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DOSSIER

La révolution des Œillets et la lutte pour l’histoire : « L’histoire, c’est ce qui fait mal »

[A Revolução dos Cravos e o Combate pela História : « A História é aquilo que doi »]
Raquel Varela
Traduction de Hannah Liang-Bissessur, Anne Jollet et Olivier Maheo
p. 13-24

Texte intégral

  • 1 Présentation du livre de Raquel Varela et Robson Vilalba, Utopia, à l’Âmbito Cultural do El Corte I (...)

1En 2024, lors d’une conférence à Lisbonne, le père Martins Júnior, âgé de près de 84 ans, s’interrogeait dans son style inimitable toujours prompt à mobiliser : « Quelle ironie après 50 ans ! Comment est-il possible qu’il y ait 50 fascistes au Parlement ? Cela en fait un pour chaque année depuis la révolution ? »1. À Madère, ancienne colonie portugaise jusqu’en 1974, où régnait un régime colonial qui contraignait les paysans à céder la moitié de leur production au maître, le même Martins Júnior, alors curé de Machico, entraîna les paysans à occuper les terres en 1975. Il aida de même les brodeuses à créer des coopératives, afin de contourner la chaîne d’accumulation capitaliste, pour revendiquer « du travail pour vivre plutôt que vivre pour travailler ».

2Le père Martins Júnior joignit sa voix et ses compétences d’organisateur à celles des ouvriers du bâtiment qui luttèrent et obtinrent les congés payés, la réduction du travail de nuit, la réduction du temps de travail sans réduction de salaire, les primes de Noël et de vacances, des soins de santé et une éducation gratuite et de qualité. À leur tour, les mêmes défendirent le curé à plusieurs reprises contre les forces de police et la répression étatique, parce que – comme le curé aimait à le répéter – « il était du côté du peuple ».

3Beaucoup de ceux qui ont participé activement à la révolution en 1974 et 1975 sont encore en vie, ils ont entre 70 et 90 ans. Les acteurs de la révolution étaient principalement des travailleurs issus d’un développement de la prolétarisation tout juste advenu durant les années 1960, ainsi que les jeunes et les étudiants qui refusaient de partir pour une guerre coloniale qui durait depuis 1961 et ne s’acheva qu’en 1974.

4Sans surprise, les commémorations du 50e anniversaire de la révolution des Œillets n’ont pas été consensuelles. Le Portugal a longtemps résisté à l’ascension électorale du néofascisme, en partie en raison des effets de longue durée de la révolution des Œillets. Cependant, la droite portugaise, divisée, s’est recomposée avec une aile néofasciste, et celle-ci a réussi, en mars 2024, à faire élire 50 députés à l’Assemblée, quelques semaines avant le 50e anniversaire du 25 avril. L’activisme et la force électorale de l’extrême droite portugaise ne sont pas uniquement le reflet d’une poussée internationale de ces courants, ils sont une réponse nationale des hommes d’affaires et des responsables politiques des classes dominantes, mécontents face à la vague de grèves, à la force du nouveau syndicalisme et des nouveaux mouvements sociaux qui se sont développés dans le pays depuis 2008. Pour les enseignants, dockers, chauffeurs, ouvriers, infirmières, médecins, policiers, les acteurs de ces mouvements, la révolution des œillets a été une lutte syndicale qui s’est extraite du pacte capital-travail, un réel moment de démocratie participative, la réalisation de progrès sociaux sans précédents dans l’histoire du pays. Le nombre croissant de luttes sociales et de grèves hors du contrôle des appareils syndicaux classiques, alors que la concertation capital-travail semble en miettes, les célébrations du 50e anniversaire de la révolution des œillets menaçaient une bourgeoisie déjà fragilisée par la concurrence du marché mondial et les conflits autour de l’énergie et des matières premières. Les classes dirigeantes manquaient d’autonomie, elles n’avaient pas de stratégie pour gouverner le pays ni les moyens d’atténuer le mal-être grandissant au travail, résultat des journées de plus en plus longues et d’une pénibilité croissante, sources de mécontentement, d’épuisement, de burn-out.

