« Nous pouvons connaître les anciens,
nous pouvons connaître les classiques,
nous pouvons connaître les écrivains du 19ème siècle,
du nôtre, qui est déjà en déclin.
Il est beaucoup plus difficile de connaître les contemporains.
Ils sont si nombreux
et le temps n’a pas encore révélé leur anthologie »
Jorge Luis Borges, Les Contemporains,
Biblioteca Pessoal, Quetzal Editores, 2023, p. 19.
- 1 Le premier modernisme, autour de 1915 avec la revue Orpheu, Fernando Pessoa, Mário de Sá-Carneiro e (...)
- 2 Oliveira, Marcelo G. (2008), O Modernismo Tardio. Os romances de José Cardoso Pires, Fernanda Botel (...)
1Le 25 avril 1974, le Portugal a connu un coup d’État qui, avec un large soutien populaire, s’est transformé en révolution, la célèbre révolution des œillets, mettant fin à un régime totalitaire, une dictature fasciste de quarante-huit ans, fondée et dirigée politiquement par Oliveira Salazar, décédé quatre ans plus tôt. Cette longue période de dictature, au milieu du 20e siècle, a bouleversé l’histoire du Portugal. Le modernisme politique que le Portugal avait connu pendant la Première République (1910-1926), ainsi que le modernisme littéraire, ont été institutionnellement effacés de la mémoire de la nation pendant le demi-siècle qu’a duré la dictature, pour ne laisser subsister qu’un homme étrange et génial : Fernando Pessoa1. De même, le 25 avril 1974, le pays est socialement et économiquement sinistré, très en retard par rapport au reste de l’Europe occidentale, une situation banale depuis le 17e siècle. Ainsi, entre 1974-1975 et la fin du siècle, le Portugal change de cap stratégique, tourne le dos à l’Atlantique, perd un empire vieux de cinq cents ans, rejoint l’Europe (1980-1986) et, après d’intenses nationalisations d’entreprises et une volonté d’autogestion (l’« été chaud » et le siège du Parlement en 1975), le pays s’ouvre au capitalisme financier sous l’impulsion du Premier ministre Cavaco Silva (1985-1995). Dans le domaine de la littérature, ce néomodernisme portugais (ou « modernisme tardif », comme l’appelle l’historien Marcelo G. Oliveira) correspond à un double ensemble d’auteurs répartis entre ceux qui n’ont pas cessé de publier depuis les années 1950 et une nouvelle génération d’écrivains qui commence alors à publier2. C’est ce qu’on peut appeler le « troisième modernisme portugais », que certains auteurs identifient au postmodernisme mais qui, sur l’ensemble de cette période (1975-2000), ne prend pas les traits littéraires du postmodernisme, à l’exception d’un ou deux textes, de façon ponctuelle, plus par mimétisme européen que par adhésion volontaire à un nouvel « isme ».
- 3 Giddens, Anthony (2002), As Consequências da Modernidade, Oeiras, Celta Editora.
- 4 Vattimo, Gianni (1987), O fim da modernidade : niilismo e hermenêutica na cultura pós-moderna, Lisb (...)
- 5 Habermas, Jürgen (2013), A Modernidade, um projeto inacabado, Lisboa, Ed. Vega ; Habermas, Jürgen ( (...)
2Pour Anthony Giddens, dans Les Conséquences de la modernité, la modernisation est établie lorsque « les modes d’organisation sociale qui ont émergé en Europe au 17e siècle ont acquis une influence plus ou moins universelle » sur la société : la science et la raison imprègnent, guident et commandent les structures sociales, que Jean-François Lyotard appelle, avec le christianisme, les « grands récits3 ». Avec des différences, Vattimo et Lyotard soutiennent que le texte postmoderne est centré sur au moins l’une des caractéristiques suivantes : 1. une méfiance à l’égard de l’optimisme de la raison ; 2. un texte fait de discontinuités, un texte fragmentaire ; 3. un texte marqué par un fort scepticisme ; 4. la non-acceptation d’une ligne de continuité dans l’histoire, comme le progrès infini ; 5. L’accent mis sur la perspective et l’interprétation ; 6. L’utilisation abondante de la métafiction et de la parodie4. En opposition à toutes ces thèses, Habermas soutient (et c’est aussi la thèse que nous défendons) que les objectifs culturels et civilisationnels de la modernité n’ont pas encore été épuisés, et en fait en 1974, avec la majorité de la population analphabète, avec une abondance de bidonvilles à la périphérie des villes, une justice limitée à une élite, une pauvreté généralisée qui ne pouvait être surmontée que par l’émigration clandestine vers l’Europe, le Portugal était un pays dans lequel les objectifs de la modernité n’avaient pas encore été atteints5. C’est pourquoi nous qualifions cette période, d’un point de vue littéraire, de néomodernisme ou de « troisième modernisme », pour la différencier de la période comprise entre 2000 et 2020, où le postmodernisme est pleinement assumé par la majorité des écrivains.
- 6 Barrento, João (2016), A Chama e as Cinzas, Lisboa, Bertrand, p. 179.
3En 2005, bien qu’il n’ait été publié qu’en 2016, João Barrento, dans un livre au titre suggestif, A Chama e as Cinzas (La Flamme et les cendres), considérait que la littérature portugaise vivait un « temps d’indigence », un temps de « cendres », après avoir vécu un temps de « flamme » dans les années qui suivirent 19746. Nous ne sommes pas d’accord, nous pensons qu’inconsciemment João Barrento surestime sa génération littéraire, celle qui écrivait déjà dans les années 1960 et dont certains auteurs sont décédés à partir des années 1990. A-t-il lu Valério Romão, Patrícia Portela, Josana Bértholo, Gonçalo M. Tavares, Sandro William Junqueiro, Ana Margarida Carvalho, Cláudia Lucas Chéu, António Carlos Cortez, Raquel Freire et, surtout, l’énigmatique Madalena de Castro Campos et son Condition Report ? S’agit-il bien de la même littérature et du même pays ? Confond-il les rayons principaux des plus grandes librairies avec la conscience de soi de la littérature ? Comment est-il possible qu’un lauréat du prix Camões, le prix culturel portugais le plus important, auteur de l’ouvrage le plus pertinent sur l’essence de l’essai au Portugal (O Género Intranquilo, 2010), qualifie d’« indigente » toute la littérature produite dans son pays à l’aube du 21e siècle ? J’oserais dire que, contrairement à ce que dit João Barrento, c’est cette littérature et certains essais qui défendent la valeur des humanités anciennes contre la mentalité technico-scientifique européenne et américaine qui a envahi le pays au cours de ce siècle, à l’exclusion, bien sûr, des best-sellers nationaux.
- 7 Benjamin, Walter (1984), « Teses sobre a Filosofia da História », dans O Anjo da História, trad. Jo (...)
