Jean-Luc Chappey, Bernard Gainot, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent et Pierre Serna, Pour quoi faire la Révolution ?
Jean-Luc Chappey, Bernard Gainot, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent et Pierre Serna, Pour quoi faire la Révolution ? Marseille, Agone, 2012, 208 p.
Texte intégral
1Ce recueil composé de cinq essais sur la Révolution française répond à des questions qui traversent toujours le champ du politique. Il ne s’agit pas du sauvetage d’un chef-d’œuvre en péril mais de prodiguer de nouvelles synthèses, de réactiver des analyses oubliées et de les redéployer selon des apports récents.
2La première question, posée par Pierre Serna, concerne la place de la Révolution française dans la première mondialisation. La thèse (1955) de Robert Palmer et de Jacques Godechot sur les révolutions atlantiques, une fois débarrassée de l’euphorie conquérante de l’après-guerre, est d’autant plus acceptable aujourd’hui que notre monde globalisé nous a familiarisés avec une conception interactive de l’histoire. Cette conceptualisation des mouvements révolutionnaires : la révolution des Provinces unies du xvie siècle, la révolution anglaise du xviie, la révolution américaine, celle des Provinces unies à nouveau, la révolution française, nous amènent à repenser les rapports centralité / périphérie. Dans ce contexte géopolitique, l’inclusion des colonies s’impose. Mais là encore, pour comprendre la configuration des forces en présence, il faut se débarrasser de l’antienne tocquevillienne selon laquelle le jacobinisme français prolongerait la centralité administrative de l’Ancien Régime. Selon des recherches récentes, « la faiblesse de la concentration des pouvoirs dans la monarchie mal nommée administrative » (p. 40) est patente. Les événements de 1789 ont marqué une rupture. Ce décentrement des thématiques n’en est encore qu’à ses débuts. Rendre à l’espace colonial, aux révoltes qui l’ont embrasé, leur importance dans l’ensemble des forces révolutionnaires – France, Saint-Domingue, tel est l’objectif : « Les révolutions de la seconde moitié du xviiie siècle ne se saisissent que dans une dynamique globalisée de guerre d’indépendance. 1789-1790 serait en France le moment fondateur de cette guerre d’indépendance » (p. 45).
3Frédéric Régent poursuit cette hypothèse en braquant la lumière sur les moments fondateurs de la représentation nationale. Comment la question coloniale s’est-elle invitée sans crier gare aux états généraux - même s’il n’était pas à l’ordre du jour de représenter les colonies -, au Serment du Jeu de paume, aux débats sur le doublement du tiers ? Plus largement, il examine l’effet des événements révolutionnaires intervenus aux Antilles sur le déroulement de la Révolution française. La société coloniale se révèle incapable d’intégrer les principes d’égalité entre citoyens et notamment d’appliquer les lois votées à Paris (décret du 15 mai 1791 : les gens de couleur résidant dans les colonies et nés de parents libres sont égaux en droits aux blancs). L’exécution de Vincent Ogé (1755-1791) un des principaux membres du lobby des libres de couleur de Paris, devient un facteur de division tant à Paris qu’à Saint-Domingue. La question coloniale fissure l’unité révolutionnaire.
4Le courant « indigéniste », en mettant l’accent sur le marronnage et le vaudou, a écarté, au profit d’une conception culturaliste, la dimension politique des événements. L’influence de la Révolution française sur l’évolution des révoltes antillaises s’en trouve masquée : « En France par exemple, la révolte des esclaves de Saint-Domingue est présentée comme une insurrection royaliste » nous signale Frédéric Régent (p. 68). Pourtant, pour conserver les colonies, il faut armer les esclaves. En France comme aux colonies, l’armement du peuple est un fait incontournable de la période révolutionnaire. La République a été sauvée par les soldats citoyens, en France comme aux colonies. Il est incontestable que la prise en compte de la question coloniale dans le processus des révolutions atlantiques contribue à un enrichissement d’une histoire politique enfin dégagée de son cadre hexagonal.
5La troisième question est posée par Guillaume Mazeau : la Terreur serait-elle un laboratoire de la modernité ? Alors que le soupçon de totalitarisme, après la publication du Livre noir du communisme (1998), a gagné les études sur la Révolution avec le Livre noir de la Révolution française (2008). La terreur révolutionnaire est-elle le signe avant-coureur des pratiques exterminatrices du xxe siècle ou s’inscrit-elle dans une modernité que découvrent des travaux récents ? : « La République de l’an II ne se traduit jamais par une mais par des politiques qui entraînent à la fois l’élimination de centaines de milliers d’opposants… mais inspirent aussi des projets inédits de réduction des inégalités politiques et sociales (p. 83). La Terreur n’est-elle qu’un mythe forgé par ceux qui ont pris le pouvoir en juillet 1794, les thermidoriens ?
