La Zone d’intérêt, film de Jonathan Glazer, 2024, 105 min.
Texte intégral
- 1 Voir Jacques Mandelbaum, « Jonathan Glazer, cinéaste de La Zone d’intérêt : “Nous avons besoin que (...)
1Le metteur en scène et cinéaste britannique Jonathan Glazer traite dans ce film de l’attitude de la famille de Rudolf Höss (1901-1947), responsable du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, évoluant dans une parfaite insouciance à proximité du lieu où s’effectue un des plus grands génocides de l’histoire. Dans ses précédentes productions, ce cinéaste explorait déjà le thème de la mort1. Dans ce film, il montre l’extermination dans toute son abjection, à travers la vie paisible d’un des plus grands criminels nazis. Afin d’apprécier ce film dans toute sa gravité, il faut revoir le contexte historique de cet événement, la vie de cette famille dans toute son abjection, et la question du mal.
- 2 Henry Friedlander, Les Origines de la Shoah : de l’euthanasie à la solution finale, Paris, Calmann- (...)
- 3 Catherine Achelard-Jobard, « L’eugénisme nazi et ses conséquences », dans Catherine Achelard-Jobard (...)
- 4 Henry Friedlander, op. cit., p. 11.
- 5 Johann Chapoutot, La Loi du sang : penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, 2020, 554 p., voir cha (...)
- 6 Johann Chapoutot, op. cit., passim.
- 7 Willy Courtin, « Chronologie de la destruction des juifs de Pologne », Revue d’histoire de la Shoah(...)
2Le contexte historique est celui de la Pologne occupée par les nazis et transformée en théâtre du plus grand crime de l’histoire : celui de l’extermination des juifs et des Tsiganes. Ce processus s’est nourri du prétendu dogme de l’inégalité humaine, d’une supposée supériorité de la « race blanche », dogme prôné par le régime nazi2, et de thèses eugénistes visant à une supposée hygiène raciale3. L’historien Henry Friedlander établit un lien direct entre l’euthanasie des personnes jugées handicapées par le régime national-socialiste et l’extermination des juifs et des Tziganes4. Johann Chapoutot démontre comment, à travers la dénonciation de rites d’abattage propres au judaïsme, se construit chez les nazis un antisémitisme radical prétendant essentialiser certaines personnes comme juives et conduisant au génocide5. On biologise les problèmes sociaux, et ainsi certaines personnes sont destinées à être combattues, voire exterminées6. C’est d’abord sur le territoire polonais que cette entreprise génocidaire va être mise en place7. Ce contexte est le cadre du film.
- 8 Rudolf Höss, Le commandant d’Auschwitz parle, préface et postface de Geneviève Decrop, Paris, La Dé (...)
- 9 Ibid., p. 177.
- 10 Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah, Les Déportés et le travail forcé sous le nazisme, (...)
3Les principaux protagonistes sont les membres de la famille de Rudolf Höss (1900-1947). Ce dernier n’est pas seulement un fonctionnaire de la mort, mais aussi un membre de la SS et militant nazi de longue date. C’est dire la responsabilité qui est la sienne dans cette entreprise génocidaire. Le même Rudolf Höss affirmait : « Ce qui est important, c’est de maintenir un calme aussi complet que possible pendant toute l’opération de l’arrivée et du déshabillage8 », ou « Du moment que le Führer lui-même s’était décidé à une solution finale du problème juif, un membre chevronné du parti national-socialiste n’avait pas de question à se poser9 ». Dès le début du film, il y a un contraste entre le crime abject et l’insouciance de la famille Höss au milieu de cet enfer : la première scène du film présente une campagne idyllique avec rivière, famille, enfants. Dès le départ, le contraste entre ce jardin d’Eden et l’horreur de la situation rend poignant et glaçant tout le film. En arrière-fond, les bruits, les cris, les fumées rappellent ce qui se passe sous les yeux de cette famille complètement pervertie par une idéologie mortifère. Parallèlement, la maison des Höss est confortable, avec jardin, piscine et des serviteurs qui sont des prisonniers. Leur présence rappelle le travail forcé, dans des conditions inhumaines et dégradantes, imposé aux déportés10. D’ailleurs, l’épouse de Rudolf Höss avertit une servante que son époux a la possibilité de la réduire en cendres : cela@ prouve que ces protagonistes étaient eux aussi pleinement responsables de cette monstruosité. On assiste aux jeux des enfants de Rudolf Höss, ce qui nous rappelle, par comparaison, les enfants que l’on assassine quelques centaines de mètres plus loin. Ces derniers ont été étiquetés par leurs bourreaux comme indignes de vivre. Finalement, il y a un contraste entre la propreté et l’ordre de la maison de Höss et l’horreur du crime. Cette dichotomie est obscène, voire presque pornographique. C’est un des grands mérites de ce film de montrer cette situation en laissant le spectateur établir son point de vue.
- 11 Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1991, 484 p
- 12 Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Paris, Seuil, 1995, 313 p.
- 13 Élisabeth Roudinesco, La Part obscure de nous-mêmes : une histoire des pervers, Paris, Albin Michel (...)
- 14 Voir Encyclopédie multimédia de la Shoah, <https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/wannsee-conference-and-the-final-solution>.
- 15 Élisabeth Roudinesco, op. cit., p. 129.