4Dans ce sens, nous historicisons le roman au Portugal entre 1974 et 2020 selon deux moments : 1. de 1974 à 2000 : le roman moderniste tardif ou néomoderniste, qui correspond socialement et politiquement à l’intégration du Portugal dans l’Europe ; 2. de 2000 à 2020 : le roman postmoderne, déclenché par l’« Ange de l’histoire » de Paul Klee/Walter Benjamin, correspondant à la phase du capitalisme tardif7.
5Le grand objectif de la littérature portugaise depuis les années 1960, pour les écrivains d’avant la révolution qui ont continué à écrire ensuite, ainsi que pour les nouveaux écrivains qui débutaient en 1974, était de faire entrer le Portugal dans la modernité. C’était l’intention explicite de Pessoa soixante ans plus tôt, et celle, implicite de José Régio quarante-sept ans plus tôt. Elles ont échoué historiquement, en raison de l’émergence de l’Estado Novo qui a ruralisé le pays, à participer pleinement à la littérature européenne, comme par exemple le cas français, qui inspirait le Portugal à l’époque. Être moderne aurait signifié en 1974 :
61. Surmonter les trois traumatismes historiques du Portugal : ne pas avoir réalisé la révolution religieuse protestante du 16e siècle ; ne pas avoir réalisé la révolution scientifique du 17e siècle ; ne pas avoir célébré la révolution politique démocratique du 18e siècle.
72. Permettre la plus complète liberté d’expression, abolir tout type de censure.
83. En finir avec la pauvreté économique dans laquelle la population était plongée depuis la seconde moitié du 16e siècle.
94. Vaincre l’analphabétisme et l’ignorance qui concernaient la majorité, c’est-à-dire dans un état social d’imbécillité générale.
105. Mettre fin à une guerre coloniale vieille de treize ans et permettre l’indépendance des colonies.
116. Démocratiser les institutions et acquérir ainsi un prestige international.
127. Enfin, inverser les priorités du pays pour remplacer son orientation vers l’Atlantique et le tourner vers l’Europe.
- 8 Varela, Raquel, e Santa, Roberto Della (2023), Breve História de Portugal. A Era Contemporânea, 180 (...)
13D’une manière ou d’une autre, la littérature portugaise entre 1974 et 2000 s’inscrit dans ce projet de société qui, plus que politique, est véritablement civilisationnel puisqu’il tente de sauver trois à quatre siècles d’histoire du Portugal, un pays considéré comme « l’Orient de l’Occident, l’Afrique de l’Europe », réveillé par une révolution qualifiée par Raquel Varela et Roberto Della Santa d’« ultramoderne dans un pays hyper-retardé8 ». Il s’agit en fait d’une véritable modernisation ou néomodernisation du Portugal à la fin du 20e siècle. Durant cette période, certains auteurs, influencés par la littérature française, touchaient déjà au postmodernisme, comme le duo Manuel da Silva Ramos & Alface, avec leur trilogie Tuga. Le premier était en exil en France, le second vivait au Portugal : ils écrivirent ensemble trois romans, Os lusíadas, As noites brancas do papa negro et Beijinhos, dont il est évident qu’ils sont de nature postmoderne, une forme de parodie absolue.
14À l’instar du roman moderne européen, des problèmes typiquement universels ont alors traversé le roman portugais : le scepticisme à l’égard des vieilles théories abstraites dominant le sens de l’histoire (attaque ou défense du marxisme et du christianisme, José Saramago, Baptista-Bastos), l’interrogation sur le sens de la vie (Vergílio Ferreira), la découverte du corps liée à la libération de la femme (toutes les femmes auteures), l’accent éthique mis sur l’action individuelle et la responsabilité personnelle (Olga Gonçalves, Maria Ondina Braga), la culpabilité face à la stagnation sociale et à la pauvreté économique (Manuel Alegre), le thème extrêmement important de la liberté, du hasard et du destin (António Lobo Antunes), le nivellement absolu de chacun imposé par la mort (Agustina Bessa-Luís), la contradiction entre la vie personnelle et les impératifs du tout social (Augusto Abelaira, Fernanda Botelho), l’irruption des sentiments (toutes les femmes auteures), l’absence d’objectifs religieux transcendants, remplacés par des objectifs de froide rationalité empirique et/ou technocratique (José Cardoso Pires), l’évitement du récit éthiquement exemplaire (Mário Cláudio, Rui Nunes). Toutes ces thématiques constituent un ensemble de liens qui, dans leur unité narrative, composent le contenu idéologique de tous les auteurs de cette période, dont les romans témoignent de rencontres, de décalages, d’équilibres précaires qui sont de véritables déséquilibres, et de répressions qui sont des aspirations socialement frustrées. Ils donnent à voir une société qui, sous une apparence calme et ordonnée, est par essence profondément névrosée. Nuno Júdice est peut-être l’auteur qui représente le plus fortement toutes ces hésitations existentielles du nouveau Portugal : O Anjo da Tempestade (2004), O Enigma de Salomé (2007), Os Passos da Cruz (2009), O Complexo de Sagitário (2011) et A Implosão (2014).
15Jorge de Sena, l’un des meilleurs écrivains portugais, a publié Os Grão-Capitães en 1976 et, l’année suivante, O Físico Prodigioso, une nouvelle et un roman, mais c’est en 1978 qu’il a donné naissance au roman qui avait déjà été écrit, mais qui aurait certainement été censuré si l’auteur avait essayé de le publier auparavant, Sinais de Fogo, l’un des plus importants du siècle. La soif de liberté est si forte qu’en 1977 le roman Ce que dit Molero, quelque peu délirant et inspiré de la bande dessinée de Dinis Machado, se vend à 100 000 exemplaires.
- 9 Mais aussi Que Sinos Dobram por aqueles que Morrem como Gado ? (1995) ; Crisálida (2014) ; A Mão do (...)
- 10 Voir également A Loucura Branca (1990) ; Os Dias de um Excursionista (1996) ; Anotação do Mal (2007 (...)
16João de Melo dépeint parfaitement l’archipel des Açores comme une métonymie du Portugal : Gente Feliz com Lágrimas (1988) est l’un des romans parmi les plus mélancoliques récemment parus, qui, avec O Meu Mundo não é deste Reino (1983) et A Divina Miséria (2009), constitue le portrait parfait d’îles portugaises aussi belles qu’appauvries ; João de Melo publie également l’un des portraits les plus cruels de la guerre coloniale, Autopsie d’une mer en ruines (1984). Dans une ligne qui met en valeur la place littéraire de l’abjection – une critique sociale et civilisationnelle impitoyable –, Rui Nunes se distingue (O Grito, 1993)9, ainsi que Hélia Correia (Lillias Fraser, 2001 ; Bastardia, 2006 ; Adoecer, 2010), Jaime Rocha (Tonho e as Almas, 1984 ; A Rapariga sem carne, 2012)10 et les romans extrêmement violents de Fernando Esteves Pinto (Privado, 2008 ; Brutal, 2011 ; A Caverna de Deus, 2016).
