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LES CAHIERS RECOMMANDENT...

Les Cahiers recommandent…

Frank Noulin et Jean-François Wagniart
p. 219-230

Texte intégral

LIVRE ET FILMS

Les Colons (Los Colonos), film chilien de Felipe Galvez, 2023, 97 min., disponible en DVD.

  • 1 Citons par exemple Salvador Allende, 2004. Voir Cahiers d’histoire, revue d’histoire critique, n° 1 (...)
  • 2 Citons par exemple Nostalgia de la Luz (« Nostalgie de la lumière », 2010) et La Cordillera de los (...)
  • 3 Film datant de 2012.
  • 4 El Club (« Le Club »), 2015. Voir Cahiers d’histoire, revue d’histoire critique, n° 130, 2016, p. 2 (...)
  • 5 Chile 76 (« Chili 76 »), 2022. Voir Cahiers d’histoire, revue d’histoire critique, n° 157, 2023, p. (...)

1À diverses reprises, dans cette modeste rubrique, nous avons rendu hommage à tous ces réalisateurs chiliens, qui, avec courage, n’hésitent pas à aborder les pages les plus sombres de l’histoire de leur pays, dans des films le plus souvent très aboutis, d’une grande rigueur. C’est ainsi que l’œuvre entière de Patricio Guzman témoigne des espérances de justice sociale et de démocratie soulevées par l’élection de Salvador Allende en 19701, ainsi que de la manière dont la société chilienne fut violentée par la dictature du général Pinochet après le coup d’État de 19732. Pablo Larrain, connu notamment pour No3, sur le référendum de 1988 qui sonna le glas du régime militaire, décrit dans El Club4 une de ces « maisons de repentance » où l’Église chilienne cache ses prêtres indignes d’exercer la prêtrise, du fait de différents forfaits, depuis la pédophilie jusqu’au vol de bébés. Dans son premier film, Chili 765, Manuela Martelli analyse, avec une remarquable précision, la chape de plomb tombée sur son pays après le putsch.

2Il est vrai que l’histoire du Chili peut apparaitre à bien des égards comme un cas d’école tant s’y révèlent les dynamiques à l’œuvre depuis le 19e siècle dans notre monde « globalisé ». Sous Pinochet, les Chiliens ont servi de cobayes aux « Chicago Boys », de redoutables économistes qui ont testé sur eux les recettes néolibérales avant de les infliger à bien d’autres pays. Cette extension des règles d’airain du capitalisme, à la faveur d’un régime de terreur, n’avait finalement rien d’étonnant si on songe au passé colonial du Chili, qui s’est construit, comme les autres États américains, à travers la conquête sanglante et la mise en coupe réglée de territoires et de peuples entiers par les colons européens. Les mécanismes de domination perdurent au long des siècles au profit d’une oligarchie prête à tout, à chaque époque, pour conserver ses positions de pouvoir et s’enrichir, au détriment notamment des Amérindiens, victimes de politiques génocidaires.

3C’est ce dont traite Les Colons, dont il faut saluer l’auteur, Felipe Galvez, autant pour le choix du sujet que pour l’étonnante maîtrise dont il fait preuve dans son premier film. En s’appuyant sur des recherches récentes et en mêlant des personnages historiques à d’autres inventés pour les besoins de la fiction, Galvez revient sur un pan occulté de l’histoire du Chili, l’extermination des Selknams à la faveur de la « mise en valeur » de la Terre de Feu, cette grande île de l’extrême sud des Amériques où ces chasseurs-cueilleurs vivaient paisiblement jusqu’à l’arrivée de la « civilisation ». À partir des années 1880, les colons s’abattent sur leur territoire, en quête d’« or blanc », en l’occurrence la laine des moutons qui vont paître sur ces immenses étendues considérées comme vides.

