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MÉTIERS
Transmettre l'Histoire

Des nations obscures. Une histoire populaire du tiers monde, de Vijay Prashad

[Montréal, écosociété, 2009, 358 p.]
Chloé Maurel
p. 127-137

Texte intégral

1Vijay Prashad, historien américain marxiste, d’origine indienne, professeur d’études internationales à Trinity College dans le Connecticut et journaliste, présente ici une « histoire populaire » du tiers monde. C’est une des premières fois que le tiers monde en lui-même est pris comme objet d’étude, étant auparavant généralement étudié dans le cadre de l’histoire des relations internationales. Pour mener à bien son étude, qui est une vaste synthèse de nombreux travaux existants, et souvent récents, l’auteur adopte la démarche de l’« histoire populaire », dans la lignée de l’historien américain Howard Zinn, qui a publié en 1980 une Histoire populaire des États-Unis, devenue un best-seller. L’« histoire populaire » est une histoire qui se centre sur les peuples opprimés, les petites gens, les classes laborieuses. C’est aussi l’idée d’écrire de manière simple, accessible au plus grand nombre, et non pas de s’adresser seulement aux connaisseurs et aux spécialistes en s’exprimant de manière allusive ou jargonnante. Il s’agit de s’adresser à la fois aux spécialistes et aux non-spécialistes. L’ouvrage de Vijay Prashad y réussit.

2L’auteur a choisi un sujet fondamental, mais qui est rarement abordé aujourd’hui : le tiers monde. En effet, cette expression, apparue en 1952 sous la plume du démographe français Alfred Sauvy, est depuis plusieurs années devenue obsolète, le tiers monde ayant perdu son unité et l’existence de deux grands blocs (Est/Ouest) ayant cessé. Depuis la disparition de l’URSS, on parle aujourd’hui plutôt du « Sud » ou des « Suds » que du « tiers monde ».

3Outre l’approche de l’histoire populaire, c’est aussi l’approche de l’histoire mondiale qu’adopte l’auteur : il dépasse les cloisonnements nationaux pour faire des rapprochements, des comparaisons entre des faits et situations éloignées dans l’espace et parfois dans le temps, ce qui lui permet de mettre à jour des analogies et des parallélismes qui seraient restés occultés avec une approche plus strictement nationale ou linéaire.

4Le terme de « nations obscures » utilisé dans le titre et tout au long de l’ouvrage est une métaphore qui renvoie sans doute à la fois au fait que ces pays sont longtemps restés dans l’ombre des grandes puissances, et au fait que leurs habitants ont la peau plus sombre (« darker ») que les Occidentaux.

5L’auteur adopte une démarche plus ou moins chronologique, pour dépeindre l’émergence du tiers monde entre les années 1920 et les années 1950, puis ses réussites mais aussi ses difficultés à s’affirmer sur la scène internationale vers les années 1960-1970, et enfin son échec dans les années 1980-1990. Dans ce panorama, Vijay Prashad met le projecteur successivement sur plusieurs villes où se sont déroulés des événements marquants de l’histoire du tiers monde, comme Bandoung, Le Caire, Téhéran, La Havane, Alger, New Delhi, etc.

Les origines : la Ligue contre l’impérialisme

6Partant des origines du projet du tiers monde, Vijay Prashad évoque les luttes de décolonisation. En effet, les « nations obscures » étaient à l’origine pour l’essentiel des territoires colonisés. Il souligne notamment le rôle moteur du révolutionnaire Hô Chi Minh, dès les années 1920. Mettant en évidence les efforts des représentants des peuples colonisés pour s’unir et lutter contre la domination coloniale, il met en valeur l’importance de la première conférence de la Ligue contre l’impérialisme, tenue en 1927 à Bruxelles. Cette conférence, secrètement financée par le Komintern, a rassemblé deux cents délégués de trente-sept États ou régions colonisés. Cette rencontre a constitué un moment fondateur. Dès cette époque, l’URSS soutenait les mouvements de libération nationale d’Asie et d’Afrique. Quelques années plus tôt, en 1920 déjà, l’URSS avait organisé un « congrès des peuples d’Orient » à Bakou, qui avait accueilli 2 000 délégués issus notamment de territoires colonisés ou semi-colonisés d’Asie ; à la suite de ce congrès, plusieurs délégués de ces peuples ont créé des partis communistes dans leurs États ou territoires respectifs. Quant à la création de la Ligue contre l’impérialisme, elle se veut, par son titre même, une réaction contre l’inaction de la SDN (« ligue » des nations en anglais). Des personnalités de renom participent à cette Ligue contre l’impérialisme à ses débuts, comme Einstein, avant qu’elle ne devienne elle aussi paralysée par des désaccords internes.