17Voici donc le tableau du roman portugais de cette période : 1. le remplacement des générations littéraires ; 2. deux axes thématiques principaux, le Portugal du milieu du 20e siècle et le nouveau Portugal européen ; 3. une multiplicité de styles sans unité ; 4. un lexique moins érudit, moins abstrait, plus léger et plus concret, surtout avec un vocabulaire plus simple ; 5. une absence totale de message moral, à l’exception d’un seul : « Le fascisme, plus jamais ça ! ».
- 11 Mais aussi : O Fotógrafo e a Rapariga (2015).
18Tout au long des 19e, 20e et 21e siècles, un courant de représentation littéraire du Portugal rural et profond, centré sur le Nord, croisant la dévotion religieuse populaire, l’intérêt économique, la formation des dynasties familiales et les coutumes ancestrales, fusionnant le comportement aristocratique et la nature populaire, voire rustique, établit une lignée esthétique. Celle-ci commence avec Camilo Castelo Branco au 19e siècle et se poursuit, au 20e siècle, avec les œuvres d’Aquilino Ribeiro, de Tomás de Figueiredo, d’Araújo Correia (remarquable auteur de nouvelles), d’Agustina Bessa-Luís (écrivain aux multiples récompenses, avec des dizaines de romans, dont A Sibila, 1954 ; Os Meninos de Ouro, 1983 ; et la trilogie O Princípio da Incerteza, 2001-2003), de Miguel Torga (un autre remarquable auteur de nouvelles), peut-être le meilleur diariste portugais du 20e siècle (avec Contos da Montanha,1940, et Novos Contos da Montanha, 1944), et aussi Bento da Cruz (Planalto de Gostofrio, 1992), Vasco Graça Moura (Naufrágio de Sepúlveda, 1988 ; O Enigma de Zulmira, 2002) ; et ce qui est probablement son meilleur roman, Por Detrás da Magnólia, 2008), Ernesto Rodrigues (A Terceira Margem, 2021), Rentes de Carvalho (et son fabuleux Ernestina, 1998), A. M. Pires Cabral (Crónica da Casa Ardida, 1992 ; O Cónego, 2007 ; plusieurs recueils de nouvelles), Francisco Duarte Mangas(A Cidade das Livrarias Mortas, 2020) et, au cours de ce siècle, l’œuvre admirable de Mário Cláudio (O Pórtico da Glória, 1997 ; Camilo Broca, 2006 ; Os Naufrágios de Camões, 201611). Dans le centre et le Sud, l’œuvre de Fernando Namora, Carlos de Oliveira, Alves Redol et Manuel da Fonseca est emblématique avant 1974, mais aussi le roman O Delfim (1969) de José Cardoso Pires, symbole de la pourriture sociale de l’Estado Novo, auteur qui, avec Alexandra Alfa (1987) et Lisboa, Livro de Bordo (chroniques, 1997), deviendra un écrivain engagé à Lisbonne, à la manière des écrivains bohèmes américains, tel Hemingway.
- 12 Il est également nécessaire d’évoquer de très nombreux auteurs. Augusto Abelaira, l’écrivain le plu (...)
- 13 Et aussi A Paixão do Conde de Fróis, 1986 ; Era Bom que Tocamos umas Ideias sobre o Assunto, 1995 ; (...)
19Un autre front est celui de la ville, à partir d’Eça de Queirós (19e siècle) et représentant esthétiquement les différents moments de l’histoire du pays tout au long du 20e siècle, les œuvres de Raul Brandão, José Régio, José Rodrigues Miguéis (avec en 1975 O Milagre Segundo Salomé, un long roman resté dans un tiroir en raison de la censure politique), Maria Velho da Costa (l’une des trois Maria qui ont enflammé le pays en 1971/1973 avec le cri lyrique d’As Novas Cartas Portuguesas), Maria Teresa Horta (qui a également écrit des romans féministes, dont Ambas as Mãossobre o Corpo, 1970 ; A Paixão Segundo Constança H, 1994 ; As Luzes de Leonor, 2011). Il faudrait encore citer de nombreux auteurs, Vergílio Ferreira (un auteur qui combine la fiction avec la réflexion philosophique et les essais, un introducteur de l’existentialisme au Portugal dans les années 1960 et, peut-être, l’un des meilleurs écrivains portugais du 20e siècle, en particulier avec Aparição, en 1953, et, parmi des dizaines d’autres, Para Sempre, 1983, et Até ao Fim, 1987), Maria Judith de Carvalho, un auteur très discret mais un maître de la nouvelle (Tanta Gente, Mariana, 1959 ; Seta Despedida, 1995)12. Certes, chaque auteur développe un style unique, mais certains sont sans doute plus écrivains que d’autres. Et Antunes, comme Saramago et Bessa-Luís, sont des auteurs absolus. Qu’est-ce que cela signifie ? Leurs livres révèlent un nouveau pli de la langue portugaise, un nouvel horizon esthétique, une nouvelle façon de combiner les mots qui n’avait jamais été découverte auparavant. Les romans de ces trois auteurs déroutent le lecteur habitué à la grammaire des maîtres. Lobo Antunes, Agustina Bessa-Luís et José Saramago forment cette représentation littéraire triple et multimodale du Portugal d’aujourd’hui, total, rural, urbain, profond, apparent, européen, impérial et postimpérial, à laquelle il faudrait ajouter l’œuvre de Teolinda Gersão, une auteure délicate (dont on retiendra notamment A Árvores das Palavras, 1997, et A Cidade de Ulisses, 2011) et celle de Mário de Carvalho, le meilleur ironiste (A Inaudita Guerra da Avenida Gago Coutinho, 1983 ; Ronda das Mil Belas em Frol, 201613).
20António Alçada Baptista défend la thèse selon laquelle, à l’avenir, les femmes devraient gouverner : Os Nós e os Laços (1985) ; Catarina ou o Sabor da Maçã (1988) ; Tia Suzana, Meu Amor (1989) ; O Riso de Deus (1994).
- 14 Il faudrait également citer Yvette Centeno, germaniste et essayiste accomplie, qui a publié les rom (...)
21Maria Ondina Braga, enseignante en Asie, a publié La révolte des mots (1975), Angoisse à Pékin (1984) et, peut-être son meilleur roman, Nuit à Macao (1991). Olga Gonçalves a publié A Floresta de Bremerhaven (1975), Este Verão o Emigrante Lá-bas (1978), Ora Esguardae (1982) et Contar de Subversão (1990). Manuel Alegre, important poète et homme politique portugais, considère Jornada de África (1989) comme son roman le plus important, bien que du point de vue de l’exploration des sentiments de nostalgie et de longévité, il soit en concurrence avec Alma (1995)14.