5Il était donc impératif pour les classes dirigeantes de dominer les élections de 2024, alors que la grande majorité des Portugais, plus de 80 % de la population, vivent du travail. Parmi eux, 70 % doivent travailler plus de 8 heures par jour pour pouvoir payer leurs factures. Encore selon les données officielles, 48 % de ces travailleurs sont pauvres. Et ces catégories sociales savent parfaitement que le 25 avril fut une révolution populaire : de nombreux hommes d’affaires fuirent littéralement le pays et 18 % des revenus du capital furent transférés vers le travail, une révolution « impossible jusqu’à ce qu’elle devienne inévitable ».

  • 2 Les apparitions mariales en 1917 à Fatima ont donné lieu à une campagne hostile à la révolution rus (...)
  • 3 Le père Max et Maria de Lurdes ont été assassinés lors d’un attentat à la bombe perpétré par l’extr (...)

6Les députés, les cadres et les électeurs du parti conservateur et du parti démocrate-chrétien (PSD et CDS) ont migré vers le parti néofasciste Chega, faisant disparaître le CDS et rendant difficile la survie, face à la dérive néofasciste, d’une aile plus libérale du PSD. Les droites se sont fondues dans un amalgame ultralibéral et conservateur qui englobe les secteurs chrétiens fondamentalistes, O M2024-05-13T22:18:00OMfatimistes, liés à des organisations comme l’Opus Dei, héritage de trois cents ans d’inquisition et de quarante-huit ans de dictature pendant laquelle le parti de facto au pouvoir était l’Action catholique2. Le leader libéral de l’austérité, Passos Coelho, auteur de mesures économiques anticycliques après la crise de 2008, apparaît aujourd’hui comme le champion de la « famille traditionaliste ». Par ailleurs, les groupes néofascistes gagnent en force au sein des syndicats policiers et des forces armées. Symptôme de cette crise de la démocratie bourgeoise, le parti Chega a fait élire au Parlement, en mars 2024, un vice-président qui, en 1975, était lié aux groupes terroristes d’extrême droite, au sein du MDLP (Movimento Democrático de Libertação de Portugal), ces mêmes groupes qui ont assassiné des militants d’extrême gauche3.

7La pression exercée par ce bloc populiste, plus forte que jamais, réduit l’alternative au choix entre fascistes et antifascistes. Cela pèse en faveur du regroupement autour du PS ou à faire taire les critiques contre ce dernier, qui, pourtant, n’a rien à offrir à la classe ouvrière.

8C’est oublier que Chega est un parti dont la seule réponse aux problèmes sociaux est autoritaire. Ce parti utilise, par exemple, des vidéos de 10 secondes : soit des mensonges grossiers, soit des propositions présentées en 10 secondes, mais quelles solutions peut-on bien présenter en 10 secondes ? Pour justifier le renforcement de la police, la lutte contre la corruption est mise en avant. Les gouvernements du PS (social-démocrate) et du PSD (libéral) sont responsables de politiques dévastatrices pour le monde du travail, qui fragilisent les conventions collectives, diminuent les indemnités de chômage, facilitent les licenciements, même pour les salariés qui ont un contrat à durée indéterminée. Le secteur privé est favorisé par la dégradation des services publics. Ces politiques ont conduit à la pratique de « l’obsolescence programmée de la main-d’œuvre », d’après les enquêtes conduites par l’Observatoire des conditions de vie et de travail. Autrement dit, les hommes d’affaires portugais préfèrent proposer sur le marché mondialisé de la main-d’œuvre des bas salaires et de longues journées de travail, qui ne peuvent que conduire à la maladie, plutôt que de prendre place dans la compétition grâce au développement scientifique et éducatif. Le Portugal a la même espérance de vie moyenne que les Pays-Bas (autour de 81 ans), mais les Portugais ont vingt ans de moins d’espérance de vie en bonne santé que de nombreux pays européens.