4La première scène des Colons est un exemple du drame qui est en train de se jouer, comme à d’autres endroits et d’autres époques, en nous montrant la pose d’une clôture visant à délimiter un parc à moutons. Nous sommes en 1901. La lande appartient maintenant à José Menendez, redoutable entrepreneur venu se bâtir un empire (immenses « estancias » : propriétés agricoles, sociétés de négoce, magasins…) dans la région, sans scrupules ni respect pour la vie humaine. De même, les enclosures au 17e siècle en Angleterre ont vu les communaux confisqués par de grands propriétaires ; de même, la « conquête de l’Ouest » aux États-Unis au 19e siècle déboucha sur la dépossession des Amérindiens de leurs territoires ancestraux par les colons, facilitée par l’invention du fil de fer barbelé (1874), fort utile quand il s’agit de s’approprier des terres ou d’entourer un camp de concentration. On pourrait multiplier les exemples de cette lutte séculaire entre ceux qui estiment que tout peut être privatisé et exploité, et ceux qui défendent un autre mode de vie, ainsi qu’une autre relation aux ressources. Lutte sanglante, car le refus de la loi du profit, dissimulée sous les oripeaux d’un prétendu « progrès », se paye au prix fort.

5En effet, furieux que les Selknams résistent et s’en prennent à ses troupeaux, Menendez charge trois tueurs de faire « place nette » : Alexander Mac Lennan, surnommé « le cochon rouge », un ancien soldat britannique qui a réellement sévi dans la région, « Bill », un Texan massacreur de Comanches (personnage qui permet de relier le drame fuégien avec celui qui a eu lieu aux États-Unis) et « Segundo », un métis. Galvez décrit leur équipée sanglante dans un western crépusculaire, où la beauté sévère des paysages souligne l’âpreté des rapports humains. Dans cette île lointaine et guère hospitalière, pourtant disputée, se joue comme en miniature le théâtre infiniment renouvelé de la convoitise et de la volonté de puissance. Le massacre d’un campement de Selknams suffit pour résumer l’extermination de tout un peuple : sur 4 000, seulement 100 survécurent, la plupart sont exécutés, les autres, victimes de la tuberculose sur l’île Dawson où une partie d’entre eux avait été déportée (elle servit à nouveau de camp de concentration sous Pinochet). La rencontre avec des militaires argentins venus délimiter la frontière permet de rappeler que cette appropriation du monde est aussi liée à la dynamique des États-nations, qui n’entendent pas laisser la moindre parcelle de terre libre et se dotent chacun d’un « roman national » exaltant des héros fondateurs, à travers lequel se forge une identité collective glorieuse, quitte à en occulter les aspects dissonants.

6C’est ce qu’aborde Felipe Galvez dans la dernière étape de son film, en effectuant un saut dans le temps. Sept ans après les faits, un envoyé du président Pedro Montt est censé enquêter sur les exactions commises à l’instigation de Menendez, qui viennent tâcher de sang aussi bien la laine des moutons que l’histoire d’une nation en construction. De fait, sous une apparence de justice, il s’agit de mettre en scène le mythe d’un pays qui a su intégrer les « sauvages ». Le procès ne déboucha sur aucune sanction et Menendez poursuivit sa carrière. La scène finale montre la phase ultime de la mise à mort, quand l’envoyé vient photographier Segundo et son épouse, devenus de vrais Chiliens « civilisés ». Ceux-ci refusent pourtant de jouer le jeu jusqu’au bout : il leur reste au moins la dignité de faire comprendre qu’ils ne sont pas dupes de la comédie atroce de l’acculturation, qui détruit les êtres de l’intérieur en prétendant faire leur bonheur.

  • 6 El Boton de nacar, (« Le Bouton de nacre »), 2015. Voir Cahiers d’histoire, revue d’histoire critiq (...)
  • 7 La rédaction de ce projet est évoquée par Patricio Guzman dans son très beau Mi pais imaginario («  (...)

