imposant les réponses ou l’amener contre son gré à donner à ses déclarations une portée qu’à ses yeux elles n’ont pas. Cette règle de conduite que la loi ne détermine pas explicitement mais dont le juge, conscient des enjeux, ne saurait se départir, est dictée par le souci de ne pas placer le témoin sur la sellette comme le serait le prévenu, et de le laisser libre, dans le contenu autant que dans la forme, d’exprimer sa pensée. Dans le cadre de cet acte de procédure singulier, le magistrat a ainsi une fonction qui est balisée puisqu’il lui faut se contenter de recueillir les déclarations et non les dicter, en faire préciser au besoin le caractère sans pour autant les étendre, ni même les influencer.
- 47 Bouzat (1964).
- 48 Badinter (2001); Chassaing (2000); Lombois (1990).
35Que le témoin se montre peu enclin à retracer en détails les faits dont il est question ou qu’il paraisse tergiverser par ses hésitations lors de l’audition, le juge est tenu de proscrire dans ses attitudes les effets de séduction ou d’intimidation envers lui; fusse-ce pour vaincre son indolence ou pour l’engager à déposer d’une manière plus complète. Déroger au principe de loyauté serait d’ailleurs méconnaître les « devoirs » de sa fonction et négliger le fait que ses actes d’instruction ne sont destinés qu’à préparer les débats oraux du procès ultérieur, que d’autres auront à mener; l’intelligibilité des différents aspects de l’affaire portée à la connaissance de la juridiction de jugement dépendant en effet très largement de la nature de ces actes et de la manière dont ont été employés les moyens légaux mis à sa disposition47. En ce sens, aucune promesse ni contrainte n’est tolérée et le magistrat doit bien prendre garde que son opinion sur une implication éventuelle de celui qui lui fait face ne se forme pas par anticipation. Dans la mission qui lui incombe, l’une des difficultés majeures résidant dans le fait de devoir recueillir des indices laissant présumer qu’un individu est l’auteur ou le complice d’un acte criminel, sans pour autant faire émerger prématurément, ou de manière intempestive, l’hypothèse de sa culpabilité48.
- 49 Chauvaud (2004); Halpérin (2003).
36De tous ces éléments qui constituent la ligne de conduite à suivre, Degors semble avoir fait assez peu de cas lors de l’audition pratiquée le 30 octobre 1891. À cette date en effet, M. Chataux se retrouve face à lui pour consentir à l’accomplissement d’un acte procédural qu’il conçoit comme étant somme toute assez banal, mais qui par sa durée, son déroulement et ses conséquences, n’aura en fait rien de très ordinaire. Se montrant plus sévère que caressant, le conseiller n’hésite pas à lui faire subir une véritable épreuve; épreuve morale d’abord, par le flot de questions qu’il lui assène et les remarques cinglantes qu’il lui prodigue, mais épreuve physique également, puisque l’audition se prolonge durant 13 heures consécutives, sans qu’à un seul instant une interruption puisse permettre au témoin de boire ou de s’alimenter. Certes, il ressort du procès-verbal qui est la transcription exacte de l’échange, que le notable angevin n’a pas été contraint dans ses réponses, mais sa forme suggère cependant que la direction donnée aux questions a été nettement orientée de façon à le confondre; au point que l’audition tend à se transformer progressivement en interrogatoire et que le témoin bascule inexorablement vers un statut d’inculpé virtuel49.
37Dans le huis clos du cabinet, théâtre où les émotions s’exacerbent, la posture adoptée par chacun est l’occasion d’un double jeu narratif duquel émergent tour à tour les craintes et les dissimulations, les soupçons et l’espoir d’aboutir. D’emblée, l’opinion du conseiller paraît de parti pris puisque les motifs susceptibles de fortifier ses présupposés sont activement recherchés, alors que les éléments capables de leur être opposés sont à dessein négligés. Il envisage moins les éléments de cohérence du récit de M. Chataux que les contradictions de son témoignage avec ceux des prévenus ou des victimes et avec les éléments contenus dans l’expertise qu’il considère comme irréfutables. Attribuant un sens particulier à ses paroles, à ses gestes ou à son accent, il traque la vraisemblance, amplifie certains détails qu’il juge frappants d’un point de vue moral mais qui pénalement demeurent d’un poids mineur, et n’hésite pas à bouleverser la chronologie des événements ou à intervertir les patronymes de plusieurs protagonistes pour tenter de le déstabiliser. Certes, le magistrat ne peut pas l’accabler sur des soupçons vagues qui s’avèreraient ensuite sans fondement, mais il n’est guère gêné par l’excès de formalisme. Le code de 1808 ne s’attache pas à distinguer le simple témoin du prévenu qui comparaît libre et Degors joue aussi de ce flou juridique pour véritablement interroger Chataux, précédemment entendu sous la foi du serment.
- 50 AD. 44. 5U233. Procès-verbal d’audition de M. Chataux, 30 octobre 1891 (sauf indication contraire, (...)
38Si la rédaction du procès-verbal reflète l’expression de la pensée du témoin, elle reproduit également celle du juge, dont les préventions à son égard sont nettement perceptibles tout au long de l’audition. À l’aristocrate qui lui réitère les propos tenus à son prédécesseur, Degors affirme ainsi qu’il lui est « pénible d’entendre un ancien magistrat tenir un pareil langage »50. Puis, lorsque ses déclarations ne lui paraissent pas conformes à l’idée qu’il se fait du rôle qu’il a joué dans l’affaire, il lui indique que « les renseignements qu[’il] possède permettent de douter de la réalité de [son] apport ». Las de ses persistantes dénégations, il entreprend même de l’intimider en lui disant qu’il « ne peu[t] accepter [ses] explications » et qu’il va lui « prouver à l’aide de documents irrécusables qu[’il] altère sciemment la vérité » pour se disculper. Mais, et là n’est pas la posture la moins révélatrice de l’état d’esprit du juge, quand le témoin ose exprimer sa stupeur devant le manque de tact et l’agressivité de son interlocuteur, ce dernier lui signifie sans détour que sa « protestation n’est pas heureuse ». Tout en se modulant au gré de l’échange verbal, l’argumentaire déployé par le conseiller possède donc sa logique propre. Si l’on conçoit chez lui un souci de précision factuelle, ses interventions traduisent un entêtement évident à faire coordonner les indices en sa possession dans un sens qui soit défavorable au témoin. Il pratique envers ce dernier une véritable audition d’enfermement, usant à la fois d’un discours captieux pour jouer de l’effet de surprise et de propos insidieux pour mieux le prendre en défaut.
39Incapable d’obtenir les aveux de complicité qu’il tente pourtant sans relâche de provoquer, le conseiller-instructeur en vient à employer ruses, artifices, et à user d’arguments d’autorité. Un évident rapport de force s’instaure ainsi au fil de l’audition, et à la vue des procédés employés à l’encontre du témoin, la fin paraît progressivement se confondre avec les moyens. Missionné par la chambre des mises en accusation pour rechercher l’implication éventuelle de M. Chataux dans l’affaire Gasnier, il semble, de fait, obnubilé par la réunion des indices capables de le placer dans la position d’un complice potentiel. Conforté par les incohérences et les contradictions du discours de ce dernier, il espère sans doute n’avoir ainsi qu’à transformer l’inculpation virtuelle en inculpation formelle. Pourtant, c’est faire fi de la pugnacité de M. Chataux et de ses propres faiblesses, puisqu’en procédant à son égard d’une manière telle, il ne parvient pas à lui arracher la moindre confession. Aussi, avec l’espoir de le faire enfin vaciller, choisit-il en dernier recours de se livrer à une véritable enquête de personnalité, qui s’attarde aussi bien sur la situation morale et matérielle de l’aristocrate, que sur son environnement familial et relationnel.
40Convaincu de sa participation à l’affaire, il cherche le mobile de ses agissements coupables et les trouve dans son rapport à l’argent, autant que dans son désir de préserver une situation enviée au sein de l’élite locale. Il se permet d’ailleurs de mettre à mal la figure du notable censé gérer son patrimoine « en bon père de famille » et être le gardien de l’honneur du foyer. Il lui expose toute l’indignité qui a été la sienne de détourner par des moyens illicites et sans aucun scrupule des sommes d’argent très importantes à de si proches parents; et ce, alors qu’il exprimait publiquement sa prétention à « se poser en défenseur de la famille, de la propriété et de la religion ». Puis, le jugeant dans une situation « dont beaucoup se seraient contentés », il n’hésite pas à lui affirmer sur un ton brutal, qu’avide et cupide, il s’est « lancé dans des spéculations folles »; qui plus est, avec « des gens bien peu recommandables, et notamment Roffay, un agent d’affaires véreux ne reculant devant aucun moyen », dont il ne pouvait ignorer « la réputation ». À ses yeux, cela explique qu’il ait cherché « le concours d’un associé comme Loriol, homme disposant de capitaux considérables », puis qu’il ait agi « de tout son pouvoir sur la veuve Appert » pour détourner sa fortune et se sortir provisoirement d’une situation pécuniaire très difficile. Car, si tel avait été le cas, cela « aurait produit un éclat considérable dont [il aurait] subi le contrecoup à Angers, et des révélations aussi retentissantes auraient à tout jamais ruiné [ses] espérances ».