Le tiers monde et les Nations unies

7La création des Nations unies est une autre étape très importante de l’émergence du tiers monde. L’auteur souligne le rôle des vingt-neuf États d’Amérique latine (indépendants depuis le xixe siècle) dans la création de l’ONU en 1945 et dans la mise en place de son programme de droits de l’homme. La Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL), créée en 1948, en témoigne aussi. Vijay Prashad souligne également le rôle important qu’ont rapidement joué plusieurs États asiatiques aux Nations unies. Ainsi, c’est à l’initiative de l’Inde et d’autres pays du tiers monde qu’est décidée à l’Assemblée générale de 1953 la création du sous-comité sur le désarmement des Nations unies. L’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA), agence onusienne créée en 1957, est elle aussi née sous l’impulsion des pays du tiers monde. Enfin, la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED), créée en 1964, est une enceinte directement créée sous l’impulsion des pays du tiers monde, et défendant leurs aspirations. L’auteur met en évidence les efforts répétés, et souvent occultés, des États du tiers monde à l’ONU pour appeler au désarmement complet et à une meilleure répartition des richesses, et pour démocratiser le système des Nations unies.

Le panafricanisme, le panasiatisme et le panarabisme

8Vijay Prashad souligne l’importance des mouvements panafricains, panasiatiques et panarabes. Après le premier congrès panafricain, tenu à Londres en 1900, avec la participation du communiste américain W.E.B. DuBois, d’autres congrès analogues suivent, comme, en 1945, le Ve congrès panafricain, avec la participation non seulement de W.E.B DuBois, mais aussi de N’Krumah, de George Padmore et du Kenyan Jomo Kenyatta. La même année est créée la Ligue arabe, qui soutient les peuples arabes dans leur lutte de libération. Puis en 1958, Accra accueille la première conférence des États africains et celle des peuples africains. Le panasiatisme, lui, émerge dès les années 1920, avec des conférences des peuples panasiatiques, dont Nehru et Sun Yat-sen sont des figures de proue. Tous ces mouvements se rapprochent avec la conférence de Bandoung en 1955. Celle-ci est organisée par le dirigeant indonésien Sukarno, qui tente de concilier nationalisme, marxisme et islam. À la suite de cette grande rencontre, qui rassemble les représentants de vingt-neuf peuples, d’autres rencontres suivent. L’auteur montre bien la dynamique qui se crée autour de ces peuples du tiers monde. Nasser, qui fonde le socialisme arabe et se tourne vers l’URSS, organise au Caire à la fin de l’année 1957, la Conférence de solidarité des peuples afro-asiatiques. C’est l’événement le plus marquant depuis Bandoung. Elle rassemble deux fois plus de délégués. Cette conférence se positionne contre le bloc de l’Ouest. Une de ses innovations est qu’elle accueille des femmes, comme la féministe égyptienne Aïcha Abdel Rahman. Cette dernière fait un parallèle entre nationalisme anticolonial et libération de la femme.

Femmes du tiers monde

9Dans d’autres pays et dans d’autres continents du tiers monde (l’Asie et l’Amérique latine), les femmes lancent alors également des mouvements féministes. Les femmes du tiers monde expriment des revendications à l’ONU, où elles contribuent à la création, dès 1945, de la Commission de la condition de la femme. En 1967, leurs efforts aboutissent au vote, par l’Assemblée générale des Nations unies, de la « Déclaration sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ». Dans plusieurs pays du tiers monde, des avancées sur la condition des femmes se produisent de manière concomitante, comme le montre Vijay Prashad grâce à son approche transnationale. Ainsi, en 1956, le régime de Nasser accorde le droit de vote aux femmes d’Égypte. À la conférence du Caire de 1957, l’Organisation de solidarité des peuples afro-asiatiques fonde la Fédération des femmes afro-asiatiques ; et la première conférence des femmes afro-asiatiques se tient en 1961.

