Perspectives sur le double pouvoir dans la révolution au Portugal, de Nicos Poulantzas à Raquel Varela
Résumés
Cet article revisite les dynamiques du double pouvoir durant la révolution portugaise pour interroger leur pertinence dans les débats contemporains. Il analyse tout d’abord les tensions qui traversent le texte de Nicos Poulantzas, The Crisis of the Dictatorships [La Crise des dictatures, Portugal, Grèce, Espagne], en s’appuyant également sur d’autres travaux de cette période issus de la gauche révolutionnaire. Il s’intéresse ensuite à A People’s History of the Portuguese Revolution [Un peuple en révolution. Portugal, 1974-1975] de Raquel Varela, qui met en évidence la dynamique du double pouvoir au sein de la révolution portugaise sans tomber dans les écueils des approches antérieures. Enfin, il formule quelques conclusions provisoires sur la façon de penser le double pouvoir d’un point de vue stratégique.
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Mots-clés :
révolution, marxisme, révolution portugaise, Nicos Poulantzas, Raquel Varela, double pouvoir.Keywords:
Portugal, Revolution, Marxism, Portuguese Revolution, Nicos Poulantzas, Raquel Varela, Dual PowerPalavras chaves:
Portugal, revolução, marxismo, revolução portuguesa, Nicos Poulantzas, Raquel Varela, poder duploGéographie :
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1Il y a cinquante ans, la révolution portugaise fut l’une des plus grandes surprises de l’histoire et l’une des plus impressionnantes. Pendant au moins deux ans, quiconque se préoccupait des conditions de possibilité d’une révolution victorieuse en Europe s’y intéressait. Cependant, à mesure de sa défaite et du glissement progressif du rapport de force vers la droite, l’expérience et les leçons qui en ont été tirées ont été sinon oubliées, du moins minorées.
- 1 Note des traducteurs : la notion de double pouvoir a été formulée durant la révolution russe, princ (...)
- 2 Nicos Poulantzas, The Crisis of the Dictatorships. Portugal, Greece, Spain, translated by David Fer (...)
- 3 Raquel Varela, A People’s History of the Portuguese Revolution, dir. Peter Robinson, traduit par Se (...)
2Le but de cet article est de revenir sur les dynamiques du double pouvoir durant cette révolution et sur leur pertinence dans les débats contemporains1. À cette fin, l’article revisite tout d’abord les tensions qui traversent The Crisis of the Dictatorships2 de Nicos Poulantzas, à l’aune d’autres écrits contemporains de la gauche révolutionnaire, avant d’en venir à A People’s History of the Portuguese Revolution3 de Raquel Varela. Cette dernière met en évidence la dynamique du double pouvoir au sein de la révolution portugaise sans tomber dans les écueils des approches précédentes. Enfin, cet article formule quelques conclusions provisoires sur la manière de penser le double pouvoir d’un point de vue stratégique.
Relire The Crisis of the Dictatorships de Nicos Poulantzas
3Quiconque a lu The Crisis of the Dictatorships de Nicos Poulantzas, que ce soit dans les traductions étrangères ou dans la deuxième édition française, a observé le relatif décalage, la tension, entre l’ensemble du livre et le chapitre additionnel intitulé « De mars 1975 à juin 1976 », en particulier pour ce qui concerne le Portugal. Tout se passe comme si deux séquences différentes d’événements se succédaient.
4Le ton de la partie principale du livre est donné dans la préface, qui formule ainsi la question centrale :
« Le point fondamental est le suivant. Les régimes portugais et grec n’ont évidemment été renversés ni par un mouvement spontané et frontal des masses populaires en insurrection, ni par une intervention militaire étrangère comme ce fut le cas pour le fascisme italien et le nazisme en Allemagne. Quels sont donc les facteurs qui ont déterminé leur renversement et quelle forme a prise l’intervention des masses populaires dans cette conjoncture ? »
- 4 Nicos Poulantzas, The Crisis of the Dictatorships…, op. cit., p. 10.
- 5 Ibid., p. 11.
- 6 Ibid., p. 12.
- 7 Ibid., p. 12.
- 8 Ibid., p. 13.
5Cela conduit Poulantzas à explorer ce qu’il décrit comme la « nouvelle phase de l’impérialisme » et les contradictions « d’une dépendance spécifique vis-à-vis des métropoles impérialistes et des États-Unis qui les dominent », un type qui, selon Poulantzas, ne peut être décrit comme un « sous-développement4 ». D’une part, Poulantzas impute cette singularité à des modalités particulières d’accumulation primitive, sous la forme d’une exploitation coloniale, dans le cas de l’Espagne et du Portugal, ou dans celui de la Grèce qui parvenait à exploiter sa position en Méditerranée orientale. D’autre part, il associe la dépendance à un « blocage [...] d’une accumulation endogène de capital au moment opportun5 ». Il s’ensuit, selon lui, une faiblesse numérique, mais aussi sociale et politique, de la classe ouvrière par rapport à la paysannerie et un « poids important d’une petite bourgeoisie d’État (des agents de l’appareil d’État) dû à la croissance parasitaire de la bureaucratie publique caractéristique de cette situation de dépendance6 ». Du côté des classes dominantes, le bloc au pouvoir est caractérisé par l’alliance entre des propriétaires terriens, qui représentent un groupe important, et une bourgeoisie compradore « qui fonctionne essentiellement comme un intermédiaire commercial et financier pour la pénétration du capitalisme impérialiste étranger7 ». Selon Poulantzas, ce modèle de développement dépendant est confronté à des défis particuliers dans cette phase de l’impérialisme parce que « le capital étranger investi dans ces pays prend de plus en plus la forme d’un investissement direct dans le secteur du capital industriel productif8 ». Il en résulte une industrialisation dépendante :
- 9 Ibid., p. 14.