41Sans invoquer le principe de la défense sociale, Degors fixe ici les limites de l’interdit moral et dénie au notable qui lui fait face le statut dont il se prévaut. Les rappels à l’honneur qu’il lui inflige sont là pour lui signifier l’existence d’un code social et d’un ordre normatif qu’il a transgressés sans en rien ignorer. Est-ce de sa part une dernière tentative pour confronter la cohérence des pièces qu’il a pu rassembler en l’absence d’aveux ou bien plutôt une manœuvre désespérée ? L’enquête de personnalité à laquelle il procède tend en tout état de cause à dépeindre un homme d’une indéniable malignité, dont le caractère immoral de l’entreprise criminelle est plus que suggéré. Il sait que dans la société d’interconnaissances où évolue Chataux, les rapports d’amitié, le poids des parentés et les liens de clientèle prédominent. Il mesure parfaitement combien l’honneur est au cœur de la reconnaissance sociale et la réputation au fondement du prestige des fratries. S’il use donc d’une évidente sévérité moralisatrice à son égard, c’est parce qu’à ses yeux sa qualité de notable la justifie et que l’impact de son propos sera d’autant plus puissant. Son attitude, comme celle des autres protagonistes de l’affaire, lui apparaît comme le témoignage de la compromission de la haute société conservatrice locale, de ce milieu policé dont les agissements coupables tranchent avec la sensibilité dominante et les vertus de droiture, de probité qu’il entend incarner. Aussi, derrière la posture du magistrat, faut-il voir également la démarche d’un républicain désireux de ne rien concéder à ses adversaires politiques, tout en se prévalant lui-même d’une loyauté indéfectible envers les autorités qui l’ont adoubé professionnellement.
- 51 Dulong (2001).
- 52 Farcy (2003, p. 427).
42Décidant à la fois de la nature et de l’ordre des questions, le magistrat apparaît maître de l’échange verbal auquel, ici, il donne volontiers une dimension morale. Non seulement c’est lui qui détermine son organisation, mais tout se passe comme si la procédure judiciaire qu’il conduisait était orientée vers la survenue de cet aveu considéré comme summa probatio – la « reine des preuves »51. Près de 13 heures après sa rencontre avec M. Chataux, il ne se borne plus à provoquer ou à recevoir ses explications, mais oriente véritablement les questions de façon à obtenir les éléments qui pourraient s’induire contre lui. Son impartialité paraît à cet instant des plus suspectes, mais l’un et l’autre sont insérés dans des rapports sociaux qui conditionnent leurs attitudes et modulent leur prise de parole. Au delà du juge, le témoin lui-même donne à la forme comme au contenu de sa déposition un caractère qui laisse présager de la relation particulière qu’il entretient avec certains protagonistes de l’affaire (son frère, son oncle, sa belle-mère, mais aussi Gasnier, principal inculpé, dont il est l’un des amis proches). Engagés dans un face à face à l’issue incertaine, l’un et l’autre adoptent un positionnement qui « reflète non seulement leur habitus professionnel et social, mais également la façon dont ils vivent leurs rapports avec ceux qui sont en cause »52.
- 53 Chauvaud (1997, p. 40).
- 54 AD 44. 5U233. Ibid. Procès-verbal d’audition, 30 octobre 1891.
43Lorsqu’il ne se tait pas, M. Chataux récuse les faits qui lui sont imputés ou développe une véritable « rhétorique de l’atténuation »53. Tantôt il argue de son ignorance, tantôt il se contente de réponses prudentes, voire dilatoires, pour mieux retarder le moment où le récit mettra en scène son personnage ou ceux de ses parents. Il assure n’avoir eu que des relations « occasionnelles » avec les prévenus, n’« avoir jamais fait que des opérations financières de peu d’importance », et se pose même en victime de l’affaire des terrains de Mandelieu, qu’il considère comme une « escroquerie »54. Notable engoncé dans les pesanteurs sociales et idéologiques de son milieu, en toutes circonstances il cherche à se dépeindre comme irréprochable auprès du juge, car il redoute par-dessus tout le processus de dégradation de son être social. Confesser un acte moralement et pénalement répréhensible serait détériorer l’image qu’il a de lui-même, celle qu’il souhaite préserver aux yeux de tous, et du conseiller-instructeur au premier chef, qu’il perçoit comme mal disposé à son égard. Ancien magistrat, il maîtrise aussi parfaitement les règles de la procédure et ne méconnaît rien des enjeux sociopolitiques sous-jacents de l’affaire dans laquelle on cherche à l’impliquer. Pour éviter que ses actions passées ne soient donc lues à l’aune d’une intentionnalité qu’il sait juridiquement aggravante, il reste volontairement peu loquace et se garde de se compromettre, évitant par la même une probable mauvaise interprétation de ses propos.
- 55 Id.
- 56 Id.
- 57 Merle (1964, p. 111).
44Au terme de treize heures d’audition, les présomptions qui pèsent sur ce témoin n’ont pas été dissipées car il s’est dérobé à la plupart des interpellations du conseiller et aux éléments troublants qui lui ont été soumis sur ses agissements. Ce dernier estimant d’ailleurs qu’il n’a pas obtenu la manifestation complète de la vérité, décide alors comme l’y autorise le code d’instruction criminelle, de faire comparaître le notaire en son cabinet pour une confrontation. Tandis que les deux hommes « déclarent se connaître et se reconnaître », il continue à scruter les attitudes et à sonder les hésitations qui pourrait l’aider à lever le dernier voile de doute enveloppant le degré d’implication de M. Chataux. Puis, après avoir demandé au prévenu de se retirer, il lui indique que « l’accusation portée par Gasnier est corroborée par les autres pièces de la procédure et [qu’elle l]’oblige à [l’]inculper de complicité d’abus de confiance qualifiés »55. À cet instant, M. Chataux est « pris d’une crise violente, s’affaisse subitement »56, et malgré les soins prodigués par les médecins accourus au palais, doit être évacué sans connaissance à son domicile. L’inculpation qui intervient ici est certainement l’une des étapes les plus spectaculaires qui jalonnent l’activité du magistrat instructeur. Non seulement il informe officiellement l’aristocrate de l’existence d’indices graves et concordants faisant présumer sa participation à des faits constitutifs d’une infraction pénale, mais la présomption de culpabilité qu’il fait alors peser sur lui s’apparente à une flétrissure sociale car sa décision le « retranche du monde des honnêtes gens, sans le placer tout à fait parmi les coupables »57.
45Si cette intime conviction du juge surgit de la mise en connexion des déclarations entendues pendant le huis clos avec les éléments tangibles contenus dans le dossier, on observera cependant que le raisonnement du conseiller Degors n’échappe pas à l’artificialité de la construction de « plausibles ». Certes, les mécanismes par lesquels il acquiert cette certitude morale sont difficiles, sinon impossibles à percer, mais il apparaît très nettement que le contexte sur fond duquel il interprète la complicité de M. Chataux est choisi parmi une multitude d’autres « possibles » susceptibles d’éclairer la signification des agissements du notable. Les dénégations ou les versions approximatives de ce dernier sont ainsi presque systématiquement considérées comme des éléments lui étant défavorables, dès lors qu’elles résistent mal à l’épreuve des faits tels que le magistrat les lui présente. En quelque sorte, le type d’information recherché par Degors commande pour une large part l’orientation prise par l’opération de mise en perspective des faits avérés et de ceux que lui-même présuppose. À bien des égards, la « vérité judiciaire » telle qu’il la fait émerger reste singulièrement chancelante, ... mais pour incertains que soient les moyens employés pour y parvenir, ils ne relèvent que de sa seule conscience et de son esprit de responsabilité.
- 58 Hélie, 1866-1867(t. 5, p. 264).
46Ayant épuisé toutes les possibilités d’investigation mises à sa disposition par la loi pour éclairer sa conviction, à la mi-novembre 1891, Degors prend la décision de clore son supplément d’enquête et de transmettre les pièces du dossier au procureur général qui a quelques jours pour lui adresser ses conclusions; après quoi, il devra saisir la chambre des mises en accusation pour qu’elle statue sur les chefs de la prévention contenus dans son ordonnance de renvoi, ainsi que sur le caractère des réquisitions prises par le ministère public. Mais, à ce stade de la procédure, et en vertu de l’article 217 du code d’instruction criminelle, le prévenu a la possibilité de produire un mémoire et de le déposer sur le bureau de ladite chambre afin d’opposer ses explications aux témoignages ou aux indices recueillis contre lui. Avant la loi du 8 décembre 1897, l’inculpé n’a pas encore de statut véritable et cette possibilité n’est donc pas à proprement parler un droit qui est octroyé à la défense, plutôt une « faculté que les parties exercent comme elles l’entendent et comme elles le peuvent »58. La crainte du législateur d’introduire un élément qui soit contraire au secret de la procédure ou qui soit susceptible d’affaiblir la puissance de l’action publique l’a en effet conduit à ne pas offrir au prévenu d’autres moyens de recours.
- 59 AD 44. 5U232. Lettre de Me Gain au procureur général, 14 novembre 1891 (les citations de ce paragra (...)
47M. Chataux n’ayant pas repris connaissance depuis la fin de l’audition, c’est son épouse qui se charge de solliciter Me Gain, ténor du Barreau d’Angers, pour revendiquer ses droits. Comme son mari, ce dernier est un ancien magistrat de la ville qui a été révoqué de ses fonctions au début des années 1880 et qui connaît parfaitement les méandres de la procédure criminelle. La jurisprudence ne lui permettant pas d’avoir communication des pièces du dossier, il sollicite aussitôt le procureur général qu’il sait être le garant de l’équité pénale, afin de l’avertir qu’« aucun accusé ne s’est jamais trouvé dans une situation plus douloureuse » et que seule sa « haute et impartiale justice » peut désormais permettre à son client de ne pas être privé « de toutes les garanties légales »59. Il lui indique que l’état physique et mental de ce dernier rend impossible la rédaction de tout document susceptible d’étayer sa défense et qu’il paraît non moins « incapable d’user du droit que lui réserve la loi de se pourvoir en cassation s’il intervenait contre lui un arrêt de mise en accusation ».