7Ce n’est qu’en 2003 qu’une commission pour la vérité historique a reconnu la réalité du génocide, quatre ans après la mort de la dernière représentante des Selknams. Malgré cette avancée et le travail de mémoire accompli par certains auteurs, comme Patricio Guzman, lequel, dans son magnifique Bouton de nacre, revient sur la culture des Amérindiens du grand sud chilien et sur leur quasi-disparition6, la société chilienne reste divisée sur la question des peuples « natifs », comme le montre le rejet en 2022 du projet de constitution qui leur rendait toute leur place au sein de la nation7.

8Remercions donc Felipe Galvez pour ce très beau film, qui rend hommage à des vaincus de l’histoire trop longtemps oubliés et auxquels il ne reste plus qu’une seule arme : le courage de dire non, de refuser de cautionner un mensonge d’État. C’est ce que firent les Chiliens quand ils dirent non en 1988 à la constitution voulue par Pinochet. C’est ce que nous ne faisons sans doute pas assez souvent.

Retour sur Vincennes : l’université de tous les possibles

9- François Dosse, Vincennes. Heurs et malheurs de l’université de tous les possibles, Payot, 2024, 300 p.

  • 8 Dans le DVD édité par Agat Film et Cie, on verra avec intérêt en supplément le documentaire de Virg (...)

10- Vincennes, l’université perdue, film documentaire de Virginie Linhart, 2016, 95 min., disponible en DVD8 et sur Internet.

11- Vincennes, roman noir pour université rouge, film documentaire de Yolande Robevieille et Jean Condé, 2008, 91 min., disponible sur Internet : <https://youtu.be/​2TICVjl-wZA?si=MSEiA4i4wEHiAWvy>.

  • 9 François Dosse, op. cit., p. 284.

« Vincennes, pour moi et tant d’autres, ce fut être libre ! Libre de penser, d’étudier, d’apprendre, d’agir, de vivre, d’aimer. Lieu des expériences parfois difficiles, des confrontations qui permettront l’émergence de nouveaux comportements, notamment en matière de gouvernance et d’exercice des responsabilités. La plupart d’entre nous vivront leur vie autrement. Quels que soient plus tard nos métiers, nos professions, nos vocations peut-être, nous serons à des degrés divers les héritiers et les “passeurs” de “l’esprit de Vincennes”, dont on parle tant sans pouvoir le conceptualiser vraiment. La transmission des savoirs et des savoir-faire en sera changée, hors des sentiers battus et des rapports hiérarchiques. Antiautoritaire, mais responsable. »9 (Mireille Blanc, secrétaire du département de mathématiques).

12Le film de Virginie Linhart commence par la vue d’une clairière dans la forêt (le bois de Vincennes) et finit par elle : toute trace d’une quelconque construction a disparu. La nature est belle et ensoleillée. Le livre de François Dosse débute par des bulldozers qui ont lancé dans la hâte les premiers travaux de Paris 8-Vincennes en août 1969 et s’achève sur le constat que ces mêmes bulldozers, qui ont rayé en quelques jours les presque douze années d’existence de ce lieu de culture et d’enseignement, n’ont pas eu le dernier mot, n’ont pas réussi à faire disparaître cet esprit de Vincennes qui flotte dans les nombreux entretiens de Linhart, dans cet espace sauvage rendu à sa liberté.

13Les deux films Vincennes, roman noir pour université rouge et Vincennes, l’université perdue, ainsi que le livre de François Dosse, ont le charme de l’épaisseur humaine qui s’en dégage, comme si on suivait au long des entretiens, souvent répétés dans le temps des années 1980 aux années 2020, la vie des acteurs édifiant ce monument révolutionnaire du savoir. Là où on pouvait vivre Mai 68 sans l’avoir vécu. Ces interventions, associées aux remarquables archives écrites, sonore et filmiques conservées par la Bibliothèque numérique de Paris 810, forment les pièces d’un puzzle qui fait communauté, donne un sens humaniste et utopique à cette expérience unique d’apprendre ensemble.