« Les rapports de production capitalistes sont reproduits à grande échelle au sein même de ces pays, subordonnant la force de travail tout en déformant, en réorganisant et même en accélérant la dissolution des relations précapitalistes. »9
6Cette analyse de l’impérialisme capitaliste en tant que processus entraînant l’internalisation des rapports de domination impérialistes et l’intensification des contradictions au sein des formations sociales dominées, comme au sein du bloc dominant, a déjà été développée par Poulantzas en 1973 dans son ouvrage Classes in Contemporary Capitalism :
- 10 [Note des traducteurs : Nicos Poulantzas reprend ici le concept marxiste de formation sociale, qui (...)
« Le processus de domination et de dépendance impérialiste prend désormais la forme d’une reproduction du rapport de domination qui les lie aux métropoles impérialistes au sein des formations sociales dominées, selon des formes propres à chacune d’elles. »10
- 11 [Note des traducteurs : pour mémoire, il s’agit des alliances entre grands propriétaires terriens e (...)
7L’usage de ce modèle analytique conduit Poulantzas à faire des conflits internes au sein des blocs au pouvoir des sociétés sud-européennes « dépendantes » la principale force motrice de la chute des dictatures, dans un contexte de mutation du système impérialiste lié aux évolutions des impérialismes étatsunien et européens, et à leurs rapports d’interdépendance contradictoires11. Selon Poulantzas, ces contradictions entraînent l’exacerbation d’un conflit entre la bourgeoisie comprador et la bourgeoisie nationale, cette dernière devenant progressivement plus hostile aux dictatures :
- 12 Nicos Poulantzas, The Crisis of the Dictatorships…, op. cit., p. 47.
« Cependant le développement des bourgeoisies nationales sous ces régimes, en lien principalement avec l’internationalisation du capital, attisa leurs conflits avec la bourgeoisie comprador et fut à l’origine de leur opposition croissante à l’encontre des dictatures, dont la relation organique avec la bourgeoisie comprador et le capital étranger était devenue un carcan trop étroit. »12
- 13 Ibid., p. 48.
- 14 Ibid., p. 60.
8Par ailleurs, au Portugal, selon Poulantzas, la bourgeoisie nationale « a cherché à briser la configuration même du bloc au pouvoir, caractérisé par une alliance étroite entre la bourgeoisie comprador et les grands propriétaires terriens, en contestant le montant des intérêts agraires, qui avaient pris une importance disproportionnée13 ». Par conséquent, d’après lui, les alliances qui se sont formées contre les dictatures, qui conduisirent aux processus de « démocratisation », se sont faites « sous l’hégémonie de la bourgeoisie nationale, de façon claire et directe en Grèce et en Espagne, ou de façon un peu plus incertaine et contestée au Portugal14 ».
- 15 Ibid., p. 61.
- 16 Ibid., p. 61.
- 17 Ibid., p. 62.
- 18 Ibid., p. 63.
- 19 Ibid., p. 64.
9Poulantzas remarque que le Portugal « pourrait bien présenter le plus sérieux argument contre sa thèse15 », car : (a) « Même pendant la période qui a suivi l’expulsion de Spinola, les déclarations hostiles aux monopoles du Mouvement des forces armées n’ont pas été accompagnées de la moindre tentative de les mettre en œuvre16 » ; (b) « Le jeu du compromis entre bourgeoisie locale et bourgeoisie comprador se poursuivit sous le deuxième gouvernement provisoire17 » ; (c) le programme économique d’urgence de février 1975 « suit la même voie que celui du mois d’août précédent18 » ; (d) le MFA « représente essentiellement une alliance très singulière entre la bourgeoisie nationale et la petite bourgeoisie radicalisée19 » ; (e) enfin la bourgeoisie nationale était présente à la fois au sein du Parti socialiste et du Partido Popular Democrático, PPD.
- 20 Ibid., p. 78.
- 21 Ibid., p. 79.
- 22 Ibid., p. 95.
10Quant au rôle des classes populaires dans la chute des dictatures, Poulantzas entreprend une sorte d’analyse comparative : « Il n’y a pas eu de mouvement de masse qui se soit soulevé contre les dictatures et, en ce sens, les luttes populaires n’ont été ni un facteur direct ni un facteur principal de leur renversement. Néanmoins, elles en ont certainement été le facteur déterminant20 ». Il insiste en particulier sur le fait que bien que les contradictions internes aux régimes aient joué un rôle décisif au début du processus, le développement d’un véritable processus de démocratisation montre qu’en Grèce comme au Portugal les masses populaires sont intervenues et leurs luttes ont été acharnées21. Poulantzas considère les dictatures comme des formes « exceptionnelles », tôt ou tard confrontées au défi d’introduire des processus de « libéralisation », à la « nécessité et au caractère inévitable d’une rupture démocratique lors d’un changement de régime [...] ». Ce fut « parfaitement évident au Portugal, où l’alliance du Mouvement des forces armées et de Spinola contre le régime de Caetano ouvrit la voie à une intervention décisive des masses populaires, dont l’ampleur et la puissance sont bien connues22 ».
- 23 Ibid., p. 106.
- 24 Ibid., p. 109.
- 25 Ibid., p. 114.
11Néanmoins, dans l’essentiel de son ouvrage, Poulantzas attache plus d’importance à ce qui se passe à l’intérieur du bloc au pouvoir. Il insiste sur le fait que, dans les dictatures, « le rôle des partis politiques bourgeois est remplacé par celui de l’armée et plus précisément par ses échelons supérieurs, qui deviennent de facto le parti politique de la bourgeoisie dans son ensemble, sous la direction de sa fraction dominante23 ». De plus, il souligne l’importance particulière de la présence d’officiers d’origine petite-bourgeoise. Cela signifie à la fois que les contradictions du bloc au pouvoir se cristallisent au sein des forces armées, mais également que la radicalisation de la petite bourgeoisie contamine elle-même l’armée : ce fut, selon Poulantzas, le cas pour le MFA au Portugal. Par conséquent, « les occasions ouvertes par l’intervention des forces armées pour renverser les dictatures grecque et portugaise montrent une conjonction entre des secteurs qui représentent la bourgeoisie nationale et d’autres la petite bourgeoisie24 ». Il en résulte que « les contradictions au sein du bloc au pouvoir, comme entre celui-ci et les classes populaires, sont reproduites au sein des forces armées par le biais de variations idéologiques au sein de ces structures25».