48Pour fortifier sa demande, l’avocat soulève plusieurs points de droit qui lui paraissent mériter un examen attentif avant que le procureur général ne pose ses conclusions. Parmi les arguments juridiques invoqués, il y a celui de la représentation de la citation, celui de la prestation de serment et celui de la parenté établie entre les différents protagonistes de l’affaire. Sur le premier point, Me Gain relève qu’avant sa comparution devant le magistrat, « M. Chataux n’a pas été mis en mesure de connaître les causes de l’inculpation dirigée contre lui » puisque la citation dont il était l’objet à la date du 24 octobre, citation dit-il « qui n’a même pas été signifiée suivant les prescriptions de l’article 72 du code », l’appelait comme témoin. Non seulement, il n’était donc pas mis en demeure de se défendre, mais « s’il est vrai que sans mandat de comparution M. le conseiller instructeur l’eût retenu immédiatement comme inculpé, je ne crois pas, [ajoute-t-il], que cette partie de l’information fut conforme aux prescriptions de la loi ».
49En second lieu, il rappelle le principe selon lequel le témoignage oral est sacralisé par le serment et que l’apposition de la signature du témoin au bas du procès-verbal d’audition doit attester l’authenticité de la déposition de ce dernier. Or, comme il est mentionné sur celui rédigé le 31 octobre 1891, « lecture faite, M. Chataux a persisté et a signé, en faisant remarquer que l’huissier lui avait remis une citation à témoin et qu’on ne lui avait pas fait prêter le serment » prescrit. C’est là encore un argument de poids pour l’avocat qui émet un doute sérieux quant à la conformité juridique de l’acte auquel il a été procédé. Enfin, il croit utile de relever un incident survenu cette fois le 7 novembre, lors de l’audition comme témoin de Mme Appert, où en sa présence, le conseiller a indiqué au greffier que cette dame n’était parente ou alliée d’aucun protagoniste de l’affaire. Or, dit-il encore, « à moins que l’inculpation ait été portée contre M. Chataux après la comparution de sa belle-mère, je ne vois pas comment on pourrait concilier les énonciations du procès-verbal, soit avec les prescriptions de la loi, soit avec le fait attesté par la notification » adressée à ce dernier.
- 60 Durand (1993).
- 61 AD 44. 5U 232. Réquisitoire du procureur général, 18 novembre 1891.
- 62 AN. BB18. Ibid. Lettre du procureur général au garde des Sceaux, 19 novembre 1891.
- 63 AD 44. 5U233. Arrêt de la chambre des mises en accusation, 19 novembre 1891.
- 64 Idem.
50Certes, l’omission de certaines formes prescrites pour l’audition des témoins n’emporte pas systématiquement nullité procédurale, mais Me Gain sait l’importance qu’aura le procès-verbal d’audition pour la chambre des mises en accusation et il espère qu’en faisant état du peu de minutie dont Degors a fait preuve pour suivre les dispositions du code, le parquet général saura prendre ses responsabilités dans « l’intérêt » de la défense60. De fait, dans ses conclusions datées du 18 novembre 1891, ce dernier requiert « qu’il plaise » à la cour de renvoyer Gasnier, Dubranle et Cherruau devant les assises du Maine-et-Loire sous l’accusation d’abus de confiance qualifiés et de complicité d’abus de confiance qualifiés. En revanche, en ce qui concerne l’aristocrate, il considère que Degors s’est livré à « toutes les investigations possibles et utiles », mais qu’il convient de « déclarer qu’il n’existe quant à présent aucune charge nouvelle et suffisante »61 pour le déférer devant la juridiction répressive. Le lendemain même, la chambre exprime pourtant un avis contraire en rendant un arrêt ordonnant un nouveau supplément d’information; supplément dont la clôture, précise-t-elle, devra intervenir « dans un délai de deux mois »62. À ses yeux, M. Huguet de Chataux s’est en effet trouvé dans l’impossibilité de fournir ses explications et « il est de son intérêt comme du devoir de la justice » qu’il soit mis à même de répondre à l’inculpation dont il a été l’objet « à raison de la gravité des imputations »63. Une fois encore, elle commet le conseiller Degors pour l’accomplissement de cette enquête, en prenant soin de préciser qu’il « fera citer l’intéressé devant lui sous mandats de comparution et convertira le cas échéant les dits mandats en tels autres qu’il appartiendra »64.
- 65 AN. BB18. Ibid. Lettre du procureur général au garde des Sceaux, 21 novembre 1891 (les citations de (...)
51L’indépendance et la capacité d’initiative dont dispose la chambre des mises en accusation apparaissent une nouvelle fois en pleine lumière. Le poids du ministère public, parfois si prompt à brider l’action du magistrat instructeur pendant la marche de l’enquête, s’efface dans cet interstice pénal qui précède le renvoi des prévenus devant les assises et décide provisoirement de leur sort. Ce qui n’est d’ailleurs pas sans faire éprouver un certain dépit au parquet général, comme le marque le rapport confidentiel adressé dès le 21 novembre 1891 au garde des Sceaux par celui d’Angers. Derrière la critique de la décision rendue par la chambre, on y entrevoit l’indignation d’un représentant du ministère public sur la tournure de la procédure, qui selon lui est à la fois inefficace du point de vue de la répression et inéquitable pénalement. Il s’« étonne » en particulier que la chambre « n’a[it] pas compris combien il était urgent de terminer cette affaire »65 dont le supplément d’information dure depuis déjà cinq mois, et que le conseiller Degors, « préférant tenir toute chose en suspens », n’ait pas accompli le moindre acte d’instruction pendant les huit semaines de vacances judiciaires. À ses yeux, la chambre « feint d’ignorer » que dans le délai qu’elle vient à nouveau de fixer « l’instruction ne sera pas plus avancée qu’aujourd’hui », et il « doute que la jurisprudence offre de nombreux exemples [quant à] l’autorité qui est donnée au magistrat instructeur d’exercer son droit de décerner des mandats ! ».
52Ce qui le préoccupe par-dessus tout, c’est la situation des prévenus détenus à la prison d’Angers dont il mesure combien elle est devenue alarmante. La mise en détention provisoire est soumise à des conditions précises que définissent les textes et se justifie tantôt par la nécessité de garder les individus à la disposition de la justice, tantôt par celle d’éviter les pressions sur les témoins ou de préserver l’ordre public du trouble. Mais ici, deux d’entre eux sont incarcérés depuis déjà plus d’un an (Gasnier et Dubranle), et le troisième (Cherruau, frère d’un attaché à l’État-major particulier du ministre de la Guerre) l’est depuis près de quatre mois, ce qui ne manque pas d’être choquant. Comme l’est aussi à ses yeux la demande d’un nouveau supplément d’information concernant M. Chataux, « qui n’a pas recouvré la raison et l’a sans doute perdue pour longtemps », qui « a fourni toutes les explications qu’il pouvait donner » au cours des 13 heures d’interrogatoire, et dont la chambre n’a même pas fait figurer le nom « au nombre des inculpés malgré l’acte en ce sens qui lui a été signifié ». Enfin, au sujet de la dame Appert, il considère que la chambre n’avait qu’à rendre un arrêt de non-lieu conformément à ses réquisitions, puisqu’elle se trouvait impuissante à dégager des faits les éléments légaux de la complicité, et que d’ailleurs, « elle ne pouvait espérer aucun éclaircissement » à cet égard.
53Estimant injustifiés les motifs pour lesquels la cour a donc repoussé ses solutions, celles qui lui semblaient devoir s’imposer et auxquelles, dit-il, « elle se résoudra sans doute dans deux mois », le procureur général fustige à la fois la forme et le contenu de l’arrêt intervenu. Par-delà, il exprime aussi son désenchantement envers la marche qui a été imprimée à l’instruction supplétive, lorsqu’il met en scène un conseiller peu bienveillant, usant de facilités et de négligences dans l’application des dispositions légales, et dont les pratiques ont pour conséquence d’aggraver le cas des protagonistes autant que de pervertir la procédure. Peu soucieux d’œuvrer à décharge, obsédé par l’efficacité de son enquête, il a mis en contradiction le but et les moyens de sa mission, se montrant du même coup oublieux de ses devoirs et de la dignité de sa fonction. En employant des procédés aussi contraires aux règles de la loyauté qu’il était censé respecter, Degors s’est même exposé à la critique publique, et dès lors, on comprend mieux l’écho retentissant qu’ont pu avoir les révélations faites sur l’audition menée sous sa direction; notamment de la part des journaux locaux, conservateurs ou républicains, intéressés par le sort des différents protagonistes.
- 66 AN. BB18. Ibid. Rapport du procureur général au garde des Sceaux, 9 décembre 1891; Santucci (1994).
- 67 AD 49. 72Jo87. Journal de Maine-et-Loire, 3 novembre 1891; sur cette notion de torture judiciaire, (...)
- 68 AN. BB18. Idem.
54Comme l’indiquent les autorités judiciaires, « l’affaire Gasnier a dès le début passionné l’opinion »66. Au gré de la retentissante campagne de presse qui a accompagné le cheminement de l’instruction, un parti s’est formé pour accuser M. Chataux d’avoir causé la déconfiture de l’étude Gasnier, tandis qu’un autre a pris immédiatement fait et cause pour lui. Trois jours à peine après l’audition dirigée par le conseiller, le Journal de Maine-et-Loire, principal organe de la réaction angevine, titre qu’un témoin a été soumis à « la torture » et que cela « a causé en ville une vive émotion »67. Le rédacteur rappelle que l’affaire a débuté il y a plus d’un an et que « dès les premiers instants, les insinuations » les plus « vulgaires » ont été clairement lancées contre lui; d’une part, en raison de son statut de conseiller municipal d’opposition, de l’autre, pour sa position de notable et sa parenté avec l’ancien notaire. Nonobstant, selon lui, ceux qui ont eu à leur disposition les moyens judiciaires et légaux d’étudier son implication « n’ont rien trouvé contre la victime désignée, ni dans la première phase de l’instruction, ni dans la seconde »68.
