Daniel Roche (dir.), Les Lumières minuscules d’un vitrier parisien. Souvenirs, chansons et autres textes (1757-1802) de Jacques-Louis Ménétra
Daniel Roche (dir.), Pascal Bastien, Frédéric Charbonneau, Vincent Milliot, Philippe Minard et Michel Porret, Les Lumières minuscules d’un vitrier parisien. Souvenirs, chansons et autres textes (1757-1802) de Jacques-Louis Ménétra, Chêne-Bourg, Georg Éditeur, 2023, 456 p.
Texte intégral
1Cette édition critique des Écrits divers (1757 à 1802) de Jacques-Louis Ménétra, vitrier parisien du 18e siècle, vient compléter le Journal de ma vie du même auteur, édité par Daniel Roche en 1982. Ils sont issus tous deux du manuscrit 678 de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. L’ouvrage est composé de trois parties, un appareil critique suivi du texte de Ménétra, complété par un abécédaire. Il s’ouvre donc sur une introduction de Michel Porret et deux études de Daniel Roche, parues en 1985 et 1986, offrant une vue d’ensemble sur le parcours, l’expérience, la sensibilité et les idées de l’artisan vitrier. Puis les Écrits font l’objet d’une édition critique annotée. Si les archaïsmes et étrangetés lexicales de l’auteur ont été conservés, de même que la syntaxe originale, le texte a été modernisé et une ponctuation a minima a été ajoutée afin de faciliter la lecture. Enfin, un abécédaire explore les multiples thèmes présents dans la vie et l’œuvre de Ménétra, offrant une analyse et un cadre interprétatif. Chaque partie de l’ouvrage peut donc se lire séparément. Leur lecture croisée permet cependant bien plus d’intelligibilité.
2L’apport scientifique de cette publication réside essentiellement dans sa capacité à nous permettre de « comprendre le social de l’intérieur », suivant la formule de Daniel Roche. En cela, les Écrits divers de Ménétra rappellent d’autres textes autobiographiques d’auteurs des classes populaires, tels Pierre-Ignace Chavatte, Valentin Jamerey-Duval, Louis Simon, Agricol Perdiguier ou Jean Rossignol. Là où l’histoire sociale doit souvent ruser face au mutisme des classes populaires, en faisant usage de sources produites par les institutions et les élites de l’Ancien Régime (Église, police, justice), ces Écrits permettent un accès direct à l’expérience vécue d’un homme du peuple, mise en récit avec ses propres catégories, au contact de la société d’Ancien Régime, des Lumières, puis de la Révolution. Nous donnant à voir « le cheminement mental et intellectuel d’une singulière acculturation » (p. 18), ce texte pose la problématique de l’appropriation culturelle des classes populaires au siècle des Lumières, que nous rappelle Daniel Roche dans le prolongement des travaux de Michel Vovelle, Roger Chartier et Antoine Lilti.
3Le parcours de Jacques-Louis Ménétra est singulier à plus d’un titre. Né en 1738 à Paris d’un père artisan vitrier, violent et alcoolique, et d’une mère qui décède lorsqu’il a 2 ans, il fréquente l’école paroissiale du quartier avant de devenir compagnon vitrier et faire son Tour de France. En conflit avec son père, protégé par sa grand-mère, madame Marseau, il acquiert les pratiques et les savoirs de son métier dans les ateliers familiaux et sur les chantiers de Paris, tout en maîtrisant également l’écrit, ce qui s’avère un capital important dans son travail. Il lit irrégulièrement les livres et journaux qu’il trouve : le Journal des dames, la Bible, Rousseau et sans doute les brochures politiques de l’époque révolutionnaire. Aventurier séducteur et libertin, il exprime par ailleurs un intérêt constant pour une sexualité et un érotisme hédonistes et libertins, notamment au travers de ses nombreux poèmes qui font partie intégrante des Écrits. Marié en 1765, il connaît une ascension sociale qui le fait passer de bourgeois modeste au moment de son mariage au statut d’un bourgeois parisien « oisif et rentier » en 1794, ayant multiplié par trois sa fortune. Compagnon puis maître vitrier, il fait partie de ces « hommes moyens » de l’artisanat parisien, loin de la roture lettrée et des négociants enrichis de la grande bourgeoisie urbaine de son temps. C’est donc un homme mûr qui est confronté aux ruptures et aux épreuves de la Révolution, à laquelle il sait s’adapter et dont ses Écrits divers disent tout à la fois les désillusions, mais aussi l’attachement à la Révolution. Sans-culotte, patriote et républicain, il fait preuve de modérantisme après le 9 thermidor, critique la corruption des ambitieux sous le Directoire et se montre finalement admirateur de Bonaparte. Il meurt en 1812.