14En ces temps obscurs où les libertés pédagogiques et universitaires sont systématiquement remises en cause, la contestation muselée, il paraît judicieux de revenir aux pratiques du centre expérimental de Vincennes.

15Construite en quelques mois sous la direction de Paul Chaslin, l’université bénéficie des apports techniques les plus performants. Elle est ouverte aux étudiants en janvier 1969 sous la houlette du ministre Edgar Faure et de son cabinet. C’est une prouesse novatrice, aussi bien pour ce qui concerne les bâtiments que de leur agencement et de l’organisation administrative et pédagogique interne. Le ministre de l’Éducation nationale, « le magicien Edgar Faure », comme se plaît à l’appeler François Dosse, ferraille avec sa propre majorité pour que ce nouveau projet, jugé « gauchiste » et invivable, voie le jour.

16Vincennes est le lieu de tous les possibles par rapport aux autres universités existantes, et en particulier la Sorbonne. Ouverte aux salariés et aux non-bacheliers, qui peuvent assister aux cours le samedi et le soir jusqu’à 22 heures, l’établissement possède une crèche pour permettre aux jeunes parents de suivre leur scolarité. Dans cette plaque tournante de la recherche et de la création, des étudiants du monde entier se pressent et diffusent son inventivité dans leurs propres pays.

17Dans le domaine de la pédagogie, l’institution des UV (unités de valeur) sur le modèle du système américain de « crédits » permet aux étudiants une grande variété de domaines d’étude, ainsi qu’une possibilité d’arrêter et de reprendre leur cursus selon l’envie ou la disponibilité. Pour le choix des sujets à étudier, des assemblées générales de professeurs et d’étudiants décident ensemble du contenu des programmes. Partout s’impose le travail entre des disciplines trop longtemps volontairement séparées, et de nouveaux départements se développent, voient le jour, se renouvellent : c’est le triomphe du structuralisme (et en même temps de sa critique), le renforcement du département d’études anglo-américaines, une autre façon d’appréhender la géopolitique à l’image de la revue Hérodote créée par le géographe Yves Lacoste, qui enseigne à Vincennes, l’explosion de la linguistique, l’informatique, le renouvellement des études théâtrales, des arts plastiques, toujours et encore de la transdisciplinarité entre la littérature, les sciences humaines, la philosophie et même les mathématiques, à l’origine de nombreuses revues comme Les Révoltes logiques, l’émergence d’un département d’économie politique qui accueille notamment Robert Linhart, de psychanalyse, évidemment lacanien, d’urbanisme, la naissance des études féministes et la gestation de ce qu’on appellera les arts et technologie de l’image...

18L’université est un lieu d’invention continue où l’on peut assister librement aux cours, y intervenir, voire les perturber. Ils ne sont plus magistraux, même si certains résistent encore. Non seulement les échanges entre professeurs et étudiants sont bouleversés, mais les rapports entre professeurs, maîtres de conférences, assistants et chargés de cours sont libérés de leur carcan hiérarchique, les heures effectuées partagées. Le rigide système universitaire s’écroule, comme les modes d’évaluation lorsque certaines disciplines abolissent les travaux sur table pour des dossiers de fin d’année plus ou moins étayés. La sélection et la compétition n’ont plus leur place. Même les administratifs sont recrutés parmi les étudiants, qui définissent leur travail et participent aux décisions communes. En général, tous les personnels, y compris techniques, sont reconnus et la lutte contre la précarité de certains salariés mobilise l’ensemble de la communauté universitaire dès les premières semaines de l’ouverture.

  • 11 Voir l’intervention d’Alain Badiou sur ce recrutement folklorique à la suite d’un dialogue avec Mic (...)
  • 12 Pour se rendre compte de cette effervescence parfois conflictuelle qui régnait à Vincennes, voir no (...)