- 69 AN. BB6II. 798. 1804. Extrait du Petit Courrier, 6 novembre 1891.
55Dans le camp adverse, on diverge naturellement d’appréciations comme en témoignent les positions prises par Le Ralliement, journal angevin de tendance radicale qui prend très rapidement en main la cause du conseiller, ou Le Petit Courrier, sous la houlette de son directeur, M. Morry. Magistrat révoqué en 1883, cet ancien bonapartiste militant qui est devenu boulangiste, puis néo-républicain, est animé de rancunes personnelles envers M. Chataux, dont les habitudes hautaines et dédaigneuses manifestées à son égard dictent en la circonstance sa plume agressive. Au lendemain même de l’ouverture de l’information contre le notaire, il entreprend en effet une campagne très rude contre son ancien collègue aristocrate, cherchant à démontrer qu’en pleine connaissance de cause, il s’est servi directement ou avec l’aide de sa belle-mère, des fonds détournés par le notaire et qu’il a été le principal bénéficiaire de « toutes les ruines de ces manigances financières grâce aux faiblesses ou la sottise de Gasnier »69.
56Si la presse locale est la plus prolixe sur les rebondissements de l’affaire, les journaux à fort tirage des départements voisins n’en font pas moins état dans des versions souvent édulcorées, tels le Journal de Rennes, le Nouvelliste de la Sarthe ou le Journal d’Indre-et-Loire. Quant aux journaux parisiens, c’est à partir du 4 novembre 1891 qu’ils entreprennent eux aussi de relayer les événements d’Angers, traduisant ainsi l’écho retentissant pris par l’audition mouvementée de M. Chataux. Le plus prompt est Le Figaro, dans lequel Albert Bataille signe une série d’articles fielleux, puis c’est au tour de L’Autorité, où le rédacteur principal attaque tout aussi frontalement le conseiller angevin qu’il qualifie de « tortionnaire » (6 novembre). Si l’indignation publique véhiculée par la rumeur réside dans le caractère coercitif des moyens employés par le magistrat instructeur, les échos déformants et surdimensionnés qu’en donnent certains de ces articles attestent les visées éditoriales de leurs rédacteurs et propriétaires. L’intensité dramatique du huis clos y est d’ailleurs renforcée par le traumatisme psychologique puis la syncope dont a été victime le témoin, qui aux yeux de ces journalistes devient bientôt un martyr de la « machine judiciaire » républicaine.
- 70 AN. BB6II. Ibid., Extrait de La Patrie, 9 novembre 1891.
- 71 Id.
57À l’heure où ce dernier lutte désespérément pour sa survie, on en profite pour diaboliser « son bourreau », un magistrat de la République qui s’est montré « barbare » et « inhumain ». À l’image de La Patrie, on saisit l’occasion de dénoncer « les vices » d’une institution qui permet à un homme comme lui, « coureur de ruelles, habitué du Moulin-Rouge, adorateur de Grille-d’Égoût ou de la Goulue », de disposer en « maître absolu de l’honneur des familles et de la santé des individus »70. On cherche même à alarmer le lecteur en lui assénant qu’« à l’heure actuelle, en France, sous la République démocratique, vous et moi pouvons être l’objet d’une citation à comparaître, être mis à la question, soumis à la torture, et notre famille peut être angoissée, déshonorée, flétrie parce qu’il aura plu à un magistrat plus ou moins intelligent et plus ou moins équitable de nous soupçonner et de nous accuser. Une fois dans l’engrenage de cette justice, vous pouvez bien vous débattre, chaque mouvement vous ligote un peu plus car vos réponses sont interprétées comme des aveux ou comme d’hypocrites dénégations qui aggravent votre cas »71. On pointe ici la magistrature républicaine qui est devenue le carrefour des « nouvelles couches », autant qu’une procédure pénale que l’on a progressivement renoncé à émonder de ses aspects les plus liberticides.
- 72 À cette époque, Angers est en proie à des combats féroces entre démocrates et conservateurs, francs (...)
58Jouant sur le registre des émotions d’une opinion publique sensibilisée aux scandales judiciaires, la presse réactionnaire accrédite l’idée d’une machination de la justice républicaine. Renseignée par les avocats et agents d’affaires angevins hostiles au gouvernement, elle amplifie la rumeur et travestit les faits pour mieux accréditer l’hypothèse d’une manœuvre. Quant à sa « concurrente », qui a fait choix de soutenir le conseiller et qui elle-même est informée par d’autres « gens du palais », elle s’en prend à la société conservatrice dont M. de Chataux n’est que la personnalité emblématique des agissements coupables. En marge du déroulement proprement dit de l’instruction, le poids du milieu local apparaît ainsi en pleine lumière, tant il imprègne les prises de positions de chacun des différents acteurs. La scène judiciaire ne sert que de toile de fond à la cristallisation de toutes les tensions latentes entre partisans et adversaires politiques, dont les allusions perfides et les menaces réciproques participent d’un théâtre des apparences où les uns comme les autres se dédouanent de leurs rancunes envers un microcosme exécré. Au-delà, c’est bien d’une lutte pour la légitimité dont il s’agit, entre « nouvelles couches » et « classes dirigeantes » traditionnelles72.
- 73 Riche industriel, Blavier a été maire d’Angers de 1874 à 1876, avant d’être élu sénateur en janvier (...)
- 74 AN. BB18. Ibid. Mémorandum du sénateur Blavier au garde des Sceaux, 19 novembre 1891 (les citations (...)
59À l’image du sénateur Blavier, auteur d’un mémorandum en faveur de M. Chataux, certains élus d’opposition se font d’ailleurs l’écho de l’audition et contribuent par leur attitude à attiser l’effervescence autour de l’affaire73. Connivence sociale et solidarité idéologique conduisent notamment ce dernier à s’indigner de « l’espèce de torture morale » infligée à un « homme encore dans la force de l’âge, honorable père de famille, très estimé en Anjou »74. Restituant à sa manière les événements, il dramatise la scène qui s’est jouée dans le huis clos du palais, fustige ce qu’il qualifie d’« incident lamentable » et pose un jugement de valeur sur le magistrat républicain qui à ses yeux en est « coupable ». Ami de nombreux membres du Barreau liés à la « réaction », copropriétaire et président du conseil d’administration du Journal de Maine-et-Loire, il feint de s’interroger sur les « indiscrétions bruyantes » parues dans la presse, mais en impute la responsabilité au conseiller qui, selon lui, les « accréditait ». Toute sa démarche tend ainsi à instiller le doute dans l’esprit du garde des Sceaux auquel son mémoire d’une dizaine de pages s’adresse. Elle porte la marque d’une tentative de déstabilisation de l’institution judiciaire, d’instrumentalisation de la justice angevine aux fins de servir des intérêts partisans. Et dès lors, les difficultés locales pressenties par le parquet général au commencement de l’affaire prennent ici toute leur dimension, en marquant bien l’influence du milieu environnant et les pressions extérieures auxquelles est soumise la justice pénale dans son exercice.
- 75 AD. 49. 1M3/9. Lettre du préfet de Maine-et-Loire au garde des Sceaux, 8 juillet 1892 (même remarqu (...)
60Si l’opinion dominante qui s’est forgée dès le début de l’affaire parmi les partisans de la réaction est confortée par les frustrations et les haines éprouvées envers les républicains, de manière tout aussi convaincue, les démocrates se rangent derrière le conseiller qui à leurs yeux incarne cette magistrature renouvelée capable de consolider le régime. En témoigne mieux qu’aucune autre, l’intervention du préfet de Maine-et-Loire auprès du garde des Sceaux en juillet 1892. Certes, il ne lui appartient pas de s’immiscer dans les affaires judiciaires, mais il lui incombe au milieu des bruits qui circulent de « dire la vérité quand il s’agit de questions où la politique tient le premier rang »75. Or, selon lui, les députés et sénateurs d’opposition angevins se sont fait à Paris les « agents » d’une campagne de dénigrement contre Degors en vue d’obtenir une sanction contre lui; non seulement pour « démontrer qu’ils sont toujours en possession d’une influence prépondérante », mais encore pour reconquérir « le terrain qu’ils ont perdu » au point de vue électoral. C’est là une affaire qu’il juge « assez grave » et dont les conséquences pourraient s’avérer « funestes » si rien n’était entrepris pour soutenir le magistrat qui a « courageusement fait son devoir au milieu des cris et des menaces » d’un parti réactionnaire aussi puissant que déterminé. À la fois témoin et acteur privilégié de cette scène politique départementale, il réagit donc en haut lieu pour éviter, dit-il, « la condamnation publique de tous nos efforts et la ruine de tout ce que nous avons fait ici ».
- 76 AN. BB18. Ibid. Rapport du premier président de la cour au garde des Sceaux, 13 novembre 1891 (même (...)