6La naissance de la « République civile » qui pose les premiers jalons de la séparation de l’église et de l’État est à mettre au compte des progrès démocratiques. Mais Guillaume Mazeau ne montre-t-il pas une indulgence historique qui fait bon marché des sacrifiés du moment ? Il est clair que l’époque thermidorienne fut une grande pourvoyeuse de stigmatisations contre-révolutionnaires. Dans ce sillage, autour de l’amalgame entre terreur révolutionnaire et crimes de génocide, se sont formées des lectures anachroniques intellectuellement inacceptables et parfois de l’ordre du grand guignol. Mais à l’inverse, conclure sur une note presque optimiste : « La Terreur, un inépuisable laboratoire politique » (p. 114) rappelle les complaisances républicaines d’antan.
7Jean-Luc Chappey, en revisitant les catégories qui ont dynamisé la période révolutionnaire – régénération et civilisation – vient à la rescousse de la démonstration de Guillaume Mazeau : la Terreur, comme « laboratoire de l’utopie politique et culturelle » (p. 130), met en place un espace partagé entre l’élite et le peuple avec l’application d’un principe de vertu qui touche d’abord les hommes en vue. Ce principe de vertu, autrement dit « la régénération » du peuple, se transforme nettement, après la chute de Robespierre, en mission civilisatrice auprès de ce même peuple. La métamorphose conceptuelle de régénération en civilisation renonce à la recherche d’une égalité transversale. Elle s’impose à partir d’une science de l’homme que des savants appelés « idéologues » (Destutt de Tracy, Cabanis, Volney…) formulèrent sur la base notamment d’une relecture de Condillac (1715-1780). Cette greffe tardive des Lumières s’opposait tant à l’absolutisme monarchique qu’à la souveraineté populaire. Cependant, l’histoire conceptuelle est-elle suffisante sur le plan méthodologique pour faire voler en éclat le consensus journalistique sur la légende noire de la Terreur ?
8Dans le cinquième essai, Bernard Gainot s’emploie à nous restituer le chaînon manquant entre le néojacobinisme et le socialisme utopique ou républicain. Il propose une nouvelle périodisation de la construction narrative de la Révolution. Avec de nouvelles appellations moins réductrices, il renoue les liens entre forme politique et projet social : on ne peut pas taxer l’après thermidor, pas plus que le gouvernement révolutionnaire de l’an II, de « République bourgeoise ». Le libéralisme révolutionnaire s’est constitué en opposition à « l’État de police » de la monarchie absolue (p. 154), ce qui ne veut pas dire qu’il soit dépourvu de toute dimension sociale et égalitaire. Dans cette perspective, Bernard Gainot propose de nouvelles références : le moraliste Adam Ferguson (1723-1816), compatriote écossais d’Adam Smith et promoteur de l’idée d’égalité civile, ou encore le napolitain Gaetano Filangieri (1753-1788). Cette recherche du chaînon manquant tend à dépasser les lectures intéressées du bien social selon Bernard de Mandeville (La fable des abeille où les vices privés font le bien public, 1714) qui avaient bénéficié d’une faveur exclusive.
9Le sans-culotte Gracchus Babeuf est également évoqué pour avoir employé le mot « association » en désignant la république. Il préfigurait ainsi une consubstantialité entre une conception politique de la liberté et une organisation sociale et économique ouvrant la voie au communisme, alors qu’un socialiste utopique tel Cabet se revendiquera explicitement de la démocratie représentative. La mise en évidence de liens entre « république et travail », « république et propriété », « république et finances publiques », renouvelle le socle de la solidarité républicaine qui apparaît lors de la première République entre 1792 et 1794 et lui survit de 1795 à 1799.
10Cet ouvrage a pour objectif de dépasser les polémiques qui plombent l’histoire de la Révolution française. Les auteurs s’attaquent plus particulièrement à la diabolisation de la Terreur avec des méthodes empruntées à l’histoire conceptuelle tout en prenant le soin de contextualiser finement leurs analyses. Ils décapent le phénomène révolutionnaire de ses interprétations quasi rituelles qui, en France, en obscurcissent le sens et la portée, à un moment où la révolte des peuples requiert l’attention du monde entier.
Pour citer cet article
Référence électronique
Christine Fauré, « Jean-Luc Chappey, Bernard Gainot, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent et Pierre Serna, Pour quoi faire la Révolution ? », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 119 | 2012, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/2867 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chrhc.2867
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