12Le point important dans la partie principale de cet ouvrage, c’est la manière dont Poulantzas, tout en reconnaissant la dynamique des luttes populaires et leur rôle dans la chute des dictatures, refuse néanmoins d’y voir un potentiel révolutionnaire immédiat, même dans le cas du Portugal. Il insiste sur ce fait :
- 26 Ibid., p. 132.
« Une institutionnalisation permanente du MFA ne devrait pas être interprétée comme un phénomène extraordinaire en soi ni comme le signe d’une voie authentique et originale vers le socialisme : ce pourrait bien n’être rien d’autre que la forme réelle que le régime bourgeois – “démocratique” – doit finalement adopter dans ce pays, même dans le cas d’un régime qui pourrait être progressiste. »26
13C’est la thèse principale du livre, qui se clôt sur une note pour indiquer qu’il a été rédigé en février 1975. L’interprétation de Poulantzas est évidemment conditionnée par ses tentatives de comparaison dans un même cadre analytique et par l’intégration, à ses yeux nécessaire, du cas grec. Sa sensibilité nouvelle à une approche plus « relationnelle » de l’État, visible à sa façon de le définir comme la condensation matérielle d’un rapport de force entre classes, en lien avec les éléments d’une théorie de l’impérialisme qu’il avait déjà développée auparavant, est évidente dans sa manière de dépeindre comment les contradictions au sein du bloc au pouvoir, mais aussi de la société dans son ensemble, se reflètent et se cristallisent dans les arcanes de l’État. En outre, sa position est également doublement déterminée par, d’une part, son insistance sur la division entre bourgeoisie comprador et bourgeoisie nationale comme moyen de comprendre les contradictions internes des régimes et, d’autre part, sa tendance à associer directement les différentes stratégies politiques à telles et telles fractions de classe (plutôt que de les traiter dans leur autonomie relative). Enfin, son analyse est dans une large mesure surdéterminée par le cas grec, où le coup d’État de 1967 et la dictature qui a suivi ont également été marqués par la scission du Parti communiste, la crise de la gauche, et son incapacité à développer une stratégie fructueuse jusqu’en 1973, date du soulèvement de l’École polytechnique nationale. De ce fait, la chute de la dictature a plus été liée aux contradictions internes du régime, alors confronté lui aussi à une « crise nationale » majeure après l’invasion turque à Chypre. Ces différents facteurs expliquent dans une certaine mesure ce qui peut être considéré comme une sous-estimation de l’action des classes dominées et des dynamiques qu’elles produisirent, en particulier dans le cas du Portugal.
- 27 Ibid., p. 136
14Cette lacune est rapidement devenue évidente, c’est pourquoi Poulantzas a ajouté en 1976 un chapitre supplémentaire sur l’évolution entre mars 1975 et juin 1976, en portant son attention en particulier sur le Portugal. En effet la séquence qui s’étend jusqu’au 25 novembre 1975 était déjà analysée comme un processus révolutionnaire, comme était discutée la question de savoir si la gauche avait su se saisir de cette occasion pour permettre une véritable rupture révolutionnaire. Poulantzas souligne le fait que, bien que le Portugal offrît, à la différence des cas espagnol et grec, la « possibilité, dans un avenir proche d’un processus de démocratisation sous l’hégémonie et la direction des masses populaires et de leurs organisations de classe27 », la transition vers le socialisme n’était pas, néanmoins, une possibilité historique.
- 28 Ibid., p. 136.
15Ce qui était réellement en jeu au Portugal, et qui a été perdu pour longtemps, n’était ni une transition vers le socialisme (il n’y a jamais eu de situation qui la rendait probable) ni le développement réel d’une phase de démocratisation en tant que telle (il n’était pas question d’un retour au fascisme après le 25 novembre, par exemple), mais précisément l’hégémonie et la direction de ce processus de démocratisation par les masses populaires28.
- 29 Ibid., p. 137-138.
16Poulantzas développe longuement cette position en insistant sur le fait que l’attitude des classes populaires après le 25 novembre « signifie déjà qu’elles n’étaient pas prêtes, a fortiori, à une transition vers le socialisme, qui aurait exigé des luttes d’un ordre beaucoup plus grand29 ». Il insiste sur le fait qu’à aucun moment une situation de double pouvoir n’a émergé au Portugal :
- 30 Ibid., p. 142.
« Je me contenterai de mentionner pour l’instant que si les masses ont contrôlé certains centres de pouvoir au sein des appareils d’État (COPCON, 5ème division de l’armée, ainsi que certains appareils idéologiques), s’il y a donc eu certains écarts complexes entre le pouvoir formel et le pouvoir réel au sein de ces appareils, cependant il n’y a eu à aucun moment une situation caractéristique de double pouvoir, qui résulte de l’organisation d’un pouvoir populaire centralisé, parallèle et extérieur à l’appareil d’État officiel, une condition objective majeure d’une transition vers le socialisme. Non seulement la fédération intersyndicale devint rapidement inopérante, en conséquence de ses contradictions internes, mais les différentes formes de pouvoir populaire (le contrôle par les travailleurs, les conseils d’usine, les commissions de résidents – moradores – et les comités paysans pour la réforme agraire, les mouvements de soldats...) restent pour l’essentiel à l’état embryonnaire et fragmentaire, sans coordination centralisée. »30
- 31 Ibid., p. 142.