61Face aux dénonciations de la presse et à l’effervescence qui gagne les esprits, la réaction des hiérarques judiciaires angevins est rapide mais loin d’être unanime. En l’absence de toute contradiction nettement établie, les explications du conseiller paraissent « naturelles et plausibles »76 au premier président de la cour, son supérieur hiérarchique direct. Certes, l’une de ses affirmations relative à la forme de la citation signifiée à M. Chataux lui paraît « dès à présent controuvée », et dit-il, « il se peut que Degors n’ait pas toujours gardé toute la circonspection nécessaire » dans l’accomplissement de sa mission. Mais il faut y voir selon lui la marque de l’inexpérience et il n’a d’ailleurs pas « cru devoir » recourir à une enquête officielle pour vérifier l’exactitude des allégations portées contre son subordonné. Non seulement la Chancellerie l’a, dit-il, laissé « dépourvu d’instruction » sur ce point, mais lui-même en a pressenti les résultats « incertains [puisqu’il indique qu’] il n’est pas possible de compter sur la discrétion des témoins et [que] le seul fait de cette voie d’instruction contre M. Degors servirait inévitablement de nouvelle pâture aux journaux qui l’ont attaqué »; leur fournissant même l’occasion de battre en brèche l’arrêt à intervenir de la chambre d’accusation, s’il s’avérait que les charges relevées contre Chataux étaient retenues. L’esprit de corps dicte donc pleinement sa ligne de conduite au chef de la cour d’Angers, qui considère que l’inamovibilité protège le conseiller dans sa fonction et que quels que soient les actes de procédure qu’il ait pu accomplir, ces derniers sont couverts par l’indépendance qui est la sienne.
- 77 AN. BB18. Ibid. Rapport du procureur général d’Angers au garde des Sceaux, 5 novembre 1891 (même re (...)
- 78 AN BB18. Ibid., 3 novembre 1891.
62Bien qu’ils soient empreints d’une certaine réserve, les rapports du procureur général d’Angers n’en sont pas moins accablants pour le conseiller-instructeur. L’un d’eux dénonce d’abord le fait qu’à plusieurs reprises il a été contraint de requérir communication de la procédure, car Degors « affectait de la diriger sans [lui] donner connaissance de ses actes »77. Ensuite, il réprouve les méthodes qu’il a employées pendant les 13 heures d’audition, puisqu’il « a négligé le témoin et n’a même pas laissé un instant de répit à son greffier ou aux gendarmes mis à sa disposition ». À ses yeux, il a eu le « tort de ne pas comprendre que s’il lui était permis de s’imposer cette fatigue, il devait ménager les forces d’un homme chez lequel il avait fait naître de cruelles angoisses par la crainte d’une arrestation ». Mais, de surcroît, il a inculpé M. Chataux « au dernier moment », alors que « rien ne justifi[ait] » cette décision. Le conseiller ne relevant pas de son autorité, il dit n’avoir pas voulu « provoquer ses explications, ni tenter de se renseigner » plus amplement sur ses agissements, mais craignant cependant qu’il soit encore « entraîné par un zèle exagéré à de regrettables mesures », il mentionne bien qu’il « a cru pouvoir outrepasser [s]on droit »78 en lui faisant connaître par simple lettre son sentiment.
- 79 AN. BB6II 581. Présentation par les chefs de la cour d’Angers, 1er décembre 1891.
63Une profonde divergence existe ainsi entre les deux hiérarques judiciaires, tant sur la marche imprimée à l’information supplétive par Degors que sur son appréciation de l’affaire au fond. Tandis que le premier président adopte une attitude protectrice et tente d’atténuer la responsabilité de son subordonné, son homologue en condamne ouvertement les méthodes et stigmatise son inconduite. L’un fait écran de son autorité et invoque en faveur du conseiller la conscience d’un juge souverain pour apprécier les actes à accomplir et la mesure à leur donner. L’autre exprime surtout les difficultés qui ont été les siennes dans la conduite et le suivi de l’enquête, au milieu d’un contexte local délicat et face à un magistrat qu’il juge pour le moins négligeant dans l’application des règles légales. Malgré ce désaccord et cette posture nettement différenciée, cela ne provoque aucune réaction de la part de la Chancellerie et la procédure continue de suivre son cours. En décembre 1891, le conseiller Degors est d’ailleurs sur le point de clore le dossier, lorsqu’au même instant, Renault-Morlière, premier juge d’instruction dessaisi, se voit promu au poste de conseiller; « compensation, [disent ses supérieurs], pour les ennuis personnels éprouvés en remplissant en vrai magistrat des fonctions aussi difficiles dans un arrondissement passionné et divisé comme l’est celui d’Angers »79, mais décision également symbolique à ce stade de l’affaire !
- 80 Hélie, 1866-1867 (t. 5, p. 280).
- 81 AD 49. 2U46*. Arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’Angers, 30 janvier 1892.
64La mise en délibéré ayant été ajournée le 19 janvier 1892, la chambre des mises en accusation de la cour d’Angers se réunit à nouveau le 30 sous la présidence de M. Chudeau. Degors, en charge du supplément d’information ne peut certes pas faire le rapport du dossier à ses collègues, mais l’interdiction de siéger ne lui est pas applicable. Bien que ses pouvoirs aient été épuisés depuis la remise des pièces, la jurisprudence l’autorise à prendre part à la discussion qui précède l’arrêt à rendre sur l’affaire qu’il a lui-même instrumentée; en sorte qu’« il y fait un second rapport à côté du premier, rapport qui en forme le complément et que rien ne pourrait suppléer puisque le ministère public n’assiste pas à la discussion »80. Ainsi éclairée, la chambre des mises en accusation peut alors se retirer, et à huis clos, décider de renvoyer les cinq prévenus devant les assises du Maine-et-Loire81. Au terme d’un arrêt de 41 pages, Jules-Louis Gasnier, 51 ans, Valéry-François Dubranle, 44 ans, et Édouard Cherruau, 66 ans, sont poursuivis pour abus de confiance qualifiés, tandis que Marie-Léonide Leroy, veuve Appert, 53 ans, et Ambroise Huguet de Chataux, 45 ans, le sont pour complicité. Contre ces deux derniers, elle réclame une prise de corps immédiate et une mise sous écrou sans délai à la prison d’Angers.
- 82 Idem.
- 83 AD 44. 5U232. Réquisitoire du procureur général, 30 janvier 1892.
65Comme l’y contraint la loi, la chambre doit motiver son arrêt en qualifiant et spécifiant les faits incriminés par un exposé sommaire de leur nature et des circonstances qui les ont entourées. Ici, et en ce qui concerne spécialement M. Chataux, elle estime qu’il « a été la cause première de cette catastrophe financière », qu’il s’est rendu « sciemment complice par recel » des détournements criminels retenus à la charge de Gasnier, et que le mobile qui l’a fait agir n’était autre que « sa préoccupation constante de sauvegarder sa situation sociale à Angers »82. C’est dire que la décision fait peu de cas des attendus contenus dans le réquisitoire du procureur général daté du même jour; attendus demandant d’octroyer à Mme Appert et M. Chataux le bénéfice d’un non-lieu, et pour le cas où la chambre estimerait qu’il n’y a pas lieu, requérant « très subsidiairement »83 qu’elle disjoigne les procédures et qu’elle surseoit à statuer concernant l’un et l’autre. Au lieu de cela, la chambre a ignoré que les faits relatifs à ces deux protagonistes étaient jugés indivisibles et elle a négligé l’argument juridique selon lequel « nul ne peut être mis en accusation sans avoir été entendu ou dûment appelé ». Chose surprenante si l’on considère que l’interrogatoire préalable n’est pas seulement un moyen d’information, mais aussi un moyen de défense et une formalité substantielle.
- 84 AD 44. 5U232. Lettre de Me Gain au procureur général, 30 janvier 1892 (les citations contenues dans (...)
66Persuadé que la responsabilité pénale de M. Chataux ne peut pas être engagée dans cette affaire, Me Gain, son avocat, proteste immédiatement contre une inculpation de complicité qu’il juge arbitraire. À ses yeux, le conseiller-instructeur n’a pas su réunir les éléments constitutifs du crime et la chambre des mises en accusation elle-même a fait fi des étrangetés de la procédure. À moins de « méconnaître de la façon la plus grave »84 les droits de la défense, dit-il, il n’est pas possible de prononcer la mise en accusation d’un homme qui « n’a pas été régulièrement interrogé » avant la clôture de l’information. Cet accommodement des magistrats du second degré avec les libertés que Degors s’est octroyé lui paraît d’autant moins tolérable que son client « n’est pas en état d’user de la faculté que l’article 217 du code d’instruction criminelle réserve à tout inculpé, ni du droit de se pourvoir en cassation ». Certes, la jurisprudence admet qu’une personne excusée peut être mise en jugement lorsque l’arrêt observe qu’elle se trouvait en état de se défendre et de présenter le mémoire autorisé par le code au moment où elle a été poursuivie. Mais ici, insiste-t-il, « il n’est pas possible que la cour constate un pareil fait dans son arrêt », puisque l’information elle-même, « d’accord avec l’avis des médecins et la notoriété publique, atteste le contraire ».
- 85 AD 44. 5U233. Certificat médical établi par le docteur Legludic, 30 janvier 1892.