9La révolution sociale du 25 avril 1974 a duré près de deux ans. Cependant, ses effets politiques ont duré jusqu’au milieu des années 1980. Elle est, tel le mouvement anarcho-syndicaliste du tournant des 19e et 20e siècles, un moment qui consiste en un véritable programme autonome du monde du travail, sans conciliation avec le capital. Ainsi, la mémoire du 25 avril est en elle-même une contestation, non seulement contre la droite, mais aussi contre le Parti socialiste. Le coup d’arrêt mis à la révolution des Œillets en 1975 a fourni l’illusion d’un capitalisme régulé, d’un accord possible entre le capital et le travail. Illusion qui s’est évanouie après 1986, avec l’entrée dans la CEE, les attaques contre le droit du travail, la précarisation qui les accompagnaient et les privatisations. De même, après 2008, la concertation sociale n’est plus. Le capitalisme est un système non régulé, et le PS comme le PSD ont géré pendant quatre décennies une régression sociale dans un pays qui avait connu entre 1974 et 1986, dans la foulée de la révolution, un réel changement de paradigme en faveur du droit du travail, du bien-être et de la coopération.

10Chaque année, le 25 avril, entre 30 000 et 50 000 personnes défilent sur l’avenue de la Liberté, à Lisbonne, pour célébrer la révolution sociale la plus radicale de l’Europe de l’après-guerre. Des célébrations officielles, mais surtout des manifestations populaires ont lieu dans tout le pays. En tête du défilé à Lisbonne se trouve une délégation officielle qui comprend des représentants du Mouvement des forces armées (MFA), des principaux partis politiques et des syndicats. Les dirigeants descendent du Marquês de Pombal vers la place Rossio, où différentes personnalités prennent la parole à côté d’un blindé, symbole de la révolution. C’est un réel jour de fête.

11Sa particularité est de rassembler dans un même défilé des hommes et des femmes qui ont mené la révolution du 25 avril 1974 et des dirigeants qui ont déclenché la contre-révolution, avec le coup d’État du 25 novembre 1975, une date qui, elle, n’est pas célébrée. L’extrême droite, réorganisée dans les partis IL (Iniciativa Liberal), Chega (groupe néofasciste) et certains courants du PSD, appelle ouvertement à fêter cette journée. Le 25 novembre 1975, Mário Soares, le leader du Parti socialiste, avait promis une voie scandinave contre le capitalisme et le communisme. De son côté le PCP (Parti communiste du Portugal) ne s’était pas opposé au coup d’État, parce que le Portugal faisait partie de l’OTAN, comme cela avait été négocié à Yalta et à Potsdam.

12Du fait de cette ambiguïté, le 25 novembre n’a jamais été célébré. Le coup d’État n’a jamais été considéré comme un coup d’État de droite par ceux qui l’ont soutenu, mais plutôt comme une « nécessité » pour mettre fin à la « soviétisation des forces armées ».

13Désormais, cette date est ouvertement célébrée par la droite, l’extrême droite et les groupes néofascistes pour ce qu’elle a toujours été, un coup d’État contre la démocratie au travail et contre les pouvoirs populaires, un coup d’État qui marque le début de la fin de la révolution, le début de la reconstruction de l’appareil d’État capitaliste, la reconversion d’une bourgeoisie, jusqu’en 1974, fondée sur le travail forcé des colonies africaines en une bourgeoisie industrielle quasi inexistante, ce qui a fait du Portugal un protectorat, du fait des investissements allemands, français, anglais, espagnols ou chinois, entre autres.

14Il existe un clivage décisif dans la société portugaise d’aujourd’hui entre ceux qui vivent de leur travail et ceux qui vivent des placements financiers, des profits. Ces deux mondes étaient en lutte ouverte en 1974-1975 : entre d’une part ceux qui aspiraient à un régime démocratique participatif et luttaient pour l’égalité et la liberté sociales et politiques, et d’autre part ceux qui se battaient pour la reconstruction de l’État capitaliste dans le cadre du projet de l’Union européenne. Cette contradiction, qui traverse la période biennale 1974-1975, continue objectivement à diviser la société d’aujourd’hui, de même que l’historiographie et la politologie de la révolution des œillets. C’est pourquoi la mémoire et les usages publics du passé sont l’objet de tant de batailles.

