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LIVRES LUS

Ivan Jablonka, Goldman

Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2023, 400 p.
Marion Brachet
Référence(s) :

Ivan Jablonka, Goldman, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2023, 400 p.

Texte intégral

1Depuis plus de dix ans, avec Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (2012) ou encore Laetitia ou la fin des hommes (2016), l’historien Ivan Jablonka explore des modes d’écriture, entre expression littéraire et méthode historique, qui ont rencontré un large public. Son objectif annoncé avec Goldman (2023) est de « retracer la trajectoire d’un être d’histoire », de suivre son parcours et son œuvre parmi « les institutions et les collectifs à travers lesquels s’est exprimée sa singularité ». Le livre est également réflexif, à titre individuel, puisqu’il est un « autoportrait » dans lequel l’auteur mesure à plusieurs reprises les proximités de sa propre identité avec celle de Jean-Jacques Goldman, et à titre collectif, puisqu’il s’agit aussi de « raconter nos années Goldman ». Pour cela, Ivan Jablonka s’appuie principalement sur des archives médiatiques qui permettent de retracer la longue carrière de l’artiste, non sans avoir au préalable porté une attention spécifique à ses parents, à sa famille et à sa jeunesse. La méthode est celle d’une « sociohistoire » qui aborde l’inscription de Goldman dans son temps, mais qui insiste également sur l’ensemble des déterminismes qui permettent d’expliquer tout aussi bien ses chansons que ses positionnements politiques. Les thèmes du livre, autant, voire plus que la musique de Goldman, sont ainsi la judéité depuis la Seconde Guerre mondiale, l’intégration, la place de la social-démocratie dans le paysage politique français, ou encore l’industrie de la culture avec laquelle les artistes doivent composer.

2Par ses parents, originaires d’Europe de l’Est, Jean-Jacques Goldman a été élevé dans un double héritage juif et marxiste, qui informe l’ensemble des analyses. Elles expliquent ainsi que ce legs ancre les créations de Goldman dans une cohérence que s’attache à défendre l’auteur. La démonstration est convaincante. Ivan Jablonka montre aussi bien le rôle de l’héritage politique du chanteur, par exemple à travers sa profonde méfiance envers le système médiatique qui entoure l’industrie de la culture, que la manière dont son propre parcours a construit sa singularité : ses études en école de commerce, ses débuts professionnels en tant que vendeur d’articles de sport (dans la boutique familiale), mais aussi ses influences musicales. Le livre progresse par décennie, avançant dans chaque section de manière mi-chronologique mi-thématique, l’auteur se saisissant de certaines chansons ou certains événements pour développer des réflexions transversales sur la position de Goldman dans le paysage musical français. On y (re)découvre en outre avec plaisir la modernité des textes de ses chansons, y compris dans les recoins moins connus de son répertoire.

3Les chapitres sont de longueur inégale, certains, d’à peine quelques pages, et le temps de discussion alloué à chaque thème en paraît parfois un peu arbitraire. Pour autant, le projet était assumé dès le départ : Goldman est un livre personnel, celui d’un fan même, qui s’attache aussi, de façon souvent touchante, à comprendre pourquoi le répertoire de l’artiste l’a autant marqué, comme il a sonné également juste pour tant d’auditeurs. Est-il besoin de le rappeler, Jean-Jacques Goldman figure en première position des classements des personnalités préférées des Français depuis plus de vingt ans. Le questionnement d’Ivan Jablonka ne manque donc pas de légitimité et trouve une belle résolution à travers une analyse fine des ancrages (anti-) idéologiques de l’artiste, de sa manière de naviguer sur les idéaux de la France des années 1980, de l’image empathique et modeste dont il bénéficie et de la manière dont sa posture est encore perçue aujourd’hui comme celle d’une grande droiture morale. Il ne fait aucun doute que l’auteur lui-même soit le premier convaincu de cette image, le livre étant aussi un hommage à Jean-Jacques Goldman, au point que le ton soit parfois ouvertement défensif.

4Différents reproches ont été adressés à cet ouvrage hybride. D’un côté, le livre a pu être perçu, y compris par le premier intéressé, comme une biographie se faisant passer pour officielle : l’artiste déplore ainsi que les fans puissent être « dupés » et insiste sur le fait que ni lui ni ses proches n’ont parlé à Jablonka. L’histoire ne se fait cependant pas toujours avec le concours de ceux sur qui elle écrit, d’autant plus que Goldman refuse désormais toute rencontre s’approchant de l’interview. La participation de l’artiste et de ses proches était ainsi exclue dès le départ, et Jablonka s’est vu refuser l’accès à leurs archives, cependant il ne semble pas avoir cherché à enrichir ses sources par les méthodes de l’histoire orale, notamment avec d’autres acteurs des milieux musicaux et médiatiques fréquentés par Goldman. L’ouvrage est donc, en l’état, composé surtout de sources accessibles au public. Rappelons néanmoins qu’il ne s’agit pas d’un livre principalement adressé aux historiens et plus largement au monde universitaire, ce que le ton ne laisse jamais oublier.

5Ni une pure biographie ni un ouvrage strictement académique : l’hybridité de l’ouvrage explique aussi ses airs d’histoire-portrait. L’aspect romancé pointe parfois une tentation de lecture téléologique qui, en commentant la cohérence de l’œuvre et du parcours de Goldman, cherche à l’imposer et à en trouver des signes y compris dans des détails au mieux anecdotiques (comme le totem du jeune Jean-Jacques chez les scouts). D’autre part, l’auteur procède à plusieurs reprises par portraits de l’entourage (personnel ou historique) de l’artiste ; le procédé est souvent fécond, notamment dans le cas du père, Albert Goldman, ancien résistant, du frère, Pierre Goldman, militant d’extrême gauche, ou encore de la chanteuse Sirima, connue pour son apparition sur la chanson Là-bas (1987), victime d’un féminicide. Cette envie d’aborder certaines problématiques par le portrait étonne toutefois par moments, par exemple à l’occasion d’une page faisant du « goldmanisme » une alternative au « tapisme » et au « lepénisme », tendances dérivées des noms de ces trois « figures nationales » des années 1980 en France, choisies sur des critères qui restent obscurs, pour une curieuse comparaison.