67À la date du 4 janvier 1892, jour où lui est délivré le mandat de comparution, M. Chataux est en effet « dans l’impossibilité absolue de quitter sa chambre et de répondre aux questions qui pourraient lui être posées »85. C’est là une excuse légale qui théoriquement doit interdire la poursuite, mais ni le conseiller instructeur, ni plus tard la chambre des mises en accusation ne semblent s’en préoccuper. Souverain pour en apprécier la légitimité, Degors ne la met pas en doute puisqu’il juge inutile de se transporter au domicile de l’aristocrate. Il ne donne pas même suite à son mandat resté sans effet, mais tout en renonçant à l’interrogatoire sur les faits de l’inculpation, prend une ordonnance de renvoi. Quant à la chambre, à laquelle il revient de rechercher les vices de procédure, et le cas échéant, d’annuler les parties de l’information qu’elle estime affectées, elle en fait fi alors que la forme particulière dont doit être revêtue cet acte d’instruction est imposé pour que précisément le prononcé de la sanction ultérieure soit entouré d’un faisceau de garanties suffisantes. Les droits offerts à l’inculpé pour contester les décisions intervenues se font dès lors bien minces, puisque la procédure elle-même recèle une lacune en considérant le dépôt du mémoire comme une simple faculté sans appui juridique. Si la défense souhaite donc invoquer une violation de droits, le seul moyen qui soit ici à sa disposition est d’exciper de l’impossibilité à rédiger ou à faire rédiger ce mémoire. Toute chose que comprend parfaitement Me Gain, puisque le 30 janvier 1892, il s’adresse au procureur général en lui demandant de se pourvoir en cassation en vue d’invoquer les nullités de la procédure engagée contre l’inculpé incapable.
- 86 AN. BB18. Ibid., Lettre du procureur général d’Angers au garde des Sceaux, 30 janvier 1892.
68La situation de M. Chataux pose ici encore la grave question du respect des libertés individuelles dans le cadre de l’instruction criminelle. Ne pas mettre en péril les intérêts des citoyens tout en respectant ceux de la société, telle est la difficulté saillante qui se présente parfois à ce stade de la procédure pénale et que les représentants du ministère public ont à affronter. Néanmoins, lorsqu’un procureur général comme celui d’Angers est avisé d’irrégularités aussi grossières, que l’arrêt rendu par la chambre des mises en accusation est en complète opposition avec ses propres réquisitions, et que la Chancellerie exprime elle-même son plein accord avec une démarche tendant à dénoncer des actes non plus seulement contraires avec un intérêt particulier mais avec l’intérêt public, alors ce magistrat du ministère public est plus enclin à former un recours auprès de la juridiction suprême86. Ce sont là en effet des considérations qui doivent guider son action et il n’est par conséquent rien d’étrange à ce qu’au lendemain même de l’arrêt rendu par la chambre des mises en accusation d’Angers, le chef du parquet fasse part des anomalies procédurales relevées par ses services ainsi que par l’avocat de M. Chataux.
- 87 AD 49. 2U2556. Arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation présidée par Loew, 8 avril 18 (...)
- 88 AD 49. 2U443*. Registre de mises au rôle des arrêts d’accusation (1884-1913).
- 89 AD 49. 2U2556. Ibid. (Les citations des deux paragraphes suivants sont extraites de cet arrêt de ca (...)
69Vu la connexité des recours engagés, la chambre criminelle de la Cour de cassation décide de joindre son pourvoi à ceux de la dame Appert, de Dubranle et de Cherruau, ainsi qu’aux « conclusions en intervention »87 de Gasnier. Après un examen approfondi, elle conclut que l’arrêt angevin est bien entaché de nullités et rédige en ce sens un arrêt de six pages. Quatre motifs essentiels sont invoqués : le refus d’entendre le ministère public dans ses nouvelles réquisitions avant de statuer, le rejet sans motif de plusieurs chefs d’accusation relevés par ce dernier contre Gasnier, la violation des droits de la défense en ce qui concerne M. Chataux et l’absence de justification au renvoi de la dame Appert devant les assises. Sur le premier point, et contrairement à ce qui est énoncé dans la rédaction de son arrêt, la chambre des mises en accusation n’a pas statué de manière définitive à la date du 25 janvier, mais à celle du 30, jour où les nouvelles réquisitions du procureur général ont été déposées sur son bureau88. Or, en droit, il est de principe que le dernier état d’une affaire n’est irrévocablement fixé que par le prononcé de l’arrêt, et que jusque-là, le ministère public doit donc être admis à conclure et à produire toutes les pièces qu’il croit utiles à la manifestation de la vérité, y compris tardivement. Certes, la loi impose à la chambre des mises en accusation de statuer sans désemparer, mais à juste titre, la Cour considère ici qu’« au moment où elle a pris connaissance des nouvelles réquisitions, elle n’avait pas vidé son délibéré, ajourné depuis le 19 janvier », et que ce faisant, elle a commis un « excès de pouvoir »89.
70Sur le second point, la chambre criminelle estime qu’elle a violé l’article 7 de la loi du 20 avril 1810, en repoussant « sans motifs suffisants » deux chefs d’accusation relevés contre Gasnier pour détournements frauduleux. Les magistrats angevins ont déclaré « que les faits n[’étaie]nt pas suffisamment caractérisés », mais pour leurs homologues parisiens, « cette formule vague ne permet pas d’apprécier si la décision, en cette partie, dénie l’existence même des faits relevés dans le réquisitoire, ou si ces faits étant réputés constants ne constitueraient pas les crimes prévus par l’article 408 du code pénal ». Or, d’après le code d’instruction criminelle, lorsque des éléments résultant d’une information supplémentaire sont énoncés dans un réquisitoire et présentés comme des faits constituant un crime, la chambre des mises en accusation a le devoir de s’expliquer sur l’existence de ces derniers et sur leur qualification afin de permettre à la juridiction suprême d’exercer le contrôle qui lui appartient. Il y a là un motif d’annulation qui n’échappe pas à la chambre criminelle, de même qu’en ce qui concerne la veuve Appert, renvoyée devant les assises pour complicité d’abus de confiance « en recelant sciemment partie des sommes détournées à l’aide d’un ou de plusieurs crimes spécifiés », sans qu’il soit possible de savoir de quels détournements et pour quels actes l’accusée est ainsi déclarée complice par recel. Enfin, sur le dernier point, la Cour estime que la chambre d’Angers s’est rendue « coupable d’une grave violation des droits de la défense » en déférant M. Chataux à la juridiction répressive. Non seulement, le mandat de comparution qui lui a été décerné ne l’était pas « dans les formes tracées par le code et par la loi », mais il a été mis en état d’accusation « sans qu’il ait été procédé à aucun interrogatoire à titre d’inculpé »; or, une instruction ne peut être réputée close et la mise en accusation prononcée sans que l’inculpé ait pu se présenter devant le juge pour y produire ses moyens de justification.
- 90 AN. BB18. Ibid. Lettre du procureur général de la Cour de cassation au garde des Sceaux, 16 avril 1 (...)
- 91 AN. BB18. Idem.
71Cet arrêt de cassation inflige un véritable camouflet juridique à la magistrature inamovible angevine. Les membres de la chambre des mises en accusation sont vilipendés pour la marche imprimée au règlement de l’affaire et la forme de leur arrêt, le conseiller pour les moyens qu’il a employés dans la recherche de la vérité. Cependant, bien au delà de cette décision qui pointe les vices de procédure, ce sont les graves dérives de l’instruction criminelle qui sont mises à l’index par le procureur général près la Cour de cassation. Dans le rapport annexe qu’il expédie au garde des Sceaux, où il insiste à la fois sur « la multiplicité des nullités évidentes » commises par la cour d’Angers et sur « les incidents de l’instruction », il prend en effet soin d’ajouter que la chambre criminelle « a été très douloureusement surprise de la manière tout à fait insolite »90 dont l’affaire a été instruite et jugée. Il s’interroge non seulement sur les initiatives du conseiller Degors, magistrat placé dans l’orbite de la chambre, mais encore sur les décisions de celle-ci, qui, dit-il, autorisent « les interprétations les plus fâcheuses pour l’honneur des magistrats qui les ont commises »91; soulignant incidemment qu’elle est présidée par M. Chudeau, averti à deux reprises par la Chancellerie dans le courant des années 1884-1885 pour avoir répliqué publiquement à des attaques de la presse locale réactionnaire.
- 92 AN. BB18. Ibid. Rapport du procureur général d’Angers au garde des Sceaux, 9 mai 1892 (sauf mention (...)
72Face à la gravité de telles insinuations, le ministre décide aussitôt de diligenter une enquête auprès du procureur général d’Angers, afin qu’il examine « la part » que le président Chudeau a pu prendre « dans les actes ou les déterminations de M. Degors » et quelle a été « son attitude vis-à-vis du ministère public au moment du règlement de cette affaire »92. En un mot, Paris souhaite s’entretenir des responsabilités que le président a pu encourir au regard de la Cour de cassation statuant comme Conseil supérieur de la magistrature, en vue, le cas échéant, de le sanctionner. La chambre dont il occupe la tête est une juridiction collégiale dont le rôle consiste essentiellement à exercer un contrôle juridictionnel sur l’activité du magistrat instructeur (opportunité des actes d’instruction et régularité de la procédure notamment), mais le pouvoir dont elle dispose n’est pas seulement « technique ». Le poids du président auquel il incombe que la procédure ne subisse aucun retard injustifié et que le fonctionnement du cabinet d’instruction soit assuré correctement y est considérable. D’ailleurs, c’est sous son impulsion que Degors a été choisi, puis délégué pour assurer le supplément d’information, et il n’y a donc rien d’illégitime à se demander si dans cette affaire mouvementée, celui-ci a su résister à l’influence d’un tel hiérarque, auquel il devait compte de ses actes, mais dont la notation pour l’avancement n’était pas non plus étrangère.