19Cette nouvelle université au rayonnement mondial, au grand dam de la presse de droite, imprime sa patte au niveau international jusqu’aux États-Unis, car elle attire les meilleurs professeurs : Foucault pour un temps avant qu’il ne rejoigne le Collège de France, Châtelet, Lyotard, Lapassade, Rancière et tant d’autres qui cooptent de jeunes étudiants engagés comme Henri Weber11. On se bouscule pour entendre Deleuze, qui refuse de faire cours en amphithéâtre. Il fait passer son chapeau pour toutes les bonnes causes qu’on lui suggère, mais le remet pour partir quand son cours est trop perturbé. Dans cette nouvelle Athènes miniature, où interviennent des intellectuels et des chercheurs du monde entier comme Pasolini12, Dario Fo, Chomsky, les maîtres ont remplacé les mandarins et la critique est libre.

20Vincennes est aussi le lieu de l’inventivité politique, des débats contradictoires. Si les gauchistes tiennent la faculté, en particulier les maos de la Gauche prolétarienne, les communistes gardent une forte influence au Conseil d’administration, dont les élections sont largement boycottées à l’appel des organisations d’extrême gauche. Les affrontements sont fréquents entre ces derniers et les « révisos » (communistes très minoritaires parmi les étudiants). Il faudra attendre 1979 pour que les élections se déroulent normalement devant la pression que représente la menace de la fermeture de l’université. Ces réflexions et ces débats nourrissent l’émergence de nouveaux courants politiques et culturels, comme le MLF (Mouvement de libération des femmes), dont le premier meeting aura lieu à Vincennes au printemps 1970.

21Bien sûr, il y a les grèves, les perturbations systématiques de cours qui épuisent peu à peu une partie des étudiants et des enseignants, mais il y a surtout les conditions de travail qui se dégradent du fait de la surpopulation des locaux (la population étudiante a rapidement doublé) et de la sous-dotation de l’établissement. Les scandales, souvent amplifiés par les médias, portent notamment sur la trop grande liberté des méthodes pédagogiques, notamment en sexologie. Pire, les dégradations, plus ou moins volontaires, se multiplient. Le souk, marché festif, envahit les locaux et attire les marchands de drogue dont les agissements font les gros titres de la presse conservatrice et attisent l’affrontement entre la ministre des Universités Alice Saunier-Séïté (1976-1981) et le président de l’université Pierre Merlin, qui finit parfois devant les tribunaux.

22Face aux attaques du pouvoir déterminé à liquider cette université qui n’aurait jamais dû survivre tant les courants disparates qui la composent et qui s’y opposent semblent irréconciliables, il existe une forme d’unité sacrée. Au-delà de leurs différences se révèlent, dans la parole fraternelle retrouvée, dans les documents et le remarquable livre de François Dosse, qui retrace tant d’expériences de recherche et de transmission individuelles et collectives, ce partage, cette appartenance commune à un projet qui dépasse les enseignants comme les étudiants. Pour tous, l’émotion et la douleur sont là quand ils entrent dans leur dernier combat, perdu d’avance, pour sauver leur fac d’un déménagement autoritaire à Saint-Denis. Vincennes restera pour beaucoup le lieu d’une « inguérissable nostalgie » (Bruno Tessareh), celui de l’apprentissage de l’ouverture au monde pour ces orphelins de la Révolution ou ces rejetés du système scolaire de classe. Ses innovations émerveillent encore, elles se sont parfois poursuivies et ont mûri à Saint-Denis.

23Vincennes, nous avons encore beaucoup à apprendre de toi et de cette mémoire, qui, au contraire de tes murs, ne peut être détruite.

EXPOSITION

Tina Modotti, l’œil de la révolution, Paris, Jeu de Paume, du 13/02 au 12/05/2024.

24S’il y a bien un titre d’exposition qui rend justice à son sujet, c’est celui choisi pour cette belle rétrospective consacrée à la photographe Tina Modotti, tant celle-ci fut bien un œil, acéré, tout dévoué à un seul objectif, violemment désiré : la révolution, moyen ultime d’émancipation des opprimés, dont elle fut la vibrante défenseure tout au long d’une vie trop brève.