- 32 Ibid., p. 153.
17Il ajoute également – non sans lien avec une conception léniniste plutôt classique – :« l’absence d’un parti révolutionnaire de masse avec une ligne cohérente et bien adaptée pour la transition vers le socialisme dans un pays européen comme le Portugal, une condition essentielle pour qu’une telle transition puisse avoir lieu31 ». Par conséquent, tout en insistant sur le fait qu’il n’a jamais été question d’une transition socialiste, il affirme que « le leadership et l’hégémonie des masses populaires dans le processus de démocratisation au cours de cette période particulière se sont traduits par une démocratisation accélérée de certains appareils32 » en 1975. En ce sens, ce n’est pas la possibilité d’une transition socialiste qui a été condamnée le 25 novembre, mais celle d’une hégémonie des classes populaires dans le processus de démocratisation.
- 33 Nicos Poulantzas, State, Power, Socialism, translated by David Fernbach, 2000, London Verso.
18Cela démontre que Poulantzas a bien pris conscience de l’importance du rôle des masses populaires au Portugal après 1974 et qu’il a insisté sur l’impossibilité d’un processus révolutionnaire réussi dans cette conjoncture particulière, sans pour autant modifier sa principale perspective analytique sur l’articulation du rapport de force. Comme nous l’avons déjà mentionné, il y a de nombreuses raisons à cela, à commencer par le fait qu’il réfléchissait dans une large mesure à travers le prisme de l’expérience grecque, qu’il suivait de près, mais aussi du fait de sa progressive prise de distance par rapport à une conception « insurrectionnelle » classique de la transition vers le socialisme, qui sera encore plus évidente dans son ouvrage de 1978, State Power and Socialism33.
19J’ai décidé de revenir à cette lecture par Poulantzas de la révolution portugaise pour souligner le défi théorique et politique que cette extraordinaire séquence d’événements posait aux marxistes à ce moment précis. Sa décision d’inclure un chapitre supplémentaire montre précisément que les masses subalternes ont joué un rôle beaucoup plus important que ce qu’il avait initialement envisagé et que, sur ce plan, l’expérience portugaise était différente des expériences espagnole et grecque.
La gauche révolutionnaire face à une véritable révolution
20Le sentiment était très répandu, à l’époque, qu’on ne pouvait décrire comme une simple démocratisation le processus social et politique engagé au Portugal. Pour la gauche révolutionnaire en particulier, dans ses différentes tendances, il était crucial d’insister sur le fait qu’un processus révolutionnaire était en marche.
- 34 [Note des traducteurs : Tony Cliff, (Ygael Gluckstein, 1917-2000) est le principal fondateur et lea (...)
- 35 Tony Cliff, Portugal at the Crossroads, Internationalism Socialism 81/82, 1975, <https://www.marxis (...)
- 36 Ibid. Cette lecture est également reprise dans Chris Harman, The Fire Last Time : 1968 and After, L (...)
21Portugal at the Crossroads, de Tony Cliff, est l’un des exemples les plus connus qui explique comment ce qui se passait à l’époque était un processus révolutionnaire – il a été écrit avant le 25 novembre34. Le Portugal, « maillon le plus faible de la chaîne capitaliste en Europe », était susceptible de constituer « la rampe de lancement de la révolution socialiste sur l’ensemble du continent35 ». Évidemment, ce point de vue était conditionné par la conception particulière qu’avait Cliff du léninisme, dans la tradition du courant « international socialiste » qu’il avait fondé, d’où son insistance sur la priorité de « construire le parti de masse, de faire du journal du parti un organisateur central et de faire du parti et de chacun de ses membres un protagoniste actif de la lutte des classes36 ».
22De même, Daniel Bensaïd, Charles-André Udry et Carlos Rossi (Michael Löwy) affirment de nouveau en 1975, que :
- 37 Daniel Bensaïd, Carlo Rossi [Michael Löwy] et Charles-André Udry, Portugal : La Révolution en march (...)
« l’évolution de la situation au Portugal a constitué, au cours des seize derniers mois, un puissant élément de clarification et d’éducation politique pour l’ensemble de l’avant-garde européenne. Mais en l’absence, au sein même du Portugal, d’un leadership clair et révolutionnaire, cette clarification et cette éducation risquent de se faire aux dépens des masses portugaises elles-mêmes. »37
23Cependant, cela n’empêche pas d’appréhender la complexité et l’originalité de la séquence en question, comme le montre Ernest Mandel qui pose ainsi la question en 1976 :
- 38 Ernest Mandel, Revolutionary Strategy in Europe. A Political Interview, New Left Review, 100, 1976, (...)
« Notre mouvement a très bien décrit la situation au Portugal. Je citerai en particulier le livre des camarades Rossi, Udry et Bensaïd, ainsi que les écrits de la Liga comunista internacionalista, le groupe de sympathisants portugais de la IVe Internationale. Ces camarades ont développé l’idée du dépassement progressif ou de la transformation d’une situation prérévolutionnaire en une situation révolutionnaire qui n’a pas encore atteint sa pleine maturité. Il est difficile d’arriver à une définition précise car, jusqu’au 25 novembre 1975, ce à quoi nous assistions était les prémices d’organes de pouvoir populaire ; les débuts d’un double pouvoir, mais pas encore une situation de double pouvoir généralisé. Tant au Portugal qu’à l’échelle internationale, nous avons été les premiers à comprendre le devoir des marxistes révolutionnaires dans une telle situation : étendre, généraliser et centraliser ces organes. Mais lorsque les soviets ont commencé à apparaître sans encore exister partout, alors il existe une situation intermédiaire où il est très difficile de donner une définition exacte du concept de “crise révolutionnaire”. »38
- 39 Ricardo Noronha, « Letters from “Glaucos” : The Correspondence of Guy Debord during the Portuguese (...)
