Patrick Chastenet, Les Racines libertaires de l’écologie politique
Patrick Chastenet, Les Racines libertaires de l’écologie politique, L’Échappée, 2023, 240 p.
Texte intégral
1Le riche ouvrage de Patrick Chastenet, publié aux précieuses éditions de L’Échappée, se consacre à l’exploration des liens qui unissent l’anarchisme et l’écologie, ce qui peut intéresser tout autant les curieux qu’un lectorat académique.
2À l’heure du danger écofasciste ou de l’environnementalisme techno-autoritaire d’État, l’auteur entend sortir l’écologie des griffes du conservatisme et de l’étatisme. Pour ce faire, il propose d’introduire cinq penseurs libertaires, qui composent son « panthéon personnel » transhistorique, depuis le 19e siècle (Élisée Reclus) jusqu’au 21e siècle (Murray Bookchin). Si cette sélection est quelque peu acrobatique, l’auteur propose, au cœur de l’ouvrage, une réflexion cohérente articulée autour de trois penseurs de la technique : Jacques Ellul, dont Patrick Chastenet est un spécialiste reconnu, Bernard Charbonneau et Ivan Illich. L’ouvrage nous incite à entendre ces voix aux accents pamphlétaires, dont chacune plaide pour réarticuler la liberté humaine à partir des limites écologiques, à la façon d’Ellul dans son éloge de la « non-puissance » : « La limite [est] l’expression suprême de la liberté de l’homme qui choisit de ne pas faire ce qu’il pourrait faire ».
3Résumer chacune des pensées présentées ici serait peine perdue, tant l’ouvrage est densément conçu et l’effort de vulgarisation immense. On pourra plutôt se concentrer sur les points de convergence qui réunissent transversalement ces cinq penseurs.
4Ils partagent d’abord une « passion identique (…) pour l’amour de la nature », loin de se réduire à l’« intimité purement intellectuelle avec les plantes, les arbres et les prairies » (Illich). Cela fait écho autant aux expériences inspirantes de l’homme arpentant la « libre nature » chez Reclus qu’à la nécessaire attention quotidienne aux dégâts de la civilisation techno-industrielle perceptibles dans nos environnements immédiats. L’écologie est ici proprement « incarnée » et vécue, à la manière de Charbonneau, résolument critique envers la bitumisation de Bordeaux, qu’il a lui-même connu avant la « civilisation de la bagnole ».
5Mais tous condamnent quasi unanimement les penchants biocentriques et primitivistes de l’écologie politique. Ces anarchistes se placent dans une « écologie sociale » ou à visage humain, défendue par Bookchin. Ils rejettent ainsi l’idée d’un « retour à la nature », dénoncent la politique des parcs artificiellement naturels, « mis sous cloche », exaltent aussi la vie urbaine, à condition qu’elle demeure à « taille humaine », et proposent même de « repeupler la forêt », à la façon d’Ellul. Le thème de la technique paraît pourtant les diviser, Bookchin étant davantage techno-optimiste, comme l’était auparavant Reclus. Il n’en demeure pas moins que la liberté humaine n’a de sens chez tous qu’avec la nature, où l’une n’est jamais exclusive de l’autre. L’auteur montre très efficacement, par exemple, qu’Ellul, quoique fondamentalement pessimiste, n’en est pas pour autant « technophobe » et qu’il propose par exemple de « réduire le temps de travail de façon drastique, grâce à l’automatisation ». Il s’agit alors non pas de rejeter la technique, mais de la défétichiser : « Ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique ».
6Par ailleurs, les auteurs se rejoignent par leur rejet des réponses capitalistes et étatistes aux problèmes environnementaux (les deux pouvant s’accommoder), en l’occurrence la défense d’une « croissance verte » planifiée. Ils reprochent ainsi aux mouvements écologistes leur participation à la compétition électorale, source de compromissions, de technocratisation et de légitimation d’un système parlementaire qui nourrit, selon les mots d’Ellul, « l’illusion politique ».
7Enfin, d’un point de vue stratégique, Patrick Chastenet reconnaît que ces penseurs « proscrivent plutôt qu’ils ne prescrivent ». Pourtant, il choisit de les réunir autour de la parabole biblique du « petit troupeau ». Ils sont partisans d’une écologie décentralisée qui se diffuserait graduellement par « contagion mimétique du bien », depuis de petits groupes « conscients » et résolument non violents. Visiblement séduit par ce rapport intime à la foi religieuse et, plus largement, à la sphère du sacré, Patrick Chastenet semble de ce fait condamner rapidement Bookchin : « Mais si Bookchin fut immunisé contre le sacré religieux dès son enfance, on peut se demander s’il n’a pas eu tendance à verser dans le scientisme et solutionnisme technologique ». On peut également nuancer le rattachement d’Élisée Reclus à cette parabole, en ce qu’il a plutôt pris parti contre les expériences en milieux libres et que son anarchisme prône l’insurrection, notamment après la Commune de 1871, et ne pourrait être qualifié de « pacifiste ».