15D’après la majorité des productions historiographiques, le PREC (Processus révolutionnaire en cours) est une période de crise, de confusion, de chaos, de « folie », à laquelle un encadrement militaire et politique, dont le coup d’État du 25 novembre 1975 constitue l’apogée, a apporté au pays la stabilité – qualifiée de « normalisation démocratique » –, évitant finalement une guerre civile ou une dictature prosoviétique. Les mythes fondateurs de cette interprétation sont basés sur l’idée selon laquelle la révolution a été menée, après le 11 mars, par les militaires et le PCP. Selon cette lecture, le PCP cherchait à prendre le pouvoir lors de l’été chaud de 1975 ; la violence et le chaos s’étaient installés du fait des assemblées générales et des assemblées ouvrières qui conduisaient le pays à la ruine. En fin de compte, le coup d’État du 25 novembre aurait apporté la stabilité, d’une main ferme mais nécessaire, de la part des « forces démocratiques ».

16L’organisation d’extrême droite IL (Iniciativa Liberal),vraiment « extrême », d’un anticommunisme primaire, inonde le pays d’affiches antisocialistes. Elle demande au PSD, parti conservateur en crise, de faire du coup d’État du 25 novembre 1975 une journée à commémorer officiellement aux côtés du 25 avril.

17L’organisation néofasciste Chega va droit au but avec son slogan, « Nettoyer le Portugal ». Sa campagne, au terme de laquelle 50 députés ont été élus en mars 2024, reposait sur deux priorités : la première, l’urgence d’un leader providentiel qui « nettoierait » le pays de la corruption d’une main ferme, urgence exprimée en propos violents, en phrases simplistes et brutales, à l’image du nom du Parti lui-même, une interjection qui signifie « Assez ! » ; la seconde, répétée sur leurs affiches, affirme que le Portugal est sale depuis 50 ans. D’après Chega, le 24 avril 1974 – alors que régnait jusqu’à cette date la censure, la torture, l’absence d’élections libres, de liberté d’expression – a été le dernier jour d’un gouvernement intègre et propre. Cette politique est envisagée en termes de coup de balai et l’idée s’impose que la crise ne sera résolue qu’en usant d’autorité.

18Les célébrations officielles du 25 avril cherchent à raconter une histoire centrée sur la résilience de l’État, à renforcer l’idée d’une nation qui échapperait aux perturbations de la lutte des classes. Ces célébrations ne peuvent que raconter une histoire téléologique : le MFA aurait réalisé un coup d’État dans lequel étaient inscrits les principes de la démocratie et du « développement » et, en dépit des « exagérations » de la période révolutionnaire, dont les coupables se trouveraient à l’extrême gauche et à l’extrême droite, le pays s’est alors normalisé et a pu entrer dans la CEE en 1986. Cette représentation anhistorique, avec l’extrême gauche et l’extrême droite comme les deux faces d’une même médaille et le centre libéral seul vertueux, s’est finalement imposée.

  • 4 Francisco Martins Rodrigues (coord.), O Futuro Era Agora [Le Futur était maintenant], Lisboa, Dinos (...)

19Pourtant, cette lecture n’est acceptable qu’en faisant fi des recherches historiques. Entre 1974 et 1975, environ trois millions de personnes ont participé à des formes de démocratie participative dans la vie sociale et politique, ce que traduit l’heureuse expression de Francisco Martins Rodrigues (1927-2008)4 : « le futur était maintenant », en référence à la notion de « préfiguration ». Que faut-il entendre par-là ? Elle se comprend en référence au travail et à ses conséquences, qui nous différencient des animaux, ce que le fondateur de la psychologie concrète, Lev S. Vygotski (1896-1934), a nommé « les fonctions ou processus psychiques supérieurs » (l’attention dirigée, lorsque nous décidons d’être attentif, de nous concentrer ; la mémoire volitive, le contraire de la mémoire involontaire ; l’abstraction conceptuelle ; l’imagination créatrice). Selon Vygotsky, grâce à l’éducation, nous apprenons à nous développer, à devenir maîtres de nos propres décisions, à réguler notre comportement, nous apprenons y compris à créer, mais aussi à décider, à choisir d’inventer. Les révolutions sociales sont des préfigurations politiques faites actes, par lesquelles nous créons collectivement une société nouvelle, nous « faisons » en permanence ce que nous « savons », et elles font surgir l’avenir souhaité à travers leurs réalisations sociales. C’est le sens profond de l’histoire du peuple dans la révolution portugaise. Seule l’histoire sociale est capable de l’analyser, de l’interpréter, de la décrire, de la raconter, de l’expliquer et de la comprendre. Jamais auparavant, dans toute l’histoire du Portugal, autant de personnes n’avaient pris autant de décisions. Et jamais auparavant, autant de gens n’avaient appris à décider ainsi.

