Laura Hobson-Faure, Manon Pignot, Antoine Rivière (dir.), Enfants en guerre. « Sans famille » dans les conflits du XXe siècle
Laura Hobson-Faure, Manon Pignot, Antoine Rivière (dir.), Enfants en guerre. « Sans famille » dans les conflits du XXe siècle, Paris, CNRS, 2023, 424 p.
Texte intégral
1La guerre russo-ukrainienne qui a débuté en février 2022 pose de manière contemporaine la question de l’enfant « sans famille », séparé de son foyer pour une durée indéterminée. L’ouvrage Enfants en guerre. « Sans famille » dans les conflits du XXe siècle fait écho à cette actualité : il centre sa réflexion autour de la figure de l’enfant séparé de son milieu familial à cause des conflits. Codirigé par Laura Hobson-Faure, Manon Pignot et Antoine Rivière, ce livre fait suite au colloque « Enfants et adolescents “sans famille” dans les guerres du 20e siècle », organisé aux Archives nationales en novembre 2019. Couvrant différents espaces géographiques et conflits du 20e siècle, tels que la Grande Guerre, la guerre d’Espagne, la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie ou encore le génocide des Tutsis au Rwanda, cet ouvrage permet de penser les expériences enfantines de chaque conflit en les rapprochant sans pour autant nier leurs spécificités.
2Son objectif principal est d’effectuer un triple décloisonnement : « d’abord en croisant des champs historiques qui ne se rencontrent encore que trop rarement, en confrontant ensuite le regard historique à celui des autres sciences sociales et sciences de la psyché, enfin en faisant dialoguer chercheur·se·s et témoins ». Si l’expression « sans famille » a été retenue, les auteur·ice·s précisent néanmoins qu’elle n’est pas synonyme de « sans personne ». En effet, l’un des enjeux est précisément de comprendre les expériences enfantines de la séparation – thème central – pendant les conflits tout en interrogeant le rôle joué par des parents de substitution, des fratries, des services sociaux ou encore des groupes de pairs qui peuvent reconstituer une famille. De même, le choix du mot « conflit » plutôt que « guerre » s’explique par la volonté de rompre avec un cloisonnement historiographique qui scinde d’un côté les expériences des enfants en situation de génocide et de l’autre en temps de guerre. Pour ce faire, les auteur·ice·s incluent dans leur analyse les cas d’enfants victimes de génocides en plus des enfants victimes de guerres. Toutefois, le génocide ne saurait être confondu avec le phénomène guerrier, même s’ils sont souvent liés. C’est pour cela que le terme plus général de « conflit » a été retenu par les auteur·ice·s. L’ouvrage est organisé de manière thématique et divisé en cinq parties : « Séparations », « Génocides », « Prises en charge », « Orphelins de guerre » et enfin « Mémoires et représentations ».
3La première partie du livre, intitulée « Séparations », revient sur la « brisure » des liens familiaux, paternels, conjugaux et filiaux causée par la guerre, à travers les situations espagnole et indochinoise. Trois chapitres analysent les ruptures familiales brutales traversées par les enfants pendant et après la guerre d’Espagne (1936-1939), ainsi que par les jeunes Eurasiens qui furent envoyés en France au moment du conflit indochinois (1946-1954). Célia Keren s’interroge notamment sur les raisons qui ont poussé les parents à se séparer de leurs enfants pour les envoyer en France lors du conflit espagnol, tandis qu’Amélie Nuq effectue une étude microhistorique des trajectoires biographiques de trois enfants dans l’Espagne de l’après-guerre civile. Yves Denéchère s’intéresse quant à lui aux cas des enfants eurasiens envoyés en France lors de la guerre d’Indochine, et plus particulièrement au rôle joué par l’État français dans ces séparations familiales.
4La deuxième partie, consacrée aux génocides, rappelle la nécessité de traiter cette violence paroxystique dans une section spécifique. Parmi les quatre contributions, trois sont consacrées à la Shoah et une au génocide des Tutsis au Rwanda. Antoine Rivière et Hélène Dumas présentent tous deux des récits de témoins des événements – deux témoignages d’enfants juifs confiés à l’Assistance publique pendant la Shoah pour le premier, et un récit d’enfant rescapé du génocide des Tutsis pour la deuxième – qui illustrent les « profondes béances dans la filiation et la transmission » causées par les génocides. La contribution de Joanna Michlic sur les enfants juifs survivants en Pologne montre également que c’est souvent après la fin du conflit que ces jeunes prirent conscience des conséquences irrémédiables du génocide sur leur vie et se posèrent des questions identitaires de manière accrue. Enfin, Sylvie Altar consacre son étude à l’hôpital de l’Antiquaille à Lyon en 1944 et revient plus précisément sur le sauvetage de six enfants juifs par la résistance juive lyonnaise.