Le mouvement des non-alignés et l’espoir d’un vaste mouvement internationaliste

10L’auteur relate l’émergence du mouvement des non-alignés (MNA), de la conférence de Brioni en 1956 et à la conférence de Belgrade en 1961. Il illustre les efforts du MNA pour lutter pour le désarmement nucléaire et pour la démocratisation des Nations unies. Dans la mise en place de ce mouvement, il souligne le rôle des pères fondateurs : Nehru, Nasser, Tito, N’Krumah. Il montre que le projet du tiers monde était celui d’un monde plus égalitaire, comportant une redistribution des ressources mondiales. Ce projet s’est incarné avec la création du groupe des non-alignés en 1961 à la conférence de Belgrade. Il visait la mise en place d’un « nationalisme internationaliste ».

La création de la CEPAL et l’échec à créer une Organisation internationale du commerce (OIC)

11L’auteur consacre un chapitre important aux efforts des « nations obscures » pour imposer l’égalité non plus seulement politique mais aussi économique. L’économiste argentin Raúl Prebisch, qui dirige à partir de 1948 la Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine (CEPAL) joue un rôle majeur dans cette aspiration. Il promeut, pour le développement des pays d’Amérique latine, l’industrialisation par substitution aux importations, pour sortir ces pays de leur dépendance économique par rapport aux puissances occidentales. Spécialiste de « l’économie du développement », il est l’un des fondateurs de la « théorie de la dépendance », qui s’oppose à la « théorie de la modernisation », promue, elle, par les États-Unis. La théorie de la modernisation, représentée notamment par W.W. Rostow, préconise la reproduction du modèle capitaliste dans les pays du tiers monde, au moyen notamment d’investissements privés, et considère que le problème du tiers monde tient davantage à son traditionalisme qu’à sa pauvreté. Elle affirme qu’une augmentation du taux de croissance résoudra tous les problèmes. Prebisch s’oppose à cette théorie, ainsi qu’à la « théorie des avantages comparatifs » ; cette dernière, inspirée de l’économiste Ricardo, affirme qu’un pays doit se spécialiser dans ce qu’il produit de mieux. Prebisch affirme au contraire que les États exportateurs de matière première doivent développer une industrie nationale, diversifier leurs activités, pour ne pas être dépendants de l’exportation d’un seul produit.

12Vijay Prashad met en valeur l’importance de la conférence des Nations unies sur le commerce et l’emploi de La Havane, en 1948. À cette rencontre, les « nations obscures » préconisent la création d’une Organisation internationale du commerce (OIC) ; cette institution, qui relèverait des Nations unies, érigerait des barrières tarifaires en vue d’instaurer des échanges économiques plus équitables entre Nord et Sud. Mais les puissances occidentales font échouer le projet et mettent sur pied, à la place, le GATT, qui promeut les libéralisations économiques et donc les intérêts des pays du Nord.

Des réformes sociales importantes dans les « nations obscures »

13Vijay Prashad montre que d’importantes réformes sociales ont été effectuées à partir des années 1950 dans des nations du tiers monde. Ainsi, le gouvernement du MNR (mouvement national révolutionnaire) instauré en Bolivie à partir de 1952, avec Victor Paz Estenssoro, a instauré le suffrage universel et adopté d’importantes réformes sociales, comme la nationalisation des mines d’étain et une réforme agraire. Vijay Prashad compare la période d’effervescence sociale vécue par la Bolivie au début des années 1950 à celle vécue par l’Algérie dix ans plus tard, sous le gouvernement de Ben Bella. Il montre comment tous ces pays (d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique) se sont dotés de cadres (comme l’association latino-américaine de libre-échange en 1961, puis le Pacte andin en 1969) pour constituer des marchés communs afin de résister aux puissances occidentales.