20Sans attendre l’intervention de l’État, et souvent contre les institutions, ils ont pris des décisions cruciales et ont permis un saut immense du Moyen Âge à la modernité. Ils ont transformé le pays eux-mêmes. La politique a cessé alors d’être le métier de quelques-uns pour devenir la gestion publique, commune, de tous pour tous.

21La guerre coloniale terminée, on fête dans les rues « plus un soldat pour les colonies » et des œillets rouges sortent des canons des fusils. Mais ceux qui n’avaient rien voulaient plus encore. Alors les enseignants de chaque école décident collectivement, ils débattent de pédagogie et de didactique, de contenus et de programmes avec les élus. Les hôpitaux privés sont inclus dans un Service national de santé (SNS), dont le premier projet est élaboré en 1974 et 1975 avec la nationalisation des anciens hospices et l’ouverture de nouvelles urgences, réclamées par les médecins pour étendre les soins à toute la population et, par là même, le savoir-faire médical lui-même. Les médecins décrètent que le sang ne sera plus jamais l’objet d’un commerce. Pour la première fois dans les usines, les travailleurs se réunissent en toute liberté et imposent des limites au travail de nuit, des salaires au-dessus du minimum, le droit au travail et au repos, aux congés payés, à la sécurité sociale. Des centaines de milliers de personnes ont accès à une maison louée ou construite par elles-mêmes. La liberté advient pour de bon, conquise et étendue. Dans les théâtres et les opéras, les artistes débattent de l’art, comme d’un besoin fondamental. Ils se produisent sur les lieux de travail. Les femmes commencent à décider aux côtés des hommes, par exemple, de savoir où placer la garderie, et insistent pour que les lignes de bus desservent tous les quartiers. Par ailleurs, elles commencent à décider sans les hommes de questions essentielles à leur intimité, à réfléchir entre elles au sens de la vie. La propriété privée des moyens fondamentaux de production sociale est limitée, tandis que la liberté individuelle de millions d’anonymes, libérés d’un carcan d’une rare brutalité, est élargie comme jamais auparavant. Le libéralisme portugais, qui s’était affirmé avec le soulèvement de 1820, n’avait pas garanti le droit de vote pour tous, tandis que la révolution des œillets, la biennale du PREC, n’ont pas seulement apporté le droit de vote, de réunion, d’association, les libertés et garanties individuelles et collectives, mais aussi le droit de vivre en démocratie, sans crainte, sur le lieu de travail et dans toutes les sphères de la vie.

  • 5 Il s’agit d’un vers de Grândola Vila Morena, la célèbre chanson de Zeca Afonso. Il fut l’un des slo (...)
  • 6 Il s’agit également d’une référence à la même chanson, Grândola Vila Morena.