5Le troisième temps de l’ouvrage s’intéresse aux « prises en charge » des enfants pendant la Seconde Guerre mondiale et en sortie de guerre. L’objectif est de comprendre la manière dont les dispositifs d’aide à destination des enfants ont été construits pendant et après le second conflit mondial. Cette partie met également en exergue la « dimension éminemment politique » de la prise en charge des enfants « sans famille ». Shannon Fogg, dans son chapitre sur l’aide apportée aux enfants par l’organisation quaker American Friends Service Committee dans la France de Vichy, insiste par exemple sur le fait que certains récits publicitaires de l’époque « tendent à privilégier certains enfants “dont l’histoire pourrait être dramatisée et présentée aux donateurs potentiels en Amérique” ». Dans son étude consacrée au Home suisse de Pringy, où furent accueillis des enfants espagnols à partir de 1945, Samuel Boussion montre aussi que les images et récits relatifs aux enfants « sans famille » provoquent l’émotion dans l’opinion publique et contribuent ainsi à « mettre [cette] question à l’agenda politique ». À rebours des mesures d’aide à l’enfance fondées sur la prévention et l’éducation dans les pays occidentaux s’adressant aux jeunes délinquants, Olga Kucherenko, dans sa contribution portant sur l’enfance délinquante et sans-abri dans l’Union soviétique en guerre, montre que cet État criminalise et réprime sévèrement les déviances juvéniles. Enfin, Maialen Berasategui revient sur les expériences des enfants placés dans des sanatoriums, préventoriums et aériums pendant la Seconde Guerre mondiale en France et s’intéresse au rôle joué par ces institutions dans le sauvetage des enfants juifs.
6L’avant-dernière partie est consacrée aux orphelins de guerre, qui constituent des figures symboliques des conséquences des conflits. Les trois chapitres regroupés dans cette section interrogent les enjeux principaux suscités par les orphelins de guerre, à savoir : la « nature variable de cette expérience », puis les « enjeux de la prise en charge », enfin « l’utilisation des différentes représentations de l’orphelin ». Friederike Kind-Kovács s’intéresse au cas des orphelins de guerre en Hongrie après la Grande Guerre et montre comment ce conflit a été un « accélérateur de l’aide sociale à l’enfance ». Lydia Hadj-Ahmed retrace l’histoire des pertes et des séparations vécues par les enfants lors de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962). Elle montre également que les orphelins faisaient l’objet de mesures spéciales de la part du jeune État algérien, même s’ils ne disposaient pas de statut officiel. Enfin, Franciele Becher revient sur les trajectoires de trois adolescents qui ont fait face à la justice des mineurs en France après la Seconde Guerre mondiale. Elle étudie notamment les conséquences de la guerre sur leur vie et montre que leur condition d’orphelin ne semble pas avoir assoupli « la rigueur du regard porté sur eux » par la justice des mineurs.
7Le dernier temps de l’ouvrage revient sur les « mémoires et représentations », de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah à l’époque contemporaine. Les trois contributions abordent les récits portés par les anciens sur leurs expériences. Susan Gross-Solomon s’interroge à ce titre sur les discours tenus aujourd’hui par les orphelins de la Shoah qui ont grandi dans des maisons d’enfants juifs en France après le conflit. Lindsey Dodd explore quant à elle « l’absence et la présence parentales dans les souvenirs de guerre » des enfants de résistants. Enfin, Éléonore Hamaide-Jager se concentre sur les représentations, en analysant une quinzaine d’ouvrages de littérature de jeunesse en français portant sur les expériences des enfants juifs pendant la Shoah. Elle insiste notamment sur la « tension entre le storytelling et la tâche de transmission des réalités historiques, montrant que parfois les auteurs préfèrent le premier à la seconde ».
8Cet ouvrage permet bel et bien de comprendre les enjeux soulevés par les enfants dits « sans famille » au cours des guerres et génocides du siècle dernier. La multiplicité d’études de cas permet une véritable synthèse historiographique et dresse un panorama des expériences enfantines des conflits au 20e siècle. Les contributeur·ice·s se sont appuyé·e·s sur une grande variété de sources – écrits du for intérieur, dossiers d’observation de la justice des mineurs, entretiens oraux – qui permettent aux lecteur·ice·s de se placer « à hauteur d’enfants » pour reprendre l’expression de l’historienne Manon Pignot. Le livre est également ponctué d’images d’archives – photographies, extraits de témoignages écrits, lettres – qui rendent plus tangibles les histoires personnelles sensibles dont il est question. Surtout, sa lecture est marquante, tant sa résonance avec l’actualité est forte, ce qui nous rappelle qu’encore aujourd’hui les enfants sont les premières victimes des conflits armés.
Pour citer cet article
Référence électronique
Charlotte Canizo, « Laura Hobson-Faure, Manon Pignot, Antoine Rivière (dir.), Enfants en guerre. « Sans famille » dans les conflits du XXe siècle », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 160 | 2024, mis en ligne le 20 juillet 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/24335 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/122es
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