- 40 Jaime Semprún, La Guerre sociale au Portugal, Paris, Champ libre, 1975.
- 41 Phil Mailer, Portugal. The Impossible Revolution ?, Londres, Solidarity, 1977.
24Le même sentiment d’un potentiel révolutionnaire se retrouve dans la correspondance de Guy Debord avec Afonso Monteiro, Gianfranco Sanguinetti, Eduardo Rothe et Jaime Semprún sur la situation au Portugal39, ou dans des livres comme La Guerre sociale au Portugal de Jaime Semprún40. De même, dans une perspective socialiste libertaire, Phil Mailer a saisi cet enthousiasme dans son ouvrage Portugal. The Impossible Revolution, paru en 197741.
25Poulantzas dialogue avec les positions de la gauche révolutionnaire dans son entretien de 1977 avec Henri Weber, dans lequel il insiste sur le fait qu’il combat précisément les positions exprimées par Bensaïd et sa reconceptualisation d’une stratégie de « voie démocratique vers le socialisme » :
- 42 James Martin (dir.), The Poulantzas Reader. Marxism, Law and the State, Londres, Verso, 2008, p. 34 (...)
« C’est exactement cette conception que je combats. Selon lui, le problème crucial au Portugal, c’est que les révolutionnaires n’ont pas réussi à canaliser toute cette expérience de pouvoir populaire à la base, etc. pour établir un double pouvoir, un pouvoir alternatif centralisé qui, en tant que tel, aurait affronté l’État. Ce serait la confrontation inévitable, la rupture. Je crois qu’il y aura une rupture, mais il n’est pas évident selon moi qu’elle se fera nécessairement entre l’ensemble de l’appareil d’État et ce qui se trouve en dehors de lui, les structures du pouvoir populaire à la base. [...] Si cela n’a pas fonctionné au Portugal, ce n’est pas parce que les révolutionnaires n’ont pas su mettre en place une milice populaire parallèle qui aurait pu remplacer totalement l’appareil d’État à un moment donné, mais pour toute une série d’autres raisons. »42
Raquel Varela, sur la question du double pouvoir au sein de la révolution portugaise
26Mon objectif n’est pas simplement de revisiter les débats sur la révolution portugaise ni de prendre position en proposant une ligne « juste », d’autant plus que je ne suis pas un spécialiste du sujet. Il s’agit ici plutôt d’interroger la question du double pouvoir, qui reste ouverte, et les débats qui l’entourent, que l’on propose d’examiner comme un symptôme de l’existence de cette ouverture.
27À cet égard, je pense que Raquel Varela a apporté une contribution indispensable avec l’ouvrage People’s History of the Portuguese Revolution. L’intérêt majeur de sa démarche tient au déplacement de l’attention, des décisions politiques des acteurs impliqués dans la révolution vers les dynamiques sociales et politiques réelles vues d’en bas (from below). Ainsi elle défend l’idée qu’il s’agissait effectivement d’un processus révolutionnaire, malgré sa défaite. Elle présente la révolution comme un processus fondé principalement sur des dynamiques à la base, alimentées par une explosion de luttes et de mobilisations sociales :
- 43 Raquel Varela, A People’s History of the Portuguese Revolution, op. cit., p. 15.
« Ainsi, le 25 avril, nous assistons à la convergence d’un certain nombre de facteurs : les changements externes dans l’économie politique mondiale, l’effondrement de l’Empire portugais, l’exode rural, la nature sclérosée de l’élite dirigeante et la montée en puissance du MFA. L’effondrement de l’ordre dirigeant sclérosé a entraîné la rupture sociale la plus importante de l’histoire européenne de l’après-guerre. L’explosion sociale qui a suivi le coup d’État des sous-officiers du Mouvement des forces armées (MFA) le 25 avril 1974 a été si profonde et durable que, jusqu’à aujourd’hui, les historiens n’ont pas été en mesure de déterminer combien de mobilisations ont eu lieu au cours de la première semaine sur les lieux de travail et dans les quartiers – des centaines, voire des milliers ont surgi. Ces mobilisations ont alimenté de nouvelles formes démocratiques, ainsi que la volonté d’instaurer un contrôle ouvrier. Ainsi, elles ont alimenté la révolution. »43
28Une telle approche est également manifeste dans sa façon de périodiser la révolution, en mettant l’accent sur la dynamique sociale de chacune de ses phases :
« a) Entre avril et septembre 1974, la révolution fut marquée, après le coup d’État inaugural, par une période au cours de laquelle les luttes sociales ont été déterminées, tant dans la métropole que dans les colonies, par des manifestations et des grèves ou par le refus d’obtempérer. [...] Cette période est marquée, du point de vue social, par la consolidation des forces démocratiques – assurée quelques jours seulement après le coup d’État – et par la poursuite d’une mobilisation sociale où la grève est la forme décisive de la lutte, ainsi que par le début des mobilisations contre les licenciements.
b) Entre septembre 1974 et février 1975, une deuxième période est marquée par la lutte contre les licenciements, qui conduit à l’occupation systématique des entreprises et au renforcement des commissions de travailleurs en tant qu’organes de pouvoir parallèles à celui de l’État.
c) De février à septembre 1975 s’ouvre la période du contrôle ouvrier.
- 44 Ibid., p. 252-253.
d) De septembre à novembre 1975, une crise révolutionnaire, dite « crise politico-militaire », c’est-à-dire cette période qui, comme dans toute révolution, est caractérisée soit par la prise du contrôle de l’État par les travailleurs, soit par un coup d’État qui met fin à la révolution. »44
- 45 Ibid., p. 253.
29Raquel Varela combine par cette périodisation les développements politiques et l’évolution des mouvements sociaux. En définitive, l’une des idées majeures est que la dynamique de transformation sociale de la révolution a été, dans une certaine mesure, beaucoup plus importante au niveau social qu’au niveau politique : « Curieusement, c’est une révolution qui a menacé le pouvoir économique beaucoup plus que celui de l’État45 ». Son livre vise au fond à démontrer précisément cela.
