Le Mot de la rédaction
Texte intégral
- 1 Louis Aragon, La Diane française, suivi d’En étrange pays dans mon pays lui-même, 1ère édition en 2 (...)
- 2 Aragon, La Diane française, op. cit., « Les Roses de Noël ».
1« En étrange pays dans mon pays lui-même1 ». Les mots d’Aragon de 1942 tournent à nouveau, obsédants, dans nos têtes. Avec tout à coup une évidence neuve. C’est notre tour, quelque quatre-vingts ans après ce temps « où nous étions des étrangers en France et des mendiants sur nos propres chemins », disait encore le poète2. Que nous est-il arrivé ?
- 3 Hommage au courageux travail accompli par les associations d’ami·es, de fils, de filles, pour faire (...)
- 4 Robert Endewelt, « L’engagement dans la Résistance des jeunes juifs parisiens avec la MOI (1940-194 (...)
- 5 Jean Villeret, Un jour nos voix se tairont. Entretiens avec Julien Le Gros, Éditions Leduc, 2023.
- 6 En dépit de son grade autoproclamé « d’agrégé de l’école buissonnière », Simon a courageusement ent (...)
2Depuis l’affichage spectaculaire de la séduction exercée par le Rassemblement national sur des millions de Français à travers les résultats des dernières élections de ce maudit printemps 2024, un sentiment de dépossession, de méconnaissance de ce qui nous fût si familier s’est imposé. On a appris cela dans les livres d’histoire. Comment ce dont on ne veut pas s’impose petit à petit à toute une société. S’est insinué lentement, en partie sans nous, car nos préoccupations étaient souvent ailleurs, en partie malgré nous car nous savions devoir lutter contre cette marée d’idées insalubres et de situations sociales menaçantes. Les alertes ont été nombreuses avant qu’aujourd’hui ces projets de société qui nient et la liberté, l’égalité et la fraternité puissent s’afficher comme ceux sur lesquels se rassemblent le plus grand nombre de Français. Jusqu’à devenir ceux qu’il est le plus facile de comprendre, d’envisager comme un possible soulagement aux maux qui étreignent. Encore une fois, on tentera de se consoler en évoquant les non inscrit·es, l’abstention, en rejetant la responsabilité sur les un·es et les autres. Mais au fond, nous savons que nous devons admettre que le poison du coup de pied salvateur dans « la fourmilière » a bien infusé dans tout le corps social. Idée simple et violente de revanche contre celles et ceux qui sont censé·es aller mieux, aller trop bien, pas les très riches, pas les despotes du CAC 40, mais nos voisins, nos frères, nos sœurs, celles et ceux qui sont supposés « s’en sortir mieux », bénéficier de faveurs d’un État qui redistribue trop… ou pas assez. Ce sentiment d’injustice qui se retourne en haine des autres soi-même, autres travailleurs, autres qui sont à la peine, cette désignation de boucs émissaires, d’« indésirables », nous ne le connaissons que trop bien en historiennes et historiens. Il nous rappelle évidemment bien des chaos anciens, des violences extrêmes. Le 20e siècle a mis à la hauteur de sa puissance industrielle la répression sociale et politique, la destruction en masse d’êtres humains. Nous connaissons le succès par les urnes des forces politiques d’extrême droite dans l’Europe brisée par la Première Guerre mondiale et malmenée par la crise du capitalisme des années 1920, les actions violentes des groupes fascistes en Italie, en Allemagne, en Autriche, en Espagne, le soutien plus ou moins clairement affiché du monde de la finance et de l’industrie à la promesse d’ordre inégalitaire. N’en avons-nous pas assez dit sur les ressorts mortifères de ces constructions politiques ? N’avons-nous pas assez évoqué les conquêtes sociales dues à la disqualification de l’extrême droite après la Seconde Guerre mondiale ? C’était il y a quatre-vingts ans, la Libération, sinistre anniversaire ce mois de juin 2024. Avons-nous, suivant les programmes scolaires, trop peu fait connaître l’audace sociale du programme du Conseil national de la Résistance, la force démocratique des comités départementaux de Libération et de leurs Cahiers de doléances rédigés pour le 14 juillet 1945 ? Les derniers survivant·es de la Shoah, les derniers résistants et résistantes sont à peine morts que la bête immonde revit et réussit même, par un terrible coup de passe-passe, à se présenter comme l’incarnation de la lutte contre l’antisémitisme. Plus gravement, à y faire croire3. Simone Veil est décédée en 2017. Nous connaissons tous toutes de ces ancien·nes qui ont accompagné nos vies, qui nous ont dit leurs valeurs, leurs luttes, leurs peurs et leurs invincibles espoirs. Robert Endevelt, qui a tant témoigné et que Chloé Maurel avait interviewé pour les Cahiers d’histoire, est mort en 20184. Jean Villeret, ancien résistant et déporté à Natzweiler puis Dachau, à qui Julien Le Gros a permis de laisser la trace écrite de son témoignage, nous a quittés cet automne 20235. Notre ami Siegmung Gingold, enfant juif de Francfort, chassé par le nazisme, ancien résistant du Travail allemand, s’est éteint à l’automne 20226. On imagine leur effroi à l’annonce que la très grande majorité des Français d’Israël a plébiscité l’extrême droite lors du dernier scrutin. L’histoire a-t-elle si peu de poids ? Deux générations suffisent-elles donc pour effacer les stigmates du nazisme et de la collaboration ? Comment la droite et l’extrême droite ont-elles pu réussir à convaincre une large frange de l’opinion que l’antisémitisme, voire le racisme, sont de gauche et qu’elles sont des remparts contre ces ressorts de haine ?