22En 1979, Eduarda Dionísio écrit un beau roman, Retrato dum amigo enquanto falo [Portrait d’un ami au moment où je parle], puis Histórias, memórias, imagens e mitos duma geração curiosa [Histoires, souvenirs, images et mythes d’une génération curieuse], prémice d’une nouvelle période dans l’histoire du roman portugais par une génération qui avait chanté « Grândola, Vila Morena / O povo é quem mais ordena » [Grândola, Vila Morena / Le peuple commande] de José Afonso, la chanson emblématique de la révolution des œillets. La même Eduarda Dionísio, à la fin du siècle, désenchantée, publie en 1997 As histórias não têm fim, le portrait d’une génération qui avait le « pays pur » entre les mains (Ruy Belo), qui chantait « Une mouette volait, volait / Ailes de vent, cœur de mer / Comme elle, nous sommes libres de voler », et finalement, non seulement nous ne volions pas, mais nous laissions, en termes de romantisme, un lourd héritage à la génération suivante, qui l’a contesté.
23José Saramago domine cette production, avec son prix Nobel de littérature en 1998. Inutile d’évoquer ses nombreux romans, tous traduits en français, mais en soulignant peut-être Memorial do Convento (1982) et celui qui lui a ouvert la voie vers le Nobel, Ensaio sobre a Cegueira (1995), écrit à Lanzarote sur une simple table en pin dont les pieds sont rongés par ses trois chiens.
24Dans une cohérence stylistique exemplaire, entre mémoire sociale et lyrisme, Álvaro Manuel Machado a franchi le passage entre les deux siècles : Exílio (1978), O Viandante (1996), O Complexo de Van Gogh (2001), A Mulher que se Imagina (2004) ; plus rationaliste dans la conception et plus interventionniste dans le message, Hélder Macedo présente la même cohérence : Partes de África (1991), Pedro e Paula (1998), Vícios e Virtudes (2000), Natália (2009), Tão Longo Amor para tão Curta a Vida (un vers de Camões, 2013), ainsi que José Sasportes, dans un aspect esthétiquement plus ludique (Os Dias Contados, 2005, et A Vingança de Marcolina ou o Último Duelo de Casanova, 2009) et, dans un aspect plus mélancolique et culturaliste, António Mega Ferreira (As Caixas Chinesas, 2002 ; Amor, 2002 ; A blusa romena, 2009) ou Teresa Martins Marques, auteur du roman A Mulher que venceu D. Juan (2013), titre emblématique du nouveau statut social et esthétique des femmes portugaises. Le roman Semelhante à Bondade da Primavera (2002), de Manuel Dias Duarte, mérite également d’être mentionné.
25Une forte flexibilité syntaxique dans de longs paragraphes caractérise l’écriture de David Machado : Deixem Falar as Pedras (2011), Índice Médio de Felicidade (2013), Debaixo da Pele (2017). Même flexibilité syntaxique, mais aussi lexicale dans O Retorno de Dulce Maria Cardoso (2011). Les romans d’António Canteiro sont profondément lyriques : Largo da Capella (2012), A Luz vem das Pedras (2017).
26Parmi les lauréats du prix Leya (le plus grand prix portugais pour un roman) figurent João Ricardo Pedro (O teu rosto será o último, 2012), António Tavares (O Coro dos Defuntos, 2015) et João Pinto Coelho (Os Loucos da Rua Mazur, 2017). Dans le champ littéraire formé par la relation du Portugal avec ses anciennes colonies, qui comprend A Árvore das Palavras (1997) de Teolinda Gersão et A Costa dos Murmúrios (1988) de Lídia Jorge, des livres fondateurs, Pedro Rosa Mendes a publié A Baía dos Tigres (1999), Ilhas de Fogo (2002) ; Peregrinação de Enmanuel Jhesus (2010), Maria Isabel Barreno O Senhor das Ilhas (1999) et Vozes do Vento (2009), Henrique Levy O Cisne de África (2009) et Praia Lisboa (2010), et Joana Ruas A Batalha das Lágrimas (2008). Sur la guerre coloniale (1961-1974), Nó Cego (1982) de Carlos Vale Ferraz est remarquable, tout comme son dernier roman, A Última Viúva de África (2017). Os Navios Negreiros Não Sobem o Cuando (1983) de Domingos Lobo et les nouvelles de O Largo da Mutamba (2015), ainsi que le très puissant Autópsia de um Mar em Ruínas [Autopsie d’une mer en ruines], de João de Melo, marquent la guerre coloniale en termes littéraires.
27La vérité est que le roman s’est banalisé ; il n’y a pas un retraité qui, ayant du temps devant lui, n’ose pas écrire un roman. Et il n’est pas un seul curieux qui ne critique le roman, montrant qu’il connaît l’auteur plutôt qu’il n’a lu ses livres. L’explication de cette popularisation fallacieuse du roman tient moins à la littérature qu’à la société. La société européenne d’aujourd’hui est une société sans valeurs fermes et sans convictions fortes, sans croyances inébranlables. Au contraire, c’est une société métissée, fondée sur un christianisme de niaiseries et de superstitions de la classe moyenne lettrée, au service d’un néolibéralisme qui alimente cycliquement les inégalités et la pauvreté, une société vide qui vit chaque jour selon la loi des opportunités qui se présentent. L’empirisme d’aujourd’hui n’est peut-être pas celui de demain. Il n’y a pas d’échelle axiologique solide et ferme. Mentir ou dire la vérité a les mêmes conséquences. Il suffit de trouver une excuse.
28Le modèle littéraire issu de la révolution du 25 avril s’est épuisé, ce que nous appelons le néomodernisme s’est multiplié en une infinité de récits de qualité insignifiante, tous liés au prétendu « roman de mœurs », que Bernardo Santareno identifiait à la « littérature satisfaite », Régio, à la « littérature livresque » et O’Neill, au portrait de la « petite vie », une métamorphose du feuilleton journalistique du 19e siècle, aujourd’hui avec une ligne narrative qui imite le journal de 20 heures (disgrâce+scandale+disgrâce+scandale ?, à la fin, quelque chose d’exotique ou d’inhabituel). Bref, l’insignifiance.
29Les grands auteurs qui nous ont enchantés par leur écriture au cours des cinquante dernières années sont en train de mourir ou sont déjà morts, laissant derrière eux un édifice esthétique qui a simultanément déconstruit la mentalité salazariste combinant Dieu, famille, patrie et empire. Elle a créé et exploré un nouvel imaginaire, multiple, décentré, individualiste, parfois paranoïaque et narcissique à l’image de la société racontée, mais merveilleux dans son refus de la guerre coloniale et son adhésion aux impulsions esthétiques européennes. Pour la première fois, en outre, et de manière massive, les femmes montraient une égalité esthétique avec les auteurs masculins. Cette génération a créé de véritables chefs-d’œuvre de la littérature, pas un mais plusieurs : c’était la génération dont le Portugal avait besoin historiquement pour se libérer et aller de l’avant.