73À la date du 9 mai 1892, c’est un rapport circonstancié et sans équivoque que le chef du parquet de la cour envoie au garde des Sceaux. Certes, dit-il, « M. Chudeau n’était peut-être pas fâché de la tournure que prenaient les événements » lorsque la chambre a ordonné un supplément d’information contre M. Chataux avec lequel il avait eu par le passé « quelques querelles » de nature politique, « suivies d’une de ces brouilles malheureusement trop fréquentes dans les villes de province ». Mais aucun fait précis ne peut laisser supposer qu’il ait été « mu par un sentiment de vengeance ou ait agi de parti pris » contre son ancien collègue. D’ailleurs, « à aucun moment de l’instruction », il ne s’est engagé dans la moindre « démarche » ou « parole » auprès du conseiller-instructeur et il est donc « impossible de demander, puis d’obtenir contre lui une mesure disciplinaire » pour d’éventuelles pressions. La chambre des mises en accusation qu’il préside s’est contentée d’exercer son contrôle juridictionnel sans jamais imposer l’exécution d’aucun acte, et le conseiller a pu examiner le fait criminel dans sa totalité, en recherchant lui-même les preuves en toute indépendance et en faisant procéder, de sa propre initiative, aux investigations qu’il jugeait utile; notamment en ce qui concerne la personnalité de M. Chataux.
74Malgré « certaines probabilités » que le procureur général n’écarte pas, et notamment que le conseiller-instructeur ait pu avoir la tentation de solliciter le président sur tel ou tel aspect de la procédure en vue d’obtenir les conseils ou avis d’un magistrat expérimenté, il convient qu’il est « absolument impossible de démontrer juridiquement que le président Chudeau ait inspiré la conduite de M. le conseiller ». De même qu’« il ne saurait être question d’une action ou d’une mesure disciplinaire » contre lui en ce qui concerne son attitude vis-à-vis du ministère public lors du règlement de l’affaire. Rien, ici non plus, ne peut lui être imputé personnellement puisque la délibération relative aux réquisitions du parquet a bien eu lieu et le refus de la chambre de donner la parole au parquet n’est intervenu qu’ensuite. Au surplus, le président Chudeau est entièrement couvert par le secret des délibérations » et le droit de contrôle de la Cour de cassation lui paraissant désormais « épuisé » (l’arrêt contre la décision d’Angers a été rendu), le Conseil supérieur de la magistrature, dit-il, « n’a évidemment pas à intervenir ».
75Reste la situation du conseiller Degors, qu’il juge « tout autre » et sur laquelle il s’attarde longuement sans même y avoir été explicitement invité par la Chancellerie. Certes, il considère que personne n’est en droit de lui demander compte des décisions qu’il a prises ou de celles auxquelles il a concouru; en toute hypothèse, il se retrancherait d’ailleurs derrière sa conscience. Néanmoins, il suggère de l’amener à s’expliquer sur la « manière insolite dont il a conduit l’instruction qui lui avait été confiée et au cours de laquelle il a commis des fautes lourdes constituant des manquements graves à ses devoirs ». Au nombre des plus évidentes et des plus inexcusables, il en distingue quatre : les indiscrétions aux avocats et aux journaux, l’excès de zèle et la torture morale infligée au témoin, les conseils aux créanciers du notaire mis en cause, ainsi que la tentative de prise illégale d’intérêt concomitante de l’assignation intempestive de la veuve Appert devant le tribunal. Autant d’écarts, voire de forfaits qui demeurent rares, mais qui paraissent d’autant plus préoccupants aux yeux du hiérarque judiciaire qu’en cette fin de siècle, la procédure criminelle, et les juges d’instruction en particulier, sont en butte à des attaques de plus en plus vives et menaçantes.
- 93 AN. BB18. Ibid. Rapport du procureur général au garde des Sceaux, 9 décembre 1891; Ortolan (1872).
76En ce qui concerne le premier point, le procureur général est d’avis que Degors a jeté son dévolu sur l’affaire uniquement pour se mettre en relief. « Essentiellement bavard et vaniteux », il a vu dans cette procédure dont la presse avait déjà fait grand bruit, l’occasion de « faire parler de lui », caressant peut-être l’espoir d’y trouver un motif d’avancement ou de distinction. « Il a parlé à tort et à travers » en dévoilant coup sur coup, et « par avance », le supplément d’information, puis sa nomination par la chambre des mises en accusation, ainsi que la probable arrestation de M. Chataux au cas où ce dernier ne prendrait pas la fuite. D’abord à Me Perrin (mars 1891), « avocat de mérite mais très réactionnaire » qui s’est empressé de les rapporter « de tous côtés à beaucoup de personnes », puis à Me Guihal (juin et octobre 1891), arbitre de commerce angevin chargé de la liquidation des affaires de Mme Appert. Ces « bruits, fondés sur un mot ou un geste de lui », ont ainsi été rapprochés de certains éléments de l’information, et aux yeux du procureur général, « les événements semblent avoir justifié les préventions sur son parti pris ». « Orgueilleux, ambitieux jusqu’à la déraison et prêt à toutes les palinodies », Degors semble avoir eu « un besoin incessant de réclame et de parade », mais en prenant si « aisément l’habitude de communiquer avec des hommes d’affaires et peut-être même des magistrats plus ou moins discrets » pour faire partout « son propre éloge », il n’a réussi qu’à inspirer « méfiance et répulsion »93.
- 94 AN. BB18. Ibid., 9 mai 1892 (les citations suivantes sont également extraites de ce rapport).
77Certes, les réactionnaires d’Angers, amis de M. Chataux, « savent mieux que personne que le témoin n’a été soumis à aucune torture morale ou matérielle », et ils se sont emparés de l’incident du 30 octobre parce qu’il leur a paru un « excellent prétexte pour envoyer une campagne contre M. le conseiller »94. Mais il est tout aussi indéniable que ceux qui ont pris en main la défense de Degors « semblent avoir été les mieux informés sur la marche de l’instruction »; y compris à la rentrée judiciaire de 1891, alors que pas un acte n’avait été accompli depuis plusieurs mois. Pour le procureur général, le conseiller a donc été l’un des principaux vecteurs des divulgations faites au public et il a agi dans un double mouvement, à la fois envers les républicains et leurs opposants. Ceci lui paraît d’autant moins acceptable qu’il est de principe qu’un magistrat instructeur ne doit pas révéler le moindre élément contenu dans le dossier dont il a la charge tant que ce dernier n’est pas clos. Au delà du respect de la procédure elle-même et de l’efficacité des investigations, il en va des garanties dues à la défense que ce secret de l’instruction ne soit pas malmené; la publicité faite autour de certains actes pouvant amener l’opprobre sur tel ou tel protagoniste et avoir des conséquences parfois dramatiques.
- 95 Nagouas-Guérin (2002).
78Revenant ensuite de manière précise sur la question de l’audition, le procureur général dresse un portrait au vitriol du conseiller et dévoile certains aspects de son personnage qui en disent long sur son manque d’impartialité. Par tempérament, ce dernier montre d’abord peu de goût pour la contradiction et ne semble pas avoir cette culture du doute si précieuse à ceux qui sont en charge d’instruire95. Il se donne des airs de « fatuité, supporte difficilement la supériorité des autres », et ne fait rien qui puisse atténuer cette impression déplorable auprès de ceux qui le côtoient. À presque tous les stades de l’information supplétive, ses qualités sont compromises par un manque de tact et de mesure ou par une recherche trop évidente de l’effet et du résultat. Au lieu de ménager les forces d’un homme qu’il savait déstabilisé, il a ainsi poursuivi son audition pendant 13 heures sous la forme d’un « interrogatoire empreint d’une déloyauté profondément blâmable ». Au lieu de questions nettes, précises et franches, on lit dans le procès-verbal des demandes longues, parfois d’une page, où « tout est filandreux, embrouillé, mal interprété ». S’il est certain qu’« il n’a pas cherché à réduire M. Chataux par la fatigue », les gendarmes et l’avocat du notaire présents lors de la confrontation rapportent cependant qu’ils l’ont entendu dire « ce n’est rien… c’est préparé d’avance ! », à la vue du témoin s’effondrant sans connaissance.
- 96 AN. BB18. Ibid. Mémorandum de Blavier au garde des Sceaux, 19 novembre 1891.
- 97 AN. BB18. Ibid. Rapport du procureur général au garde des Sceaux, 9 novembre 1891.
- 98 Idem.
- 99 AN. BB18. Ibid., 9 mai 1892 (les citations suivantes sont extraites de ce rapport).
79Si le sénateur Blavier jugeait que Degors n’était pas « facilement accessible aux sentiments d’humanité »96, pour sa part, le procureur général estime « trop manifeste » que son « unique préoccupation ait été de fouiller dans le passé du sieur Chataux pour le déshonorer et satisfaire ses adversaires »97, qui depuis très longtemps lui contestaient son statut à Angers. Pour le moins maladroit, Degors manque à ses yeux « de sens rassis, de prudence et de discrétion »98. Il est dépourvu de ces attributs essentiels qui garantissent aux parties que toutes les attitudes prises sont empreintes de droiture et que les mesures ordonnées sont l’objet d’appréciations équitables. Au surplus, il indique qu’il s’est montré d’une grande faiblesse à l’égard de certains intervenants du dossier, tels Me Lucas, avocat de Gasnier, ou le colonel de Girardin, beau-frère de M. de Chataux, avec lequel ce dernier était en très mauvais termes. Il n’a pas su réagir lorsque le premier l’a « poussé à diriger ses efforts contre le conseiller municipal et lui a spontanément écrit au lendemain de sa désignation par la cour pour lui envoyer un questionnaire destiné à le guider dans ses interrogatoires »99. Pas plus qu’il n’a su le faire lorsque le second l’a convaincu d’investiguer dans la même direction, en lui affirmant que la ruine de la dame Appert était uniquement due aux agissements de M. Chataux et que les fonds de l’étude avaient avant tout servi à désintéresser ses propres créanciers.