8Si cet ouvrage propose donc des introductions denses et extrêmement accessibles d’auteurs qui ne le sont pas toujours, on pourra toutefois regretter certains de ses partis pris. Pour clarifier encore davantage son objet d’étude, le livre aurait peut-être gagné à enquêter à partir d’une notion-clé pouvant servir de fil directeur et de méthode heuristique, à l’instar des travaux d’Aurélien Berlan sur la « liberté » ou, plus récemment, de ceux de Kristin Ross dans La forme-Commune. On pourra également souligner une forme d’attitude parfois hagiographique à l’égard des auteurs. En dépit de leurs immenses apports, rien ne devrait interdire à un ouvrage aux accents libertaires de relever les relents conservateurs imprégnant certains de leurs écrits. Charbonneau explicite d’ailleurs que l’écologie politique se doit d’assumer sa « droite conservatrice » afin de contrecarrer sa « tendance libertaire » (dans laquelle il mêle indistinctement la promotion de la pédophilie avec l’égalité hommes-femmes !). Et tout ceci concerne également les enjeux écologistes. Quand on connaît les profondes « racines libertaires » de l’antinationalisme, de l’antiracisme, du féminisme et de l’amour libre, un appel à « régénérer la campagne » ne peut pas « s’appuyer sur le couple, la famille et le village ». Il doit s’envisager, dans une perspective libertaire, à partir d’affinités électives résolument antifamilialistes et cosmopolites. Certaines « racines » libertaires ne sauraient en évacuer d’autres, ce que l’auteur aurait pu relever en intégrant par exemple les apports d’écoféministes libertaires comme Françoise D’Eaubonne, Val Plumwood ou Maria Mies.
9Ce précieux travail de philosophie politique ouvre nécessairement d’amples champs de recherche et sera ainsi appelé à être complété, notamment par les historiens. D’abord, il serait possible de procéder à une systématisation de la démarche, en explorant d’autres pans de l’histoire plurielle des anarchismes (féminisme, syndicalisme, communisme...) et en identifiant, à l’aune des enjeux environnementaux, les divergences qui ont façonné ces sous-courants. Une étude plus complète sur le communisme libertaire et sur ses « racines industrialistes » pourrait préciser certains points d’analyse. Aussi, le terme de « racines » est heuristiquement fécond, car il fait signe vers une histoire socio-intellectuelle et transgénérationnelle de grande envergure. Par exemple, une étude consacrée aux réceptions et réappropriations au sein de la constellation anarchiste des textes reclusiens proto-écologistes serait infiniment salutaire, même s’ils semblent peu réemployés. Enfin, une approche renouvelée par une histoire environnementale des praxis ou expériences libertaires compléterait encore le tableau ébauché par Patrick Chastenet. Pour ce faire, il s’agirait de pleinement réencastrer les théories libertaires dans les pratiques anarchistes quotidiennes et/ou collectives expérimentées par les auteurs, ou dont ils se disent les héritiers (Commune(s), milieux libres, autogestion).
10Pour finir, à l’aune de la théorie politique contemporaine, des questionnements substantiels doivent être engagés. Quand l’anarchisme suppose l’internationalisme, ce qu’Ellul voit bien, comment doit-il assurer un modèle égalitaire de production et de distribution de biens étendu à toutes les échelles ? Voilà un argument central, fréquemment employé pour disqualifier un anarchisme jugé trop localiste. Enfin, comment fixer dans la pratique démocratique des limites écologiques à notre liberté de développement ? Car la réponse localiste bute souvent sur « l’irénisme des communs » (Fabien Locher), quand l’option du troupeau éclairé apparaît trop peu démocratique et d’une maigre efficacité.
11Pour conclure, si certains de ses partis pris peuvent être discutés, il faut souligner combien Les Racines libertaires de l'écologie politique excelle dans la présentation biographique et philosophique d’auteurs complexes et participe à ouvrir des pans de recherche exaltants, au carrefour de l’histoire et de la théorie politique.
Pour citer cet article
Référence électronique
Léo Grillet, « Patrick Chastenet, Les Racines libertaires de l’écologie politique », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 160 | 2024, mis en ligne le 20 juillet 2024, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/24380 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/122eu
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