- 15 On pourrait citer encore deux journalistes et écrivains à la fois, faisant du journalisme un art qu (...)
30Dans le domaine de la narration, David Mourão-Ferreira (DM-F) a publié, outre deux recueils de nouvelles, trois livres essentiels : Gaivotas em Terra (1960), son premier ouvrage et lauréat du prix Ricardo Malheiros, composé de quatre nouvelles ; Os Amantes e Outros Contos (1968) ; et, surtout, dans sa phase de maturité, Um Amor Feliz (1986), peut-être le roman portugais le plus primé du 20e siècle, que Daniel Henri-Pageaux a classé dans le Dictionnaire de la littérature portugaise (Álvaro Manuel Machado, 1996) comme le roman qui a donné une voix collective au désenchantement du 25 avril 1974, tout en maintenant l’illusion qu’il serait encore possible de construire un pays plus conforme au projet initial de solidarité et d’égalitarisme15.
- 16 António Maria de Fontes Pereira de Melo (1819-1887), président du conseil des ministres du Portugal (...)
31Une nouvelle génération apparaît à partir de l’an 2000 : Gonçalo M. Tavares, Valter Hugo Mãe, José Luís Peixoto, Filomena Marona Beja, António Canteiro, Raquel Ochoa, Paulo Moreiras, Antonieta Prieto, João Tordo, Ana Cristina Silva, Sérgio Luís de Carvalho, Afonso Cruz, Patrícia Portela, Joana Bértholo, Sandro William Junqueira, Cláudia Lucas Chéu, Ana Margarida de Carvalho... Et « L’Ange de l’histoire » de Paul Klee/Walter Benjamin se manifeste : là où, rejoignant l’Europe, le Portugal se reconnaissait comme un pays normalisé, progressiste, défenseur des droits de l’homme, cette nouvelle génération, plus cultivée, plus exigeante scientifiquement, ressemblant à la génération des Eça, Antero, Oliveira Martins de la fin du 19e siècle, à une époque où le Portugal, via la Régénération de Fontes Pereira de Melo16, s’engageait davantage dans la modernisation technologique (chemins de fer, routes, électricité, téléphone, télégrammes, voitures, bateaux à vapeur....), il ne voit que des « décombres », un pays en ruines, qui sort de la ruralité mais qui n’est pas encore industriel, un pays monarchique dont les élites urbaines veulent devenir républicaines, qualifiant négativement le Portugal de « décadent » pendant tout le 20e siècle. Ainsi, cette génération, devenue adulte au début du 21e siècle, voyait le Portugal comme un pays « arriéré », doté de nombreuses qualités négatives : pauvreté par rapport au niveau de richesse moyen européen, corruption endémique, pays « coincé », très inégalitaire, dans lequel les élites, totalement détachées de la population, gouvernaient pour elles-mêmes et leurs cercles de fidèles. Une nouvelle saga commence : à la fin du siècle, le Portugal cesse d’être un pays d’immigration (principalement des anciennes colonies et des citoyens des pays de l’Est) et l’émigration reprend, avec environ 30 000 jeunes par an qui partent à l’étranger.
32En effet, au tournant du siècle, le Portugal a connu un changement de générations littéraires, qui est aussi un changement de thèmes romanesques et de styles narratifs. En termes de quantité, les anciens thèmes de l’Empire et de la guerre coloniale, la répression politique de l’Estado Novo et la représentation d’une mentalité rurale et paroissiale ecclésiale (1933-1974) ont commencé à diminuer, remplacés dans cette nouvelle génération d’écrivains par la représentation littéraire d’une nouvelle mentalité européenne, démocratique, multiculturelle et multiethnique, avec une plus grande valorisation du personnage féminin, une vision du monde basée sur les nouvelles technologies de l’information et un certain appareil scientifique, reflétant également, cependant, un vide éthique, idéologique et politique sur le continent européen, avec un avenir incertain.
33Rui Nunes gagne du terrain auprès des jeunes : João Oliveira Duarte propose la thèse selon laquelle Rui Nunes n’écrit pas de romans, mais seulement « un livre continu, infini », « les textes qu’il écrit depuis quarante ans seraient une sorte de marginalia, de notes qu’il a rassemblées, de bouts de papier qu’il a collectés et conservés dans les marges de ce texte plus vaste qui est, cette fois-ci, le nôtre et le sien ». C’est une thèse audacieuse, mais qui a du sens pour quiconque connaît assez bien l’œuvre de Nunes. Si Pessoa a cultivé l’art du fragment, Rui Nunes cultive l’art de la « note ». Ses romans, dont l’un des meilleurs, Irradiante, o negro (2022), seraient des notes esthétiques, des observations raisonnées, des commentaires fondés sur une vision du monde où « Dieu n’existe plus » [O Anjo Camponês (Pardais, Deus Ossos) , p. 58], c’est-à-dire une époque où Dieu n’est qu’un « reste », où le débat Église-athéisme n’a plus de sens et où la valeur affective autrefois accordée à Dieu a été transférée à n’importe quel produit de supermarché dont la publicité est diffusée à la télévision. Dieu est devenu la même idole avec le même potentiel d’attraction, c’est-à-dire une valeur sans valeur, une véritable aubaine. Avec elle (la valeur de Dieu), la civilisation occidentale a été bouleversée, toutes ses valeurs inversées, où l’athéisme d’aujourd’hui est le vestige d’une époque révolue.
34Dans ce remplacement progressif, l’ancienne représentation réaliste perd du terrain esthétique et une représentation littéraire cosmopolite prend du volume, une fusion narrative de styles croisés : le roman est à la fois fantastique et historique, réaliste et lyrique, utopique et dystopique, épique et historiciste, sentimental et rationaliste, psychologique et social, érudit et léger, photographique ou cinématographique et spiritualiste ou poétique, érotique ou moraliste, journalistique ou vernaculaire. Lisez, par exemple, les deux romans de la nouvelle venue Mafalda Santos : Do Outro Lado (2022) et Enquanto Fim Não Vem (2024), du pur jeu.
- 17 La liste serait longue, mais nous voulons également mentionner Domingos Lobo (Faz Frio Neste Lado d (...)
- 18 Et aussi de Longe de Manaus, 2005 ; O Mar em Casablanca, 2009 ; O Colecionador de Erva, 2013.
- 19 Dans cette période, on doit aussi relever l’écriture toujours ironique de Miguel Miranda (Dois Urub (...)