États-Unis et coups d’État dans le tiers monde

14Vijay Prashad met en évidence le rôle des États-Unis par rapport au tiers monde : les États-Unis ont organisé ou financé de nombreux coups d’État dans le tiers monde pour renverser des leaders progressistes et les remplacer par des représentants des élites capitalistes dévoués aux intérêts de Washington. Ainsi, en 1953, un coup d’État renverse Mossadegh en Iran, et le remplace par le chah, très lié aux États-Unis. Ce coup d’état était motivé par le fait que Mossadegh avait en 1951 nationalisé l’industrie pétrolière du pays, qui était aux mains de l’Anglo-Iranian Company, une compagnie britannique. Le chah, revenu au pouvoir, mène une dure répression, condamnant à l’exil des dizaines de milliers de communistes. En 1954, au Guatemala, les États-Unis font renverser le gouvernement démocratiquement élu de Jacobo Arbenz Guzman, celui-ci ayant décidé de nationaliser des exploitations agricoles, dont celles de la grande firme transnationale américaine United Fruit Company. En 1959, les États-Unis fournissent en armes les « tontons macoutes » à la solde de « Papa Doc » Duvalier arrivé au pouvoir en Haïti au terme d’un coup d’état fomenté par la droite. En 1964-1965, au moment où les États-Unis commencent à bombarder le Vietnam du Nord, l’administration américaine soutient plusieurs putschs en Bolivie, au Brésil, au Congo, en Grèce et en Indonésie. L’approche de l’histoire mondiale permet à Vijay Prashad de faire des rapprochements éclairants entre ces différents coups d’état, leurs motivations, leur déroulement, leurs conséquences. Vijay Prashad fait aussi des rapprochements entre le coup d’état du général Alfredo Stroessner au Paraguay en 1954 et celui du chef de l’armée Sarir Tanarat en Thaïlande en 1957. Il souligne qu’entre 1945 et le début des années 1970, il y aurait eu deux cents putschs en Afrique, Asie et dans les Amériques. L’auteur met en évidence le rôle de la CIA dans les putschs survenus en République dominicaine (1963), en équateur (1963), au Brésil (1964), en Indonésie (1965), au Congo (1965), au Ghana (1966), en Grèce (1967), au Cambodge (1970), en Bolivie (1971) et au Chili (1973).

Essor et apogée du projet du tiers monde

15Vijay Prashad montre comment les années 1960-1970 ont été celles de l’essor et de l’apogée du tiers monde. La conférence de solidarité des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, tenue à La Havane en 1966, en a constitué un moment phare. L’auteur fait des rapprochements intéressants, par exemple entre l’indépendance acquise par les colonies portugaises d’Afrique en 1974 et la mise en place la même année d’un gouvernement de gauche en Éthiopie. Il analyse le rôle de l’URSS et de Cuba, qui ont aidé plusieurs peuples du tiers monde. Plusieurs États du tiers monde se sont rapprochés de l’URSS dans les années 1960, comme l’Algérie de Boumediene, l’Égypte de Nasser, la Guinée de Sékou Touré, le Mali de Modibo Keita. L’auteur analyse la revendication d’un nouvel ordre économique international (NOEI) par le président algérien Boumediene au IVe sommet du mouvement des non-alignés à Alger en 1973, puis l’expression de cette revendication l’année suivante en 1974 à l’Assemblée générale de l’ONU.

16Vijay Prashad retrace les efforts menés par les pays du tiers monde producteurs de matières premières (cacao, sucre, caoutchouc, et surtout pétrole), pour s’unir et résister aux cartels privés en créant des cartels publics, et en particulier en nationalisant leur production de matières premières. Les pays du tiers monde ont essayé de trouver des solutions au problème de la détérioration des termes de l’échange, problème qui se traduit par le fait qu’ils exportent vers les pays du Nord des matières premières dont les prix tendent à baisser, tandis qu’ils sont obligés d’importer des pays du Nord des produits transformés, à forte valeur ajoutée, dont le prix tend à augmenter au fil du temps. Ainsi, dès 1959, l’Égypte de Nasser et la Ligue arabe organisent le premier congrès arabe du pétrole. L’année suivante, en 1960, est créée l’OPEP, organisation des pays exportateurs de pétrole ; les membres fondateurs en sont le Venezuela, le Koweït, l’Arabie Saoudite, l’Irak et l’Iran. Ces cinq membres fondateurs fournissent alors 82 % des exportations mondiales de pétrole brut. À partir de 1964, les membres de la CNUCED envisagent la création de cartels publics de produits bruts pour les pays du tiers monde (ainsi Prebisch envisage un cartel du cacao), mais cela n’aboutira pas réellement.