- 7 Marc Bloch, L’Étrange défaite, 1ère édition, Éditions Franc-tireur, 1946.
3Face à la réussite de tant d’affirmations mensongères au regard des faits établis par les historiennes et historiens, plus que jamais, nous pouvons cruellement nous interroger sur nos responsabilités, sur les limites de nos travaux du fait de nos choix d’objets, de nos choix d’écriture, de nos choix de tribunes. Qui construit les représentations du passé des discours médiatiques des journalistes, de leurs invités politiques ou des chercheur·ses, y compris soucieux·ses d’interaction avec la demande des acteurs, actrices des luttes sociales ? En dépit de notre volontarisme, de nos initiatives militantes, sommes-nous si peu audibles ? Nous nous pensons bien conscient·es de nos limites, de l’enfermement dans des cercles étroits en dépit des fameux réseaux sociaux, de l’effet à son tour de « nuages » du monde des connexions, nouveaux enfermements dans des bulles professionnelles, politico-culturelles ou amicales. Sans nous faire plus grands que nous ne sommes, le Marc Bloch de L’Étrange défaite tourne bien sûr dans nos têtes7.
4Nous poursuivons néanmoins nos travaux et, notamment, notre élaboration des Cahiers d’histoire, avec la conviction de contribuer modestement à faire vivre une histoire des résistances, de la construction des rapports de force sociaux, des mobilisations sociales, de l’apport à la vie de l’humanité des luttes pour l’émancipation.
5Ainsi notre numéro 159 a fait place à une lecture historienne de l’olympisme qui montre les multiples critiques dont les Jeux, tels que pensés par Pierre de Coubertin, ont été l’objet et aussi rappelle l’existence des projets alternatifs, notamment inspirés de l’idéal d’égalité du communisme. À contrepied de notre présent, le dossier du numéro 160 s’inscrit dans un début des années 1970, temps où les dictatures européennes d’extrême droite qui avaient survécu à la guerre, ou avaient été mises en place dans le cadre de la guerre froide, sont mises à bas par la contestation sociale. Le temps est au triomphe des idées de liberté, d’émancipation qui ont circulé lors des « Mai 68 », plus ou moins anticipés ou différés selon les pays, parfois les villes, à l’échelle du globe. En 1974, la révolution portugaise délivre le pays d’une chape conservatrice et autoritaire, héritée des années 1930 et soutenue après la Seconde Guerre mondiale par les États-Unis. L’année 1974, c’est aussi la fin de la dictature militaire en Grèce. C’est aussi l’attente de la mort de Franco en Espagne et la passation de pouvoir du vieux dictateur qui, de fait, meurt l’année suivante. De tous ces événements, la fin de la plus vieille dictature à avoir survécu à la Seconde Guerre mondiale et aux guerres de libération nationales est la seule à se traduire par une véritable révolution, médiatisée à travers le monde comme la source d’un nouvel espoir pour tous les révolutionnaires. L’historienne portugaise qui coordonne ce dossier, Raquel Varela, montre combien il s’agit d’une véritable rupture révolutionnaire, porteuse de multiples propositions et réalisations démocratiques dans tous les domaines de la vie sociale et politique. Évidemment porteuse aussi de renouveau révolutionnaire en Afrique et dans tous les espaces postcoloniaux du fait de l’indépendance, enfin, des anciennes colonies portugaises, de l’Angola, de la Guinée-Bissau, du Mozambique, des îles du Cap-Vert, de São Tomé, dont les luttes ont été pour beaucoup dans la fragilisation de la dictature de Salazar.