35Parmi les auteurs qui ont commencé à publier au cours de ce siècle – une époque aux racines profondément européennes pour le roman portugais –, la critique de l’esprit décadent du rationalisme européen dans les romans de Gonçalo M. Tavares se distingue. Tavares (la série « O Reino ») : Un homme, Klaus Kump (2003) ; La Machine de Joseph Walser (2004) ; Jérusalem (2004) ; Apprendre à prier à l’ère de la technique (2007) ; le lyrisme tragique universel des romans de José Luís Peixoto (Morreste-me, 2000 ; Nenhum Olhar, 2000 ; Cemitério de Pianos, 2007 ; Livro, 2010 ; Galveias, 2014) ; le lexique urbain et la critique du destin européen du Portugal dans O Destino Turístico (2008) et la dénonciation des inégalités sociales et d’un État-providence répressif dans A Instalação do Medo (2012), Osso (2015) de Rui Zink, qui condamne l’importance certaine que l’extrême droite a prise en Europe17. Il faut noter l’ouverture sans complexe à l’écriture gay d’Eduardo Pitta (Cidade Proibida, 2007) et également les livres de Frederico Lourenço (trilogie de Pode Um Desejo Imenso – un vers de Camões), qui est peut-être le meilleur roman portugais publié au cours de ce siècle, c’est-à-dire le roman le plus complet, englobant à la fois le sens traditionnel de ce genre littéraire, le 19e siècle, et le sens moderne, le 20e siècle ; la mélancolie dans l’espace romanesque lusophone centré sur le personnage de Jaime Ramos, l’un des personnages littéraires les plus cohérents créés au cours de ce siècle au Portugal, dans les romans de Francisco José Viegas (Lourenço Marques, 2002 ; A Poeira que cai sobre a terra e outras histórias de Jaime Ramos, 201618). Enfin nous voulons aussi évoquer Paulo M. Morais, avec son magnifique roman A Boneca Despida (2023), qui raconte l’histoire d’une famille portugaise au cours du 20e siècle19.
36Possidónio Cachapa, après un roman profondément novateur sur le plan lexical et thématique en 1998, Materna Doçura, a publié, entre autres, Rio da Glória (2006) et O Mundo Branco do Rapazo Coelho (2009). Rui Cardoso Martins (E Se Eu Gostasse Muito de Morrer, 2006 ; Deixem Passar o Homem Invisível, 2009) démontre sa maîtrise de l’écriture réaliste et journalistique, que l’on retrouve également chez Manuel Jorge Marmelo (Sertão Dourado, 2001 ; Os Fantasmas de Pessoa, 2004) ; Uma Mentira Mil Vezes Repetida, 2011 ; Somos Todos um Bocado Ciganos, 2012 ; et O Tempo Morto é um Bom Lugar, 2014) et Isabela Figueiredo avec A Gorda (2016). L’écriture novatrice d’Alexandra Lucas Coelho est apparue dans A Noite Roda (2012) et Deus-Dará (2016). L’écriture décentrée (fragmentaire) de Jacinto Lucas Pires (Do Sol, 2004 ; Perfeitos Milagres, 2007 ; A Gargalhada de Augusto Reis, 2018) rejoint celle de Cristina Drios (Adoração, 2016) et Isabel Rio Novo (Rio do Esquecimento, 2016), l’écriture étonnante d’Ana Margarida Carvalho (Que importa a fúria do mar, 2013 ; Não se pode morar nos olhos de um gato, 2017) et l’écriture engagée, avec une certaine saveur contestataire, de Filomena Marona Beja (As Cidadãs, 1998 ; A Sopa, 2004 ; A Duração dos Crepúsculos, 2006 ; A Cova do Lagarto, 2008 ; Bute Daí, Zé !, 2010). Mafalda Ivo Cruz (A Casa do Diabo, 2000 ; O Rapaz de Boticeli, 2004 ; Oz, 2006 ; O Cozinheiro Alemão, 2008) obéit à la même volonté expérimentale que Pedro Eiras : Os Três Desejos de Octávio C. (2008), A Cura (2013), Bach (2014).
37Manuel da Silva Ramos est connu pour ses descriptions de scènes érotiques, ses véritables protestations sociales et son style surréaliste : Jésus, la dernière aventure de Franz Kafka (2002), Viagem com Branco no Bolso (2001), Café Montalto (2003), Ambulância (2006), A Ponte Submersa (2007), Impunidade das Trevas (2015) et Moçalambique (2017).
38Parmi la jeune génération, il convient de souligner, dans le domaine du roman expérimental, le festin d’écriture que constituent les romans de Patrícia Portela (Odília ou a história das musas confusas do cérebro de Patrícia Portela, 2007 ; Para Cima e não para o Norte, 2008 ; Banquete, 2012 ; A Coleção Privada de Acácio Nobre, 2016), des romans vraiment uniques et de la plus haute qualité, tout comme ceux de Joana Bértholo (O Lago Avesso. Une hypothèse biographique, 2013 ; L’inventaire des poussières, 2015 ; Écologie, 2018, l’un des meilleurs romans publiés au Portugal cette année), et les très fortes dystopies de Sandro William Junqueira (Piano for High Horses, 2012 ; In Heaven There Are No Lemons, 2014). Parmi les jeunes écrivains, on notera le délire narratif de Claúdia Lucas Chéu, également dramaturge (Ceux qui mourront, 2018), le culte du détail réaliste chez João Reis (A Avó e a Neve Russa, 2015 ; A Devastação do Silêncio, 2018) et, chez Rui Lage, O Invisível (2018), poète, Prix Agustina Bessa-Luís 2017. Tânia Ganho (A Mulher-Casa, 2012 ; Apneia, sur les relations domestiques) et Raquel Ochoa (A Casa-Comboio, 2009 ; As Noivas do Sultão, 2015, un roman historique) se sont également distinguées.
39Afonso Cruz est un nouvel auteur absolument exceptionnel, alliant une vision intellectuelle plus extrême (philosophie, anthropologie, histoire, sociologie – les différents volumes de l’Encyclopédie de l’histoire universelle ; Jalan Jalan, 2017) à la sentimentalité la plus aiguë (Les Livres qui ont dévoré mon père, 2010 ; Le Peintre sous l’évier de la cuisine, 2011 ; Jésus-Christ a bu de la bière, 2012...). Ana Teresa Pereira est également une auteure remarquable, mêlant dans ses récits cinéma, peinture, littérature anglo-saxonne : La Danse des fantômes (2001), Longs après-midi pluvieux à la Nouvelle-Orléans (2013), Neverness (2013), Karen (2016).
40Dans le domaine des best-sellers, les nombreux romans de José Rodrigues dos Santos, Domingos Amaral, Tiago Rebelo, Miguel Sousa Tavares (Equador, 2005, le roman le plus vendu au Portugal au cours de ce siècle), Rodrigues Guedes de Carvalho, Moita Flores et d’autres prédominent. Les livres de Rita Ferro se distinguent également dans ce segment (O Nó na Garganta, 1990 ; Um Amante do Porto, 2018).
41Pour terminer, João Pedro Vala, avec ses récits délirants Grande Turismo (2022) et Campo Pequeno (2024). Mais la grande révélation littéraire de ces dernières années est Djaimilia Pereira de Almeida qui, parmi plusieurs romans publiés par Companhia das Letras, vient de publier le manifeste What It Is To Be a Black Writer Today, According To Me (2023).
