La bande dessinée pour construire une mémoire des « mille jours » de l’Unité populaire au Chili
Résumés
La richesse du format de bande dessinée permet de bien dépeindre le Chili de 1971 à 1973, de la mise en place à la mise en échec du projet porté par Salvador Allende. On y démontre que le coup d’État n’est pas advenu par surprise : attentats, grèves et scandales se sont imposés en réponse à la mise en place du programme de l’Unité populaire. Le foisonnement politique et social qui émerge de ce moment, les multiples reconfigurations et les tensions qui s’y installent, sont restitués dans une fresque historique d’une précision exemplaire.
Texte intégral
1Le palais de la Moneda en feu et la fin des espoirs portés par la voie chilienne vers le socialisme. Le 11 septembre 2023, le Chili commémorait les 50 ans du coup d’État, l’instauration de la dictature menée par le général Pinochet, mais surtout la fin du gouvernement de l’Unité populaire portée par la figure du président Salvador Allende. L’actualité politique récente au Chili a soulevé un élan de transformations politiques à la suite d’un mouvement social d’ampleur, l’estallido social, ouvrant sur un processus de changement constitutionnel. À bout de souffle, le second processus mis en place à la suite du rejet d’un premier texte largement progressiste a neutralisé les aspirations au changement social. C’est dans ce contexte que le Chili commémore l’expérience de l’Unité populaire. Dans le travail de mémoire, la bande dessinée Les Années Allende constitue une ressource précieuse. Un duo de fervents défenseurs de la bande dessinée chilienne, Carlos Reyes à l’écriture et Rodrigo Elgueta au dessin, nous fait découvrir les « mille jours » de l’Unité populaire.
2À travers une centaine de pages se dessine une rétrospective dense et minutieuse des trois années, de 1971 à 1973, de mise en place et mise en échec du projet porté par le « président camarade ». L’intrigue suit un journaliste américain nommé John Nitsch, observateur enthousiasmé, venu couvrir l’élection présidentielle dont Salvador Allende sortira vainqueur. Il reste au Chili pour suivre l’expérience de l’Unité populaire, jusqu’au coup d’État de la junte militaire. Ce personnage nous permet d’intégrer différents milieux. On retrouve ceux qui, notamment au consulat des États-Unis, s’inquiètent d’une nouvelle enclave communiste, ceux qui s’animent pour la lutte des classes à travers le personnage de Claudia, militante de la gauche révolutionnaire, mais également une fraction de la population chilienne, représentée par la figure du chauffeur de taxi, qui apparaît désintéressée par ce moment politique.
3Tout semblait commencer sous les meilleurs augures avec la victoire de Salvador Allende le 4 septembre 1970 et son engagement à faire entrer le peuple à la Moneda. Les discours fleuves d’Allende s’étendent sur des pages entières pour marquer les étapes de la mise en place du programme de l’Unité populaire. On suit donc la formation d’un gouvernement populaire avec l’entrée en fonction de ministres socialistes, communistes et radicaux, qui mettent rapidement en place une série de nationalisations. La mécanique démocratique pour l’instauration de chaque réforme est détaillée par les auteurs, à l’instar de la symbolique réforme agraire menée afin de « mettre fin à la propriété individuelle de la terre ». La richesse du format de bande dessinée permet de dépeindre le Chili des années 1970 dans les détails de chaque page. On pénètre dans les rues de Santiago, où l’effervescence politique se dessine dans de grandes fresques, dans les slogans des manifestations ou dans les affiches de propagande qui accompagnent la campagne de l’Unité populaire. Les Années Allende ne présente pas seulement la succession d’événements qui rythment le débat politique, mais aussi l’implication des différents espaces de la vie chilienne. Dans les bidonvilles de Santiago, les populations callampas s’organisent politiquement en s’inscrivant dans un projet révolutionnaire largement chapeauté par le MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire). Ce dernier mouvement mobilise d’ailleurs une partie de la jeunesse chilienne autour d’un projet révolutionnaire au-delà de l’Unité populaire. On découvre également les « cordons industriels », une nouvelle forme d’organisation syndicale des ouvriers et employés qui s’impose en parallèle du gouvernement socialiste. En suivant le journaliste, on entrevoit un genre cinématographique où les idées définissent les personnages et des maisons d’édition où les bandes dessinées mélangent humour et militantisme. On célèbre le prix Nobel de Pablo Neruda, on s’imprègne des grands lieux de la nouvelle chanson chilienne où se chante l’espoir du changement politique et se danse, évidemment, la cueca.