80Ce long rapport du parquet général indique d’ailleurs que pour préparer contre Gasnier une inculpation de banqueroute frauduleuse, Degors a fait appeler ces mêmes créanciers à son cabinet comme témoins et les a instamment engagés à poursuivre la déclaration de faillite. Certes, il a « sans doute cru faire ici son devoir » puisque le rapport de l’expert lui indiquait que cette déclaration pouvait être prononcée et que « l’intérêt réel et bien compris des créanciers le recommand[ait] ». Mais, selon lui, l’espoir était bel et bien « de pouvoir y comprendre de nombreux inculpés et d’étendre les complicités », notamment à M. Chataux et à la veuve Appert. Enfin, à un tout autre point de vue, mais également d’une façon « contraire aux plus élémentaires convenances », Degors s’est rendu adjudicataire d’une maison appartenant à Mme Appert au moment-même où il instrumentait contre elle. Puis, « montrant une absence complète de sens moral », il a assigné la veuve entre son renvoi devant les assises et l’arrêt de cassation pour lui intenter un procès « qui n’avait rien d’urgent », afin qu’elle prenne « son fait et sa cause » dans le différend l’opposant au locataire.
- 100 AN. BB18. Ibid., 21 mai 1892 (même remarque concernant les citations suivantes).
81Qu’il ait été instrumentalisé par certains avocats et protagonistes de l’affaire ou qu’il n’ait pu se départir de la pression d’un contexte local passionné, à tout le moins Degors a gravement failli aux yeux du parquet général. Il s’est montré ardent, passionné, désireux d’attirer à tout prix « l’opinion publique qui lui montre peu de sympathie, pour ne pas dire peu de considération ». Il s’est aussi discrédité auprès de ses collègues à un point tel, dit-il, que « c’est pitié d’entendre tout le monde au palais parler de lui ainsi qu’on le fait »100. Mais plutôt que d’ouvrir une enquête contre lui, enquête qui vraisemblablement aurait conduit à sa comparution devant le Conseil supérieur de la magistrature, la hiérarchie judiciaire estime « beaucoup plus simple et beaucoup plus utile d’employer une solution faisant peu de bruit »; à savoir, profiter de la circonstance pour obtenir son consentement à un changement de résidence sur la menace d’une poursuite disciplinaire. « Personne, [assure-t-on], ne se méprendrait sur les motifs de ce départ », et la cour, qui s’est déjà acquise « une fâcheuse notoriété » depuis 1883 en voyant plusieurs de ses membres atteints de sanctions sévères, n’aurait pas une nouvelle fois l’attention attirée sur elle par une mesure déshonorante.
- 101 AN. BB18. Ibid. Note de la Division du personnel, 7 juin 1892; Clère (2000).
82On le constate, si le code de 1808 réglemente certaines formes de la procédure d’instruction criminelle, il n’attache aucune sanction professionnelle à leur inobservation. Un magistrat inamovible, tel Degors, ne peut faire l’objet d’aucune mesure de rigueur pour les décisions qu’il a prises au cours ou à la clôture de l’information; même si sa responsabilité est largement engagée comme le soulignent à la fois le rapport du procureur général et l’arrêt de cassation. Certes, il en va de l’autorité de la magistrature que l’indépendance des juges du siège soit préservée, mais l’image de l’institution et le fonctionnement même de la justice pénale requièrent que ce genre de conduites « irrégulières » ne restent cependant pas sans suite. Entre le simple avertissement, « acte paternel » s’il en est, la censure, la suspension provisoire et la traduction devant le Conseil supérieur de la magistrature, le choix est fait ici d’une mesure médiane : le déplacement à poste égal dans une autre cour d’appel101. Ce qui importe, c’est avant tout de préserver l’honorabilité d’une compagnie judiciaire meurtrie par les agissements fautifs de l’un des siens et mise à l’index par une opinion publique de plus en plus défiante à l’égard de la justice pénale. Il y a là le déploiement d’une stratégie institutionnelle qui répond à une volonté d’éviter qu’une affaire judiciaire ne se transforme en scandale public, à l’heure où les rapports entre les citoyens et la justice connaissent des tensions aiguës.
- 102 AN. BB18. Ibid., lettre du procureur général de la cour de Rennes au garde des Sceaux, 12 mai 1892.
83Saisie par l’arrêt de cassation réformant la décision angevine, la cour de Rennes renvoie Gasnier, Dubranle et Cherruau devant les assises de la Loire-Inférieure sous la prévention d’abus de confiance qualifiés, tout en rendant un arrêt de non-lieu en faveur de la dame Appert et de M. Chataux, pour lesquels « la complicité par recel n’a pas paru établie, ni en fait, ni en droit »102. Lorsqu’en juillet 1892 le notaire et son clerc sont condamnés à trois ans de prison chacun, et le caissier à quinze mois, le conseiller Degors s’installe dans son nouveau poste lyonnais. On assiste là à l’épilogue judiciaire d’une affaire Gasnier commencée près de deux ans auparavant, tandis que s’amorce à la Chambre le débat devant conduire à la réforme de l’instruction criminelle. Bien que le législateur soit depuis longtemps conscient de la rigidité et des insuffisances du code, la plupart des rapports émis par les parlementaires au sujet de l’aménagement de la procédure pénale n’ont guère eu les honneurs de la discussion publique. Difficultés pratiques ou réticences idéologiques, les élus nationaux et le monde judiciaire, Cour de cassation en tête, s’y sont montrés hostiles.
84Comme d’autres avant elle, l’affaire Gasnier contribue à alimenter les critiques à l’égard du système procédural en place et à la prise de conscience collective sur l’urgence qu’il y a désormais de ne plus différer cette réforme. Face au double souci de maintenir l’ordre et de garantir la pleine efficacité de la répression pénale, les droits de la défense et la présomption d’innocence restent encore trop largement négligés. Les timides retouches auxquelles a procédé le législateur n’ont pas atténué la raideur du code de 1808, et la nécessité d’amoindrir les abus d’un dispositif dont les justiciables, les avocats, et même certains magistrats ont à se plaindre, se fait de plus en plus criante. S’il est inadapté aux complexités sociales, le code l’est également aux réalités judiciaires, et à travers la réforme envisagée, ce sont bien les pratiques du juge qui focalisent l’attention; celles d’un homme seul, parfois peu préparé aux délicates fonctions de l’instruction, appelé à mettre en lumière cette « vérité » qui doit faciliter l’œuvre de la juridiction de jugement, mais dont les pouvoirs sont perçus comme considérables au regard des dispositions légales et réglementaires susceptibles de venir les contrebalancer.
- 103 Hélie, 1866-1867 (t. 4, p. 174); Kuty (2005); Carbasse, Depambour-Tarride (1999).
- 104 Allinne (2003); Kaluszynski (2002); Robert (1999); Lévy (1996).
85Son action s’inscrit à la fois dans la perspective d’une réparation pour les victimes, auxquelles on a donné un droit d’accès à la justice, et dans la réponse à donner à la transgression de la loi par la poursuite des coupables. Mais, pour autant qu’il lui faille entrevoir les nécessités de la répression pénale et leur contrepartie sociale, il ne saurait être toléré qu’en certains cas il supplée aux accusations défaillantes, et qu’à l’occasion, il néglige les libertés individuelles dont il est le gardien. Dans cette phase préparatoire du procès qui est toute entière dominée par la recherche et l’administration des preuves, c’est à sa seule impartialité que la loi se confie pour instruire à la fois à charge et à décharge. Il y a là une injonction qui suppose « cette sainte passion de la justice qui frémit du moindre doute, de la plus légère déviation des faits et ne néglige aucune des circonstances qui peuvent influer sur leur caractère légal ou sur leur valeur morale »103. Lorsque tel n’est pas le cas, et l’affaire Gasnier en atteste à travers l’exemple d’un conseiller-instructeur soucieux avant tout de l’efficacité de son enquête, la mission qui est la sienne s’en trouve pour partie pervertie et la base des décisions judiciaires à venir est falsifiée. Au delà des procédés employés pour répondre au « phénomène criminel », c’est bien l’économie répressive elle-même, la place du pénal dans les régulations sociales et les modalités de son déploiement qui sont dès lors interrogées104.
- 105 Ranouil (2004); Danet (2001, p. 36); Santucci (1995).
- 106 Machelon (1976).
- 107 Rousseaux, Lévy (1997).
86En instaurant – avec parcimonie – la contradiction au cœur de la procédure pénale (présence de l’avocat dans le cabinet du juge lors des interrogatoires, possibilité pour lui d’avoir communication de certaines pièces du dossier, ouverture de voies de recours plus nombreuses contre les actes du magistrat), la loi Constans votée en décembre 1897 s’efforcera d’offrir un statut à l’inculpé et d’octroyer un rôle « actif » à la défense105. Les mesures arrêtées établiront des gardes-fous à l’action du magistrat-instructeur et permettront de se prémunir contre l’indignation morale suscitée par certains de ses actes dans l’opinion publique. Pour autant, le dispositif ainsi mis en place le sera au prix d’un compromis politique incertain et ne constituera qu’une réforme très partielle de l’instruction criminelle. Par bien des aspects, les améliorations alors apportées pour garantir les libertés individuelles paraissent déjà insuffisantes à beaucoup de praticiens, familiers de cette procédure pénale française depuis si longtemps discutée. À l’heure de la Défense républicaine, la justice est désormais rendue par un personnel politiquement « domestiqué » et socialement puisé au sein de « nouvelles couches », mais nombre de mesures restrictives des libertés demeurent sous un régime dont la logique des principes libéraux devait paradoxalement faciliter l’épanouissement106. L’affaire criminelle étudiée ici, « reconstruite » autour des acteurs du processus pénal et des conditions sociales ou politiques qui lui donnent sens, offre ainsi quelques jalons historiques susceptibles d’éclairer ces rapports si singuliers entre État, justice et société, au crépuscule du XIXe siècle107.