42Pour conclure, cinquante ans après la révolution, nous vivons dans une situation intermédiaire, le passé n’est plus et le futur n’est pas encore arrivé. Le nouveau Portugal du 21e siècle entre dans l’ère du numérique, des nouvelles technologies, alors que la télévision et le cinéma offrent une multiplicité de récits. La famille portugaise, la femme portugaise n’existent plus, désormais il s’agit de familles, des femmes en général. La nouvelle réalité européenne de l’émigration fonde un Portugal cosmopolite, à nouveau ouvert au monde. Devant ces bouleversements, le roman doit trouver une nouvelle splendeur (Eduardo Lourenço), une nouvelle force. Depuis le 16e siècle, la culture portugaise avait toujours été marquée par la contestation, des conflits et des désaccords. Dans la culture et la littérature, les discordances sont plus importantes que les harmonies. C’est de là que naissent de nouvelles visions, de nouveaux styles, des idées inconnues et des solutions salvatrices.
- 20 Louçã, Francisco (1994), A Maldição de Midas. A Cultura do Capitalismo Tardio, Lisboa, Cotovia. Cam (...)
43L’unité est toujours un climat tiède, typique de la classe moyenne droite, contente et satisfaite de la vie. La déconstruction des structures narratives classiques, la défossilisation des genres littéraires, des catégories littéraires, c’est fini. Aujourd’hui, la littérature (l’art) vit de rebuts, de décombres, de ruines. Nous avons nos grands écrivains des débris civilisationnels – Rui Nunes, Gonçalo M. Tavares, Hélia Correia, Jaime Rocha, António Lobo Antunes –, qui ont montré l’homme néolibéral du capitalisme tardif20, fait d’amertume, de vanité, d’envie, d’intelligence et de violence, un homme mauvais par nature, parfois rempli de bonté, rêvant d’utopies qui aboutissent toujours à d’horribles dystopies. Espérons en la nouvelle génération qui écrit autrement : Joana Bértholo, Patrícia Portela, Ana Margarida de Carvalho, Sandro William Junqueira, Cláudia Lucas Chéu (admirable dramaturge féministe ; roman : Ceux qui mourront, 2018 ; nouvelles : A Mulher-Bala e outros contos, 2019), António Carlos Cortez (le très brillant Um dia lusíada, 2022), Raquel Freire, militante LGBT (Transiberic Love, 2013), et surtout l’énigmatique Madalena de Castro Campos et son Condition Report (2022). Pour commémorer le 50e anniversaire du 25 avril 1974, Hugo Gonçalves, en pleine maturité littéraire, publie Révolution (2023).
- 21 Kundera, Milan (1986), A Arte do Romance, Lisboa, Publicações D. Quixote.
44Après 1974, comme s’il réunissait la thèse de Linda Hutcheon sur la parodie et la métafiction et celle de Milan Kundera sur l’histoire et l’existence, le roman historique a opéré une véritable catharsis de notre mentalité21. Il a révélé l’esclavage, les manigances impériales de nos plus grands, les horreurs des guerres, l’oppression des femmes, l’inégalité permanente dans laquelle vit le Portugal, l’autorité et la mentalité dogmatiques au nom d’un climat d’inquisition qui ressurgit dans les années 1980 avec une grande vigueur, peut-être en raison du besoin de recompréhension et de recentrage de l’identité nationale, en plein deuil de la perte de l’empire.
45Le roman historique, comme la littérature en général, obéit à un contexte social. Le changement du contexte social est répercuté ou exprimé par l’émergence de nouvelles caractéristiques dans les textes publiés, auxquelles on n’avait pas pensé auparavant. Sous une forme commune ou permanente, issue du romantisme du 19e siècle, le roman historique portugais récent actualise les personnages (personnalité, nouveaux statuts et rôles sociaux), reflète les nouvelles relations économiques, sociales et culturelles, repense les traits civilisationnels des périodes précédentes (romantisme, réalisme/naturalisme, modernisme), tels que le rôle des sexes, la valeur des « races »... En d’autres termes, chaque nouvelle formation sociale durable s’accompagne nécessairement d’une nouvelle formation culturelle, dont fait partie le roman historique.
46En ce sens, il est absolument nécessaire d’avoir une vision diachronique du roman historique afin de différencier, sur un fond permanent, les éléments différenciateurs de chaque période. Le 25 avril 1974, le Portugal a connu un profond changement historique qui a eu pour conséquence la perte de son empire en 1975. Avec l’ajout des archipels de Madère et des Açores, le Portugal, qui avait été un empire atlantique et asiatique pendant un demi-millénaire, devient en deux ans un territoire exclusivement européen.
47Cinq ans plus tard, en 1980, il propose de faire partie intégrante de la Communauté européenne, dont il est accepté comme membre à part entière en 1986.
48D’autre part, en 1974, le régime de l’Estado Novo, un régime corporatiste, avec la censure des journaux et une police politique qui étaient le maître et la maîtresse des citoyens, menant une guerre en Afrique contre les peuples colonisés, a été remplacé par un régime démocratique pluraliste, avec la liberté de réunion et d’expression et un système électoral universel basé sur des partis politiques représentés au Parlement national.
49Il ne s’agissait pas d’un simple arrangement historique circonstanciel, mais d’une véritable révolution dans le corps de l’État et dans le corps de la nation. Alors que le roman historique publié reflétait la voix collective d’un régime politique impérial, patriarcal et religieux, louant les gloires de l’histoire, il reflétait désormais exclusivement la voix de l’auteur.
- 22 Pour compléter cette liste, on pourrait mentionner Mário Cláudio, qui a écrit un type particulier d (...)
50La résurgence du roman historique après le 25 avril 1974 a commencé avec A Voz dos Deuses (un Viriate « démocratique », 1984), de João Aguiar (O Trono do Altíssimo, sur Prisciliano, hétérodoxe de l’Église catholique, 1988 ; Uma Deusa na Bruma, sur le passage de l’armée romaine sur le fleuve Lima, 2002). Elle s’est poursuivie avec A Casa do Pó (1986), de Fernando Campos (A Esmeralda Partida, 1995 ; A Rocha Branca, 2011, sur le poète grec Lesbos – l’un des meilleurs romanciers historiques après le 25 avril 1974) et Um Deus Passeando Sobre a Brisa da Tarde (1994), de Mário de Carvalho, ainsi que Lillias Fraser (2001), de Hélia Correia, Memorial do Convento (1982) et História do Cerco deistória do Cerco Lisboa (1989), dont l’auteur, José Saramago, affirme qu’ils contiennent de l’histoire, mais ne sont pas des romans historiques, et A Demanda de D. Fuas Bragatela (2002), par Paulo Moreiras, qui a récemment publié, dans la même veine que le roman picaresque, La Vie aérienne de Don Perdigote, révolutionnant la structure classique du roman historique. Sérgio Luís de Carvalho (As Horas de Monsaraz, 1997 ; Retrato de S. Jerónimo no seu Estúdio, 2006 ; O Retábulo de Genebra, 2008 ; O Destino do Capitão Blanc, 2009 ; O Segredo de Barcarrota, 2011 ; O Exílio do Último Liberal, 2012 ; A Última Noite em Lisboa, 2014 ; Ouro Preto, 2017 ; A Dança dos Loucos, 2023) s’impose comme l’un des plus importants romanciers historiques portugais d’aujourd’hui. Le Dernier cabaliste de Lisbonne (1996), de Richard Zimler (un auteur d’origine nord-américaine qui s’inscrit pleinement dans l’histoire de la littérature portugaise, doit également être mentionné pour son importance : Minuit ou le début du monde, 2003 ; Goa ou le gardien de l’aube, 2005 ; Les anagrammes de Varsovie, 2009 ; L’Évangile selon Lazare, 2016)22.