25Née à Udine, au nord-est de l’Italie, dans une famille pauvre, Tina Modotti doit travailler jeune, puis, comme beaucoup d’Italiens en ce début du 20e siècle impitoyable pour les plus démunis, émigre aux États-Unis. Elle arrive en 1913 en Californie, où elle devient comédienne et mannequin. Sa beauté latine lui vaut de jouer à Hollywood des rôles de femmes latinos, et de poser pour le photographe Edouard Weston, qui devient son mentor et son amant. Un premier tournant dans sa vie se produit en 1923, quand tout deux partent pour le Mexique, où elle va séjourner jusqu’en 1930. C’est alors que commence sa carrière photographique, au contact de Weston, qui lui inculque le souci de la perfection formelle à travers le soin extrême apporté au cadrage, à la mise en scène, à la lumière. Ensemble, ils partent à la découverte d’un pays qui sort de dix années d’une révolution chaotique (1910-1920), marquée notamment par les figures de Pancho Villa et d’Emiliano Zapata, et connaît à cette époque une véritable renaissance culturelle. Tina Modotti s’affranchit rapidement de Weston et affirme sa propre sensibilité, mettant son art au service de sa soif de comprendre intimement un peuple accablé par l’histoire et désireux d’un futur meilleur. Le choix des sujets est alors varié ; son travail est marqué par le constructivisme russe, le goût pour l’expérimentation, la captation d’un moment significatif. Ses photographies, d’une grande beauté plastique, au noir et blanc épuré, rendent hommage à la vérité et à la dignité des êtres tout en saisissant la réalité profonde d’une civilisation. C’est ainsi que surgissent ces villages lointains où la modestie des bâtiments reflète les existences faites de labeur et de privations de leurs habitants ; ces puissantes fresques des peintres muralistes, comme Diego Rivera, exaltant l’esprit de révolte et la quête de justice sociale ; ces visages déterminés d’intellectuels et d’artistes qui entendent rendre justice à l’apport des Amérindiens dans la culture mexicaine.

26Nouveau tournant en 1927, quand Tina Modotti adhère au Parti communiste mexicain et décide de vouer entièrement son art à son engagement politique. Dans son « Manifeste photographique » de 1929, elle se présente, non comme une artiste, mais comme une simple photographe au service des prolétaires, dont elle ne se distinguerait en aucun cas par un quelconque « génie créateur » personnel. Son travail, qui paraît surtout dans des journaux communistes, comme El Machete (« La Machette », organe officiel du PCM) ou l’allemand Arbeiter Illustrierte Zeitung (« Journal illustré des travailleurs », célèbre pour les photomontages antinazis de John Heartfield), documente, avec empathie et sans misérabilisme, la vie du peuple mexicain, difficile, sinon condamnée à la simple survie. Elle porte une attention particulière à la condition des femmes, comme ces habitantes du village de Tehuantepec photographiées en train de transporter des vases sur leurs têtes, saisissant résumé d’une exploitation séculaire. Elle rend aussi compte des luttes, en captant manifestations, défilés, banderoles. Pour se rendre accessible au plus grand nombre, elle simplifie son langage visuel jusqu’à l’allégorie, comme dans le puissant Woman with Flag (« Femme au drapeau », 1927), qui exprime avec force un idéal d’émancipation et de combat. Dans le même état d’esprit, elle compose des natures mortes illustrant de manière concrète un véritable programme politique. Ainsi, avec Hoz, canana y mazorca, appelle-t-elle les paysans sans terre (« hoz » : la faucille) à la révolte (« canana » : la cartouchière) pour devenir maîtres de leurs productions (« mazorca » : l’épi de maïs).