22« O povo é quem mais ordena, dentro de ti ó cidade ! » [C’est le peuple qui commande en ton sein, ô cité5 !]. La révolution portugaise, qui a suivi le 25 avril 1974 et a duré environ deux ans est la période la plus révolutionnaire, mais aussi la plus profondément démocratique de l’histoire du pays. La démocratie en acte – bien plus que la démocratie procédurale des urnes – nous a appris qu’il existe un autre mode de vie et de travail possible, dans la coopération, la solidarité et la liberté. Ce passé est aujourd’hui tu, car il est redouté par les classes dominantes qui veulent faire du PREC une période de troubles, de confusion et de chaos. Les dominants voudraient nier que cette période historique, ce beau rêve qui était réel, fut une époque où énormément de gens, libres, responsables engagés, ont (re)construit le pays, qui passa de l’époque des guerres coloniales, du travail forcé, des salaires de misère, à une période où l’on pouvait entrer dans une école avec joie et un désir de tout changer, où l’on pouvait entrer dans un hôpital qui vous accueillait avec tendresse, à bras ouverts, entrer dans un lieu de travail et s’y sentir en sécurité. À la triste étreinte de la peur s’opposait la joyeuse passion de l’espérance au travers des luttes collectives. Cinquante ans plus tard, nous devons célébrer cette date pour construire le futur, comprendre comment nous pouvons, une fois de plus, nous impliquer dans la chose publique et ainsi élargir notre liberté individuelle et collective, retrouver notre propre humanité et reconnaître... « em cada esquina um amigo », à chaque coin de rue un ami6.

23Notre attitude envers ce passé – la peur de savoir ou au contraire le désir de connaître – est déterminée par la façon dont nous le regardons, mais aussi par les paris que nous faisons sur l’avenir. Les protagonistes de la révolution – trois millions de personnes, les comités ouvriers des usines et des entreprises, les comités de gestion démocratique des hôpitaux et des écoles, ont créé un pays qui n’existait pas. Ils le célèbrent aujourd’hui, mais ils se heurtent à leur propre désorganisation, ils sont victimes de l’absence d’une voix qui défendrait véritablement la démocratie, les intérêts du monde du travail, l’expression publique dans la presse, la radio, au sein des partis politiques.

24L’État portugais, représenté par le gouvernement de droite, a érigé en 1994 une statue géante, une flèche à l’esthétique fasciste pointée vers l’Afrique, à côté de la tour de Belém, symbole de l’expansion impériale commencée à la fin du 15e siècle. Alors qu’il n’y a nulle part de monument dédié aux peuples d’Afrique, aux travailleurs forcés, aux mouvements de libération, aux personnalités comme Amílcar Cabral, qui déclencha les révolutions anticoloniales en Afrique en 1961, autant d’acteurs du 25 avril qui, comme nous le savons, débuta en Afrique.

25Salgueiro Maia, militaire, personnage central de la révolution, est le seul à bénéficier d’une statue à Lisbonne, sur le Largo do Carmo, où le gouvernement de Marcelo Caetano, successeur de Salazar, s’était réfugié avant de tomber sous la pression populaire. Les révoltés y ont assiégé le gouvernement jusqu’à ce que Marcelo Caetano capitule – la scène a été entièrement filmée par la RTP, la télévision publique, passée sous la gestion démocratique des travailleurs pendant la révolution.

  • 7 Les Forças Populares 25 de Abril (FP-25) étaient une organisation de lutte armée d’extrême gauche, (...)

26Otelo Saraiva de Carvalho – leader du coup d’État qui, le 25 avril 1974, réunit 200 officiers contre la guerre coloniale et le régime –, a mis fin à une guerre qui avait mobilisé plus d’un million de jeunes hommes, absorbé 40 % du budget de l’État et fait plus de 110 000 morts, la majorité du côté des mouvements de libération. Otelo, inspiré par le guévarisme, rejoignit le pouvoir populaire pendant la biennale révolutionnaire 1974-1975. Par la suite, il fut réduit au silence dans les médias, ignoré par les institutions, oublié par les célébrations officielles, accusé de terrorisme et associé au groupe armé d’extrême gauche FP-25. Il fut sans nul doute la figure la plus importante du 20e siècle portugais, et l’acteur le plus courageux sur le plan individuel, en entraînant le groupe des officiers révolutionnaires, en organisant le coup d’État, à un moment où l’individu peut jouer un rôle dans l’histoire. Otelo a été jugé dans les années 1980 et innocenté des crimes de sang liés au FP-25, mais le général António de Spínola, chef du terrorisme d’extrême droite depuis l’Espagne, dirigeant du Raquel Varela2024-05-14T18:08:00RVO M2024-05-14T10:35:00OMMDLP en 1975, à la tête de deux coups d’État durant la révolution, le 28 septembre 1974 et le 11 mars 1975, a été décoré en 2023 par l’actuel président de la République, Marcelo Rebelo de Sousa, un dirigeant venu de l’Action catholique7.

