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LIVRES LUS

François Jarrige, La Ronde des bêtes. Le moteur animal et la fabrique de la modernité

Paris, La Découverte, 2023, 456 p.
Malik Mellah
Référence(s) :

François Jarrige, La Ronde des bêtes. Le moteur animal et la fabrique de la modernité, Paris, La Découverte, 2023, 456 p.

Texte intégral

1À rebours d’une histoire des techniques toujours soucieuse de mettre en avant les inventions et les inventeurs, François Jarrige, maître de conférences en histoire contemporaine, s’attache à reconstituer dans une étude très riche ce qui fut plus que le pis-aller routinier de la machine et autre chose que la permanence anachronique de l’arriération : le moteur animal. Même dans les secteurs et les domaines les plus modernes, les manèges animaux ont constitué dans un très long 19e siècle un des moteurs de la fabrique de la modernité. Les développements érudits et la variété des sources de cet ouvrage en rendent compte.

2La Ronde des bêtes est construite sur une ambition et sur une méthodologie. Il s’agit en effet de « réévaluer les chemins de l’industrialisation et la fable du progrès » en s’emparant d’un « objet » – le manège animal – jusqu’alors peu considéré par la science historique ou seulement appréhendé dans une perspective créant un biais dépréciatif. François Jarrige propose une histoire des techniques nourrie au moins de trois niveaux de considérations interagissant parfaitement dans un enrichissement mutuel pour restituer la richesse et l’importance du moteur animal dans la fabrique de la modernité.

3Il y a, en premier lieu, la volonté de construire une analyse historique fondée sur l’usage autant, sinon davantage, que sur la théorie. En témoignent parfaitement la nature et le contenu des 55 illustrations enrichissant le propos et insistant visuellement sur l’action. En témoigne encore la grande variété des sources mobilisées qui, sans refuser les écrits des ingénieurs et des théoriciens, ne cessent de recourir aussi bien aux enquêtes administratives qu’aux textes de tous ceux, nombreux, qui ont été au contact des « moulins à sang » et autres dispositifs mus par la force animale. Les huit chapitres composant l’étude se nourrissent en effet de l’historiographie française et étrangère la plus large, de très nombreuses études menées par des techniciens travaillant depuis l’époque moderne à l’évaluation et à l’amélioration des installations, ainsi que de témoignages très divers constamment mis en perspective. L’histoire des techniques par l’usage offre d’abord une appréciation différente de celles-ci, ainsi qu’un regard original sur ces thématiques centrales de l’histoire des techniques que sont les inventions et les innovations. À ce titre, La Ronde des bêtes rompt aussi avec un récit historique souvent tissé de transferts et d’adaptations, avec leurs revers que sont les résistances ou l’incompétence.

4Le premier chapitre, « L’invention des manèges », s’ouvre par une affirmation : « la question de l’invention des équipements à manège est bien entendu un faux problème ». Au transfert et à l’adaptation, François Jarrige préfère le dessin d’une « lignée technique foisonnante », offrant parfois un caractère d’histoire globale puisqu’incluant assez largement l’ensemble des lieux, des sociétés et des époques qui utilisent ou ont utilisé le « moteur animal », quand bien même le cœur de l’étude reste centré sur la modernité occidentale.

5Le deuxième niveau que nous tenons à souligner est la volonté de rompre avec un discours qui se focaliserait sur la nouveauté et le futur, centré sur l’invention et l’innovation. Cette approche conduirait en effet à une image déformée des figures des scientifiques et des ingénieurs, souvent nourries par ces savants et techniciens eux-mêmes. Rien de tel ici. Constamment évoqués et commentés, les techniciens et leurs écrits sont questionnés et mis en perspective. La démarche est en quelque sorte inverse de celle de l’histoire des inventions : « au lieu d’explorer comment l’innovation surgit, se diffuse, circule dans l’espace et le temps, nous avons cherché à comprendre comment un équipement devient obsolète, comment il se dégrade jusqu’à être progressivement démantelé ou mis au rebut ». Dans cette histoire de l’usage, le temps technologique n’est pas simplement orienté vers un supposé progrès. À suivre l’analyse de François Jarrige, on comprend en effet que la supériorité des nouvelles méthodes, des nouvelles énergies et des nouveaux moteurs (au cœur du chapitre 6 « À toute vapeur ! L’obsolescence des manèges ») doit sans cesse être questionnée et que le maintien des anciennes techniques, en l’occurrence des moteurs animaux, ne s’explique pas seulement ou nécessairement par le conservatisme ou l’ignorance. Les utilisateurs des manèges animaux ne constituent nullement des réfractaires dans la mesure où ces moteurs animaux ont constitué et constituent encore dans certaines situations des alternatives rationnelles. Il s’agit en effet de « technologies hybrides et souples, susceptibles de s’adapter à des contextes et des pratiques diverses ». Ainsi est réévaluée la modernité de la culture équestre et du manège animal. « Ni archaïsmes ni moteur parfait, les manèges constituent un dispositif d’appoint, transitoire, adapté à certaines situations, mais souvent essentiel aux premiers temps de l’usine. À cet égard, ils constituent un chaînon manquant de l’histoire de la mécanisation du travail au début du 19e siècle. Ils ont accompagné le passage des ateliers proto-industriels, où le travail restait à bras, aux grandes usines du capitalisme thermo-industriel qui s’imposent après 1850 ».

6La réincorporation de la part animale de l’histoire de la modernité constitue un troisième niveau d’analyse. C’est un des apports importants de l’ouvrage que de contribuer non pas à une histoire du point de vue animal, mais à une histoire avec l’animal. « Moteurs des fabricants les plus modestes, les animaux d’industrie représentent une dimension essentielle et négligée des mondes du travail ». Si le chapitre 5 reprend le titre de la troisième partie du Point de vue animal d’Éric Baratay (Paris, Seuil, 2012), « Des vies de prolétaires », la démarche de François Jarrige emprunte d’autres voies. Elle intègre au moins trois lignes de questionnement. La première considère la nécessité d’intégrer les réactions et les comportements des chevaux, ânes, mulets ou chiens dans la mise au travail. Bête de somme ne signifie jamais animal passif. De cela découle la multitude d’adaptations des techniciens ou des fabricants pour améliorer la grande mobilisation physiologique du long 19e siècle. Il faut perfectionner les approvisionnements, déterminer les types et les races les mieux adaptées, mieux nourrir et surtout toujours davantage assujettir ou contraindre les animaux. « La présence des bêtes contribue à modeler l’expérience sensible du travail comme la forme des bâtiments, avec écurie, emplacement de l’appareil, voire présence de pâturages à proximité ». Ces considérations déterminent aussi les formes du développement industriel. L’étude fournit alors une masse d’informations précises et parfois pittoresques, comme ces images de cadastre montrant les manèges à force animale à l’arrière des bâtiments industriels sous la Restauration. Le dernier questionnement concerne la nature même du travail avec l’animal. S’agit-il d’une expérience commune de survie dans un environnement souvent difficile ou de l’histoire d’un long esclavage imposé par les humains aux animaux ? La réponse est dans la nuance et implique de dépasser les dualismes et les réductions. « À travers cette lignée technique des manèges-moteurs, c’est aussi le destin commun et partagé des hommes et des animaux, de leur co-évolution incessante qui est au cœur de la réflexion ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Malik Mellah, « François Jarrige, La Ronde des bêtes. Le moteur animal et la fabrique de la modernité »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 160 | 2024, mis en ligne le 20 juillet 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/24405 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/122ew

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