27Dernier tournant majeur dans la vie de Tina Modotti : en 1929, son compagnon, le communiste cubain Juan Antonio Mella, est assassiné en sa présence, très probablement liquidé par Vittorio Vidali, un agent stalinien, pour trotskysme ; elle-même est soupçonnée de complicité. L’année suivante, elle est expulsée du Mexique, au moment où la répression contre le PCM s’intensifie. Elle s’installe alors en URSS et renonce à la pratique professionnelle de la photographie pour ne plus se consacrer qu’à son activité militante, aux côtés du même Vidali. Sans doute considère-t-elle que, face à la montée des périls, il faut passer à l’action pure et simple, les possibilités qu’offre le médium photographique n’étant plus suffisantes. Toujours est-il qu’elle s’investit dans le Secours rouge international (SRI), qu’elle coordonne en Espagne durant la guerre civile, tout en publiant des articles appelant à la solidarité et à la résistance, sans dévier de la stricte orthodoxie stalinienne.

28Après la défaite des Républicains espagnols, elle revient clandestinement au Mexique, où elle meurt brutalement d’une crise cardiaque en 1942. Ainsi s’achève une carrière courte (moins de dix ans) et pourtant marquante pour des générations d’artistes mexicains. Car, quand on a le regard perçant et plein d’humanité de Tina Modotti, il suffit de peu de temps pour voir – et révéler.

29Catalogue, très riche : Isabel Tejeda Martin et alii, Tina Modotti, l’œil de la révolution, Flammarion, 2024, 340 p., 45 euros.

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Notes

1 Citons par exemple Salvador Allende, 2004. Voir Cahiers d’histoire, revue d’histoire critique, n° 130, 2016, p. 207-220.

2 Citons par exemple Nostalgia de la Luz (« Nostalgie de la lumière », 2010) et La Cordillera de los suenos (« La Cordillère des songes », 2019).

3 Film datant de 2012.

4 El Club (« Le Club »), 2015. Voir Cahiers d’histoire, revue d’histoire critique, n° 130, 2016, p. 207-220.

5 Chile 76 (« Chili 76 »), 2022. Voir Cahiers d’histoire, revue d’histoire critique, n° 157, 2023, p. 215-227.

6 El Boton de nacar, (« Le Bouton de nacre »), 2015. Voir Cahiers d’histoire, revue d’histoire critique, n° 130, 2016, p. 207-220.

7 La rédaction de ce projet est évoquée par Patricio Guzman dans son très beau Mi pais imaginario (« Mon pays imaginaire », 2022). Voir Cahiers d’histoire, revue d’histoire critique, n° 157, 2023, p. 215-227.

8 Dans le DVD édité par Agat Film et Cie, on verra avec intérêt en supplément le documentaire de Virginie Linhart, 68, mes parents et moi (2008, 66 min.), qui interroge les enfants de militants engagés dans les années 1960-70.

9 François Dosse, op. cit., p. 284.

10 <https://octaviana.fr/>.

11 Voir l’intervention d’Alain Badiou sur ce recrutement folklorique à la suite d’un dialogue avec Michel Foucault, Vincennes, roman noir pour université rouge, op. cit.

12 Pour se rendre compte de cette effervescence parfois conflictuelle qui régnait à Vincennes, voir notamment le débat organisé avec Pasolini après la projection du film de montage d’archives de la propagande fasciste de son cousin Nico Naldini (Fascista, 1974, 109 min.) devant près de 1 000 étudiants. Le réalisateur et Pasolini sont violemment pris à partie par des étudiants d’extrême gauche menés par Alain Badiou. Voir : <https://octaviana.fr/items/show/5300> et <https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/surpris-par-la-nuit-pier-paolo-pasolini-le-proces-interdit-3-3-dernieres-propheties-cannibalisme-esclavage-et-capitalisme-1ere-diffusion-05-02-2009-0-7598808>.

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Pour citer cet article

Référence papier

Frank Noulin et Jean-François Wagniart, « Les Cahiers recommandent… »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 160 | 2024, 219-230.

Référence électronique

Frank Noulin et Jean-François Wagniart, « Les Cahiers recommandent… »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 160 | 2024, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/24290 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/122eo

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Frank Noulin

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