L’échec du projet du tiers monde

17Après avoir montré l’essor du projet du tiers monde et son apogée dans les années 1960, l’auteur analyse son échec. Il décrit comment les forces communistes ont été écrasées en Indonésie en 1965 : la chute de Sukarno en Indonésie en 1965, sous l’impulsion de la CIA, s’accompagne du massacre par l’armée d’un à deux millions de communistes et de sympathisants, avec l’encouragement des États-Unis. Suharto est placé au pouvoir par les États-Unis. Cent mille Indonésiens sont faits prisonniers par le gouvernement du « Nouvel Ordre » mis en place par Suharto. Vers la même époque, les partis communistes du Soudan et de l’Irak sont anéantis eux aussi.

18Vijay Prashad montre également comment plusieurs partis de libération nationale se sont peu à peu discrédités, en se transformant en dictatures. Il analyse l’exemple de Mobutu au Congo (Zaïre). Mobutu, qui a gouverné plus de trente ans avec l’appui des Américains, a ruiné la population et a laissé derrière lui une dette nationale d’environ cinq milliards de dollars. Prashad dresse ainsi le triste bilan des sinistres dictatures qui ont régi plusieurs pays du tiers monde. Il souligne aussi les contradictions internes du mouvement des non-alignés : ainsi, Nehru et Sukarno ont réprimé les mouvements communistes dans leurs pays respectifs.

19Surtout, Vijay Prashad montre bien comment le FMI et la Banque mondiale ont, avec le soutien de la bourgeoisie des « nations obscures », étouffé le projet du tiers monde, avec leurs programmes d’ajustement structurel, qui ont placé les pays du tiers monde dans l’engrenage de la dette extérieure, et qui les ont forcés, en échange de l’octroi de prêts, à transformer tout leur système économique, à opérer des privatisations et des libéralisations à l’extrême.

20Prashad montre aussi les errements de plusieurs gouvernements du tiers monde : dans plusieurs de ces pays, après l’indépendance s’est mis en place un gouvernement qui prône le retour à l’« authenticité » en s’appuyant sur la culture traditionnelle. C’est le cas par exemple en Tanzanie où Julius Nyerere préconise la « villagisation », la création de « communautés villageoises », de « villages socialistes » (« ujamaa ») dans lesquels il déplace une grande partie de la population (3 millions de personnes, soit 20 % de la population), suite à sa « déclaration d’Arusha » de 1967. De même, l’État indien, entre la fin des années 1940 et la fin des années 1980, a déplacé 25 millions de personnes de force, et l’État chinois 40 millions. De nombreux projets agricoles du tiers monde ont échoué, car ils ont été lancés dans la précipitation et de manière autoritaire.

21Prashad explique surtout l’échec du projet du tiers monde par le fait que ce projet a été en fait récupéré et détourné par les classes dominantes de ces pays, qui se sont alliés avec les puissances occidentales et avec les firmes transnationales. Les projets de réforme agraire ont souvent été détournés par la bourgeoisie. Les nouvelles nations ont échoué à remodeler vraiment les rapports sociaux, et à modifier la structure étatique héritée de l’ère coloniale. Elles ont souvent laissé la place à des régimes militaires.