30La façon dont elle insiste sur la dynamique du double pouvoir au sein du processus révolutionnaire est particulièrement importante. Elle souligne l’importance des formes de contrôle des travailleurs :
- 46 Ibid., p. 96.
« Le contrôle ouvrier est un processus de double pouvoir qui consiste en l’organisation des travailleurs au niveau de la production – qu’il soit formalisé ou pas – en vue de prendre le pouvoir politique. Il s’agit d’une situation au sein du processus révolutionnaire et non d’une structure ou d’une institution. Ce phénomène spécifique est tout à fait distinct de l’autogestion (une forme par laquelle les travailleurs deviennent leurs propres patrons) ou de la co-administration (par laquelle, en général, les travailleurs, par l’intermédiaire de leurs syndicats, gèrent les usines ou les entreprises dans le cadre d’un accord de partenariat avec les patrons/propriétaires et/ou avec l’État). »46
- 47 Ibidem.
31Elle insiste sur le fait que « le gouvernement était beaucoup plus préoccupé par le contrôle des travailleurs que par l’autogestion47 » et accorde une attention particulière à la dynamique de double pouvoir qui émerge dans le contexte des luttes contre les licenciements, en s’intéressant également à d’autres formes qu’il prit :
- 48 Ibid., p. 129.
« Les profits ont été freinés pendant la révolution par l’un des premiers processus de double pouvoir qui s’est rapidement répandu, à savoir les occupations de logements. Celles-ci, qui se sont étendues à l’ensemble du pays, ont entraîné une baisse historique de la valeur de la propriété foncière. La réduction du coût du logement s’est traduite par une augmentation indirecte des salaires des travailleurs au cours de cette période. »48
32Le point théorique crucial que Varela souligne est que le double pouvoir a réellement existé, qu’il n’y a pas lieu de débattre de son existence. Ce qui est discutable, c’est son étendue et sa profondeur, mais le phénomène en tant que tel est indubitable :
- 49 Ibid., p. 136.
« C’est son étendue – organique ou inorganique, embryonnaire ou organisé, voire coordonné/organisé au niveau national – qui est discutée, et non son existence. La grande question est de savoir jusqu’où il est allé, quelles formes a prises ce pouvoir parallèle à l’État – en d’autres termes, dans quelle mesure l’État a-t-il été dans l’incapacité d’imposer son autorité. »49
33Pour Varela, le double pouvoir permet également de périodiser le processus révolutionnaire au Portugal :
- 50 Ibid., p. 139.
« Une nouvelle période de grèves est enregistrée à partir de février 1975, reflétant le processus de radicalisation de la révolution, durant laquelle les conflits sociaux se multiplient. Cette période est marquée par la prolifération d’organes de double pouvoir (à ce stade, principalement des commissions de travailleurs et de résidents), par le développement des occupations de terres dans le Sud à partir de février 1975 et par la revendication de nationalisation du système financier menée par les travailleurs des banques. »50
34Pour elle, la dynamique de 1975 ne peut être décrite que comme une dynamique de double pouvoir :
- 51 Ibid., p. 152.
« Au moment où les nationalisations ont eu lieu, elles ont représenté la victoire des travailleurs et la défaite du système capitaliste, une intensification de la lutte des classes qui visait directement la propriété privée. Dès lors, l’histoire de la révolution sera celle de l’extraordinaire confiance en soi que les travailleurs et certaines parties des secteurs intermédiaires de la société ont acquise, à partir du 11 mars 1975, jour de la défaite du coup d’État de droite, qui a conduit au développement de bases embryonnaires de double pouvoir. Il s’agissait de la confiance dans la victoire, dans leur capacité à remettre en question la propriété privée des moyens de production, et cette confiance se répandit comme une traînée de poudre dans tout le pays et fut à l’origine de la crise qui débute en juillet, ce qui a été désigné comme “l’été chaud”. »51
35En même temps, Varela souligne les limites des tentatives visant à traduire cette dynamique de double pouvoir en une stratégie politique qui viserait la prise du pouvoir politique, abordant ainsi la raison pour laquelle la révolution a finalement été vaincue, tout en évitant une discussion sur de simples « erreurs de leadership » :
- 52 Ibid., p. 265.
« Nous pouvons certainement constater que le sixième gouvernement provisoire était à la fois paralysé et menacé par un type de pouvoir alternatif, un double pouvoir. Mais le mouvement ouvrier n’a jamais été suffisamment fort et coordonné au niveau national. Les principales organisations ouvrières, le Parti communiste et l’Intersyndicale, n’étaient pas prêtes à s’attaquer à l’État. Il n’y avait rien de comparable aux bolcheviks ni d’équivalent d’un système soviétique national. À différents moments le mouvement de la base a défié l’État, mais en fin de compte, cela n’a pas suffi. »52
36En outre, en étudiant les diverses pratiques collectives qui, au Portugal, ont été indistinctement qualifiées de « contrôle ouvrier », Varela met en évidence celles qui étaient en fait des formes caractérisées par une radicalisation politique plus profonde.
Repenser le double pouvoir
37Raquel Varela met moins l’accent sur les décisions politiques particulières que sur les initiatives venant de la base. Cela met en évidence l’énorme potentiel libéré par la révolution et les nombreuses manières dont les formes de pouvoir social et de hiérarchie ont été contestées au niveau de la production et de la vie quotidienne. Ainsi, elle présente une conception du double pouvoir qui n’indique pas une situation où pouvoir et contre-pouvoir émergent comme des formes symétriques déclarées, mais plutôt l’émergence de nouvelles formes sociales à la base.
