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Lectures des homosexualités

Thierry Delessert, Les homosexuels sont un danger absolu : homosexualité masculine en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale

Lausanne, éd. Antipodes, 2012, 400 p.
Thierry Pastorello
Référence(s) :

Thierry Delessert, Les homosexuels sont un danger absolu : homosexualité masculine en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale, Lausanne, éd. Antipodes, 2012, 400 p.

Texte intégral

1L’ouvrage de Thierry Delessert, chargé de cours à l’Université de Lausanne, docteur en sciences politiques, nous plonge dans le monde de l’homosexualité masculine en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale. Cet ouvrage a pour origine une thèse de doctorat soutenue en juin 2010 dans cette même université. L’ouvrage est divisé en trois parties : le milieu ou les subcultures homosexuels, les lois sur l’homosexualité dans la Confédération helvétique et enfin le rôle de la psychiatrie.

  • 1 Thierry Delessert, Les homosexuels sont un danger absolu : homosexualité masculine en Suisse durant (...)
  • 2 Julian Jackson, Arcadie : la vie homosexuelle en France, de l’après-guerre à la dépénalisation, Par (...)
  • 3 Thierry Delessert, op. cit., p. 62.
  • 4 Howard Saül Becker, Outsiders : études de sociologie de la déviance, Paris, éditions A.-M. Métailié (...)
  • 5 Thierry Delessert, op. cit., p. 100.
  • 6 Thierry Delessert, op. cit., p. 98-99.

2La première partie aborde le milieu homosexuel suisse. L’auteur examine le développement d’une scène homosexuelle dans la première partie du xxe siècle chez nos voisins helvétiques. Thierry Delessert réalise de ce point de vue un panorama riche du monde associatif homosexuel helvète durant les années 30 et 40, des lieux commerciaux et de rencontre et ainsi que le ressenti des intéressés. La première association homosexuelle suisse, Der Kreis / Le cercle, est fondée en 1931 par Laura Thomas (1901-1966) et Anna Vock (1885-1962)1. Cette association au départ surtout lesbienne va s’orienter vers l’homosexualité masculine avec la collaboration de l’acteur et cofondateur du cabaret zurichois Le Cornichon, Rolf Karl Meier, à partir de 1934. Ce dernier donne à cette association un autre aspect. Il prône naturalité de l’orientation sexuelle, discrétion, dignité et conformité au droit. Notamment, l’association condamne plusieurs fois la prostitution. Ceci n’est pas sans rappeler les positions propres à l’association homophile française Arcadie dans les années 1950 et 1960. Le fondateur de cette association, André Baudry, prônait un respect et une attitude discrète des homosexuels afin de gagner la tolérance2. L’association Le Cercle organise des fêtes. Sur le plan de la géographie des lieux commerciaux, l’auteur note l’importance de Zurich. Deux restaurants y proposent des soirées festives, Le Marconi et le Turnhalle. Plusieurs hôtels louent des chambres à des couples homosexuels. Il y a aussi des lieux de rencontre extérieurs et notamment les quais de la Limnat3. Parallèlement, Bâle et surtout la Suisse romande semblent avoir une scène homosexuelle nettement plus restreinte : des toilettes publiques servent de lieux de rencontre et, à Bâle, Thierry Delessert indique le restaurant Kaserne. Le Tessin semble un lieu de villégiature. Finalement, la Suisse comporte une scène homosexuelle certes discrète, mais bien réelle, comme le remarque l’auteur. L’identification à l’homosexualité semble le fait d’homosexuels clairement affirmés. Cependant, certains se définissent, soit par le rôle sexuel actif ou passif, et d’autres ne s’identifient aucunement à une nature spécifiquement homosexuelle. L’identité sexuelle semble un compromis et de nettes divergences d’approche de sa nature sexuelle se dégagent de plusieurs exemples cités dans cet ouvrage. Peut-être que les travaux du sociologue américain Howard Saül Becker pourraient nous aider à percevoir ces divergences d’attitude chez des hommes qui, dans le cadre de l’étude de Thierry Delessert, sont des exclus4. La prostitution masculine est le fait souvent d’hommes très jeunes, sans formation professionnelle. Il s’agit la plupart du temps de manœuvres, de garçons de course, de coiffeurs, d’employés d’hôtel5. Comme souvent, la prostitution semble le fait d’hommes, membres des classes populaires, parfois dans des situations de grande marginalité sociale, ce qui pose de plus le problème chez ces hommes de l’intériorisation des normes. D’autant plus que la prostitution masculine est pénalisée spécifiquement au titre des articles pénaux sur la débauche contre nature aussi bien dans le droit militaire que civil. Par ailleurs, elle est vue comme une circonstance aggravante dans tous les types de délit6.