4Pourtant, l’intérêt de cette lecture réside précisément dans la démonstration que le coup d’État n’est pas advenu par surprise. Les auteurs décortiquent la tension politique qui s’installe dès l’élection d’Allende en 1970 et aboutit à la prise du pouvoir par la junte militaire. Avant même la nomination officielle d’Allende, le général René Schneider, chargé de ratifier l’élection du président socialiste, est assassiné. Tout au long de la narration, attentats, grèves et scandales s’imposent en réponse à la mise en place du programme de l’Unité populaire. L’escalade des événements s’installe dans les grands titres de presse reproduits dans le dessin. Sur le plan institutionnel, la Démocratie chrétienne s’allie à la droite conservatrice pour construire une opposition qui s’applique à bloquer, au Parlement, les projets de nationalisation. Des ministres sont destitués et les remaniements sont fréquents dans le gouvernement de l’Unité populaire. En même temps, la réaction s’impose dans la rue avec la « marche des marmites vides », organisée par les femmes des classes moyennes et bourgeoises contre les pénuries, et la grève historique des camionneurs. Le groupe paramilitaire d’extrême droite Patrie et Liberté recourt aux attentats pour renverser le gouvernement d’Allende. Le moment politique qui s’installe est particulièrement violent. La rue devient un espace d’affrontements entre les différents groupes politiques et avec les carabiniers. Salvador Allende est d’ailleurs rapidement accompagné d’un groupe d’amis personnels (GAP) chargé d’assurer sa protection. La visite de Fidel Castro en novembre 1971 cristallise les principales divisions provoquées par l’Unité populaire. La droite conservatrice s’indigne contre le péril communiste et l’alliance de la gauche se déchire sur la question de la lutte armée. Dans le même temps ressortent des affaires d’espionnage et des complots, dans lesquels le journaliste se retrouve impliqué. Les menaces des États-Unis deviennent concrètes quand les documents secrets de l’ITT (International Telephone and Telegraph Corporation) sont rendus publics. Mis en difficulté, le gouvernement de l’Unité populaire ne cesse de s’adapter afin de poursuivre son chemin de transition démocratique au socialisme. L’armée s’impose progressivement dans le gouvernement en réponse à cette tension croissante, notamment avec la nomination d’un certain général Pinochet, considéré alors comme une personne de confiance. Toutefois, après une première tentative de coup d’État en juin 1973, la narration nous conduit inévitablement au 11 septembre 1973. En décrivant le coup d’État de la junte militaire, les auteurs nous font vivre les heures dans lesquelles s’impose la fin de l’Unité populaire. Cet événement, déjà présenté en ouverture de l’ouvrage, vient conclure Les Années Allende. Nous intégrons le palais de la Moneda pour suivre les ultimatums de la junte et la décision du président Allende de rester jusqu’au moment de son dernier discours, son suicide, la représentation mythique de ses lunettes brisées et une image du bombardement qui fera le tour du monde.
5Le foisonnement politique et social qui émerge de ce moment, les multiples reconfigurations et les tensions qui s’installent dès la victoire de l’Unité populaire, sont restitués dans une fresque historique d’une précision exemplaire. La bande dessinée donne à voir, au-delà des espoirs et des déceptions, les réalités politiques qui ont marqué le moment historique des années de présidence de Salvador Allende. La voie chilienne au socialisme reprend toute sa matérialité, tant dans l’effervescence des propositions que dans la réaction politique qu’elle a provoquée. Une lecture recommandée pour penser les mémoires d’un pays où les grands projets de transformation sociale continuent de susciter enthousiasme et résistances.
6Source : <https://www.bedetheque.com/serie-68650-BD-Annees-Allende.html>
7Des citations présentées sur le site de Babelio : <https://www.babelio.com/livres/Elgueta-Les-annees-Allende/1190039/citations>
Table des illustrations
Légende | Bombardement du palais de la Moneda (Wikipédia) |
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URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/docannexe/image/24122/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 52k |
Légende | Source : <https://www.plopgaleria.com/rodrigo-elgueta/> |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/docannexe/image/24122/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 128k |
Pour citer cet article
Référence papier
Elsa Marsande, « La bande dessinée pour construire une mémoire des « mille jours » de l’Unité populaire au Chili », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 160 | 2024, 137-141.
Référence électronique
Elsa Marsande, « La bande dessinée pour construire une mémoire des « mille jours » de l’Unité populaire au Chili », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 160 | 2024, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/24122 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/122ei
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