38Une telle définition du double pouvoir pourrait être plus large que celle proposée par Lénine, qui le décrit comme un « moment » particulier durant lequel l’État est confronté au pouvoir de la classe ouvrière insurgée à la tête de ses propres organes de pouvoir :
« La caractéristique la plus remarquable de notre révolution est qu’elle a engendré un double pouvoir. [...] Quel est-il ? À côté du gouvernement provisoire, du gouvernement de la bourgeoisie, un nouveau gouvernement a surgi, jusqu’à présent faible et naissant, mais qui sans aucun doute existe réellement et se développe : les soviets des députés ouvriers et soldats.
- 53 Vladimir I. Lenin, Collected Works, vol. 25, Moscow, Progress Publishers, 1964, p. 38.
39Quelle est sa composition de classe ? Il est composé du prolétariat et des paysans (en uniforme de soldat). Quelle est sa nature politique ? Il s’agit d’une dictature révolutionnaire, c’est-à-dire un pouvoir directement fondé sur la prise révolutionnaire, sur l’initiative directe du peuple d’en bas, et non sur une loi promulguée par un pouvoir étatique centralisé. Il s’agit d’un type de pouvoir entièrement différent de celui qui existe généralement dans les républiques démocratiques bourgeoises parlementaires. »53
- 54 À propos de cette conception du double pouvoir, voir Panagiotis Sotiris, « Social movements as labo (...)
40Il est certain que, malgré l’évidence d’une crise profonde et, à certains moments, paralysante de l’État, une telle situation ne s’est jamais produite au Portugal. Cependant, nous pouvons également envisager une définition beaucoup plus large du double pouvoir, qui renvoie alors à diverses formes de récupération du pouvoir social, de contrôle des aspects de la production et de la reproduction sociales, ainsi qu’à l’expérimentation de nouvelles configurations sociales et politiques qui indiquent une orientation postcapitaliste. C’est en ce sens que Raquel Varela nous aide à voir comment des formes de double pouvoir ont émergé – et se sont épanouies – durant la révolution portugaise54.
41Une telle conception du double pouvoir ne représente pas le « fait accompli » d’une nouvelle hégémonie et d’un nouveau pouvoir politique, mais plutôt une condition indispensable, à la fois dans le sens d’un laboratoire pour de nouvelles formes de politisation et d’intellectualité, de nouvelles formes de sens commun, pour le dire en termes gramsciens, et de la création d’un rapport de force radicalement différent qui pourrait servir à la mise en œuvre d’une nouvelle forme de pouvoir politique.
42Dans une telle perspective, le double pouvoir est également le terrain des pratiques préfiguratives, où émergent de nouvelles formes sociales qui indiquent la direction d’une alternative socialiste radicale, où les acteurs sociaux prennent conscience de la possibilité, de la plausibilité de formes non capitalistes de production et de reproduction sociales. Dans une telle perspective, ces aspects préfiguratifs ont également une importance stratégique :
- 55 Emily Brissette, « Prefiguring the Realm of Freedom at Occupy Oakland », Rethinking Marxism, vol. 2 (...)
« Les promesses de ce prélude que constitue le double pouvoir dépend de son articulation avec le plan stratégique. Il peut nous donner de l’espoir, donner un sens à ce pour quoi nous luttons, nous donner la volonté de continuer, tandis que le plan stratégique fournit une voie vers l’avant, le chemin qui transformera l’ensemble. »55
43En tant que telles, ces situations de double pouvoir peuvent également devenir les laboratoires d’une nouvelle domination des exploités. L’organisation politique doit être conçue comme un laboratoire permettant de libérer ce que Josep Maria Antentas a décrit comme l’« imagination stratégique », à savoir :
- 56 Josep Maria Antentas, « Strategic Imagination and Party », 2017, <https://urpe.org/2017/06/14/josep (...)
« penser stratégiquement à partir d’un point de vue autoréflexif et en permanence innovant, et avoir une volonté indomptable et insatiable de rechercher de nouvelles possibilités de transformer le monde. En ce sens, toute stratégie de révolution doit également être une révolution dans la stratégie. »56
44Une telle approche n’exclut pas les questions ouvertes concernant les choix politiques et les mouvements tactiques à des moments particuliers, puisque cette perspective nous permet de théoriser à la fois la dynamique du double pouvoir et la nécessité d’une initiative politique en rupture pour « traduire » cette dynamique en une nouvelle configuration de pouvoir.
45Cette approche permet d’éviter certains défauts qu’on retrouve chez Poulantzas, qui, en insistant sur l’impossibilité d’une rupture révolutionnaire au Portugal, a eu tendance à sous-estimer la dynamique réelle du double pouvoir, mais également la tendance à penser en termes d’une révolution déjà victorieuse qui aurait été en quelque sorte « trahie », qu’on retrouve souvent sous la plume des auteur·es inscrits dans la tradition de la gauche révolutionnaire.
46Enfin, cette conception montre que les questions stratégiques cruciales ne doivent pas être pensées simplement en termes « militaires », comme la préparation d’une confrontation, mais aussi comme une façon de libérer le potentiel expérimental, préfiguratif et autopédagogique, l’ingéniosité collective des masses en lutte au sein de ces pratiques de double pouvoir.
En conclusion
47Revenir sur l’expérience de la révolution portugaise n’est pas seulement un exercice historique. C’est également un moyen de repenser les questions contemporaines d’une politique de transformation. L’expérience portugaise a mis en évidence la possibilité d’une séquence révolutionnaire impliquant non seulement une crise des appareils d’État, mais aussi des formes de double pouvoir qui remettaient en question certains aspects du pouvoir du capital, alors que de larges segments de la gauche avaient accepté la voie démocratique parlementaire vers le socialisme comme la seule possible. C’est ce qui fait son originalité. Les différentes séquences des mouvements des années 2010, notamment dans le sud de l’Europe, en particulier en Grèce en 2010-2015, ont mis en évidence que des dynamiques de contre-pouvoir étaient à l’œuvre dans le cours de ces mobilisations, dans le contexte d’une « crise de l’hégémonie ». À la lumière de ces éléments, il est important de revisiter les expériences de double pouvoir dans des conjonctures comme celle de la révolution portugaise, en les traitant comme des terrains pour tester des hypothèses, mais aussi comme des processus d’apprentissage.