  • 8 Karl Marx e Friedrich Engels, A Sagrada Família [La Sainte Famille, 1844], São Paulo, Boitempo, 2 (...)

27L’historiographie a été appelée à jouer un rôle semblable à celui d’une sorte de tribunal de la vérité, attribuant aux vainqueurs le statut de juges. Mais l’histoire est autre chose. L’histoire ne juge pas, ne condamne pas, n’acquitte pas, ne décide pas. Elle n’est pas un tribunal. L’histoire est faite et écrite par nous-mêmes, hommes et femmes, et par personne d’autre : « L’histoire ne fait rien, elle ne possède pas d’énormes richesses, elle ne mène aucune lutte. Ce n’est pas l’histoire qui se sert de l’homme pour réaliser ses fins, comme si elle était une entité autonome : elle n’est rien d’autre que l’activité de l’humanité à la recherche de ses fins8 ».

  • 9 Raquel Varela, Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975, Marseille, Agone, 2018 ; et interview « (...)
  • 10 Fredric Jameson, O inconsciente político : a narrativa como ato socialmente simbólico [L’Inconscien (...)
  • 11 António Guerreiro, « O Tribunal da História » [Le Tribunal de l’histoire], Ipsilon/Público, 25/0 (...)

28Dans un ouvrage récent9, nous citons la célèbre formule de Fredric Raquel Varela2024-05-14T18:09:00RVRaquel Varela2024-05-14T18:09:00RVO M2024-05-14T10:41:00OMJameson : « L’histoire est ce qui fait mal ». L’histoire, en tant que processus, est ce qui a déjà eu lieu10. On peut débattre de ce qui aurait pu être et de ce qui va arriver. En histoire, en tant que science, nous devons interroger, enquêter, expliquer et comprendre. On ne peut pas changer le passé, mais on peut se projeter dans l’avenir. Les « demandes d’excuses » historiques font partie de l’arc postmoderne, du tournant linguistique, comme si, en modifiant les textes, on changeait le passé. Elles s’inscrivent dans une certaine narration, un storytelling, mais tout cela n’est ni de l’histoire ni de l’historiographie, pas plus que cela n’appartient à une tradition critique ou révolutionnaire. Cette lecture est enracinée dans la tradition judéo-chrétienne de la repentance et du pardon11.

29Malgré la profusion d’études et de financements de projets sur les mémoires, l’histoire n’est pas une mémoire. Les deux dialoguent, se critiquent. Nous avons besoin – sans auto-illusions positivistes – de ceux qui approfondissent les faits avec des questions clés, tentent d’expliquer le passé et veulent changer le présent. Il faut donc « brosser l’histoire à contre-courant ».

30Tandis que l’extrême droite adhère aujourd’hui à cette thèse selon laquelle tout va mal depuis le 25 avril, que le pays aurait connu cinquante ans de régression, l’extrême centre insiste sur le fait que les années 1974 et 1975 ont été avant tout un chaos qui n’aurait pris fin qu’avec l’adhésion à l’UE, qui seule aurait mis le Portugal sur une voie ascendante.

31Pour eux, la réalité n’a pas d’importance : que « l’Estado Novo » ait eu le taux de mortalité infantile le plus élevé d’Europe, les salaires les plus bas, qu’à Lisbonne des centaines de milliers de personnes n’aient pas eu l’eau courante alors que 40 % du budget était destiné à la guerre coloniale, peu importe.