6Effet de polarisation de notre contemporain, le numéro est tout entier parcouru par les affrontements politiques rudes du 20e siècle. Commémoration du martyre de Manouchian et des résistants par les maîtres de la France collaboratrice du gouvernement nazi, retour de l’extrême droite dans les luttes contre l’indépendance algérienne et l’usage de la torture par la France républicaine, récit à travers la bande dessinée des espoirs et difficultés du gouvernement Allende dans un Chili des années 1970 confronté au contrôle étatsunien sur l’Amérique du Sud, qui conduira au coup d’État militaire de septembre 1973.
7Notre présent menacé par le succès politique de l’extrême droite et la diffusion de ses idées nous a conduits à organiser de nouvelles Rencontres d’histoire critique à Gennevilliers dès cet automne 2024. De bi-annuelles, les Rencontres sont devenues annuelles. Ce seront les 9e Rencontres, le 29 novembre au cinéma Jean-Vigo et le 30 novembre 2024 à l’espace culturel et social Grésillons. Le programme suit, mais d’emblée nous annonçons l’ambitieuse problématique politique, « Faire vivre l’égalité », et un temps fort coordonné par Serge Wolikow, consacré au « Monde d’après », ce temps chargé d’espoir d’égalité de la fin de la Seconde Guerre mondiale et de détermination politique à jeter les bases concrètes des « jours heureux ».
8Au moment de clore ces lignes, nous renouvelons, chèr·es lecteurs et lectrices, notre invitation à plus que jamais renforcer la vitalité de l’histoire critique par vos multiples suggestions, contributions, et à en soutenir la diffusion. Plus que jamais nous avons besoin de vous, de vos remarques critiques, de vos propositions de lecture, de vos invitations dans les forums, dans vos espaces de débats. Plus que jamais aussi nous avons besoin de vous par vos abonnements, qui seuls rendent une revue indépendante et pérenne, et par l’usage de vos réseaux pour la faire connaître. Plus que jamais, animateurs et animatrices de la vie démocratique, citoyennes et citoyens en quête d’avenir de liberté, d’égalité et de fraternité, nourrissez vos projets de l’apport de l’histoire critique en train de se faire et contribuez à la faire, riche et mieux en prise sur le tempétueux présent.
Notes
1 Louis Aragon, La Diane française, suivi d’En étrange pays dans mon pays lui-même, 1ère édition en 2 volumes, Pierre Seghers, 1946. De multiples rééditions, dont Louis Aragon, La Diane française, suivi d’En étrange pays dans mon pays lui-même, postface de Jacques Perrin, Paris, Seghers, 2005.
2 Aragon, La Diane française, op. cit., « Les Roses de Noël ».
3 Hommage au courageux travail accompli par les associations d’ami·es, de fils, de filles, pour faire vivre cette mémoire. Nous avons donné la parole à Claudie Bassi-Lederman et Maryse Wolikow dans notre revue en 2023 pour qu’elles présentent leur travail sur la Section juive de la Main-d’œuvre immigrée (MOI), Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 156, p. 131-137.
4 Robert Endewelt, « L’engagement dans la Résistance des jeunes juifs parisiens avec la MOI (1940-1945) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 129, 2015, p. 139-150.
5 Jean Villeret, Un jour nos voix se tairont. Entretiens avec Julien Le Gros, Éditions Leduc, 2023.
6 En dépit de son grade autoproclamé « d’agrégé de l’école buissonnière », Simon a courageusement entrepris l’écriture de sa vie d’« indésirable » : Siegmund Gingold, Mémoires d’un indésirable. Juif, communiste et résistant, un siècle d’errance et de combat, Paris, L’Harmattan, 2004.
7 Marc Bloch, L’Étrange défaite, 1ère édition, Éditions Franc-tireur, 1946.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Anne Jollet, « Le Mot de la rédaction », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 160 | 2024, 5-9.
Référence électronique
Anne Jollet, « Le Mot de la rédaction », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 160 | 2024, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/23658 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/122ea
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