Notes
1 Note des traducteurs : la notion de double pouvoir a été formulée durant la révolution russe, principalement dans un texte de Lénine, Sur la dualité de pouvoir, publié en avril 1917 en lien avec les « thèses d’avril ». Il constate que, face au gouvernement provisoire, le peuple mobilisé a constitué de facto les organes d’un État ouvrier à travers les conseils d’ouvriers et de soldats, les soviets.
2 Nicos Poulantzas, The Crisis of the Dictatorships. Portugal, Greece, Spain, translated by David Fernbach, London, New Left Books, 1976, p. 7.
3 Raquel Varela, A People’s History of the Portuguese Revolution, dir. Peter Robinson, traduit par Sean Purdy, Londres, Pluto, 2019, publié en français : Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975, traduit par Hélène Melo, Marseille, Agone, coll. « Mémoires sociales », 2018, 400 p.
4 Nicos Poulantzas, The Crisis of the Dictatorships…, op. cit., p. 10.
5 Ibid., p. 11.
6 Ibid., p. 12.
7 Ibid., p. 12.
8 Ibid., p. 13.
9 Ibid., p. 14.
10 [Note des traducteurs : Nicos Poulantzas reprend ici le concept marxiste de formation sociale, qui décrit l’articulation entre un mode de production et le contexte spécifique d’une économie donnée.] Nicos Poulantzas, Classes in Contemporary Capitalism, traduit par David Fernbach, Londres, New Left Books, 1975, p. 44.
11 [Note des traducteurs : pour mémoire, il s’agit des alliances entre grands propriétaires terriens et bourgeoisie comprador.]
12 Nicos Poulantzas, The Crisis of the Dictatorships…, op. cit., p. 47.
13 Ibid., p. 48.
14 Ibid., p. 60.
15 Ibid., p. 61.
16 Ibid., p. 61.
17 Ibid., p. 62.
18 Ibid., p. 63.
19 Ibid., p. 64.
20 Ibid., p. 78.
21 Ibid., p. 79.
22 Ibid., p. 95.
23 Ibid., p. 106.
24 Ibid., p. 109.
25 Ibid., p. 114.
26 Ibid., p. 132.
27 Ibid., p. 136
28 Ibid., p. 136.
29 Ibid., p. 137-138.
30 Ibid., p. 142.
31 Ibid., p. 142.
32 Ibid., p. 153.
33 Nicos Poulantzas, State, Power, Socialism, translated by David Fernbach, 2000, London Verso.
34 [Note des traducteurs : Tony Cliff, (Ygael Gluckstein, 1917-2000) est le principal fondateur et leader du courant International Socialism, issu du trotskisme et souvent qualifié de « capitaliste d’État, fondé en Grande-Bretagne autour du Socialist Workers Party.]
35 Tony Cliff, Portugal at the Crossroads, Internationalism Socialism 81/82, 1975, <https://www.marxists.org/archive/cliff/works/1975/portugal/index.htm>.
36 Ibid. Cette lecture est également reprise dans Chris Harman, The Fire Last Time : 1968 and After, London, Bookmarks, 1978.
37 Daniel Bensaïd, Carlo Rossi [Michael Löwy] et Charles-André Udry, Portugal : La Révolution en marche, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1975, p. 278. Voir également les lectures de ce livre dans Darren Roso, Daniel Bensaïd : From the Actuality of the Revolution to the Melancholic Wager, Leiden, Brill, 2024, p. 88-89.
38 Ernest Mandel, Revolutionary Strategy in Europe. A Political Interview, New Left Review, 100, 1976, <https://www.marxists.org/archive/mandel/1976/xx/revstrateur.htm#n1>.
39 Ricardo Noronha, « Letters from “Glaucos” : The Correspondence of Guy Debord during the Portuguese Revolution », Historical Materialism, 28:4:176-201, 2020.
40 Jaime Semprún, La Guerre sociale au Portugal, Paris, Champ libre, 1975.
41 Phil Mailer, Portugal. The Impossible Revolution ?, Londres, Solidarity, 1977.
42 James Martin (dir.), The Poulantzas Reader. Marxism, Law and the State, Londres, Verso, 2008, p. 340.
43 Raquel Varela, A People’s History of the Portuguese Revolution, op. cit., p. 15.
44 Ibid., p. 252-253.
45 Ibid., p. 253.
46 Ibid., p. 96.
47 Ibidem.
48 Ibid., p. 129.
49 Ibid., p. 136.
50 Ibid., p. 139.
51 Ibid., p. 152.
52 Ibid., p. 265.
53 Vladimir I. Lenin, Collected Works, vol. 25, Moscow, Progress Publishers, 1964, p. 38.
54 À propos de cette conception du double pouvoir, voir Panagiotis Sotiris, « Social movements as laboratories of dual power », Workers of the World, vol. 1, n° 11, 2023.
55 Emily Brissette, « Prefiguring the Realm of Freedom at Occupy Oakland », Rethinking Marxism, vol. 25-2, 2013, p. 226.
56 Josep Maria Antentas, « Strategic Imagination and Party », 2017, <https://urpe.org/2017/06/14/josep-maria-antentas-strategic-imagination-and-party/>.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Panagiotis Sotiris, « Perspectives sur le double pouvoir dans la révolution au Portugal, de Nicos Poulantzas à Raquel Varela », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 160 | 2024, 69-85.
Référence électronique
Panagiotis Sotiris, « Perspectives sur le double pouvoir dans la révolution au Portugal, de Nicos Poulantzas à Raquel Varela », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 160 | 2024, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/23802 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/122ee
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