- 16 Ibid., p. 131.
4Ce film pose le problème du mal et, pour s’appuyer sur les travaux d’Hannah Arendt (1906-1975), la « banalité du mal », idée qu’elle développe après avoir assisté pour The New Yorker au procès d’Adolf Eichmann (1906-1962) à Jérusalem11. La banalité du mal s’entend dans le cadre d’un État totalitaire où une propagande s’impose à tous12. Ce film laisse voir des individus à la pensée anesthésiée : il n’y plus de pensée critique. Nous sommes dans un système pervers où le mal absolu est la norme13. Le pire est cette réunion des dignitaires nazis, censée faire référence à la Conférence de Wansee14 du 20 janvier 1942, qui décide de l’extermination rationnelle des juifs, et notamment des juifs de Hongrie. Ce dernier propos pose le problème de nos limites respectives. Dans ce système, le vol est aussi accepté, du moment qu’il est le fait de la « race supérieure ». Plusieurs éléments de ce film nous le font voir : le luxe de la famille Höss, qui provient sans doute d’expropriations faites dans la Pologne occupée, les piles de chaussures, la participation des grandes entreprises allemandes à ce sinistre programme… Il y a aussi l’exploitation sexuelle des déportées et notamment le passage où Höss fait venir une femme pour assouvir ses besoins. Enfin, il y a l’idéologie antisémite nazie, omniprésente dans ce film, et qui s’impose comme un dogme « sacré ». Comme le souligne Élisabeth Roudinesco, les idéaux du progrès pouvaient s’inverser pour aboutir à une autodestruction radicale de la raison15. Eichmann, en avouant les atrocités commises, osa dire qu’il avait obéi à des ordres et nia avoir été antisémite16. En fait, on a affaire dans ce film à des individus tragiquement banals, et leur apparente normalité est ce qu’il y a de plus effrayant.
5Ce film interroge aussi sur les compromissions, acceptations et lâchetés face à l’entreprise de la Shoah, qui aboutit à la destruction de près de 6 millions de juifs en Europe. Il faut la replacer dans le contexte d’un système entièrement criminel, mais aussi se demander pourquoi et comment ses exécutants ont pu devenir des « bourreaux ordinaires ». La vie presque banale de la famille Höss rend encore plus absurde le génocide en cours. Il nous questionne sur nos limites et lorsqu’on se projette dans un tel enfer, on ne peut distinguer ce que l’on aurait fait. Aujourd’hui, devons-nous rester vigilant et attentif à ce que l’on accepte dans le petit confort de nos vies ? Acceptation de la grande pauvreté et indifférence face aux diverses discriminations, atteintes graves aux droits humains au sein même de notre continent... C’est un engrenage qui peut nous conduire dans des cas extrêmes à accepter l’inacceptable.
Notes
1 Voir Jacques Mandelbaum, « Jonathan Glazer, cinéaste de La Zone d’intérêt : “Nous avons besoin que le génocide ne soit pas un moment calcifié de l’histoire” », Le Monde, 30 janvier 2024, <https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/01/30/jonathan-glazer-cineaste-de-la-zone-d-interet-nous-avons-besoin-que-le-genocide-ne-soit-pas-un-moment-calcifie-de-l-histoire_6213820_3246.html>.
2 Henry Friedlander, Les Origines de la Shoah : de l’euthanasie à la solution finale, Paris, Calmann-Lévy, 2015, p. 20.
3 Catherine Achelard-Jobard, « L’eugénisme nazi et ses conséquences », dans Catherine Achelard-Jobard (dir.), L’Eugénisme, la science et le droit, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Partage du savoir », 2001, p. 63-88, URL : <https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/eugenisme-la-science-et-le-droit--9782130522508-page-63.htm>.
4 Henry Friedlander, op. cit., p. 11.
5 Johann Chapoutot, La Loi du sang : penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, 2020, 554 p., voir chapitre premier : « Origines : nature, essence, naissances ».
6 Johann Chapoutot, op. cit., passim.
7 Willy Courtin, « Chronologie de la destruction des juifs de Pologne », Revue d’histoire de la Shoah, vol. 197, n° 2, 2012, p. 719-736.
8 Rudolf Höss, Le commandant d’Auschwitz parle, préface et postface de Geneviève Decrop, Paris, La Découverte, 2004, p. 182.
9 Ibid., p. 177.
10 Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah, Les Déportés et le travail forcé sous le nazisme, <https://www.cercleshoah.org/spip.php?article483>.
11 Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1991, 484 p.
12 Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Paris, Seuil, 1995, 313 p.
13 Élisabeth Roudinesco, La Part obscure de nous-mêmes : une histoire des pervers, Paris, Albin Michel, 2007, 229 p.
14 Voir Encyclopédie multimédia de la Shoah, <https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/wannsee-conference-and-the-final-solution>.
15 Élisabeth Roudinesco, op. cit., p. 129.
16 Ibid., p. 131.
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Référence papier
Thierry Pastorello, « La Zone d’intérêt, film de Jonathan Glazer, 2024, 105 min. », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 160 | 2024, 211-214.
Référence électronique
Thierry Pastorello, « La Zone d’intérêt, film de Jonathan Glazer, 2024, 105 min. », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 160 | 2024, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/24272 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/122em
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