  • 7 Thierry Delessert, op. cit., p. 121.
  • 8 Thierry Delessert, op. cit., p. 124.
  • 9 Thierry Delessert, op. cit., p. 139-141.
  • 10 Thierry Pastorello, « L’abolition du crime de sodomie en 1791 : un long processus social, répressif (...)
  • 11 Thierry Delessert, op. cit., p. 191.
  • 12 Thierry Delessert, op. cit., p. 195.

3Sur le plan juridique, le Code pénal suisse de 1942 dépénalise les relations homosexuelles entre adultes consentants7. Cependant, le même article 194 condamne les actes commis par un majeur sur un mineur, les abus de détresse et la prostitution, au titre de la débauche contre nature. Thierry Delessert indique à juste titre que les théories psychiatriques influencent fortement les dispositions pénales adoptées, car les homosexuels sont considérés comme des malades mentaux. Parallèlement, et cela constitue une particularité helvétique, le Code pénal militaire suisse dans son article 157 condamne les rapports homosexuels avec ou sans consentement d’une peine de 5 jours à 3 ans d’incarcération8. Thierry Delessert examine cette apparente contradiction suisse, entre un Code pénal civil dépénalisant partiellement les actes homosexuels et un Code pénal militaire, qui maintient une condamnation de ce comportement sexuel en soit. D’une part, comme il est souligné, l’ordre et la hiérarchie militaires décident des conceptions des interdits sexuels et moraux, et ceci explique le maintien de la pénalisation de l’homosexualité dans le Code pénal militaire suisse. D’autre part, les débats parlementaires à l’occasion de deux projets d’article pénal le 24 avril 1919 sont très explicites.9 Parmi ceux qui souhaitent une dépénalisation de l’homosexualité, le sentiment général est qu’il s’agit d’une question de morale plus que de droit, et que ces actes sont le fait de personnes malades. Donc, le Code pénal suisse dépénalise les relations homosexuelles entre adultes consentants au nom d’une prévention des scandales, chantages, d’une augmentation du coût des procédures. Ainsi, le Code pénal militaire vise à exclure les homosexuels de l’armée et le Code pénal civil vise à les rendre invisibles de la société. Ils procèdent de la même volonté et d’une logique claire. La dépénalisation de l’homosexualité, et pas seulement dans le cadre helvétique eut comme souci de gérer différemment une forme de sexualité parfaitement stigmatisée10. Par ailleurs, et ceci tempère la dépénalisation de l’homosexualité dans le Code pénal civil, Thierry Delessert produit une analyse judicieuse à partir de la jurisprudence de procès militaires. Il met en parallèle sept dossiers traités au tribunal militaire de cassation entre 1939 et 194511. Un cas, datant de novembre 1939, évoque un soldat de 38 ans accusé d’exhibition des parties génitales devant deux garçons de moins de 16 ans12. Le soldat se voit condamné à une peine de quatre mois de prison et exclusion de l’armée. Or, comme le souligne l’auteur, la comparaison avec plusieurs affaires avant 1944, mais dont les victimes sont des jeunes filles, montre une tendance à une plus grande punition dans le cadre homosexuel. Thierry Delessert note qu’après 1944, il y a changement, car il y a une prise en compte de la protection de l’enfance sans distinction de sexe. Par ailleurs, ces procès militaires seraient aussi une revanche de juges par rapport à un droit pénal civil limitant les interventions. De plus, l’action du Tribunal militaire de cassation entretient le lien entre homosexualité et actuelle pédophilie, et homosexualité et maladie mentale : la jurisprudence des procès traités par cette institution, procès cités par Thierry Delessert, nous le prouve.

4Ces cas montrent donc combien la dépénalisation civile a du mal à être intériorisée.

  • 13 Thierry Delessert, op. cit., p. 346.