51Isabel Stilwell (dernier roman, Isabel de Aragão, 2017) et Maria João Lopo de Carvalho (dernier livre, Até que o Amor me Mate, 2016, sur la vie de Camões) sont actuellement les deux auteurs prolifiques de best-sellers, parmi lesquels il faut aussi citer le livre de Margarida Rebelo Pinto (Sei lá, 1998). Il convient également de mentionner Ana Cristina Silva, qui, de manière remarquable, s’est identifiée au roman historique psychologique : As Fogueiras da Inquisição (2008), A Dama Negra da Ilha dos Escravos (2009) et Crónica do Rei Poeta Al-Um’Tamid (2010). Helena Marques fait preuve d’une grande maîtrise de l’écriture dans O Último Cais (1992) et A Deusa Sentada (1994). De même, Deana Barroqueiro est une remarquable romancière historique : D. Sebastião e o Vidente (2006) ; O Navegador da Passagem, sur Bartolomeu Dias (2007) ; O Espião de D. João II, sur Pêro da Covilhã (2009) ; O Corsário dos Sete Mares-Fernão Mendes Pinto (2012) ; 1640, sur l’indépendance du Portugal par rapport à la Castille (2017) ; enfin, Rascunhos Secretos, une synthèse des découvertes (2024). João Pedro Marques, avec Os Dias da Febre (2010), Uma Fazenda em África (2012), Até ao Fim da Terra, un roman sur les guerres napoléoniennes en Europe (2023), s’est fait un nom sur la scène du roman historique.
52Les romans historiques avaient prévalu sous le romantisme libéral, mais le postmodernisme s’est accompagné d’une véritable subversion de la nature du roman, tant d’un point de vue épistémologique qu’en tant que texte narratif. Si le premier visait à « imiter » (mimêsis) l’histoire, en y acceptant une place pour la vérité (Alexandre Herculano, Rebelo de Sousa, Pinheiro Chagas, António Campos Júnior), le second, qui propose d’éclairer l’histoire d’une autre manière, en la déconstruisant et en la reconstruisant différemment, considère que le texte tout entier est de nature fictive, parfois plus forte, parfois plus faible.
53Ces deux positions peuvent être emblématisées par deux citations d’Eça de Queirós et de José Saramago :
54Eça de Queirós : « Sur la forte nudité de la vérité, le manteau diaphane de la fantaisie », 1877, La Relique (épigraphe).
55José Saramago : « Sur la forte nudité de la fantaisie, le manteau diaphane de la vérité », 1986, L’année de la mort de Ricardo Reis.
56Eça reproduit ici la vision classique du roman historique : la vérité historique est identifiée comme le fondement du roman, auquel s’ajoute un récit fantastique. José Saramago montre, lui, que tout le texte est une fiction, traversée ou plutôt éclairée par des aperçus – le manteau diaphane – de la vérité. C’est en ce sens que le roman historique d’aujourd’hui, plutôt que d’exprimer une vision unique et vraie de l’histoire, en exprime plusieurs, c’est-à-dire qu’il éclaire les événements racontés, y compris ceux qui n’ont jamais eu lieu, mais qui, selon la logique du récit, auraient pu avoir lieu.
57Pedro Almeida Vieira combine l’appareil rigoureux de la justification historique avec un travail remarquable sur la forme narrative et la conception des personnages, en particulier dans O Profeta do Castigo Divino, sur le père Gabriel Malagrida (2005), A Mão Esquerda de Deus, sur l’Inquisition (2009) et A Corja Maldita, sur les jésuites (2010).
58Agustina Bessa-Luís a travaillé dans tous les genres littéraires, y compris l’histoire : O Mosteiro (1980), A Corte do Norte (1987), Ordens Menores (1992), O Concerto dos Flamengos (1994), As Terras do Risco (1994).
59A Torre da Barbela (1964), de Ruben A., n’appartient pas à cette période, mais il ne peut manquer d’être mis en évidence en raison de sa qualité, comme s’il s’agissait d’une synecdoque de toute l’histoire du Portugal. De même, As Naus (1988), d’António Lobo Antunes, résume 500 ans d’histoire portugaise.
60João Paulo Oliveira e Costa, professeur universitaire d’histoire des découvertes, s’est fait un nom dans ce domaine en croisant le genre traditionnel avec des romans d’espionnage, policiers et érotiques, L’Empire des moineaux (2008), Le Bord du temps (2011) et Le Chevalier d’Olivença (2012), suivis d’une nouvelle trilogie, dont Le Samouraï noir (2016), Shogun. Le seigneur du Japon (2018) et La Dame au kimono blanc. Ces dernières années, il a publié Uma Estreia do Auto da Índia (2022), un roman sur la pièce de Gil Vicente, et A Capitoa (2023), sur la fondation de la société Faial et Pico aux Açores.
61Au 21e siècle, Norberto Morais s’est distingué par une fabuleuse imagination en matière d’invention originale de sociétés, O Pecado de Porto Negro (2013 – nommé par Globo do Brasil pour la production d’une série télé), A Balada do Medo (2019), et João Morgado par une tétralogie sur les découvertes : O Livro do Império (sur Luís de Camões, 2018), Vera Cruz (sur Pedro Álvares Cabral, le découvreur du Brésil, 2015), Índias (sur la découverte de la route maritime vers l’Inde, 2016) et Fernão de Magalhães e a Ave-do-Paraíso, dans lequel il montre merveilleusement les limites de l’homme dans le premier voyage autour de la Terre (2019).
62Dernière révélation dans le domaine des romans historiques, Natália Constância, après un roman traditionnel sur le roi Diniz, a annoncé un nouveau roman, Troia. Mon Dieu ! Personne au Portugal n’a jamais écrit de roman sur la guerre de Troie. Nous sommes bien partis pour les cinquante prochaines années.