6On retrouve ici une manière d’écrire qui peut faire froncer les sourcils à plusieurs reprises : l’attrait pour la formule percutante se fait parfois au prix d’aphorismes douteux et de raccourcis logiques inexacts : Goldman « patron de la scène rock » ; « Dans les années 1970, Pink Floyd et Led Zeppelin clamaient la révolte post-soixante-huitarde » ; « Le punk lui-même peut être considéré comme une expression du traumatisme de la Shoah »... Les pages importantes sur l’humilité d’Albert Goldman, ancien résistant qui n’aura jamais parlé de son engagement après la guerre, font regretter enfin que Jablonka fasse de la discrétion médiatique de Jean-Jacques la « Résistance de notre temps », avec un grand R – les mots ont un sens.

  • 1 Gérôme Guibert. « Marche ou Crève: The Band Trust and the Singular Case of the Birth of French Heav (...)

7Au-delà de ces détails d’écriture ou d’analyse, la principale faiblesse du livre est sans doute de trahir un intérêt resté trop superficiel pour les études sur les musiques populaires : l’auteur estime que « la pop reste globalement absente des sciences sociales ». La pilule sera un peu difficile à avaler pour celles et ceux qui travaillent depuis des années sur ces questions. La revue de littérature sur le sujet est lacunaire, et surtout n’arrive que bien tard, comme un remords ajouté à la hâte. L’auteur reproduit différents clichés tels que l’opposition entre technique/performance et émotion. Il aborde par ailleurs la question des genres musicaux à partir de la problématique pourtant pertinente des jugements de valeurs qui les entourent ; tout en posant la distinction entre styles et genres, il déconstruit insuffisamment ces derniers, et arrive là encore à la conclusion éculée d’un artiste qui resterait « inclassable ». Tout en louant la posture de Goldman assumant fièrement d’être un chanteur de variété écouté par un public majoritairement féminin, Jablonka refuse de trancher en associant Goldman à l’une des catégories trop générales que seraient la chanson française ou la variété. Il semble oublier que la première désigne désormais aussi des artistes qui ont justement intégré de nombreux styles dans leur musique au fil des années, y compris le rock dont Jablonka rappelle (à juste titre) qu’il reste central dans une partie du répertoire du Goldman, et que la seconde comprend une perméabilité à des influences musicales contemporaines diverses, qui a aussi pu correspondre à certains modes d’écriture de Goldman. Un certain degré de nuance manque, qui aurait pu provenir de travaux sur des artistes dont Jablonka déplore nommément la supposée absence dans la recherche francophone : pensons aux articles et ouvrages de Catherine Rudent sur Juliette Gréco, d’Isabelle Marc sur Charles Aznavour, de Gérôme Guibert sur Trust, de Marc Kaiser sur Serge Gainsbourg, pour n’en citer que quelques-uns1 (sans qu’il faille limiter la perspective aux portraits).

8Malgré ces quelques lacunes, l’approche du répertoire de Jean-Jacques Goldman répond en partie à une question que la recherche aborde encore insuffisamment : celle des réceptions, des effets et usages des chansons. L’auteur utilise ainsi un questionnaire distribué auprès de fans de Goldman. Ils et elles nous renseignent sur la manière dont le chanteur s’inscrit dans leur quotidien, est resté associé à des moments clés de leur vie, sur ce qu’il représente pour eux. Ivan Jablonka détaille enfin les statistiques des écoutes actuelles de la discographie de Goldman sur Deezer, un réflexe précieux pour dresser le profil d’un artiste dont la musique (et pas seulement les tubes) résiste effectivement aux décennies malgré l’absence médiatique du compositeur.

9En dépit de ses approches parfois partiales et souvent partielles, Goldman est un livre utile, qui éclaire ce que peut symboliser un tel artiste, fort d’un respect populaire acquis grâce à un discours nuancé, d’apparence parfois consensuelle, mais non moins ferme (pour ne pas dire engagé) sur de nombreux sujets. Le phénomène sonore Goldman, encore bien présent dans la vie de nombreux Français, y gagne en cohérence historique, sociologique et philosophique.

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Notes

1 Gérôme Guibert. « Marche ou Crève: The Band Trust and the Singular Case of the Birth of French Heavy Metal », in Catherine Rudent, Gérôme Guibert, Made in France, Londres, Routledge, 2018, p. 89-103 ; Marc Kaiser. « Aux armes, et caetera : poétiques de la communication chez Serge Gainsbourg », dans MEI (Médiation et information), n° 50, , 2020, p. 143-153 ; Isabelle Marc. « Aznavour ou le drame nostalgique populaire », Volume!, n° 11/1, 2015, p. 55-67 ; Catherine Rudent, L'album de chansons entre processus social et œuvre musicale : Juliette Gréco, Mademoiselle K, Bruno Joubrel, Paris, Honoré Champion, 2011 ; Catherine Rudent, « Chanson française : A Genre Without Musical Identity », in Gérôme Guibert et Catherine Rudent (dir.), Made in France. Londres, Routledge, 2018, p. 137-149.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marion Brachet, « Ivan Jablonka, Goldman »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 160 | 2024, mis en ligne le 20 juillet 2024, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/24393 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/122ev

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