5La dernière partie de cet ouvrage est consacrée au lien entre psychiatrie et homosexualité masculine dans la société helvétique des années trente et quarante. Il y a d’abord la constitution d’un savoir sanitaire. Les instructions militaires par le code de diagnostic n° 250/71 classent la perversion sexuelle parmi les maladies mentales. En fait, à travers plusieurs expertises psychiatriques, les signes féminins physiques et surtout émotionnels sont vus comme les preuves d’une homosexualité innée. Un prévenu d’homosexualité peut être envoyé dans une section psychiatrique d’un établissement sanitaire militaire. La réforme définitive de l’armée est prévue pour les homosexuels incapables de se maîtriser. Thierry Delessert note qu’en 1952 le code de diagnostic 250/71 n’est pas modifié. Plusieurs cas cliniques cités dans cet ouvrage prouvent le lien établi entre traits féminins et homosexualité constitutionnelle. Le psychiatre met en avant la possible propagation du vice. Donc, les homosexuels deviennent des irresponsables psychiques. Dans la dernière partie de cet ouvrage, l’auteur fait un rappel des théories de la médecine légale française et notamment celles du professeur de médecine Ambroise Tardieu (1818-1879). Thierry Delessert indique que ces théories demeurent encore d’actualité, car l’existence de traces d’actes homosexuels est demandée par les juges dans des affaires militaires13. L’éventualité de la castration en Suisse est volontaire. Elle intervient pour des multirécidivistes. Parmi d’autres, est mentionné, en mars 1941, le cas d’un installateur sanitaire de vingt-huit ans, soldat engagé, accusé d’avoir masturbé un adolescent de quatorze ans. L’accusé est classifié comme homosexuel par la commission de visite sanitaire et le prévenu, lui-même, demande d’être castré pour éviter des récidives. Finalement, T. subira une ablation des testicules à l’hôpital cantonal de Bâle, fin juillet 1941. Après quoi, cet homme demande une libération sur parole. Il ne reçoit pas de réponse formelle du tribunal militaire. En Suisse, l’éventualité d’une castration est envisagée différemment que dans l’Allemagne nazie, qui a une approche plus vaste d’internement des asociaux et d’hygiène raciale.

6La conclusion de Thierry Delessert rappelle le lien intrinsèque entre ordre social et homophobie. Sur le plan civil, l’homosexuel est toléré s’il fait preuve de grande discrétion. Au sein de l’armée suisse, il n’a pas sa place, surtout s’il ne sait se maîtriser. La gestion brutale de la prétendue dangerosité de l’homosexualité initiée dans l’Allemagne nazie est rejetée en Suisse. Néanmoins, l’homosexualité masculine est systématiquement assimilée à l’anormalité. à travers les divers interrogatoires, l’homosexuel est perçu comme un être criminel et malade sur le plan psychiatrique. Cette construction de l’homosexuel masculin participe, comme le note Thierry Delessert, à la construction de la masculinité au sein d’une société helvétique qui se militarise. Dans ce cadre l’homosexuel masculin est pleinement un exclu ou un étranger.

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Notes

1 Thierry Delessert, Les homosexuels sont un danger absolu : homosexualité masculine en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale, Lausanne , éditions Antipodes, 2012, p. 39

2 Julian Jackson, Arcadie : la vie homosexuelle en France, de l’après-guerre à la dépénalisation, Paris, Éditions Autrement, impr. 2009, 364 p.

3 Thierry Delessert, op. cit., p. 62.

4 Howard Saül Becker, Outsiders : études de sociologie de la déviance, Paris, éditions A.-M. Métailié, 1985, 248 p.

5 Thierry Delessert, op. cit., p. 100.

6 Thierry Delessert, op. cit., p. 98-99.

7 Thierry Delessert, op. cit., p. 121.

8 Thierry Delessert, op. cit., p. 124.

9 Thierry Delessert, op. cit., p. 139-141.

10 Thierry Pastorello, « L’abolition du crime de sodomie en 1791 : un long processus social, répressif et pénal », dans Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n°112-113, 2010, p. 197-208.

11 Thierry Delessert, op. cit., p. 191.

12 Thierry Delessert, op. cit., p. 195.

13 Thierry Delessert, op. cit., p. 346.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thierry Pastorello, « Thierry Delessert, Les homosexuels sont un danger absolu : homosexualité masculine en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 119 | 2012, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/2860 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chrhc.2860

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Thierry Pastorello

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