Wilfried Nippel, Liberté antique, liberté moderne. Les fondements de la démocratie, de l’Antiquité à nos jours
Wilfried Nippel, Liberté antique, liberté moderne. Les fondements de la démocratie, de l’Antiquité à nos jours, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Presses universitaires du Mirail, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2010, 326 p.
Texte intégral
1La démocratie athénienne, sans théorie ni intention missionnaire, tient lieu de cas particulier dans le monde grec. Or ce système politique, mis au point dans le cadre d’états de petite taille – selon les critères modernes – a fasciné la postérité jusqu’à nos jours, tantôt comme un repoussoir (l’ochlocratie, tyrannie de la majorité tant redoutée) tantôt comme un modèle exemplaire d’autodétermination collective dépassant nettement toutes les formes de démocraties indirectes et représentatives. La documentation littéraire, extraordinaire, relative à Athènes ne suffit pas à expliquer cet intérêt notable pour la structure démocratique directe athénienne, structure excluant, sauf exception, aussi bien les esclaves que les femmes et les étrangers, dans la réception de la théorie constitutionnelle antique. « Chacun a pu trouver chez les Anciens ce dont il avait besoin ou qu’il désirait ; en première instance soi-même » comme l’énonce Friedrich Schlegel en 1798 alors que la Révolution outre-Rhin a cédé la place au Directoire. Les différentes cultures nationales, lors de processus révolutionnaires notamment, ont, en effet, fait appel à un héritage européen commun, mais sur la base de questionnements spécifiques. à la fois didactique et critique, Wilfried Nippel, professeur d’histoire ancienne à l’université Humboldt de Berlin, s’emploie d’une part à expliciter avec clarté le fonctionnement pratique de la démocratie athénienne, d’autre part à situer dans le temps et l’espace européen les modalités de réappropriation de cette histoire commune.
2Limitée aux lectures ecclésiastiques latines d’Aristote, l’interrogation du lien entre ordre constitutionnel et pouvoir du peuple est le plus souvent absente avant le xviiie siècle. C’est à partir de l’humanisme civique que ce qui était familier aux Anciens devient étranger aux Modernes, ceux-ci stigmatisant parfois les premiers d’arriérés sociaux, du moins mettant à distance les différences socio-économiques qui séparent les uns des autres. Le débat entre Anciens et Modernes désormais ouvert devient brûlant lors de « la première impulsion à la Révolution européenne du xviiie » comme le note Marx, la première qui tente de mettre fin à l’esclavage d’un peuple, la révolution américaine. Car les conditions de possibilité d’une démocratie sont alors pratiquement posées. Si les pères fondateurs des états-Unis se sont émancipés du modèle antique, le recours aux topoi grecs dans le« pathos du recommencement »imprègne les discours des révolutionnaires français, jacobins notamment. Pour ces révolutionnaires, aucune distance ne les sépare du modèle dont ils s’emparent sur le mode de la croyance, réinventant notamment à l’aune de la Terreur une religion civique à partir de l’aura des grands hommes de l’Antiquité. Une légende s’instaure là des deux côtés de l’hémicycle : à gauche, Athènes reste un symbole de démocratie délibérative et à droite, elle est décrédibilisée par l’existence de l’esclavage. C’est ainsi que Benjamin Constant reproche à la liberté des Anciens de faire trop peu cas de l’individu, inscrit dans le carcan de la tradition. Mais c’est précisément de cet attachement à la patrie comme à la « source de l’esprit » selon les mots de Jakob Burckhardt, que le citoyen tire substance et subsistance. Si l’image de la démocratie athénienne dans la science allemande du xixe siècle reste ambivalente, la « réhabilitation » de la démocratie athénienne se fait au contraire outre-Manche.
3L’attention de l’auteur, qui explicite les liens entre modèles démocratiques et politiques constitutionnelles en Allemagne au xixe siècle, permettra au lecteur français de mieux comprendre la différence avec son voisin allemand. Si les révolutionnaires français ont voulu, parfois jusque dans le sang, s’inspirer du modèle athénien, les spectateurs allemands du phénomène révolutionnaire ont tout au contraire souhaité – évitant d’abord par là les travers de l’inspiration – conserver leur identité nationale spécifique pour sereinement développer leur connaissance scientifique de l’Antiquité. à partir de la fin du xixe siècle au contraire, s’affirme en Allemagne une nouvelle tendance, celle de donner une dimension plus fortement historique au thème de la liberté antique et de la démocratie, et donc de ne plus lui accorder de résonance pour l’époque contemporaine, sauf à l’instrumentaliser. Dès les années 1920, puis de façon prolongée et croissante sous le IIIe Reich, s’exprime la nostalgie de l’État fort ou de la « communauté du peuple ». Grecs et Romains sont désormais « ressentis comme de notre sang, de notre espèce » comme l’énonce un antiquisant national-socialiste. Du totalitarisme à l’État constitutionnel, le retour à l’année zéro permet aux historiens allemands de partir d’une construction moderne dans laquelle les droits individuels constituent une sphère où l’État ne peut pas intervenir, sinon dans des conditions très précises, et vérifie ensuite si l’on trouve, dans l’Antiquité ou à Athènes, des règles de ce type. Les avis sont partagés.
4Athènes est-elle encore une norme ? Telle est la question que l’auteur pose dans la conclusion de son ouvrage. L’intérêt de sa réponse est précisément dans la neutralité axiologique conseillée vis-à-vis de cette expérience démocratique. Précisément, la démocratie athénienne était une parmi beaucoup d’autres dans l’espace grec aux époques classiques et hellénistiques. Elles furent, c’est déjà beaucoup. Qu’elles puissent être étudiées en tant que telles paraîtra peu. Pourtant en histoire, cette démarche est nécessaire et suffisante.
Pour citer cet article
Référence électronique
Julie Sentis, « Wilfried Nippel, Liberté antique, liberté moderne. Les fondements de la démocratie, de l’Antiquité à nos jours », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 115 | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/2331 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chrhc.2331
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