32Dans les lectures aujourd’hui dominantes, l’État cache qu’après 1984-1986 la précarité a augmenté, la démocratie a reculé, de même que les relations de confiance et le bien-être. La sécurité matérielle a reculé elle aussi, l’inquiétude face à l’instabilité du travail s’est accrue, les décisions centralisées imposées par une minorité à la grande majorité sont devenues la norme. L’État social a été remplacé par un État qui assiste. Des demandes désespérées de droits surgissent désormais d’une population surmenée, contrainte aux doubles emplois, à l’émigration, sans même avoir de toit où se loger. La corruption est endémique parce que la confiance, garantie par la coopération et la recherche du bien commun dans les affaires publiques, a été détruite par des modèles de gestion qui garantissaient une suraccumulation de capital, circulant entre État et acteurs privés, dans un contexte de déclin du capitalisme. Le néolibéralisme n’en reste pas moins appuyé sur l’État – un État au service de la privatisation des services publics. La dette publique est un colosse qui draine les impôts.

33L’État et la révolution ne faisaient pas bon ménage en 1974-1975. La révolution s’est construite contre lui. La radicalisation de la lutte, l’affrontement conscient entre les classes et la fin des illusions d’un gouvernement d’unité nationale étaient les mots d’ordre du PREC qui, durant l’été chaud, avec la soviétisation des forces armées, se transforma en une crise révolutionnaire à l’issue de laquelle les travailleurs pouvaient s’emparer du pouvoir, ou être vaincus. Hélas, le 25 novembre a confirmé la seconde hypothèse. Cette période a cependant semé quelques graines dans le jardin : des milliers de personnes ont compris qu’elles pouvaient être celles et ceux qui auto-organisaient le pays, démocratisaient et organisaient le travail et la vie. Jamais autant de personnes n’ont pu décider d’autant de choses dans l’histoire du Portugal. Et avec cela, ils et elles se sont transformés eux-mêmes et ont transformé le pays.

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Notes

1 Présentation du livre de Raquel Varela et Robson Vilalba, Utopia, à l’Âmbito Cultural do El Corte Inglês, Malaga, le 3 avril 2024.

2 Les apparitions mariales en 1917 à Fatima ont donné lieu à une campagne hostile à la révolution russe.

3 Le père Max et Maria de Lurdes ont été assassinés lors d’un attentat à la bombe perpétré par l’extrême droite, le 2 avril 1976.

4 Francisco Martins Rodrigues (coord.), O Futuro Era Agora [Le Futur était maintenant], Lisboa, Dinossauro, 1994.

5 Il s’agit d’un vers de Grândola Vila Morena, la célèbre chanson de Zeca Afonso. Il fut l’un des slogans du coup d’État militaire du 25 avril 1974, avant de devenir un hymne populaire.

6 Il s’agit également d’une référence à la même chanson, Grândola Vila Morena.

7 Les Forças Populares 25 de Abril (FP-25) étaient une organisation de lutte armée d’extrême gauche, active entre 1980 et 1987. Le Mouvement démocratique pour la libération du Portugal (MDLP) était une organisation terroriste d’extrême droite, responsable du meurtre du père Max et de Maria de Lurdes, et d’attaques contre les sièges de partis et de syndicats de gauche en 1975.

8 Karl Marx e Friedrich Engels, A Sagrada Família [La Sainte Famille, 1844], São Paulo, Boitempo, 2003, traduction : <https://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/09/kmfe18440900r.htm>.

9 Raquel Varela, Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975, Marseille, Agone, 2018 ; et interview « Pour une histoire populaire de la révolution portugaise », en ligne : <htpps//agone.org/autrement/revolution-sociale-ou-barbarie/>.

10 Fredric Jameson, O inconsciente político : a narrativa como ato socialmente simbólico [L’Inconscient politique : le récit comme acte socialement symbolique], São Paulo, Ática, 1992, p. 32 et 75.

11 António Guerreiro, « O Tribunal da História » [Le Tribunal de l’histoire], Ipsilon/Público, 25/03/2016.

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Pour citer cet article

Référence papier

Raquel Varela, « La révolution des Œillets et la lutte pour l’histoire : « L’histoire, c’est ce qui fait mal » »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 160 | 2024, 13-24.

Référence électronique

Raquel Varela, « La révolution des Œillets et la lutte pour l’histoire : « L’histoire, c’est ce qui fait mal » »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 160 | 2024, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/23663 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/122eb

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Auteur

Raquel Varela

Faculdade de Ciências Sociais e Humanas, UNL

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