4Sa plus grande singularité tient sans nul doute dans son entreprise d’écriture, sa manière d’y investir son énergie et son temps, dans la solitude que cela suppose. Il objective ses sentiments, ses idées, son vécu. Un homme du commun, un manuel, qui fait un tel choix est alors une exception sociale, et c’est justement ce caractère exceptionnel qui revêt le plus grand intérêt heuristique, en toute logique comparatiste, pour l’histoire sociale et culturelle. Son écriture libertaire – sans ponctuation, phonétique, primauté à l’oralité – atteste d’un projet d’écriture pour lui-même et pour sa classe. Admirateur de Rousseau, qu’il rencontre en juin 1770, Ménétra s’approprie d’une façon autodidacte et libre le projet des Lumières : il fait partie de « ces gens de peu qui ont le courage de se servir de leur propre entendement », suivant la formule de Kant (1784). Ses Écrits divers portent les traces de cette appropriation culturelle autonome par un homme du peuple, ce qui leur confère une portée et une signification plus large.
5En cela, Ménétra présente tous les traits d’un « intermédiaire culturel » tel que défini par Michel Vovelle à la suite de ses travaux sur Joseph Sec : « métis culturel » n’appartenant plus uniquement au monde populaire et ne bénéficiant pas non plus d’une intégration au monde de l’élite, « l’intermédiaire culturel » construit ses propres idées et représentations de façon inspirée, devenant ainsi un témoin malgré lui de groupes sociaux plus larges, car situé dans cet entre-deux de la culture populaire et de la culture de l’élite1. C’est donc sous cet aspect que Ménétra offre la possibilité au lecteur d’accéder à ses Lumières minuscules, c’est-à-dire son propre univers culturel, et en même temps à celles de tout un peuple de gens ordinaires.
6La très grande amplitude des thèmes abordés présente l’avantage de rompre avec « l’illusion biographique » que suggère toute autobiographie2. Les multiples discontinuités qui ponctuent sa trajectoire sont mises en évidence dans l’abécédaire et les deux études de Daniel Roche. Les annotations critiques qui accompagnent les textes de Ménétra permettent de les situer dans leur champ spécifique (corporation, politique, philosophique et religieux) et de les comprendre comme tels.
7Il est ainsi possible de dégager quatre axes structurants de son texte. Une première trame de questionnement philosophique concerne la religion, la vertu et les vices de son temps, la liberté de conscience et la tolérance. Ménétra s’y révèle rousseauiste, déiste et anticlérical. Une deuxième thématique réside dans les réflexions de l’auteur autour de la Révolution française. Il y donne à voir l’ambivalence et l’ambiguïté qui décrivent comment a pu être vécu concrètement ce moment révolutionnaire. Un troisième axe relève d’une littérature érotique, autour de ses relations avec les femmes, y compris son épouse. Lue sous l’angle de la problématique du genre, son œuvre permet d’accéder à l’imaginaire sexuel et genré de la domination masculine d’un Parisien ordinaire du 18e siècle. Enfin, les Écrits abordent également les cadres sociaux et les pratiques culturelles d’un artisan vitrier. L’auteur y dévoile le quotidien trivial des artisans et les changements structurels d’un monde qui vit ses dernières heures avant l’avènement de la concurrence marchande.
8En somme, cet ouvrage nous propose une source primaire – les Écrits – d’un grand intérêt scientifique pour quiconque s’intéresse à l’histoire sociale et culturelle du 18e siècle. Grâce à la qualité du travail d’édition critique et d’historicisation éclairant cette source, le vitrier parisien a de beaux jours devant lui.
Pour citer cet article
Référence électronique
Dimitris Fasfalis, « Daniel Roche (dir.), Les Lumières minuscules d’un vitrier parisien. Souvenirs, chansons et autres textes (1757-1802) de Jacques-Louis Ménétra », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 160 | 2024, mis en ligne le 19 juillet 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/24308 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/122eq
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