22Comme l’analyse l’auteur, à la conférence des non-alignés de Delhi en 1983, le mouvement des non-alignés subit une évolution : parmi les deux courants qui s’y opposaient depuis les années 1970 (pour ou contre le capitalisme), c’est celui favorable au capitalisme et à la globalisation décidée par le FMI qui l’emporte. Selon Prashad, ce camp, représenté notamment par Singapour, est responsable de « l’assassinat du tiers monde ». Faisant l’éloge de la libre concurrence et du libre-marché, ce groupe de pays représente les intérêts de la bourgeoisie du tiers monde. À partir des années 1980, le tiers monde perd ainsi de son unité et de sa cohérence. Plusieurs pays du tiers monde inclinent dans le camp pro-américain et pro-FMI. Les Nations unies aussi changent : alors qu’en 1974, avait été créé le Centre des Nations unies sur les sociétés transnationales (CNUST), afin de contrôler la politique sociale de ces dernières, en 1993 il est supprimé, ce qui révèle un virage idéologique des Nations unies. Désormais, il est tacitement admis parmi les dirigeants du tiers monde qu’il n’y a pas d’autre voie possible que celle promue par le G-7, le FMI et la Banque mondiale. Vijay Prashad dépeint comment plusieurs pays du tiers monde, telle l’Inde, ont fait le choix de la mondialisation libérale. Le Brésil, la Corée du sud, l’Inde, le Mexique et l’Argentine sont selon Vijay Prashad parmi les États qui ont joué un rôle déterminant dans la dérive du projet du tiers monde. Dès 1975, l’Inde a mis en place un programme en vingt points reprenant à la lettre les demandes soumises au gouvernement indien par la Banque mondiale. Ce programme aboutit à la libéralisation de l’économie indienne. Le pays s’ouvre aux investissements et aux capitaux étrangers. À l’image de l’Inde, plusieurs États endettés ont dans les années 1980 cédé leur souveraineté économique au FMI : en échange de prêts, ils se sont engagés à libéraliser leur économie. Le FMI a utilisé ses fonds comme une redoutable arme servant à imposer un changement économique structurel dans les pays auxquels il prête. C’est un des grands mérites du livre de Vijay Prashad de bien décrire ce mécanisme, souvent occulté. Il en démonte tous les ressorts et montre qu’avec l’abandon de la souveraineté économique, a disparu l’une des grandes sources de légitimité des régimes de libération nationale du tiers monde. Les « programmes d’ajustement structurel » lancés par le FMI à partir des années 1980 ont fait beaucoup de tort à l’économie des pays du tiers monde. Ces programmes leur ont imposé des privatisations, des réductions des dépenses publiques, des libéralisations. Prashad analyse ce véritable « dépeçage » de l’économie des pays du tiers monde qui s’est produit alors, et qui, ajouté à la chute de l’URSS en 1991, a sonné le glas du tiers monde. En particulier, Prashad montre comment le FMI s’est attaqué à tous les programmes qui avaient été mis en place par les Nations unies et notamment par la CNUCED. Avec la fermeture du CNUST en 1993, puis avec le projet de Kofi Annan de « pacte mondial », les Nations unies ne considèrent désormais plus les FTN comme des instances à contrôler mais comme des partenaires privilégiés et dont les intérêts doivent être ménagés. Quant au FMI, les cinq premières puissances industrielles y contrôlent plus de 40 % des votes.

23Enfin, ainsi que l’observe Prashad, d’autres facteurs ont aussi contribué à briser l’unité du tiers monde, comme le décollage des « tigres » asiatiques (Singapour, Hong Kong, Taïwan et la Corée du Sud) et l’expansion de mouvements fondamentalistes comme en Arabie Saoudite avec la Ligue islamique mondiale (LIM).

Un ouvrage de synthèse aux apports importants

24Cet ouvrage de synthèse est très novateur dans la mesure où il rompt avec l’historiographie atlantiste. Il utilise comme sources de nombreux ouvrages spécialisés et met en évidence le rôle réactionnaire joué par le « premier monde » (le bloc de l’Ouest sous l’égide des États-Unis) et par les firmes transnationales.

25Malgré une structuration parfois un peu confuse (le choix de faire porter chacun des chapitres sur une ville est un peu artificiel et complique la lecture), un caractère un peu touffu et de nombreux retours en arrière et digressions, cet ouvrage se lit aisément, et il est passionnant par la richesse de ses informations. Le manque de structuration claire dans le propos ne nuit pas à la compréhension des phénomènes présentés. Très riche d’analyses et d’exemples, le livre de Vijay Prashad apporte une contribution de poids à l’histoire du tiers monde.

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Pour citer cet article

Référence papier

Chloé Maurel, « Des nations obscures. Une histoire populaire du tiers monde, de Vijay Prashad »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 119 | 2012, 127-137.

Référence électronique

Chloé Maurel, « Des nations obscures. Une histoire populaire du tiers monde, de Vijay Prashad »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 119 | 2012, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/2802 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chrhc.2802

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Auteur

Chloé Maurel

Professeure agrégée, chercheuse associée à l’IHMC (CNRS/ENS)

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